André Pieyre de Mandiargues, un imaginaire velu
p. 151-163
Texte intégral
1Des différentes matières élues par l’auteur, l’une d’entre elles brille particulièrement par son évidence, et donne sa marque à un imaginaire extrêmement riche et varié. Il s’agit du poil dans une parenté soulignée avec le sang, la bestialité et l’idée de sacrifice1. En effet, la pilosité relie l’être humain au genre animal, et c’est une première valeur évidente. Une secrète parenté (et parfois une métamorphose) vient colorer d’inattendu la représentation. Nombre de personnages deviennent objet d’une fascination doublée d’une répulsion pour cette unique raison. Dans l’esprit de l’auteur, ce lien est précieux à plusieurs titres. De fait, le poil témoigne de la toute-puissance du naturel sous le vernis de la civilisation. Le poil est lié à la rémanence de mythes archaïques. L’ambivalence monstrueuse de certains êtres mimétiques est fascinante. Par ailleurs, les animaux velus sont particulièrement chers à l’auteur, et l’amour des toisons et des chevelures humaines n’a d’égal que l’amour de certains animaux, élus pour leur caractère soyeux ou duveteux. Une secrète tendresse unit l’auteur à ces animaux, non moins qu’à certaines formes du monde végétal. Une constante analogie poétique unira les uns aux autres, dans un mouvement de circulation panthéistique. À cet égard, le monde des forêts, celui de la chasse et du braconnage, reviennent à l’arrière-plan de nombreux récits ou poèmes. Le poil témoigne enfin d’une nature diabolique et d’une sensualité débordante. Il est indice d’une vitalité considérable, part animale autant qu’infernale, et élément érotique notable. L’auteur s’est plu à exalter la valeur érotique de la chevelure ou de la toison, et l’attrait charnel que peut exercer par son truchement la femme sur l’homme ou même le trouble occasionné par l’animal velu sur la femme. A cet égard, le poil est cette étrangeté constitutive qui met en valeur par contraste la nudité de la peau, et participe du mystère qui préside au désir charnel.
L’animalité dans l’homme : la relation au monde animal
2Parmi de nombreuses particularités physiques que l’auteur s’est plu à décrire et à observer, les caprices de la pilosité chez l’homme et chez la femme le retiennent pour des raisons qui ne tiennent pas uniquement à une préférence érotomaniaque subjective. Auteur de très nombreux récits, Mandiargues construit un univers cohérent et analogique où le personnage joue un rôle essentiel, et en particulier sa description minutieuse. Rares sont les créatures schématiques. Ce qui prédomine au contraire est la constitution de personnages détaillés et riches en particularités. L’attention au détail, par une heureuse myopie, contribue à l’association d’aspects signifiants qui ouvrent la représentation à un arrière-plan insoupçonné. Comme il est naturel dans le portrait littéraire, le personnage vaudra par sa mise, par ses vêtements, indice d’une fonction précise. Mais au-delà de la fonction sociale ou de la profession, c’est le roi nu qui intéresse l’auteur, et précisément, la chevelure ou le poil renseignent avec une autre précision dès lors que le récit gagne en profondeur, et le personnage devient attachant par ce qu’il révèle comme malgré lui. Le poil est d’autant plus révélateur qu’il permet à une hésitation constitutive du genre fantastique de s’établir. Auteur de récits souvent qualifiés de fantastiques, Mandiargues a utilisé avec habileté ce point d’approche. Au fond, quel est ce personnage dont on me parle ici ? La réponse reste souvent indécidable, et la résolution partielle ou le développement de ce mystère formeront la matière du récit. Prenez garde à l’animal velu qui se cache derrière le personnage, semblent dire de nombreux récits, et le surréalisme, si habile à forger des pièges figuratifs, n’est pas éloigné de la pratique mandiarguienne, suivant la tradition picturale du trompe-l’œil. L’ambivalence de nombreuses descriptions témoigne d’une prédilection, sous couvert d’une apparente réprobation. La dualité de la créature est source d’une fascination durable qui l’emporte sur tout malaise lié à une inquiétante étrangeté.
3La relation au monde s’établit entre autres par la pilosité, évidence reconnue. C’est un symbole de virilité qui est considéré comme bénéfique dès lors que le poil se trouve sur une partie seulement du corps. Mais qu’en est-il de la pilosité du corps féminin ? Cette question reste le plus souvent en suspens. Rares ou inexistants sont les personnages dont le corps se couvre entièrement de poils, à l’image du dieu Pan. Ce serait entrer dans le domaine supra humain, le domaine panique que les personnages de Mandiargues rencontrent parfois. Les récits de Mandiargues concernent le monde des hommes, de leur relation à la sensualité animale, avec le poil pour révélateur. La pilosité est un élément révélateur, parmi d’autres indices, de l’animalité sous-jacente. Il faut comprendre par animalité la « vie végétative, intuitive et sensuelle2 ». Au fond, l’insistance de l’auteur sur l’animalité cachée et rendue visible au fond de l’homme, est sans doute réaction devant un comportement négatif par rapport à l’animalité, mieux, devant « un comportement de rejet » couramment répandu. À une multitude de « processus de ritualisation3 » devant des situations biologiques communes répond comme par effraction le domaine de la fiction qui démasque ce que l’évolution biologique a masqué, pour mieux différencier l’animal de l’homme. En particulier, la physiognomonie, dont l’apogée se situe à la fin du xviiie siècle, joue des parentés animales avec la physionomie humaine, avant d’en déduire des traits de caractère. Les dessins de Lavater et de Lebrun ont connu un succès populaire fondé sur le fantasme de la métamorphose. Ainsi, un homme aux sourcils et aux cheveux ou à la barbe en broussaille, est confronté de façon troublante à un sanglier dans un dessin de Charles Lebrun. Avec les dons littéraires exceptionnels qui sont les siens, Mandiargues parvient à rendre visuellement présents les éléments d’une troublante analogie. Marceline Caïn, jeune amante d’un lapin roux, est associée à son animal préféré par la forme pointue de ses dents, par la couleur de ses yeux, « pailletés de fauve4 », et par l’abondance de ses cheveux à reflets rouges. Notons l’importance de ce terme « fauve », dont l’ambivalence est parfaitement suggérée. Son père, attablé est comparé à un ruminant, et à d’autres animaux, en particulier en raison de sa nature velue :
(...) le menton gras et court sous le poil hirsute de sanglier qui tapisse les parties basses de la figure et plonge dans les profondeurs du faux col5.
4La seule énigme est celle de la variété animale à laquelle il appartient, énigme vite résolue : c’est un bouc. L’identification animalière se produit souvent par l’intermédiaire du poil, et cela aboutit en général à une représentation de valeur négative, voire extrêmement négative, allant de la grossièreté jusqu’à l’agressivité sexuelle, pour culminer dans la diabolisation du personnage. Ceci concerne tout particulièrement les personnages masculins, souvent promis à l’abolition par voie meurtrière. Le poil appelle le sang et la lame, que le sacrificateur soit l’homme velu ou que lui-même soit sacrifié sous un couteau de boucherie par sa ressemblance avec les bêtes à poil. Raphaël Caïn, père de Marcelline, appartient à la seconde catégorie. Don Esposito Polpia, médecin de la faculté de Salerne, dissimule sous ses dehors humains le bouc qui s’abat sur une Bettina affaiblie. Il est sacrificateur, plus exactement croque-mort, et quoique chauve, il trahit son animalité redoutable notamment par sa pelisse, « à doublure de rat6 ».
5La représentation d’hommes velus ou animalisés n’est généralement pas de bon augure pour la suite du récit. Cependant, pareille insistance trahit aussi une affection profonde, fondée précisément sur l’ambivalence des sensations éprouvées. En effet, celle-ci est exprimée à plusieurs reprises : le narrateur éprouve devant les monstres sa condition humaine en termes presque fraternels. Cette tendresse pour les monstres ne se dément jamais. Plus exactement, si une pilosité devient excessive, bestiale, et donc regrettable chez l’homme, elle n’en reste pas moins secrètement aimée, pour de multiples raisons. En somme, le dispositif est bien celui d’une réprobation apparente, qui feint de rechercher l’adhésion du lecteur ; trop d’animalité nuit ; un homme velu est un animal, susceptible de comportements inacceptables ; mais en réalité, c’est une complicité qui habite le narrateur devant des êtres qui manifestent de manière spectaculaire ce que l’on observe déjà en soi de façon virtuelle ou parcellaire. On ne peut décidément pas haïr sa propre personne, mais il est commode d’extérioriser à travers le personnage la part animale de son être et de l’observer à distance. C’est au fond la variante d’un dispositif connu : celui du bouc émissaire. Sur quoi se fonde cette affection fraternelle ? En premier lieu, sur ce que l’on reconnaît en soi comme une part naturelle, mais difficile à négocier et à représenter clairement dans un monde civilisé et moderne qui repose sur le rejet de l’animalité. En second lieu, sur une fervente admiration pour le monde méditerranéen, associé notamment à certains usages du corps, et à un type physique que l’auteur se plaît à définir comme velu. On connaît l’amour de l’auteur pour le monde italien, mais c’est plutôt de sphère méditerranéenne qu’il s’agit, voire de sphère orientale, celle que l’on retrouve allusivement dans une très grande partie de ses récits, en particulier ceux qui l’ont fait connaître dans les années quarante et dans les années cinquante. Ainsi, le serveur de Marceline et de sa mère est « un jeune garçon aux poignets velus presque à l’excès, même pour ceux de sa race7 », trait de négligence, mais aussi atavisme reconnu. Certains personnages masculins du « Casino patibulaire » présentent « le type noiraud et généralement velu qui est commun au Piémont et à la Lombardie8 ». Le plaisir, de nature trouble, que le narrateur avoue ressentir devant Esposito Polpia est relié à « cette passion qui [le] tient pour les civilisations très anciennes et complètement déchues9 ». Nous tenons là un complexe archéologique voisin de la passion de l’auteur pour les anciens Étrusques, et d’une analyse empirique de la morphologie humaine, liée aux animaux du zodiaque, autant qu’au jeu des métamorphoses de la physiognomonie déjà évoqué. Pour prendre un exemple, « Le Fils de rat » développe l’argument, paradoxal, de l’identification d’un homme à un rat de marais, la « Pantegana ». Sauvé par une sinistre ordalie, où les condamnés à mort sont alignés sur des caisses, il est le seul dont la caisse a été visitée par le rat. Survivant honteux, il est nommé « fil de rat » et finit par s’identifier à son second père. Second exemple, Marbre rend le lecteur témoin de la construction du personnage, Ferréol Buq. Son apparence est manifestement bestiale, avec ses « sourcils excessivement touffus ». Il est contraint de se raser le front, et de s’épiler le haut du nez, « sans quoi il n’aurait pas figure humaine, tout envahi qu’il serait par un pelage crépu et fort noir10 ». Ce visage velu correspond à un corps encore plus inquiétant :
Le pelage reparaît, gonflant bestialement le col de la chemise, au-dessous duquel on se demande s’il reste un petit espace de peau libre11.
6La suite du récit italien ne dément pas ce préambule outrancier, car « Ce Buq est un porc12 ! ». Ferréol Buq renvoie clairement à une représentation diabolique, celle de l’être entièrement velu, mais il est de surcroît un frère monstrueux, natif du signe des Poissons, comme l’auteur, et lui aussi furieusement épris d’Italie. À terme, le personnage incarne la force dionysiaque de l’existence, et la toute-puissance de la Nature, ce en quoi il ne relève plus d’aucune juridiction ni d’aucun jugement moral. La représentation de l’animalité féminine se décline d’une toute autre manière, non moins ambivalente, mais relevant pour l’essentiel d’une érotique précise.
Une relation sensuelle et affective avec le monde animal ou végétal
7Une seconde grande manifestation du poil dans l’imaginaire mandiarguien est cette fois, non plus le témoignage indiscret de l’animalité au cœur de l’homme, mais la relation sensuelle et affective qui peut lier tel personnage à tel représentant velu du monde animal ou végétal, dans un travail poétique et analytique qui transfigure souvent la nature du récit. Loin d’être méprisé, ou considéré comme inférieur, l’animal élu est adoré comme un dieu, et l’enfant, ou l’être resté pur jusque dans son grand âge, comme la vieille Thérèse de Monsieur Mouton, construit avec lui une relation intime que seule la mort (et souvent le meurtre) peut dénouer. Dans ces conditions, une métamorphose de l’être humain se développe par un mimétisme de proximité : « Mouton noir » est le surnom de celle qui adore un troupeau de moutons noirs, mais son charme vient autant de ses courtes boucles noires et de la nature de ses yeux13. L’assimilation n’est jamais entière ; elle est malveillante dans le regard d’autrui, hostile souvent, mais en aucun cas en ce qui concerne le narrateur, qui éprouve une prédilection certaine pour les cas d’hybridation imaginaire, et pour la dynamique que peut générer la proximité entre l’être humain et l’animal. La relation la plus fréquemment décrite est celle qui unit une jeune femme à un animal familier ou apprivoisé, et parmi ces animaux élus, les races féline, ovine et caprine, se placent indiscutablement en tête.
8Le chat, dans son association à la jeune fille, est le résultat d’une préférence personnelle, mais il n’est pas sans relation avec l’imaginaire félin qui se déploie sur les toiles de Léonor Fini, dont la figure n’est pas sans relation avec celle d’un chat :
Je crois que le chat est l’animal qui s’entend le mieux avec le poète, celui qui se prête à ses caresses avec un abandon si gracieux qu’il est plus féminin que beaucoup de femmes, celui qui (...) se fait le mystérieux intercesseur entre l’homme et le monde panique, d’où nous vient notre meilleure inspiration14.
9La préférence pour le mouton (ou pour l’agneau, la brebis et le bouc), le lapin même, est plus étonnante, sinon sans précédents, à l’exception de l’utilisation des premiers dans la pastorale, ou dans le roman précieux. Elle est d’autant plus curieuse lorsque deux espèces sont réunies en un seul paradigme, comme c’est le cas de Monsieur Mouton, qui est un énorme chat. Le caractère léonin de celui-ci est attendu, mais il est associé à bien d’autres animaux. Le dénominateur commun est, outre la démesure du corps, l’opulence du poil et la beauté de la fourrure. Monsieur Mouton est présenté successivement comme un chat, « fort comme un petit lion » (dont il possède la crinière), « gros comme un petit dogue », puis semblable à un « mouton rouge ». Il est même comparé une fois couché à une vache, et à une « montagne soyeuse » quand il s’assied15.
10Ce démon de l’analogie animalière n’est pas sans humour dans cette œuvre de jeunesse, mais il traduit en outre l’émotion mystique et amoureuse de Thérèse en extase devant la splendeur animale. Le poil de l’animal en particulier est magnifié par une série de caractérisations qui l’associent au feu, et aux couleurs du feuillage automnal, non moins qu’à la texture soyeuse et souple de certaines étoffes ou matières. En clair, il existe une démesure sensuelle chez certains animaux non moins que chez certains humains, et Monsieur Mouton est une créature superlative tant par ses dimensions que par la longueur ou la douceur de ses poils. Marginal, il l’est par son caractère unique, donc solitaire, non moins que le bien nommé Mouton noir, avec en plus une gloire de héros du village. Le plaisir électrisant que procure son épaisse fourrure n’est pas pour rien dans l’attachement de la vieille servante. En effet, le chat est bien un représentant caché du monde panique, tout comme le bouc, et sa fourrure soyeuse, unie à son caractère de coureur, font de lui, en certaines occasions, un sensuel partenaire pour un plaisir non dénué de souffrances. La relation si intense de la vieille Thérèse avec M. Mouton se traduit notamment par une étreinte étouffante, sous la forme d’une « masse chaude de poils qui pénètrent ses yeux, sa bouche et ses narines16 ». Elle défaille sous le contact intime de la fourrure bestiale avec sa peau, et subit les griffes de son cher animal, avec la patience d’une amante docile. L’odeur d’animal sauvage, dite aussi « léonine », de ce chat n’est pas sans accentuer son égarement. Le chat, par la douceur soyeuse de sa fourrure, et par sa nature féconde, est associé au plaisir sensuel, sous les espèces d’une mort désirée et crainte à la fois, une « petite mort », mais sous l’effet d’une hiérogamie, une union avec la divinité féline, comme le décrit le final du conte « L’Homme du parc Monceau » : le héros s’unit avec le chat Mammon : un « colossal amas de poils dorés ». Exactement comme Thérèse, il est étouffé par le poil et par l’odeur du félin géant, et cependant « heureux comme s’il se trouvait noyé dans le sein d’une mer de fourrure17. » Dans l’effort de transposition du plaisir sensuel sur un mode littéraire, la fourrure étouffante et odorante d’un chat surnaturel est l’une des clés analogiques choisies par l’auteur.
11Le mouton, et d’une manière générale, la race ovine, occupe une place non moins importante dans l’imaginaire de notre auteur. Et finalement, si le lapin « touffu », associé à ses prédateurs, ne semble qu’un avatar du chat roux, par son poil et par son odeur, comparé comme il l’est à une « outre de fourrure chaude18 » - fourrure ressentie comme agréable au contact de la peau nue par une adolescente - l’agneau possède des qualités spécifiques. Le mouton en général est étroitement associé au monde méditerranéen et oriental, voire africain, par la nature frisée ou crépue, de son poil. Si « Le Sang de l’agneau » se résume finalement à « une histoire de fourrure et de sang19 », c’est sans doute parce que les divers animaux rassemblés dans ce récit appellent le couteau et l’effusion de sang, et parce que l’agneau, en particulier, est un animal de sacrifice ; par analogie, le père associé au bouc, devient à son tour un animal de sacrifice, au même titre que le bélier de Rodogune Roux, « la fille au bélier20 », sera sacrifié. Au fond, si l’on peut trouver diverses raisons esthétiques et subjectives qui expliquent la fréquente occurrence de cet animal, comme un compagnon de la femme, c’est que bouc, agneau ou mouton, sont l’objet d’un sacrifice, au même titre que la jeune fille est sacrifiée à l’homme le jour où elle perd sa virginité. Cette vision très méditerranéenne et orientale de la femme associe par analogie violente le jaillissement du sang sur la fourrure de l’animal innocent sous la lame du sacrificateur (ou du profane boucher) à la défloration de la jeune fille. C’est exactement ce qui est signifié dans « Le Sang de l’agneau », par une redoutable circulation de l’amour et de la mort. Le lapin est sacrifié pour que Marceline cesse d’être une enfant ; le boucher noir au poil crépu tue les agneaux avec son couteau, et déflore Marceline parmi les toisons et les peaux de moutons morts, laquelle Marceline tue son père bouc, et sa mère, avec cette même lame. Au fond, Marceline était singulière dans son apparence physique même, et sa fréquentation sensuelle du lapin Souci l’animalisait davantage encore ; dans la bergerie de Pétrus le boucher, elle se mêle intimement aux agneaux, et par mimétisme, devient agneau elle-même. Si l’on peut caractériser de manière différentielle l’importance du « symbolisme du poil21 », à propos de ces directions prises par l’imaginaire mandiarguien, la race féline, la race ovine (ou caprine), c’est dans la mesure où l’une relève d’une forme d’amour saphique, relativement passive, une sensualité diffuse et anesthésiante, tandis que la seconde ne peut que corroborer l’hypothèse selon laquelle ce symbolisme est « plutôt d’essence animale que végétale22 », parce qu’il autorise la notion de meurtre rituel et de sacrifice par effusion de sang que l’auteur associe avec Tommaso Landolfi ou P.A.Quarantotti-Gambini, auteurs italiens aimés et salués par Mandiargues, à la perte de la virginité. En somme, la jeune fille, présumée vierge dans un contexte d’honneur méditerranéen, forme une paire souvent indissociable, sinon par la lame du couteau, avec un animal fétiche, lapin, mouton, bouc ou plusieurs animaux velus, lesquels semblent projeter hors d’elle-même sa maturité sexuelle d’une manière ostensible et spectaculaire23. Elle devient alors un être marginal et non intégré, ce que ressent tout adolescent, vrai « mouton noir ». L’animal est à la fois le support d’un progrès personnel, et l’obstacle à toute entrée dans le monde adulte. Le sacrifice (accidentel ou volontaire) de cet animal favori est lié à un enjeu de socialisation et d’entrée dans le monde adulte, autrement dit de rejet d’une forme d’existence marginale. La présence aux côtés d’une vierge d’un « grand animal très brun, presque noir, de race barbarine24 », comme le bélier de Rodogune Roux, semble l’association idéale d’un principe ardent et solaire au principe froid et lunaire. Fille froide et animal ardent s’associent dans une commune soumission aux grandes influences cosmiques. Dans le cas de Rodogune, c’est le soleil ardent (dit « soleone », soleil lion en italien), et la chaleur qui prédominent, quand l’influence lunaire domine Marceline. L’animal élu par une jeune fille est signe de marginalisation, mais surtout d’élection panthéistique. L’identification d’une jeune fille à un animal à belle fourrure est significative dans une dimension aussi bien profane que sacrée. Le symbolisme du poil n’est pourtant pas uniquement d’essence animale, et l’ambivalence de certains termes, comme « toison » ou « crin25 », autorisent une analogie végétale que nous avions déjà notée, dans la description d’une fourrure et d’une chevelure associées aux feuillages d’automne. La particularité physique de l’héroïne mandiarguienne est souvent son assimilation mimétique au monde forestier. L’analogie du poil et de la chevelure avec la végétation est ancienne et profondément admise, de la « gaule chevelure » au chêne pubescent. Et le domaine forestier est aussi celui de la chasse, du gibier de plume ou de poil. Tout se passe comme si la femme portait sur elle une couronne forestière, en particulier à l’endroit de sa chevelure et dans la couleur de ses yeux. Le troupeau endormi de la bergerie de Pétrus est comparé à « un taillis bouclé par le mistral ». Et Camille de Hur, patronyme issu de la hure du sanglier, apparaît sur un sentier qui marque la végétation comme l’empreinte d’un collier dans la fourrure. Ses cheveux sont de couleur châtain, « aussi évidemment naturelle que celle de l’argile nue, de l’herbe sèche, des feuilles mortes ou du poil de lièvre26 ». Une mèche folle est comparée aux taillis au début du printemps. Camille de Hur est encore associée à une bête fureteuse et à une loutre, autre animal souvent évoqué par Mandiargues, fervent admirateur de la poésie d’André Breton. L’auteur est sensible à la beauté du monde végétal. Deux séries de son imaginaire se recoupent, avec l’association de la toison, du poil et des formes végétales par exemple. Les algues noires de Sardaigne sont associées à du poil sur le corps d’une fille monstrueuse, en raison de leur couleur, et aussi de leur forte odeur27.
Valeurs érotiques et diaboliques du poil
12La fréquente association d’animaux velus à des personnages féminins ouvre la voie d’une analogie qui aboutit à une véritable métamorphose. L’identification de la femme à un animal velu et souple procède d’un imaginaire érotique qui se focalise de façon préférentielle sur la chevelure et sur la pilosité du corps féminin. Nous avons déjà évoqué combien une violence symbolique s’exerce sur certains animaux, dans un rapport de domination et de pouvoir exercer soit par des hommes jaloux de leurs droits sur le corps des femmes, soit par des femmes ambiguës, dominatrices et animales. La rupture violente de l’homme avec « l’animalité, envers de la nature humaine28 » renvoie à un renoncement aux pulsions profondes, niant la psychanalyse freudienne. Pourtant, le corps le plus idéalisé, celui de la femme, manifeste son animalité non plus comme un repoussoir (une réalité soumise à la dénégation), mais comme une caractéristique positive. L’attirance (masculine le plus souvent) se fixe sur le contraste de la peau et du poil. La sexualité, inhibée et humanisée par l’éducation, fait retour « comme un ressac29 », belle comparaison pour l’auteur de « la Marée » et de Mascarets. Celui-ci soulève dans son enfance les rochers à marée basse, les pierres velues d’algues de Berneval (Normandie), pour découvrir le grouillement animal, et c’est dans ces grèves hérissées qu’il éprouve ses premiers émois sensuels devant les « Filles des Gobes » :
Pâles ainsi couronnées de varech
Nues comme la craie soumise à l’érosion30
13Loin de se protéger de la nature, l’auteur restitue l’émoi animal qui peut naître en certaines circonstances, en particulier devant les organes génitaux associés au poil et à une forte odeur, émoi restitué à travers des éléments analogiques du monde naturel. Le plaisir éprouvé devant l’odeur des algues notamment est présenté comme inexplicable. Mandiargues a rêvé de musées entiers d’académies, de nudités en marbre, et une partie de son œuvre, à partir de Porte Dévergondée, va développer une érotomanie latente, en accentuant la mise à nu du corps féminin, dans un contraste entre la peau et le poil. La découverte du corps féminin passe par la découverte de la toison pubienne, comme celle de Miranda, « brune, courte et frisée, comme sont ses cheveux » ou celle de Sixtine Agni, minutieusement décrite :
La touffe de poils dont la pointe inférieure du triangle est petite et frisée, sœur des sourcils que Sixtine jamais n’épila, naturelle, violente, sauvage31.
14La forme dominante est un triangle, lequel organise souvent l’espace d’un rituel ou d’une relation sexuelle théâtralisée, comme dans le récit « Le Triangle ambigu32. » Dans un contexte érotique, les poils sont associés à une forte odeur corporelle, à la sueur, qui peut enclencher l’analogie animale, et à l’organe du toucher, si les poils ont essentiellement une fonction tactile. Mandiargues donne ses définitions de la peau, du poil et Joyce Mansour donne celle de la toison dans un lexique singulier. À propos de la peau, il écrit notamment : « L’honnête homme s’en contente et n’écorche pas33. » Sa définition du poil mérite d’être citée in extenso :
Sorte de cheveu court et plus dur qui croît principalement aux endroits du corps où le désir se porte. Par le contraste du rude avec le lisse et du sombre avec le clair (ou réciproquement, chez les blondes hâlées), il met la peau bien en valeur. Cependant on peut l’abolir par goût de la peau exclusivement34
15En somme, un jeu de bascule s’établit entre le caché et le montré, et sous le poil, la peau apparaît comme désirable, ce qui donnera lieu à quelques applications littéraires. L’épilation devient un fait notable, une singularité qui témoigne soit d’une appartenance professionnelle, soit d’une punition. Dans le premier cas, Mina présente des aisselles épilées et une toison pubienne des plus réduites, ce qui la classe parmi les effeuilleuses35 ; à l’inverse, Flora Fagne est dépouillée, dénudée et tondue sur un tapis roulant par des Japonais36. Sa personnalité s’abolit avec la fuite « hors de son espace » des débris de son système pileux. Dépouillée, elle semble avoir subi le caprice du goût exclusif de la peau ou quelque préférence nationale. Elle est sacrifiée sans explication et réduite à l’état de créature lisse, à l’instar de certaines pensionnaires de la maison close de Mélinet, devenues lisses pour contraster avec d’autres filles velues37, ou de la femme apeurée, qui devient un œuf, selon un vieil Italien rencontré par Ferréol Buq dans son itinéraire relaté dans Marbre. Tel n’est pas le cas ici, mais le pendant d’une pilosité ou d’une chevelure abondante, chez la femme désirée, semble être le caractère absolument lisse de la peau. La lame peut s’attaquer à la chair autant que le rasoir à la peau, témoignant par-là d’une fascination et d’une répulsion exprimées dans la définition du poil. Rien de naturel ou de coutumier dans la perception que peut en avoir l’auteur : c’est toujours l’étonnement, la surprise, et une curiosité fascinée qui accompagne la dénudation de la peau et du poil.
16La représentation de la femme comme objet du désir masculin passe nécessairement par la description des parties intimes et velues, dans le prolongement de celle de la chevelure, élément plus couramment érotisé. La cause est clairement reliée à une focalisation du désir masculin sur cet élément de séduction cachée. Que dire de la femme, non plus associée à un animal, mais devenue animal elle-même ? Le « poil laineux », et la « toison » définis par Joyce Mansour38, servent de médiateurs probables vers l’animalité, et le corps désirable devenu entièrement couvert de poils ne signifie-t-il pas l’intensité émotionnelle associée à la découverte des parties velues du corps féminin ? Ce qui, ailleurs, pouvait passer pour une banalité, une évidence, devient ici source d’un questionnement considérable. Le corps velu et animal serait la représentation hyperbolique du corps féminin. Ainsi, le corps hyper sexué et attirant serait référé au monde animal, comme celui de Julika aux yeux de félin et à l’odeur léonine39. Le meilleur exemple serait celui d’Adive, créature féline de couleur fauve, rencontrée dans la rue par Stéphanie Gern, et suivie jusqu’en sa « tanière ». L’étreinte subie dans l’obscurité se révélera être celle d’un animal semblable à une « grande renarde » ou à une « petite louve40 ». Mandiargues ne se complaît généralement pas dans l’expression de fantasmes zoophiliques, préférant la paire femme/animal, dans sa virtualité érotique, mais ce qu’il suggère sans doute est une forme atténuée et moderne du symbolisme de la luxure diabolique, ou le souvenir de la puissance génésique de l’animal consacré à Dionysos. Les croyances en sorcellerie associent le chat au diable (ce dernier se transforme en énorme chat). La fertilité et la sexualité se retrouvent volontiers dans la description à laquelle il procède de femmes galantes ou aventureuses : femmes félines, souvent prédatrices et redoutables. Le diable est par excellence un animal sexué et velu. Antoine de la Sale emploie l’ancien mot « pellu ». Le démon s’introduit fréquemment dans l’animal, et les parties désirables de la femme, recouvertes de poil, permettent de localiser luxure et appartenance diabolique.
17Les croyances anciennes sont à l’arrière-plan de nombreuses descriptions de la femme comme assemblage délectable de poils et de peau. Mais le plus important reste probablement, en ce qui concerne cet auteur tout au moins, un étonnement fasciné pour la fourrure, la toison et le poil de certains animaux et de certains êtres humains des deux sexes, sans oublier les équivalences analogiques qui peuvent s’établir avec l’ensemble du monde végétal, minéral parfois même, dans un panthéisme cosmique.
Notes de bas de page
1 André Pieyre de Mandiargues, Le Désordre de la mémoire, Entretiens avec Francine Mallet, Gallimard, 1975, p. 184.
2 Chevalier, Jean, Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, R. Laffont, 1982, p. 769.
3 Bentsch, Claude, « La Nudité primale », Si les lions pouvaient parler, dir. Boris Cyrulnik, Quarto/Gallimard, 1998, p. 169.
4 A.P. de Mandiargues, « Le Sang de l’agneau », Le Musée Noir, R.Laffont, 1946, p. 13.
5 Ibidem, p. 19.
6 A.P. de Mandiargues, « L’Archéologue », Soleil des Loups, R. Laffont, 1951, p. 63.
7 A.P. de Mandiargues, « Le Sang de l’agneau », op. cit., p. 23.
8 A.P. de Mandiargues, « Le Casino patibulaire », Le Musée noir, op. cit., p. 214.
9 A.P. de Mandiargues, « L’Archéologue », Soleil des Loups, 1951, p. 60.
10 A.P. de Mandiargues, Marbre, R. Laffont, 1953, p. 15.
11 Ibidem, p. 16.
12 Ibid., p. 17.
13 « Mouton noir », Le Musée Noir, op. cit.
14 André P. de Mandiargues, Entretiens avec Yvonne Caroutch, Gallimard, 1982.
15 André P. de Mandiargues, Monsieur Mouton, Fata Morgana, 1993.
16 Monsieur Mouton, op. cit., p. 105.
17 Le Musée Noir, op. cit., p. 102.
18 « Le Sang de l’agneau », Le Musée Noir, op. cit., p. 14.
19 Ibidem, p. 62.
20 « Rodogune », Feu de Braise, Grasset, 1959.
21 A.P. Pillet, Bulle et poil, Pleine Marge n° 4, 1986, p. 69-85.
22 Ibidem.
23 La puberté est bien définie et marquée par le développement d’une pilosité à certains endroits du corps de l’enfant.
24 Feu de Braise, op. cit., p. 36.
25 Le crin est associé à un poil dur comme celui de l’éléphant ou celui de l’homme barbu.
26 « Le Pont », Le Musée Noir, p. 186.
27 Le Lis de Mer, R. Laffont, 1956, p. 10.
28 Burgat, Florence, Animal, mon prochain, Odile Jacob, 1997, p. 159.
29 Ibidem, p. 172.
30 « Les Filles des Gobes », L’Age de Craie, Poésie-Gallimard, 1967, p. 13.
31 Le Deuil des roses, Gallimard, 1983, p. 178.
32 Mascarets, Gallimard, 1971, p. 77.
33 Lexique succinct de l’érotisme, Eric Losfeld, 1970.
34 Ibid., p. 58-59.
35 Porte dévergondée, p. 79.
36 Le Deuil des roses, p. 93.
37 Monsieur Mouton, p. 64-5.
38 Lexique succinct de l’érotisme, op. cit., p. 75.
39 « Mil neuf cent trente-trois », Sous la lame, Le Chemin / Gallimard, 1976, p. 56.
40 « Adive », Mascarets, op. cit., p. 145.
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