De la marginalité de la cocotte : l’odeur de la demi-mondaine dans Nana de Zola
p. 119-129
Texte intégral
« (…) ces fumets, qu’on tient secrets,
Du sexe et des entours1 (…) »
Paul Verlaine, « Goûts royaux »
1À quelle présence mystérieuse le personnage éponyme accède-t-il dans Nana (1880) d’Emile Zola2 ? Par quelle qualité ou selon quelle modalité cette présence s’impose-t-elle avec tant d’évidence au lecteur ? Car Nana, dans le creux que fait résonner l’écho des deux syllabes de son nom, parvient à combler un vide, le temps de la narration. La lecture du roman achevée, Nana aura passé, entre l’attente nue de l’incipit (« A neuf heures, la salle du théâtre des Variétés était encore vide », N., 3) et le souffle qui emporte ailleurs la parole, à la fin du texte :
La chambre était vide. Un grand souffle désespéré monta du boulevard et gonfla le rideau.
- A Berlin ! à Berlin ! à Berlin ! (N., 385)
2Dans ce neuvième volume des Rougon-Macquart, le personnage féminin impose la réalité de son corps, s’incarnant d’autant plus violemment que sa condition de demi-mondaine tend à identifier sa chair à son être. La force énigmatique de cette présence tient peut-être avant tout à l’odeur singulière que dégage Nana, soulignée de façon récurrente par le narrateur. L’odeur de Nana constitue l’ambiguïté même de sa présence insaisissable, pour le lecteur comme, à l’intérieur de la diégèse, pour les personnages qui la poursuivent de leurs assiduités. C’est pourquoi, si la critique zolienne a souvent noté l’importance des notations relatives à l’odorat chez le romancier3, il nous semble nécessaire d’interroger plus précisément le lien qui s’établit, dans Nana, entre les sensations olfactives, souvent dénigrées et ramenées à la vie primitive et animale (depuis le xviiie siècle à tout le moins), et la marginalité de la cocotte. Mais surtout, nous voudrions être attentifs à la manière dont l’interrogation sur cette marginalité sociale s’articule et s’ouvre à un questionnement ontologique sur la féminité.
3Sans doute s’offre-t-on ainsi la chance de saisir un des sens possibles de la formule suggestive et chargée d’admiration de Flaubert : « Nana tourne au mythe, sans cesser d’être réelle4 ».
L’espace olfactif de Nana
4Les odeurs sont, dans Nana, l’une des causes de l’hétérogénéité de l’espace. Elles définissent des lieux, par l’atmosphère particulière qu’elles contribuent à y faire régner. De nombreuses notations olfactives, comme dans bien d’autres récits de Zola, entrent dans le processus de la description topographique des lieux de l’intrigue. Un rapide inventaire de ces notations témoigne de la permanence de caractérisations par les odeurs et parfums, si prégnantes – malgré leur peu d’exactitude parfois – dans l’écriture du chef de file de l’école naturaliste.
5Ainsi le chapitre II distingue-t-il les différentes pièces de l’appartement de Nana selon les odeurs. La cuisine où jouent madame Maloir et madame Lerat est emplie d’une « buée trouble » formée de « l’odeur du déjeuner » et de « la fumée des cigarettes » (N., 38), puis par « l’odeur du café, chauffant sur un reste de braise » (N., 43), alors que dans le cabinet de toilette, Nana apparaît entourée de parfums plus mêlés, dès la première visite du marquis de Chouard et du comte Muffat :
Sur la toilette, les bouquets, des roses, des lilas, des jacinthes, mettaient comme un écroulement de fleurs, d’un parfum pénétrant et fort ; tandis que, dans l’air moite, dans la fadeur exhalée des cuvettes, traînait par instant une odeur plus aiguë, quelques brins de patchouli sec, brisés menu au fond d’une coupe. Et, se pelotonnant, ramenant son peignoir mal attaché, Nana semblait avoir été surprise à sa toilette, la peau humide encore, souriante, effarouchée au milieu de ses dentelles. (N., 43).
6Le contraste entre cette émanation complexe et lourde qui entoure Nana et l’atmosphère de l’hôtel du comte Muffat est particulièrement net. Outre que les relations sociales y sont très différemment réglées, la demeure de la comtesse Sabine et de son mari a une odeur tout opposée à celle du cabinet de l’actrice. Au début du chapitre III, en effet, c’est « une odeur de dévotion » (N., 51) qui s’échappe du salon des Muffat, un « salon sépulcral, exhalant une odeur d’église » (N., 57). De même, le théâtre où Nana interprète le rôle de Vénus n’est pas homogène. De la petite buvette sort « un souffle violent d’alcool (…) qui se mêlait à l’odeur de graillon de la loge et au parfum pénétrant des bouquets laissés sur la table » (N., 111). L’arrière de la scène a cette « odeur forte, cette odeur des coulisses, puant le gaz, la colle des décors, la saleté des coins sombres, les dessous douteux des figurantes » (N., 113). Contrairement à ces lieux malodorants, la loge de Nana est pleine d’une chaude « odeur de femme » (N., 115) qui fait défaillir Muffat, dans un malaise dont le symbolisme érotique est nettement suggéré. Si la buvette « ne sentait guère bon » (N., 127), Nana fait sa toilette « au milieu de cette odeur si forte et si douce » (N., 120) qui possède progressivement le comte.
7La présence de Nana attribue une qualité différente au lieu, manifestée par un parfum ou une senteur singulière et qui trouble les personnages masculins. Le parfum de Nana envahit et marque son territoire. Il annonce sa présence, la démultiplie, vaporisant son corps dans tout l’hôtel particulier que lui a offert le comte Muffat. Le chapitre X décrit cette omniprésence, gage d’une intimité à venir : « (…) et c’était, dès le vestibule, une odeur de violette, un air tiède enfermé dans d’épaisses tentures » (N., 252). La violette est « ce parfum troublant de Nana dont l’hôtel entier, jusqu’à la cour, était pénétré » (N., 253). Le petit salon révèle enfin pleinement la présence de Nana, toujours caractérisée par la même fragrance :
Et, dans cette pièce toute pleine de la vie intime de Nana, où traînaient ses gants, un mouchoir tombé, un livre ouvert, on la retrouvait en déshabillé, avec son odeur de violette, son désordre de bonne fille, d’un effet charmant parmi ces richesses ; tandis que les fauteuils larges comme des lits et les canapés profonds comme des alcôves invitaient à des somnolences oublieuses de l’heure, à des tendresses rieuses, chuchotées dans l’ombre des coins. (N., 272)
8Le parfum de Nana enveloppe les hommes. Il crée une intimité, annonce le plaisir, suggère sans équivoque tout l’érotisme dont la femme est capable. Il abolit déjà la distance : le comte Muffat sent la présence de Nana à travers l’odeur de femme qui règne dans les coulisses avant même d’arriver jusqu’à sa loge ; chacun peut sentir le parfum de violette de Nana dès l’entrée de son hôtel. Les sensations olfactives déterminent les lieux et jouent de la distance qui les sépare. Elles dessinent un espace subjectif, c’est-à-dire variable. Mais elles peuvent également modifier les comportements des personnages.
Les pouvoirs du parfum
9Certains personnages subissent de manière évidente l’influence du parfum de Nana. C’est exemplairement le cas du comte Muffat, qui ressent à plusieurs reprises un malaise dû à la chaleur et à l’odeur des lieux qu’elle fréquente. Troublé dès sa première rencontre dans l’appartement de la jeune femme, il est pris d’une angoissante impression d’asphyxie : « Le comte Muffat s’inclina, troublé malgré son grand usage du monde, ayant besoin d’air, emportant un vertige de ce cabinet de toilette, une odeur de fleur et de femme qui l’étouffait » (N., 45). Un rappel explicite de ce trouble apparaît au chapitre V, lorsque Muffat, accompagnant le marquis de Chouard et le prince, est à nouveau pris de vertige :
Ce sentiment de vertige qu’il avait éprouvé à sa première visite chez Nana, boulevard Haussmann, l’envahissait de nouveau. (…) Un moment, craignant de défaillir dans cette odeur de femme qu’il retrouvait, chauffée, décuplée sous le plafond bas, il s’assit au bord du divan capitonné, entre les deux fenêtres. Mais il se releva tout de suite, retourna près de la toilette, ne regarda plus rien, les yeux vagues, songeant à un bouquet de tubéreuses, qui s’était fané dans sa chambre autrefois, et dont il avait failli mourir. Quand les tubéreuses se décomposent, elles ont une odeur humaine. (N., 115)
10La réminiscence noue l’attrait sexuel du parfum féminin, exacerbé par la chaleur et la clôture du lieu, et la menace de la décomposition, du flétrissement. Eros et Thanatos s’associent dans la fleur, dangereusement proche à la fois de la femme et de la mort. La fleur, en effet, possède la beauté et le parfum fort d’une femme ; elle est aussi un organe de fécondation. Mais sa marcescence révèle sa puissance létale, ses vertus vénéneuses. La contiguïté symbolique esquissée entre le parfum de la tubéreuse et l’odeur de la femme dessine déjà, à la manière d’une complexe prolepse métaphorique, le devenir néfaste auquel son attirance pour Nana voue inéluctablement le comte. La déchéance sociale de Muffat est achevée lorsque, dans la chambre close de Nana, le parfum d’un mouchoir le pousse à s’abaisser jusqu’à l’animalité, en jouant à faire le chien : « Elle lui jetait son mouchoir parfumé au bout de la pièce, et il devait courir le ramasser avec les dents, en se traînant sur les mains et les genoux. » (N., 361). Les lieux d’intimité relative (cabinet de toilette, loge, chambre) sont emplis d’un parfum qui soumet le comte et l’entraîne dans la décadence et l’avilissement.
11On perçoit là l’inédite transgression de Zola à la représentation sociale des odeurs, que l’historien Alain Corbin résume en ces termes :
On n’avait pas pardonné à Baudelaire la transposition de l’atmosphère permissive et lourde des bordels dans le cadre domestique ; on ne pardonnera pas davantage à Zola le rôle dramatique qu’il accorde aux odeurs. En plaçant sur le même plan les sens intellectuels et esthétiques, la vue et l’ouïe, et ceux de la vie végétative et animale, l’odorat et le toucher, il lançait probablement son plus scandaleux défi5.
12Les notations olfactives du roman et leur importance dramatique s’opposent à l’axiologie sensorielle sur laquelle repose la vision traditionnelle de la société humaine. Zola travaille à ruiner la hiérarchie des sensations afin de mettre à jour les fondements d’animalité à partir desquels s’est élaborée et s’élabore encore la société – puisque cette animalité est moins une étape révolue qu’un étage permanent de l’humanité – mais aussi les ferments de bestialité qu’elle contient. Ce travail, qui pourrait ressortir à un naturalisme ostentatoire et monolithique, mène pourtant Zola à une analyse singulièrement complexe des rapports entre animalité et artificialité.
Animalité, artificialité
13Nana est un personnage oxymorique, constamment tiraillé par une double tension vers un en deçà de l’humanité et vers une artificialité hyperbolique. De là vient sans doute son aspect mouvant, insaisissable, ou sa marginalité, si tant est que celle-ci soit un défaut de place sociale assignée, une absence de stabilité, comme le suggèrent les perpétuels déplacements dont Nana est l’objet – nous y reviendrons.
14Nana est en effet souvent associée à l’animalité. C’est là une isotopie métaphorique prégnante tout au long du roman. Les portraits de Nana insistent souvent sur le duvet dont sa peau est recouverte, sur « les poils d’or de ses aisselles » (N., 25), sur les « poils blonds » qu’elle a sur un petit signe de son visage (N., 57), sur ses « cheveux roux (…) comme une toison de bête » (N., 16), sur « le poil de lionne » qui lui couvre le dos (N., 176). Ses « larges hanches » (N., 25), « sa croupe et ses cuisses de cavale » (N., 177) participent également de cette isotopie qui culmine au chapitre XI, dans la confusion entre Nana et la pouliche à qui on a donné son nom : « Quand le champagne fut arrivé, quand elle leva son verre plein, ce furent de tels applaudissements, on reprenait si fort : Nana ! Nana ! Nana ! que la foule étonnée cherchait la pouliche ; et l’on ne savait plus si c’était la bête ou la femme qui emplissait les cœurs » (N., 307). Plus que toute autre chose, c’est l’odeur de Nana qui la rapproche de l’animalité de la pouliche ou de la « mouche d’or » (N., 172).
15L’« odeur de femme » (N., 128) que Muffat respire dans les loges du théâtre vient principalement de Nana. La construction périphrastique « odeur de femme » marque déjà dans la langue, par la préposition de, que la senteur est perçue comme une caractéristique indissociable de l’objet dont elle émane6. Mais surtout, le terme « femme » se trouve précisé par un passage situé un peu plus loin, qui identifie allusivement l’origine de ce parfum à Nana, lorsque Muffat s’approche de l’actrice :
En haut, au quatrième, il étouffait. Toutes les odeurs, toutes les flammes, venaient frapper là ; le plafond jaune semblait cuit, une lanterne brûlait dans un brouillard roussâtre. Un instant, il se tint à la rampe de fer, qu’il trouva tiède d’une tiédeur vivante, et il ferma les yeux, et il but dans une aspiration tout le sexe de la femme, qu’il ignorait encore et qui lui battait le visage. (N., 129)
16Certes, la synecdoque et les termes génériques utilisés masquent quelque peu l’identification (« le sexe de la femme »). Mais le contexte narratif (l’avancée de Muffat vers la loge de Nana), la thématique sexuelle (liée à la condition de courtisane de Nana) et plus encore la couleur rousse (qui rappelle les cheveux de Nana, associée par le symbolisme traditionnel de cette couleur au diable), ne manquent pas de relier cette odeur au sexe de la jeune cocotte. Nana est donc caractérisée par l’odeur de son sexe, une odeur exclusivement charnelle, excessivement animale. L’« odeur fauve » des coulisses du théâtre (N., 129) est à nouveau sentie par Muffat lorsque Nana se regarde, nue, dans un miroir et qu’il l’observe avec inquiétude : « Il songeait à son ancienne horreur de la femme, au monstre de l’Ecriture, lubrique, sentant le fauve. (…) (Nana) était la bête d’or, inconsciente comme une force, et dont l’odeur seule gâtait le monde » (N., 176-177).
17Pourtant, si Nana a bien « une odeur de vie, une toute-puissance de femme » (N., 20) dont le public du théâtre se grise, et qui lui donne un pouvoir animal, irrationnel, charnel et vital sur les autres, elle est aussi, paradoxalement, l’incarnation d’un artifice extrême. Nana se situe en ce point où animalité et artificialité se rejoignent, où leur tension se résout en oxymore, en une impossible unité, lieu vivant d’une forme de coïncidentia oppositorum. Cela la rapproche encore un peu plus, certes, de la figure mythique du diable, puisque lui aussi conjugue sa bestialité primaire à tous les artifices des apparences et de la rhétorique. Mais il n’est sans doute pas besoin de ce détour, puisque Nana ne révèle peut-être que la part d’artifice que comporte l’animalité, ou la part d’animalité de l’artifice.
18Nana se veut actrice. Elle exerce un métier d’illusion. Nombreuses sont les scènes où Nana est vue à sa toilette, ou dans sa loge, maniant parfums et fards, le lecteur pénétrant alors, tel un voyeur, les coulisses de la vie de Nana. Mais ces coulisses et ces cabinets de toilette ne sont encore que des lieux de sociabilité, où Nana reçoit comme dans son salon ses admirateurs. En outre, le roman insiste avec une fréquence notable sur les éclairages artificiels du théâtre comme des demeures où vit Nana ; le gaz est omniprésent, participant au règne du paraître social dont la jeune femme voudrait maîtriser les règles, ou avec lequel elle voudrait jouer à son gré, selon ses caprices. Cependant, le plus grand artifice de Nana, c’est peut-être son animalité même, qui transparaît au chapitre I, dans son triomphe sur scène : « Nana était si blanche et si grasse, si nature dans ce personnage fort des hanches et de la gueule, que tout de suite elle gagna la salle » (N., 20). Mais ce côté naturel de son corps ne laisse pas d’être savamment mis en valeur par une gestuelle maîtrisée : « Quand elle donnait son fameux coup de hanche, l’orchestre s’allumait, une chaleur montait de galerie en galerie jusqu’au cintre » (N., 20).
19Dès lors, animalité et artificialité se fondent dans la séduction de Nana. Son odeur grisante vient de son être le plus charnel, de son sexe même, mais c’est encore un artifice. L’odeur de Nana n’est qu’une apparence, un signe sans signification. Parlant de la légende des Anciens qui attribuent à la panthère une odeur parfumée qui lui sert à attraper ses proies, Jean Baudrillard écrit, dans De la séduction :
Qu’est-ce qui séduit dans le parfum ? (…) Qu’est-ce qui séduit dans le chant des Sirènes, dans la beauté d’un visage, dans la profondeur d’un gouffre, dans l’imminence de la catastrophe, comme dans le parfum de la panthère ou dans la porte qui s’ouvre sur le vide ? Une force d’attraction cachée, la puissance d’un désir ? Termes vides. Non : la résiliation des signes, la résiliation de leur sens, la pure apparence. Les yeux qui séduisent n’ont pas de sens, ils s’épuisent dans le regard. Le visage maquillé s’épuise dans son apparence, dans la rigueur formelle d’un travail insensé. Surtout pas un désir signifié, mais la beauté d’un artifice7.
20L’odeur de Nana fait partie du rituel de sa séduction, où s’abolit la frontière entre féminité et animalité, parce que la séduction, la parure, le règlement des apparences priment, chez Nana comme chez l’animal, sur la production. Nana n’engendre que des signes, elle ne produit rien : ni désir véritable (même dans son amour pour Fontan) ni enfant (malgré l’existence de Louiset, mis de côté dans la vie de courtisane de Nana). Aimer Fontan, jouer son rôle de mère sont en fin de compte pour Nana des caprices éphémères, des rêves momentanés.
21Nana est donc une marginale dans la société de son époque, parce qu’elle est séduction et non-production. Elle mérite bien à ce titre la désignation, selon l’article que le journaliste Fauchery publie à son propos au chapitre VII, de « Mouche d’or » (N., 175). La mouche est un animal insaisissable, insituable, échappée de la chair même des corps ; l’or est le parangon de l’artifice, le métal fait bijou fascinant, aveuglant. L’oxymore, en l’une de ses significations possibles, dit la réunion en Nana d’une animalité et d’une artificialité qui font sa séduction, sa marginalité. D’autant plus que, par le dispositif même de l’écriture, Zola théâtralise ce premier discours qui assimile Nana à un animal. En effet, l’article de Fauchery est cité dans un redoublement de la médiatisation de la parole, comme l’explique P. Hamon :
On pourrait parler de « mise en relief », ou de « mise en position détachée », d’« épigraphie » de la métaphore descriptive du personnage chez Zola. Ainsi, dans Nana, du portrait symbolique de l’héroïne, qui apparaît à travers une « comparaison », elle-même insérée dans une tranche particularisée de parole (d’écriture – il s’agit d’un « article » de Fauchery mais non reproduit) et apparaît naturellement dans la distance d’une triple glose, d’un triple commentaire, l’un repris par le texte directement dans le texte (« C’était à la fin de l’article que se trouvait la comparaison de la mouche, une mouche couleur de soleil, envolée de l’ordure (…) Cette chronique était écrite à la diable, avec des cabrioles de phrases, une outrance de mots imprévus et de rapprochements baroques (…) (Muffat) restait frappé par sa lecture »), l’autre par le coiffeur de Nana (« Sans les explications de son coiffeur, Francis, qui lui avait apporté le journal, elle n’aurait pas compris qu’il s’agissait d’elle »), l’autre par Mme Lerat8.
22Comme l’indique P. Hamon, ce premier discours sur l’animalité de Nana est ainsi théâtralisé : « On a là l’exact pendant de la « mise en scène » d’un « spectacle », d’un « tableau » dans la thématique du regard et du porte-regard ; ici, on peut parler d’une « mise en scène » d’une parole9 (…) ». La parole se trouve ainsi à la fois naturalisée et artificialisée, puisque son origine n’est plus identifiable, mais qu’en même temps elle est mise à distance. L’alliance de l’animal et de l’artifice devient chez Nana une obscure évidence, dont l’énonciation est problématique et difficile, inquiétante.
Marginalité, altérité
23C’est que tout, chez Nana, fait pressentir un glissement de la logique de la séduction à celle de la prédation. Sa marginalité, sa liberté sociale et morale, prennent une dimension effrayante. Non seulement Nana se déplace aisément dans la société, aussi bien horizontalement (elle déménage à plusieurs reprises dans Paris, quitte parfois la ville pour sa campagne ou pour l’hippodrome de Longchamp…) que verticalement (elle évolue librement à travers les couches sociales, fréquente l’aristocratie, la bourgeoisie et le peuple, passe du statut d’hétaïre à celui de simple prostituée…), mais sa séduction la met à l’écart de la société de production. Elle ne produit rien, on l’a dit ; mais sa marginalité improductive s’agrandit en altérité inquiétante.
24Nana semble pouvoir se passer de tout, de toute la société. Sa dépendance financière vis-à-vis des hommes ne modère que peu son autarcie sociale. Rêvant quelquefois d’être au cœur du monde parisien, elle se montre surtout cruellement indifférente à ceux qui l’entourent. C’est une reine (le début du chapitre X la montre « mettant le pied sur Paris », N., 251) qui attire à elle les hommes, les mange ou les croque, consomme leur vie, sans souci de ce qu’ils se consument pour elle (parfois au sens propre, comme Vandœuvres s’immolant après le Grand Prix de Paris au chapitre XI). Son narcissisme qui affole Muffat lorsqu’elle contemple son corps dans le miroir, indifférente à sa présence, au chapitre VII, témoigne de sa froideur et de son repli sur soi. Elle se révèle inaccessible. La marginalité sociale de la demi-mondaine se résout dans une altérité ontologique radicale, d’une dimension mythique : elle devient aux yeux de Muffat la Bête de la Bible, la Femme par excellence, l’être diabolique, l’incarnation du mal :
Nana s’était absorbée dans son ravissement d’elle-même. (…) Nana ne bougea plus. Un bras derrière la nuque, une main prise dans l’autre, elle renversait la tête, les coudes écartés. Il voyait en raccourci ses yeux demi-clos, sa bouche entrouverte, son visage noyé d’un rire amoureux ; et, par-derrière, son chignon de cheveux jaunes dénoué lui couvrait le dos d’un poil de lionne. Ployée et le flanc tendu, elle montrait les reins solides, la gorge dure d’une guerrière, aux muscles forts sous le grain satiné de la peau. Une ligne fine, à peine ondée par l’épaule et la hanche, filait d’un de ses coudes à son pied. Muffat suivait ce profil si tendre, ces fuites de chair blonde se noyant dans des lueurs dorées, ces rondeurs où la flamme des bougies mettait des reflets de soie. Il songeait à son ancienne horreur de la femme, au monstre de l’Ecriture, lubrique, sentant le fauve. Nana était toute velue, un duvet de rousse faisait de son corps un velours ; tandis que, dans sa croupe et ses cuisses de cavale, dans les renflements charnus creusés de plis profonds, qui donnaient au sexe le voile troublant de leur ombre, il y avait de la bête. C’était la bête d’or, inconsciente comme une force, et dont l’odeur seule gâtait le monde. (N., 176-177)
25L’inconscience de Nana, c’est précisément l’effrayante marque de son altérité. L’odeur de femme sur laquelle insiste tant le romancier est la métaphore de cette puissance mortifère absolue et inconsciente qui se dégage de Nana, et non la simple trace odoriférante de sa sexualité de cocotte. L’odeur de Nana prend alors des connotations fortement négatives. La fin du roman tend à montrer l’emprise progressive de Nana sur une société déliquescente par l’expansion de son odeur. Le parfum de Nana devient une puanteur qui marque la puissance de déréliction de la prostituée mondaine dans un Empire qui court à son effondrement dans la guerre franco-prussienne. Peu à peu, Nana étend son « odeur fade de grande alcôve mal tenue » (N., 218) sur Paris, une « fétidité » (N., 218) vénéneuse. Elle empoisonne le monde en le parfumant de son odeur, dans une irrémédiable vaporisation : « Ici, sur l’écroulement des richesses, entassées et allumées d’un coup, la valse sonnait le glas d’une vieille race ; pendant que Nana, invisible, épandue au-dessus du bal avec ses membres souples, décomposait ce monde, le pénétrait du ferment de son odeur flottant dans l’air chaud, sur le rythme canaille de la musique » (N., 330). A sa mort, bien qu’isolé par peur de la contamination, le cadavre de Nana, pourrissant de la petite vérole, exhale une pestilence qui attire encore vers elle un nombre surprenant de personnages. Toute une société accourt près du Grand-Hôtel où elle est morte, à la fois seule et entourée, ruinée et allongée dans le luxe, et surtout marginale bien qu’encore, pour peu de temps, au cœur de la société. Son corps dégage des « miasmes » (N., 376), le « ferment dont elle avait empoisonné un peuple » (N., 385), avant que l’« odeur fade » du phénol (N., 378) et le cri qui, comme le vent, pénètre sa chambre en gonflant le rideau, aèrent Paris et qu’ils effacent l’émanation fétide du cadavre.
Le parfum d’une fleur du mal
26L’odeur de Nana, la senteur de son sexe, c’est la puissance irrésistible et fatale qui fascine, c’est-à-dire qui attire et repousse à la fois les autres personnages. Force animale, signe hétérogène à tout sens (pur artifice), poison attirant, l’odeur de la chair de Nana participe à l’énigme de sa présence dans le roman. Si elle marque son appartenance à la classe marginale des débauchées et des demi-mondaines, le parfum de Nana est surtout l’indice d’une irréductible altérité ontologique, celle de la femme, qui dévore les hommes, les étouffe par la puissance de sa liberté, par son autarcie. Nana n’a pas besoin des hommes dans son désir : elle peut se passer de Muffat en satisfaisant son désir par une contemplation narcissique devant le miroir, ou trouver auprès de la jeune prostituée Satin un plaisir saphique.
27Si bien que l’odeur corporelle de Nana invite à lire dans une double perspective le roman : l’histoire (naturaliste) d’une « fille », d’une marginale, mais aussi un discours sur l’altérité féminine. Nana est aussi, sur le mode du mythe ou de la métaphore, un discours de la féminité, une parole d’homme sur la féminité de la femme. La féminité n’est pas, on le sait10, le discours de la femme sur elle-même, et surtout pas de Nana, oublieuse de son sexe, comme le montre le passage où elle se découvre enceinte avant sa fausse couche (la prostituée ne produisant que la mort11) :
Et elle avait une continuelle surprise, comme dérangée dans son sexe ; ça faisait donc des enfants, même lorsqu’on ne voulait plus et qu’on employait ça à d’autres affaires ? La nature l’exaspérait, cette maternité grave qui se levait dans son plaisir, cette vie donnée au milieu de toutes les morts qu’elle semait autour d’elle. (N., 313)
28On n’apprendrait donc pas grand-chose sur la femme, dans Nana, mais bien plus sur le regard que l’homme porte sur elle. De ce point de vue, parmi les discours sur l’altérité féminine que le xixe siècle a produits dans son inextinguible volonté de savoir12, c’est sans nul doute l’un des plus captivants.
Notes de bas de page
1 Paul Verlaine, « Goûts royaux », « Appendice » à Parallèlement (1889), in Chansons pour elle et autres poèmes érotiques, Paris, Gallimard, collection « Folio », 2002.
2 Nos références au roman iront à l’édition suivante : E. Zola, Nana, éd. de C. Becker, Paris, Dunod, collection « Classiques Garnier », 1994 (désormais abrégée N.).
3 Voir par exemple S. Collot, Les lieux du désir. Topologie amoureuse de Zola, Paris, Hachette, collection « Recherches littéraires », 1992, p. 73-80.
4 Lettre du 15 février 1880 de Flaubert à Zola, citée par C. Becker dans son Introduction à notre édition de référence (N., LXXIV).
5 A. Corbin, Le miasme et la jonquille. L’odorat et l’imaginaire social, xviiie – xixe siècles (1982), Paris, Flammarion, collection « Champs », 1986, p. 242.
6 L’emploi de la préposition de est obligatoire en français avec les termes relatifs à l’olfaction (odeur de…, parfum de…), contrairement par exemple au terme couleur (ex : couleur pomme).
7 J. Baudrillard, De la séduction (1979), Paris, Denoël, coll. « Folio essais », 1988, p. 106-107.
8 P. Hamon, Texte et idéologie (1984), Paris, P.U.F., collection « Quadrige », p. 140-141.
9 Id.
10 La psychanalyse nous apprend en effet que la vraie femme oublie peut-être sa féminité : « À un autre de faire dans l’amour – et dans le roman ou dans l’écriture – le discours de sa féminité » écrit Michèle Montrelay dans son texte « Les problèmes de la féminité », au sein de l’article « Sexualité féminine », in Dictionnaire de la psychanalyse, préf. de Ph. Sollers, Paris, Encyclopédia Universalis – Albin Michel, 2ème édition, 2001, p. 812.
11 N’est-ce pas par son fils Louiset que Nana attrape la petite vérole ?
12 C’est Michel Foucault qui a magistralement montré que l’« incitation aux discours » sur la sexualité a culminé au xixe siècle, ce dont la littérature témoigne. Voir M. Foucault, Histoire de la sexualité I – La volonté de savoir (1976), Paris, Gallimard, collection « Tel », 1994, p. 25-49 en particulier.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Figures du marginal dans la littérature française et francophone
Cahier XXIX
Arlette Bouloumié (dir.)
2003
Particularités physiques et marginalité dans la littérature
Cahier XXXI
Arlette Bouloumié (dir.)
2005
Libres variations sur le sacré dans la littérature du xxe siècle
Cahier XXXV
Arlette Bouloumié (dir.)
2013
Bestiaires
Mélanges en l'honneur d'Arlette Bouloumié – Cahier XXXVI
Frédérique Le Nan et Isabelle Trivisani-Moreau (dir.)
2014
Traces du végétal
Isabelle Trivisani-Moreau, Aude-Nuscia Taïbi et Cristiana Oghina-Pavie (dir.)
2015
Figures mythiques féminines dans la littérature contemporaine
Cahier XXVIII
Arlette Bouloumié (dir.)
2002