Faits et contrefaits, la monstruosité physique chez Mirbeau et Zola
p. 105-117
Texte intégral
1S’il est une opération à laquelle le xixe siècle a procédé, c’est bien celle du classement ; il s’agissait alors de trouver un ordre qui pût rendre compte de la totalité du savoir et de proposer « une histoire où, pour reprendre les mots de Michel Foucault, toutes les différences d’une société pourraient être ramenées à une forme unique, à l’organisation d’une vision du monde, à l’établissement d’un système de valeur, à un type cohérent de civilisation ». Il fallait, « contre tous les décentrements » (Marx, Nietzsche, Freud…), sauver coûte que coûte, « la souveraineté du sujet, et les figures jumelles, de l’anthropologie et de l’humanisme1 ».
2Cependant, à cette histoire « globale » s’est substituée petit à petit une histoire « générale », c’est-à-dire, une histoire qui s’attachait plus à des séries, des découpes, des limites, des dénivellations, des décalages qu’à des stades, des strates voire de grandes unités. Alors que la première approche tentait par tous les moyens d’assurer une continuité et de restaurer une illusoire unité, la seconde privilégiait les relations verticales au détriment des relations horizontales et, sans craindre la dispersion, tentait de repérer les ruptures.
3Zola (1840-1902) et Mirbeau2 (1848-1917) sont, de ce point de vue, particulièrement intéressants car non seulement ils ont été les témoins attentifs du basculement qui s’est opéré dans la seconde moitié du xixe siècle mais ils l’ont, en outre, accompagné de différentes manières. D’abord dans leur vie privée où ils n’ont pas craint d’affronter la morale de l’époque ni le scandale que leur attitude a déclenché : par exemple, le maître de Médan a aimé Jeanne Rozerot3, la mère de ses deux enfants Jacques et Denise, sans pour autant abandonner son épouse légitime, Alexandrine. De son côté, Mirbeau s’est marié avec une horizontale, à la grande joie de ses ennemis, qui ont pu alors se moquer d’un homme dont la plume les effrayait, et au désespoir de ses amis, qui s’étonnaient d’une union presque contre nature entre l’œil bleu acéré de l’imprécateur et celui « bestiau4 » de l’ancienne cocotte.
4Ensuite dans leur vie publique : l’un et l’autre ont vu comme peu de leurs contemporains les lignes de fracture de la société, notamment au moment de l’Affaire Dreyfus, quand, sous les coups répétés de la Réaction, du clergé et des militaires, l’avenir de la République s’annonçait incertain. Avec la dernière énergie, ils ont défendu l’innocent et, au-delà du cas particulier, une certaine conception de la France, fondée sur la stricte séparation de l’Église et de l’État.
5Dans leur œuvre5 enfin où se retrouve la double tentation de repérer des types – la bonne du Journal d’une femme de chambre joue le rôle d’une entomologiste et ne se différencie guère, après tout, du docteur Pascal qui classe dans son armoire les spécimens de sa famille- et de détacher des cas.
Médecine et vérité
6Est-ce la raison pour laquelle le médecin joue un rôle aussi important dans l’œuvre zolienne et, dans une moindre mesure, mirbellienne ? Entre autres, car c’est un observateur essentiel ; « dans la deuxième moitié du siècle, le regard du médecin est (…) invoqué comme un regard froid qui déchire les tissus contradictoires des idéologies : la médecine en tant que savoir positif devient une science modèle, et le savoir des médecins est sollicité pour parachever la démolition de quelques mythes romantiques6 ». Fidèle au poste que son art et la société lui assignent, il est capable de procéder par généralisation et de repérer des écarts pour, in fine, proposer une méthode que l’écrivain se chargera d’appliquer en littérature. « Tout se tient », rappelle Zola dans Le Roman expérimental : « Si le terrain du médecin expérimentateur est le corps de l’homme dans les phénomènes de ses organes, à l’état normal et pathologique, notre terrain à nous est également le corps de l’homme dans ses phénomènes cérébraux et sensuels, à l’état sain et à l’état morbide7 ».
7Nous sommes loin ici de la position d’un Brunetière qui avec force circonlocutions distinguait « les actes qui sont nobles comme de se dévouer ou de se sacrifier » de ceux qui sont « indifférents comme de boire et de manger » ou « ignobles (…) comme d’aller à la garde-robe8 ». Avec Zola et Mirbeau, le corps est complexe et doit être étudié sous toutes ses formes, sans précautions inutiles, à la manière du père qui, dans L’Abbé Jules, « prenait plaisir à manier (le forceps), faisait mine de l’introduire, en des hiatus chimériques, avec délicatesse9 ».
8Parler des marginaux physiques dans ces conditions, c’est déjà s’inscrire clairement dans une époque et poser comme principe commun du romancier et du médecin qu’on a toujours affaire à des individus, quelle que soit leur constitution physique. « Si la vérité, affirme Claude Bernard, est dans le type, la réalité se trouve toujours en dehors de ce type et en diffère constamment10. » Certes, on peut reprocher au célèbre savant « une conception toute platonicienne des lois11 » qui le ferait retomber dans la métaphysique traditionnelle, mais il n’empêche que son propos permet une reconnaissance et une acceptation de l’écart, de l’anormal, du pathologique. Avec lui entre autres, « s’élabore l’explication scientifique de la monstruosité et la réduction corrélative du monstrueux12 ». Les bossus (Louise dans La Curée, M. Logre dans Le Ventre de Paris, François Pinchard, un petit cordonnier, dans Sébastien Roch…), les bancals (Gervaise dans L’Assommoir, Jeanlin dans Germinal, Sorieul dans Le Calvaire, le fils Tarabustin dans Les 21 jours d’un neurasthénique, ...), les culs de jatte ou les manchots (Lhomme dans Au Bonheur des dames, Fusier dans La Belle Madame Le Vassart), les paralytiques (Madame Raquin dans Thérèse Raquin, Chanteau dans La Joie de Vivre, Rosalie Roch dans Sébastien Roch, les deux enfants voisins de Dans la vieille rue….) entrent dans la littérature du xixe siècle parce qu’ils appartiennent à cette part d’humanité que la science dorénavant reconnaît, étudie voire, dans le pire des cas, expose. Les deux romanciers travaillent dans le vif du vécu et, pour cela, convoquent les créatures qui auparavant étaient cachées, bien qu’elles fissent partie intégrante du vivant. Ils savent que toute explication anthropologique et toute « histoire naturelle d’une famille », qu’elles aient leur origine dans la science expérimentale, dans la religion ou les gnoses, seront réductrices si elles ne tiennent pas compte des marginaux ou laissent de côté des hommes et des femmes qui, en dépit de leur prétendue anormalité, appartiennent au genre humain. Bref, le contrefait est la preuve vivante que le roman ne se limite pas à la norme, que la vie, pour reprendre la belle expression de Georges Canguilhem, est « moins sûre d’elle-même qu’on pourrait le penser13 » et que les deux romanciers veulent affronter toute la réalité, refusant par conséquent de barder « de fer les urinoirs » ou de créer « des refuges blindés aux amours monstrueuses, lorsque nos pères innocemment se soulageaient en plein soleil14 ».
Entre attirance et rejet
9Avant de provoquer la réflexion et de devenir un personnage de combat utile pour vilipender tous les pouvoirs, comme nous le verrons un peu plus tard, le marginal physique suscite deux sentiments contradictoires, la pitié et le rejet.
10Comment en effet ne pas s’attendrir devant un corps supplicié ? C’est en tout cas ce que ne manque pas de faire, par exemple, Hélène Grandjean, la jeune veuve d’Une page d’amour quand elle va, accompagnée de sa fille, rendre des « visites de charité » à un vieillard paralytique. C’est également ce que ressentent l’abbé Froment quand il accompagne les malades vers Lourdes, Christine (L’Œuvre) quand elle jure, « le cœur noyé de pitié », de ne jamais quitter Madame Vanzade maintenant qu’elle était « prise par les genoux et devenue aveugle », ou le narrateur du Calvaire quand il attend le jeune Sorieul le jour de l’enterrement de sa mère. En partageant un peu de leur temps ou de leur argent avec les laissés pour compte de la société et de la nature, tous sont convaincus d’agir, avec altruisme, sans aucune arrière-pensée, pour le bien des plus faibles.
11Pourtant, force est de constater que Zola comme Mirbeau se méfient de ce sentiment car « que ce soit d’une façon rationnelle ou passionnelle, dès que l’on pose des conditions à la pitié, on se considère comme la mesure d’autrui. Certes, la grande âme ne regarde pas autrui à partir du seul amour de soi, mais elle juge de la faiblesse d’autrui à partir de la conscience de sa force. Dans la pitié du fort comme dans la pitié du faible c’est toujours moi qui suis au principe de la pitié15 […] ». En vérité, lorsqu’elle vient chez les miséreux pour les soulager de leurs tristes conditions de vie, Hélène cherche avant tout « une émotion attendrie », quelque chose qui la « charm[e] » ; elle tente de s’offrir un plaisir dans son quotidien trop terne. Au-delà du paralytique ou de la mère Fétu, « enflée et la face bouffie », elle aime « tout ce qu’elle voyait et sentait autour d’elle », tout ce qui « la laissait frissonner d’une pitié immense16 ». Quant à Jean Mintié, s’il côtoie son voisin estropié, c’est qu’il peut ainsi satisfaire son ego : fort, il offre un miche de pain et s’assure qu’il n’est pas comme celui qu’il aide ; faible, il s’apitoie sur l’autre et, par la même occasion, pleure sur son propre sort.
12Le lecteur n’échappe pas à ce reproche comme le prouve l’épisode de Coquereux dans Dingo. En effet, il ne peut s’empêcher d’éprouver d’emblée de la compassion pour le « petit homme déjà vieux » qui « boîte » tout en tirant derrière lui une charrette à bras « chargée d’une vieille malle, d’un bois de lit, d’un matelas, toute sa richesse sans doute ». Or, Mirbeau nous prend au piège de nos éventuels « bons sentiments », de notre possible « politiquement correct » lorsqu’il raconte quelques lignes plus loin l’arrestation du chemineau pour viol et assassinat. Comment réagir alors ? Faut-il continuer à s’attendrir sur un meurtrier, comme le fait Dingo, ou partager la douleur du seul Radicet dont on dit, par ailleurs, qu’il est « brutal », « extrêmement dur en affaires », « extrêmement filou » ? La pitié est un sentiment ambigu : elle « convainc l’esprit sans l’éclairer17 »et finit par confondre les aspirations secrètes avec la vérité. On pleure tour à tour sur le sort de Coquereux (« il boite si fort ») et de Radicet (« à tout prendre, ce n’est pas un mauvais garçon ») mais sans prendre conscience qu’on abdique toute analyse au profit d’une sensibilité déplacée, d’un aveuglement coupable et d’une perte de sa liberté ! Il y a dans la pitié quelque chose d’obligé qui pourrit l’affection, quand bien même elle unit une sœur à son jeune frère contrefait. Il suffit d’observer la vie de Geneviève, l’héroïne de Dans la vieille rue, pour comprendre de quoi il retourne. Elle connaît « ce torturant amour des mères pour leur enfant malade, pour leur enfant bossu18 » ; elle connaît ce lien qui finit par étouffer et empêcher de vivre au point qu’on imagine fort bien, enfouis dans le secret de son cœur, les mots que le narrateur écrira plus tard, dans Les 21 jours d’un neurasthénique : « Quand on est auprès de lui, on souffre vraiment de ne pouvoir le tuer ».
13Tuer : quoique le mot soit vraisemblablement excessif, il traduit une certaine réalité. De fait, dans n’importe quelle région, dans n’importe quelle classe sociale, dans n’importe quelle famille, il est habituel de voir le bossu caché, l’estropié stigmatisé, les fous et les avortons renvoyés dans leur chambre ou chassés du logis. Ainsi Saturnin, le « grand garçon de vingt-cinq ans » des Josserand19, « dégingandé, aux yeux étranges » est-il placé sans ménagement « à l’asile de Moulineaux ». De leur côté, les garnements de La Terre poursuivent de leur méchanceté Hilarion, un pauvre attardé de vingt-quatre ans, « bancal, la bouche tordue par un bec de lièvre », à l’instar des adultes de Pot-bouille – Clarisse, Mme Boquet, le « grand voyou de frère »- qui usent d’une telle violence envers « la tante paralytique » que cette dernière se met à hurler au moindre bruit de porte parce qu’elle croit « qu’on [vient] la battre ». Le rejet du difforme est à ce point puissant dans l’esprit des gens que, devant les questions du riche Guy de Kerdaniel, Sébastien « rougit d’instinct, comme s’il eût été coupable d’un gros péché » avant de « se tât[er] la poitrine, les flancs, les genoux, pour bien s’assurer qu’une bosse ou quelque dégoûtante infirmité ne lui avait pas, soudainement, poussé sur le corps20 » ! Geste, ô combien, symptomatique ! Celui qui est frappé dans sa chair ne se sent pas le droit de cité. Parce qu’il est fragile, incapable de subvenir à ses besoins, il se sait un objet de dégoût et de répulsion. Même la Maheude ne peut s’empêcher de se rebeller (« Qu’est-ce qu’on veut que j’en fasse ? ») au moment où elle découvre que Jeanlin a eu les jambes brisées lors de l’effondrement de la mine.
14À l’inverse, toute personne qui ne joue pas le jeu social ou a du mal à s’intégrer dans le groupe devient immédiatement un handicapé. Sébastien –encore lui- finit par éprouver envers son père non seulement de la « pitié » mais également de « la honte, cette espèce de honte, basse et lâche, qui s’attache à l’idée de la difformité physique » ; la seule pensée de son géniteur au travail lui répugne autant que « s’il eût été bossu ou cul de jatte21 ». Quant au peintre dont on sait quel mépris il pouvait susciter dans la société du xixe siècle, il est si proche du monstre que « les gens spirituels et gais déposèrent des sous sur le rebord des cadres, comme on fait dans la sébile d’un cul de jatte ». Chez Mirbeau, le nom même de l’artiste, Lirat, renvoie à l’animal et englobe dans un même opprobre le peintre méprisé et la bête qu’on ne cesse de chasser, à la fois par crainte de la peste et de sa mauvaise réputation. Le rapprochement est d’autant plus justifié qu’il est précisé que le peintre s’angoisse d’être obligé à peindre « dans une cave » à moins que lui-même, lors de ses crises de nerfs, n’aille chercher « l’ombre des trous profonds22 ».
15Dès lors, on ne s’étonnera pas de l’idée secrète des bien-pensants, du rêve inavouable des gens normaux tel qu’il est décrit par l’aviculteur des 21 jours d’un neurasthénique : l’eugénisme. « Vous comprenez ? J’ai des sujets qui ont des qualités…mais qui ont aussi des tares… On n’est pas parfait, que diable !... Alors, j’augmente les qualités, et je détruis les tares23 ».
Le Monstrum
16Le marginal n’est pas seulement là pour susciter des sentiments ; il est aussi là pour montrer. Rappelons que le monstrum est, à l’origine, un signe grâce par lequel les dieux s’adressaient aux hommes24 ? Même si le contexte religieux a été en partie écarté par nos deux écrivains, il reste que pour eux les créatures contrefaites ne servent pas uniquement de réceptacles à nos émotions mais doivent permettre de comprendre le monde dans lequel nous vivons. D’ailleurs, toute modification anatomique, de la plus minime à la plus importante, est un signe. La grimace mirbellienne est déjà une monstruosité puisqu’elle modifie les traits et déforme les chairs. Jean ne voit-il pas dans Le Calvaire le corps de Juliette se dédoubler et se transformer ? La Méduse, la célèbre gorgone à la bouche étirée et la langue pendante, dort en chacun de nous25 et peut surgir à n’importe quel moment ! L’innocent Hilarion « devenu mauvais », Saturnin, « un fou qui parle d’embrocher tout le monde », Jeanlin, le galibot scrofuleux de Germinal, voire la tante paralytique de Sébastien Roch, « acariâtre, méchante », ne sont ni pires ni meilleurs que leurs contemporains, sinon qu’ils n’arrivent pas à cacher cette part mauvaise, cette « animalité26 » que « le digne bourgeois » (Henri Guillemin) réussit à masquer. Montrer la bosse, le pied bot, le corps tordu, chez Zola, le visage « grimaçant », chez Mirbeau, c’est montrer un aspect de la violence qui est tapie en chacun de nous mais que la comédie sociale tente de faire oublier. Mettre en scène un marginal c’est refuser l’hypocrisie d’un monde trop beau pour être vrai, c’est obliger l’homme à se regarder dans un miroir, c’est, enfin, lancer des accusations et mettre à nu les causes. En effet, alors que, par leur statut symbolique, les marginaux rendaient compte de leur violence intrinsèque (la leur et la nôtre), par la situation qui leur est faite dans la diégèse, par leur présence souvent muette au milieu des hommes, ils témoignent de la brutalité de la famille, de l’injustice de la société et de la faillite de la religion. Louise, la bossue de La Curée, Madame Raquin dans son fauteuil de paralytique, la muette au regard « effrayant d’infini27 » perçoivent – chacune à sa manière, tantôt avec ironie, tantôt avec effarement- ce que la société complice tait ou cache, les amours coupables entre une belle-mère et son beau-fils, le meurtre d’un mari, l’absurdité de la vie, bref, l’horreur du réel.
La famille
17Le mal naît d’abord de la famille. La dégradation physique de Monsieur Chanteau dont Zola note scrupuleusement chaque détail (« la craie à toutes ses jointures, des tophus énormes [qui] s’étaient formés, perçant la peau de végétation blanchâtres28 ») est déjà un exemple. Certes on peut considérer la maladie – la goutte en l’occurrence- comme la conséquence directe d’une mauvaise alimentation mais ce serait oublier un peu vite le contexte familial dans lequel elle s’enracine, ou, suivant le vocabulaire mirbellien, les « pourritures séculaires » ou la « crasse morale » dont elle se nourrit. La fêlure29 – mot cher au maître de Médan mais qu’Octave ne renierait sans doute pas- représente le mal qui court depuis des générations et qui accable les enfants. « De quelles hérédités impures, s’interroge par exemple l’ami du docteur Triceps, de quelles sales passions, de quelles avaricieuses et clandestines débauches, de quels cloaques conjugaux, M et Mme Tarabustin furent-ils, l’un et l’autre, engendrés, pour avoir abouti à ce dernier spécimen d’humanité tératologique, à cet avorton déformé et pourri de scrofules qu’est le jeune Louis-Pilate30 ? ».
18Les torsions, les brisures, les cassures, les déformations qui, sous une forme ou sous une autre, se retrouvent chez les deux romanciers, dessinent une géographie des corps soumis à la grande fêlure des origines. Si on retient que le mot chaos désigne étymologiquement une porte (*Kha), les tophus, les apophyses, les creux et les bosses ne sont que des chaos organiques, des points de passage entre les vivants et les morts. Ainsi Gervaise, dont la déviation de la jambe rappelle l’alcoolisme paternel, fait-elle le lien entre le passé, le présent et le futur, entre ses ancêtres, son père, Antoine Macquart et ses enfants, Étienne Lantier, le révolutionnaire de Germinal, Claude Lantier, le peintre en partie raté de L’Œuvre, Jacques Lantier31 le meurtrier de La Bête Humaine et Anna Coupeau – Nana – la célèbre cocotte de l’Empire. Son handicap est le chemin que se fraie « l’homme des cavernes » dans « l’homme de notre xixe siècle32 » et la trace d’une violence domestique à laquelle a priori on ne peut échapper. Il ne s’agit pas d’excuser les maris ou les parents qui battent leur femme ou leur progéniture mais de constater que la famille telle qu’elle existe, le couple tel qu’il a été institué représentent des champs clos où les puissances – celles de l’orgueil masculin, celles de l’hérédité- s’exercent.
La société
19Le marginal accuse aussi la société bourgeoise qui « tente désespérément de retarder l’explosion sociale en anesthésiant le prolétariat par la charité ou son succédané laïc, la philanthropie33 ». Cependant, en attendant le grand soir, le corps de l’ouvrier porte la trace des conditions de vie que lui inflige le grand Capital dont le souci constant est plutôt la rentabilité de son entreprise et l’accroissement de ses richesses personnelles que le bien-être de ses employés. Le marchandage, dont Zola a été témoin dans le Nord et auquel se livrent les mineurs pour obtenir une veine dans un puits, est non seulement un des moyens pour faire baisser les prix mais également une des causes de leur dégradation physique ; « c’est l’ouvrier qui se tue par l’ouvrier » pour la plus grande joie de la Compagnie qui a même le « droit de renoncer au marché, si elle voit que l’ouvrier gagne trop34 ! »L’enfer est donc bien là, sur terre et sous terre, à l’air libre comme dans des « trous de soixante centimètres au plus », en temps de guerre comme en temps de paix. Et si les « damnés de la terre » ne se mettent pas « debout », c’est que, pour reprendre l’expression de Mirbeau, « l’État arrive et l[eur] brise les jambes d’un coup de bâton » avant de leur briser les bras quand, incapables dorénavant de marcher, ils usent de leurs bras pour « étreindre quelque chose35 ». Pour peu que cela les serve, les Pouvoirs, politiques ou économiques, n’hésitent jamais à broyer les corps sans se préoccuper des conséquences. Ainsi le « très vieux » père Franchart, dans Les 21 jours d’un neurasthénique, est–il condamné à vivre « fort mal » de « menues industries bizarres, de la charité publique » parce que « voilà plus de quinze ans » il avait eu « le bras gauche broyé dans l’engrenage d’un moulin ». De même, Jeanlin que la mine « avait fait » et qu’elle venait d’« achev[er] en lui cassant les jambes », plonge sa famille dans une misère noire, accentuée par l’attitude de la direction qui « se résigne à donner un secours de cinquante francs » avant de contester ses responsabilités. Et que dire des malheureux qui croupissent dans l’infernal cloaque décrit par Mirbeau dans Le Jardin des supplices ? On y voit « d’effrayantes, de vivantes têtes de décapités posées sur des tables », une face « décharnée, sabrée de rictus squelettaires, les pommettes crevant la peau mangée de gangrène, la mâchoire nue sous le retroussis tumescent des lèvres », une peau « toute en houles violentes, ici creusées, là boursouflées, comme par une tumeur », et surtout les bourreaux, « pierres angulaires de la société », qui en se chargeant de torturer, tourmenter, martyriser les prisonniers, participent volontiers ainsi « non seulement [aux] atrocités coloniales, mais aussi, plus généralement » à la brutalité et à la barbarie des « institutions humaines36 ».
20Sous la plume des deux romanciers, la société est un terrain de manœuvres, une aire de combats où le prolétariat ne cesse d’être frappé dans sa chair, où « partout les travailleurs, les meurt-de-faim, étaient exploités, mangés, broyés sous les rouages de la machine sociale grimaçante, dont les dents étaient d’autant plus dures qu’elles se détraquaient37 ». Les appétits sont lâchés, les corps minés par les névroses, et les chairs poussées par de « monstrueuses apophyses ».
La religion
21Dernière raison de l’existence du monstre dans les œuvres de nos deux auteurs : la religion. On sait que le clergé et, au-delà, la croyance en une vie future, ont été constamment attaqués par Zola38 et Mirbeau : le premier voyait dans les prêtres des êtres « dévirilisés », « castrés », incapables de répondre au désir de justice de leurs ouailles et surtout pourvoyeurs « d’illusions » quand le second condamnait les « pétrisseurs d’âme » tout en pestant, ici, contre « l’instruction cléricale » qui « persiste hypocritement dans l’instruction laïque », là, contre la « malaria religieuse ». En exhibant le marginal, ils poursuivent le même combat puisque, par un retournement spectaculaire, auquel n’étaient sans doute pas préparés les lecteurs nourris d’Octave Feuillet (auteur charmant qui mettait dans ses romans ceux que Ferdinand Brunetière appelaient « des gens de bonne compagnie »), le monstre finit au mieux, par faire entendre l’« assourdissant silence » de Dieu, ou au pire par montrer son absence. Comment en effet peut-il justifier de se taire quand tant de misères s’abattent sur les pauvres ? Comment peut-Il supporter qu’une femme de chambre soit seule capable de « donner confiance en la vie » à M. Georges ? Dieu et la religion ont failli et Lourdes de Zola constitue sans doute le réquisitoire le plus violent de cet échec. En effet, haut lieu de la marginalité physique, la ville voit affluer vers elle quantité de malades, depuis Marie de Guersaint, « serrée entre les planches » d’une gouttière dans laquelle elle vivait depuis sept ans comme dans « un cercueil », jusqu’à Élise Rouquet qui présente un lupus « qui avait envahi le nez et la bouche » au point de faire de sa tête allongée « un museau de chien », en passant par tous les anonymes « les têtes mangées par l’eczéma, les fronts couronnés de roséole, les nez et les bouches dont l’éléphantiasis avait fait des groins informes ». Or c’est en vain que tous se précipitent dans l’eau, « cette eau épaisse et d’aspect livide, sur laquelle des plaques luisantes, louches, flottaient » ainsi qu’« un caillot rouge », des « bouts de linge » et des « chairs mortes » car personne n’est là pour exaucer leurs prières. Même le miracle, sans témoin, dont Sophie Couteau se prévaut et qu’elle » récit[e] trop, ayant tant de fois répété son histoire qu’elle la savait par cœur » ne prouve rien si ce n’est qu’il y a des « forces mal étudiées encore, ignorées même39 » et qui s’appellent tout simplement autosuggestion.
22Les monstres qui peuplent Lourdes sont alors, malgré eux, les vecteurs de la vérité, les chantres de cette raison qui, d’une part, « dissipe les aveuglements de l’illusion », d’autre part, rendent « sa propre estime » à la pauvre humanité. Quant à la ville, elle apparaît pour ce qu’elle est, non seulement « une fenêtre ouverte sur un monde de femmes, d’hommes et d’enfants torturés, dégradés, défigurés […] promis à une fin proche40 » sans espoir de résurrection, mais encore la capitale de la convoitise où « de toutes parts, on achetait presque autant qu’on mangeait », quand ce n’est pas un gigantesque marché où les religieux des différentes congrégations se livrent un combat sans merci pour savoir qui profitera le plus des aumônes des fidèles. Lourdes est une place qui fait commerce de la souffrance, un passage obligé, semblable en cela à la cité mirbellienne, enfouie dans les Pyrénées, où tout le monde « crachote et toussote sans cesse41 », où « les enfants eux-mêmes ont l’air de petits vieillards », où, last but not least, nous éprouvons notre condition tragique. Perdus au milieu du troupeau des pèlerins et des curistes, nous sommes, pour Zola, tenus de choisir entre « l’antique foi qui était morte et la jeune foi de demain encore à naître », pour Mirbeau, « condamnés à la solitude, à l’incommunicabilité et à l’angoisse ».
23Au terme de notre article, une dernière question surgit : y a-t-il un lien possible entre notre objet d’étude et l’écriture des deux romanciers. Il faut se souvenir en effet avec Michel Foucault « que, loin d’être différenciés par leurs objets, les formations discursives produisent en fait les objets dont elle parlent42 ». Autrement dit, il faut considérer les discours comme des pratiques qui forment « systématiquement » les objets dont ils traitent. Sans suivre totalement le philosophe, nous pouvons nous appuyer sur sa réflexion car s’il n’est pas dans notre intention (nous n’avons ni la place ni la vaste érudition du philosophe) d’étudier comment les romanciers de la fin du siècle ont pu « produire » le marginal physique, on peut tout de même se demander si les textes zolien et mirbellien eux-mêmes n’ont pas quelque chose de monstrueux.
24Zola et Mirbeau en effet « s’approche[nt] d’une nouvelle compétence romanesque43 » et proposent par des voies résolument nouvelles d’exposer l’homme dans sa diversité. Or, par un usage judicieux de la prolifération pour l’un, et par le double mouvement de la troncation et de l’assemblage pour l’autre, ils disent, dans leur écriture même, quelque chose du monstre physique. En laissant les mots s’accumuler au-delà de ce que certains jugent être le raisonnable, comme dans Le Ventre de Paris ou dans La Faute de l’abbé Mouret, ou en montant ensemble des morceaux a priori disparates, ils refusent la beauté classique du verbe pour mieux coller à la réalité. Tels quels, grâce à leurs défauts supposés, leurs textes choquent, dérangent, provoquent les « beaux esprits » et prouvent, jusqu’à notre époque où quelques médecins sont tentés d’éliminer ceux qui présentent la moindre tare, que le marginal a raison d’exister pour témoigner et porter haut la voix de l’humanité plurielle.
Notes de bas de page
1 Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, Gallimard, 1969, p. 22.
2 Émile Zola et Octave Mirbeau ont eu des relations complexes. Après avoir participé au dîner chez Trapp qui se voulait l’hommage de jeunes écrivains à l’illustre devancier naturaliste, l’auteur du Journal d’une femme de chambre a marqué sa différence au fil des ans, allant jusqu’à écrire des articles –parmi lesquels celui du Figaro du 9 août 1888 « La fin d’un homme »– d’une grande violence. Les deux hommes cependant se retrouveront au moment de l’Affaire Dreyfus. Pour un commentaire plus complet : cf. Dossier Mirbeau composé par Pierre Michel et Jean-François Nivet, Les Cahiers naturalistes, n° 64, 1990.
3 Cf. à ce sujet : Émile Zola, Lettres à Jeanne Rozerot 1892-1902, Gallimard, 2004.
4 L’expression est de Goncourt dans son Journal : « (…) cette Alice Regnault, qui fut une des beautés de Paris, mais à laquelle je trouve l’œil un peu bestiau et les pommettes, à l’heure actuelle, couperosées comme celles d’une vieille Anglaise. » (Jeudi 24 Avril 1890).
5 Pour notre étude, nous prendrons comme éditions de référence : Émile Zola, Œuvres complètes, Cercle du Livre Précieux, 1966-1970, 15 tomes ; Octave Mirbeau, Œuvres romanesques, Buchet / Chastel-Société Octave Mirbeau, 2000-2001, 3 volumes.
6 Jean-Louis Cabanès, Le Corps et la Maladie dans les récits réalistes (1856-1893), Klincksieck, 1991, p. 219.
7 Émile Zola, Le Roman expérimental, t. 10, p. 1191. C’est nous qui soulignons.
8 Brunetière, Le Roman naturaliste, Calmann-Levy, 1892, p. 144.
9 L’Abbé Jules, vol. 1, p. 328.
10 Cité par Georges Canguilhem, La Connaissance de la vie, Librairie philosophique, J. Vrin, 1985, p. 157.
11 Ibid., p. 159.
12 Ibid., p. 179.
13 Ibid., p. 173.
14 Art. « La Littérature obscène », Le Voltaire du 31 août 1880, recueilli dans Le Roman expérimental.
15 Emmanuel Housset, L’Intelligence de la pitié, phénoménologie de la communauté, Les Éditions du Cerf, 2003, p. 41.
16 Une Page d’amour, t. 3, p. 994 et 988.
17 Emmanuel Housset, op. cit., p. 58.
18 Le Calvaire, vol. 1, p. 227.
19 L’une des familles de l’immeuble de Pot-Bouille.
20 Sébastien Roch, vol. 1, p. 581.
21 Dans L’Œuvre, la peinture de Claude est parfois qualifiée, par le narrateur, d’infirme.
22 Le Calvaire, vol. 1, p. 180-182.
23 Les 21 jours d’un neurasthénique, vol. 3, p. 370.
24 Exemples : Pline l’Ancien évoque des enfants qui naissent avec leurs dents (Histoire naturelle, 7-68) ; Tite-Live parle d’un porc à tête humaine ou d’enfants dont on ne sait s’ils sont masculins ou féminins (Histoire romaine 31-12) ; Tacite s’intéresse aux embryons à deux têtes (Annales 15-47).
25 On ne s’attardera pas sur cet aspect, longuement développé par Claude Herzfeld, en particulier dans Le Monde imaginaire d’Octave Mirbeau, Société Octave Mirbeau, Presses de l’Université d’Angers, 2001, p. 24.
26 Dans les dossiers préparatoires, Zola note à propos de Jeanlin : « Après son accident surtout, faire éclater ses côtés d’animal révolté ». Cité par Anne Belgrand, in « Le personnage de Jeanlin dans Germinal : naissance d’un monstre », Les Cahiers naturalistes, n° 69, 1995, p. 139-148.
27 Dans le ciel, vol. 2, p. 110.
28 La Joie de vivre, t. 4, p. 1120.
29 Cf. le commentaire de Gilles Deleuze dans sa préface de La Bête humaine, t. 6, p. 13-14.
30 Les 21 jours d’un neurasthénique, vol. 3, p. 51.
31 Jacques apparaît tardivement puisque son nom n’est pas indiqué dans l’arbre généalogique, frontispice d’Une Page d’amour (1878).
32 Lettre à Van Santen Kolff du 6 juin 1889.
33 Pierre Michel et Jean-François Nivet, Octave Mirbeau, biographie, Librairie Séguier, 1990, p. 458.
34 Sur les conditions de vie des ouvriers, on lira avec profit Les Carnets d’enquête de Zola, édités par Terre Humaine/Plon, 1986.
35 Dans le ciel, vol. 2, p. 99.
36 Le Jardin des supplices, t. 2, p. 264, 266 et 309. Pierre Michel propose une analyse particulièrement éclairante de ce roman dans « Le Jardin des Supplices : entre patchwork et soubresauts d’épouvante », Cahiers Octave Mirbeau, n° 3, 1996, p. 46-69.
37 Travail, t. 8, p. 558.
38 Sur la question des rapports entre le prêtre et Zola, voir Pierre Ouvrard, Zola et le prêtre, Beauchesne, 1986.
39 Lourdes, t. 7, p. 7, 23, 32, 65, 136 et 262.
40 Henri Mitterand, Zola, t. 3. L’honneur, 1893-1902, Fayard, 2002, p. 88.
41 Les 21 jours d’un neurasthénique, vol. 3, p. 23.
42 Hubert Dreyfus et Paul Rabinow, Michel Foucault, un parcours philosophique, Gallimard, 1984, p. 94.
43 Henri Mitterand, L’Histoire et la fiction, Puf écrivains, 1990, p. 45.
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