Introduction. La forme visuelle des livres Mame
p. 423-425
Texte intégral
1La maison Mame a connu une réputation d’excellence, tout au long de son histoire de deux siècles, dans deux domaines bien particuliers : la réputation morale de ses contenus éditoriaux, et la qualité visuelle de ses productions matérielles. Elle produit certes de bons, mais aussi de beaux livres. Tout dépend sans doute de ce que l’on entend par « bon » et « beau », mais la réputation est là, qui fait, pour ce second adjectif, que la maison tourangelle remporte les grands prix des Expositions universelles du XIXe siècle, et que, encore après la Seconde Guerre mondiale, elle met son savoir-faire d’imprimeur au service de la « Bibliothèque de la Pléiade » pour Gallimard, ou plus tard des catalogues d’exposition de la Réunion des musées nationaux et des livres illustrés de La Martinière.
2L’ambition d’Alfred Mame, en 1845, est « de produire beaucoup et de faire du luxe » : critères de la production industrielle et de la qualité visuelle qui sont à ajouter à celui imputé à son père Amand, qui aurait affirmé qu’il ne publierait que « de bons livres ». C’est la qualité visuelle qui nous intéresse dans cette partie au premier chef, quoiqu’elle soit tout à fait liée, au début du Second Empire, à la problématique de l’alliance entre l’art et l’industrie.
3Alfred Mame construira la réputation de sa maison sur ce point en plusieurs étapes. Bien que des innovations majeures aient été adoptées durant la monarchie de Juillet, notamment, comme le montre Olivia Voisin, l’introduction de la gravure en taille-douce romantique dans des publications pour la jeunesse qui en étaient auparavant dépourvues, on peut considérer que la date de départ, celle où la maison se défait le plus radicalement des habitudes anciennes de l’atelier d’Amand Mame et passe « à la vitesse supérieure », est celle de 1845-1846. C’est en 1845, en effet, qu’Alfred Mame, se retrouvant seul à la tête de l’entreprise, décide de transformer radicalement l’atelier familial en usine à production industrielle. Et c’est en janvier 1846 qu’Henri Fournier, typographe formé chez Didot et éditeur des grands noms de l’illustration romantique (Grandville, Johannot…), prend la tête de l’imprimerie, avec pour conséquences, dans les années qui viennent, l’introduction massive de la gravure sur bois de bout – avec la création d’un atelier de gravure dont l’importance est montrée par Rémi Blachon –, la disparition progressive des typographies fantaisie au profit d’un Didot d’une élégance sévère, l’arrivée d’artistes et de graveurs prestigieux, etc., qui conduisent la maison Mame, pour la première fois, à participer avec succès à l’Exposition nationale de l’industrie en 1849, premier avant-goût de ceux remportés aux différentes Expositions universelles durant le reste du siècle.
4La seconde grande date est sans aucun doute celle de la fondation de l’atelier de reliure en 1853 : si auparavant la maison Mame employait tout un réseau de relieurs locaux – qui nous reste encore inconnu –, il centralise et systématise, à partir de cette date, dans son usine du centre-ville, l’ensemble de ses activités de composition, impression, reliure, etc., ce qui lui permet de tout maîtriser d’un bout à l’autre de la chaîne de fabrication, phénomène rarissime et peut-être unique dans l’histoire de l’édition moderne où, au contraire, les tâches ont tendu durant cette période à se spécialiser, où la figure de l’éditeur s’est détachée de celles de l’imprimeur et du libraire.
5Durant tout le Second Empire, que ce soit en matière de reliure, de typographie ou d’illustration, Mame se taille une part de lion dans le palmarès des réputations nationales. Un tournant s’amorce dans les années 1870, après qu’Alfred Mame ait laissé les rênes de l’entreprise à son fils Paul en 1869 : la maison, à son acmé, vit sur sa réputation, et en même temps essaye de s’adapter à un marché qui ne cesse d’évoluer. Les cartonnages romantiques de la période précédente, étudiés par Élisabeth Verdure, laissent la place aux in-4° aux « plats historiés » décrits par Stéphane Tassi, qui laisseront eux-mêmes la place au XXe siècle à d’autres formes visuelles du livre : le livre de poche avec la collection « Pour tous », ou encore l’album, étudié dans le texte suivant par Marie-Pierre Litaudon.
6À la lecture des différentes contributions de cette partie, et notamment des articles d’Olivia Voisin et de Stéphane Tassi, une problématique commune frappe peut-être plus que les autres : l’aspect visuel des livres Mame est toujours étroitement lié non seulement à l’histoire du goût et des formes, mais aussi, de manière étroite et systématique, à une structuration du catalogue qui découpe la production en bibliothèques, séries, collections, etc., toutes dotées, à un degré plus ou moins important, d’une identité visuelle spécifique. Cette identité visuelle des ensembles éditoriaux a bien entendu pour cause une structuration matérielle (format, nombre d’illustrations, appareil paratextuel…) des formes éditoriales dont la maison Mame a l’intuition dès les années 1830, elle-même due à la nécessité de conquête d’un marché de grande envergure qui amène à envisager différents types de lectorat. Il reste que Mame acquiert ici toute sa dimension d’éditeur industriel, qualité qui constituerait sinon une singularité, du moins une particularité que l’éditeur tourangeau partagerait avec d’autres éditeurs de son temps : ses productions entrent de plain-pied dans le domaine de la culture visuelle du XIXe siècle, au même titre que la grande peinture, l’affiche, etc., mais qui reste encore pour une large part à défricher… et à déchiffrer.
7Si Mame s’est de manière évidente imposé dans le paysage visuel quotidien des Français (et francophones) entre 1850 et 1950, l’alliance de l’art et de l’industrie n’a néanmoins jamais fait taire les aspirations de la maison tourangelle à accéder à la sphère élitiste des beaux-arts, et la publication régulière, de 1855 avec La Touraine jusque dans les années 1950, de livres de prestige ou à caractère bibliophilique, en témoigne suffisamment. Nous pensons pour notre part avoir montré que ce souci permanent de publication de livres artistiques extrêmement soignés participe d’une stratégie commerciale qui consiste à rappeler régulièrement à l’opinion publique le savoir-faire et le goût de l’imprimeur, et ainsi à se constituer une identité diachronique qui dépasse celle des collections publiées. Mais cette aspiration élitiste vers les « beaux-arts » ne doit pas masquer la réalité, qui est celle du réemploi, étudié par Isabelle Saint-Martin dans le contexte de l’illustration religieuse : les grands hors texte de Doré ou de Tissot sont réutilisés dans des contextes plus modestes, voire populaires, les images migrent aisément d’un support à l’autre, et la « culture visuelle » populaire n’est pas foncièrement distincte à l’époque industrielle (mais l’a-t-elle jamais été ?) du domaine des beaux-arts.
8La pratique du réemploi est sans doute avant tout symptomatique du paradigme commercial et industriel dans lequel Mame conçoit la publication de ses livres (les illustrations pour la Bible de Doré sont photogravées deux ans seulement après leur première publication…), qui fait la différence avec des pratiques d’édition sinon plus désintéressées, au moins plus « engagées » d’un point de vue artistique, comme celles de William Morris avec sa Kelmscott Press en 1890, ou celles du livre de peintre défendu par des marchands et éditeurs d’art au début du XXe siècle (Vollard, Tériade, Maeght, etc.). Qu’on ne se leurre donc pas : la maison Mame est une industrie avant d’être un mécénat, et ceci explique ses choix à la fois de forme (la logique visuelle des collections prime la plupart du temps sur celle des œuvres par souci de visibilité commerciale) et de contenu (les illustrateurs Mame sont à quelques exceptions près tout à fait consensuels et éloignés des cercles avant-gardistes). Mais ce constat ne doit pas nous empêcher de remarquer que la forme visuelle des livres Mame est une forme éminemment travaillée, complexe dans ses déterminations comme dans ses migrations, et en cela passionnante à suivre, pister, voire, dans certains cas avec nostalgie, à contempler.
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Ce livre est cité par
- (2018) (À suivre). DOI: 10.4000/books.pufr.32467
- Martin, Philippe. (2022) Produire et vendre des livres religieux. DOI: 10.4000/books.pul.45779
- (2015) L’appel de l’étranger. DOI: 10.4000/books.pufr.11435
- Letourneux, Matthieu. (2021) Périodicité, cadences et fiction en régime sériel (1900-1970). Sens public. DOI: 10.7202/1089608ar
- Flamand-Hubert, Maude. Tremblay Dextras, Marie-Pier. (2013) Genèse d’une bibliothèque patrimoniale : deux générations de Bertrand à L’Isle-Verte, 1811-1914. Mémoires du livre, 5. DOI: 10.7202/1020222ar
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