Mame, entre esthétique et éthique

Matthieu Letourneux

p. 309-317


Texte intégral

1Les éditeurs catholiques ont vécu comme une véritable agression la montée en puissance du roman-feuilleton et le développement de la lecture populaire, fabriquant « des vieillards de vingt ans, sortis des clapiers de la débauche1 ». Quand il évoque les mauvais livres dans un récit qui est entièrement consacré au sujet, Benjamin ou les mauvais livres, l’auteur anonyme de Mame ne parle certes que des lectures philosophiques anticléricales, mais il en attribue la distribution aux jeunes collégiens à « un marchand colporteur qui, rusé comme le serpent, leur vendit pour de bons livres des brochures impies revêtues de titres mensongers2 ». L’évocation du colporteur désigne implicitement un ensemble plus large de coupables stigmatisés, les circuits de diffusion populaires, les types d’ouvrages qu’ils diffusent et les modes de lecture qu’ils suscitent. Soupçonnée d’être dépourvue de moralité et d’échapper à toute surveillance, la fiction populaire paraît fonctionner comme un piège dans lequel peuvent tomber les jeunes lecteurs. Or, ce qui inquiète particulièrement dans la fiction, c’est la difficulté qu’éprouvera le lecteur à identifier un discours, un point de vue et qu’à partir de là, hors des médiations, il soit influencé par les implicites nocifs du texte. Ce sont surtout le théâtre et le roman qui sont condamnés, pour leur tendance à pervertir les mœurs. À la montée en puissance des esthétiques romanesques (incarnées par le roman-feuilleton) et réalistes (perçues comme immorales), un éditeur comme Mame oppose une posture éthique. C’est cette posture qui va fonder sa conception de la littérature. S’il y a un projet éditorial chez Mame, c’est dans la mesure seulement où la conception de l’esthétique est soumise à la morale catholique.

2Au XIXe siècle, se définir comme éditeur catholique, c’est associer la publication des livres à un programme religieux, politique et moral. Le faire dans le domaine de l’édition pour la jeunesse, c’est poser la question de la transmission de valeurs et de leur pérennisation à une époque où elles paraissent menacées. Mame va ainsi investir l’ensemble des domaines de l’édition pour la jeunesse pour les soumettre à un programme religieux et moral, en donnant une place toute particulière aux œuvres de fiction. Pour les auteurs de chez Mame, le seul plaisir de la fiction, sans la morale ne serait rien, « ce serait comme si vous assistiez à un beau dîner sans vous nourrir d’un seul morceau de pain, ce qui ne vous divertirait pas trop, j’en suis sûr3 ». L’usage du terme « beau dîner », plutôt que « bon dîner » exprime le soubassement esthétique du propos en même temps qu’il en pose les termes paradoxaux : le beau n’est rien sans le bien, l’esthétique n’a de sens que si elle ouvre à une dimension éthique. Dès lors, on peut se demander comment se détermine la question du littéraire dans un récit ordonné suivant un modèle discursif et moral.

3C’est sur le terrain de la littérature de jeunesse que Mame livrera l’essentiel de son combat, sans doute parce qu’il s’agit de sauver les cœurs des plus jeunes, mais plus probablement aussi parce que ce domaine était plus facile à investir pour un petit éditeur de province. Réactionnaire au sens propre (dans la mesure où il s’agit pour l’éditeur de réagir à l’évolution des esthétiques dominantes), la position de Mame va naturellement se transformer au fur et à mesure qu’évoluent les champs éditoriaux et littéraires auxquels il est confronté. Mais c’est durant les années 1840-1860 que Mame et les autres éditeurs catholiques tentent réellement d’imposer un véritable modèle esthétique.

Entre logique narrative et discursive

4Dans les années 1840-1860, Mame publie toute une série de récits édifiants, lointainement inspirés de Berquin et, plus directement, du chanoine Schmid, qui a ici valeur de parangon, avec des œuvres comme La Bonne Fridoline, ou Rose de Tannebourg. Les textes de cette veine seront rassemblés dans des collections comme la « Bibliothèque de la jeunesse chrétienne ». Très vite, les principes architextuels qui commandent à ces récits s’explicitent, au point de déterminer une titrologie à valeur générique, articulent un prénom et un sous-titre annonçant la leçon du texte ou des éléments narratifs (André, ou bonheur dans la piété ; Théobald, ou l’enfant charitable). La structuration systématique du titre implique non seulement une volonté d’unifier les œuvres au niveau éditorial en produisant un effet de genre, mais elle hiérarchise aussi par avance les informations du texte, en annonçant la leçon, et en invitant de la sorte à une lecture orientée dès le titre.

5Ainsi le paratexte détermine-t-il le mode de lecture, à travers les titres des œuvres, mais aussi tout un réseau d’indices. L’auteur explicite souvent ses intentions dans des avant-propos qui sont relayés, dans le récit, par la présence de narrateurs seconds, éducateurs et parents, ainsi que par des paragraphes discursifs à valeur de résumé qui viennent régulièrement expliciter le sens du texte. Enfin, une leçon, dans les dernières pages, reformule l’ensemble du récit en une morale qui ressemble souvent à un sermon. C’est une structure d’ensemble qui s’impose, jusqu’aux titres des collections – « Gymnase moral d’éducation », « Bibliothèque de l’enfance chrétienne » – qui rapportent les œuvres à un projet éducatif défini au niveau éditorial. Ainsi, péritexte éditorial, paratexte auctorial et texte se combinent-ils pour produire avec la plus grande efficacité le sens moral qui est assigné au récit. L’œuvre peut proposer une intrigue plus ou moins romanesque, celle-ci sera ressaisie à travers des filtres accentuant la dimension morale de la fiction.

6La fonction attribuée aux textes va affecter en profondeur leur structure, par-delà la variété des sujets traités (anecdote historique, récit enfantin, mélodrame chrétien…). En particulier, elle va imposer une tension entre logique narrative (celle de la fiction) et logique discursive (celle de la leçon). Cette importance du discours apparaît également dans les textes eux-mêmes, soit à travers la voix du narrateur, soit à travers certains de ses doubles – figures de parents ou d’autorité. Le récit est ainsi traversé de considérations à portée généralisante, de leçons ou de sermons formulés par l’un ou l’autre des protagonistes ou par le narrateur, lequel conclut souvent le texte de façon explicite, à l’instar de celui de Mathilde et Gabrielle, ou les bienfaits d’une éducation chrétienne, offrant la signification du récit : « De ces différents événements nous devons conclure que l’homme doit se soumettre aveuglément à la volonté toute-puissante de l’arbitre de nos destinées, et qu’il ne faut jamais désespérer de voir revenir à Dieu tôt ou tard celui qui a reçu une éducation chrétienne » (C. Guermante, 1847). Plus largement, cette importance du discursif détermine une écriture dont on peut identifier quelques-unes des propriétés : lexique à connotations axiologiques, refus de la neutralité et recherche d’une orientation du sens, modalisations du texte qui laissent entendre la voix du narrateur, etc. Les textes empruntent volontiers au lexique du religieux pour évoquer les sentiments des personnages, faisant ainsi glisser les scènes d’émotion du profane vers le sacré. Tous ces procédés se combinent pour inscrire le récit dans la logique de la parabole, en assumant l’héritage de l’exemplum, dont le récit offre une version profane.

7Un autre trait signifiant est à rechercher dans la constitution des univers de fiction, qui s’écartent très largement des modèles de mimésis de l’époque. Certes, il y a un souci de situer le récit dans un cadre déterminé (une période historique, une région du globe, le foyer d’une famille chrétienne, etc.), empruntant certains traits du réalisme. Mais ce monde pseudo-réaliste est construit suivant un modèle discursif qui conduit en parallèle les auteurs à négliger les modes de représentations réalistes. Il y a assez peu de recherche d’effets de réel : s’il y a un usage indiciel du texte, c’est en vue de déterminer un sens moral, plutôt que psychologique ou social. Si l’on compare la description des foyers des Deux familles de la comtesse de Bassanville (1859) on voit ce que vaut ce caractère indiciel. Dans la mauvaise famille, le protagoniste possède une « figure expressive, mais n’offrant ni les marques de la bonté, ni celles de la patience », et il marche sur un parquet qui « gémit » sous ses pas ; dans la bonne famille, il y a une « jolie chambre à coucher » aux « douces senteurs » dans laquelle se repose « une jeune et jolie femme » qui n’est pas vraiment gênée par le « doux vagissement » ( !) du bébé. Individus, choses, décors s’articulent en un réseau connotatif univoque. Modèles et contre-modèles sont clairement présentés, et les porte-parole de l’auteur sont d’autant plus identifiables qu’ils fonctionnent souvent comme des relais pour les énoncés discursifs. Les éléments se combinent de façon monologique en éliminant tout trait discordant. Si les univers de fiction mobilisent les référents du lecteur (le foyer, l’époque contemporaine, la Touraine), c’est pour mieux l’inviter à identifier l’exemple à suivre.

Investir le romanesque pour mieux le conjurer

8L’intrigue qu’offrent les ouvrages se développe sous trois influences contradictoires : celle de la morale et de son soubassement chrétien, dont on entend constamment les échos, celle du référent pseudo-réaliste, dans la mesure seulement où il offre un garde-fou à l’imagination ; celle du romanesque enfin, cet ennemi qui triomphe dans la littérature, et auquel il faut que les récits paient, bien malgré eux, leur tribut s’ils veulent être lus. Si le moteur reste éthique, on assigne à la fiction le rôle de convertir en récit romanesque la leçon de morale. La structure s’inspire souvent du conte (par exemple à travers le recours au récit manichéen en miroir, dans lequel sont confrontées bonnes et mauvaises actions), de nombreux événements sont empruntés au registre du mélodrame (l’orpheline, la marâtre, l’enfant trouvé, la reconnaissance, l’ange qui meurt encore pur plutôt que de déchoir). Bref, on peut repérer bien des procédés qui permettent aisément de faire entendre la tradition romanesque derrière la leçon morale.

9Mais c’est dans la nature même de l’intrigue que peut se lire l’influence des littératures romanesques. La structure, dans une œuvre de fiction, tient à la cohérence de l’anecdote, opposant l’unité narrative au chaos de l’existence. La cohérence crée cette fameuse tension narrative dont Raphaël Baroni fait le trait signifiant du plaisir romanesque4. Or, c’est bien sur la tension romanesque que repose la dynamique du texte, dans la mesure où la morale elle-même est le produit d’effets de dramatisation : « les dangers d’un caractère faible » sont illustrés à partir du destin d’un personnage qui finit en prison pour dettes ; « la réhabilitation » d’une âme impie sera évoquée à travers le personnage d’un révolutionnaire banni, regrettant amèrement ses crimes dans les solitudes américaines5, etc. L’œuvre thématise la tension narrative, en cherchant à associer l’intérêt romanesque à la crise morale. Ainsi y a-t-il une place donnée à l’extraordinaire, mais à un extraordinaire qui tend à évacuer la passion et le déraisonnable. Le récit peut par exemple proposer des objets exotiques, offrir des épisodes de récits d’aventures ou de récits mélodramatiques en les rapportant toujours aux valeurs de la foi et de la charité, développer un sublime du quotidien (malheurs extrêmes mais familiers – maladie, mort – qui donnent lieu à des effusions sentimentales). À chaque fois, les sentiments chrétiens s’opposent aux passions mauvaises de façon à produire cette forme d’oxymore de l’extraordinaire raisonnable. S’il existe un plaisir du romanesque, il se situe à une distance infinie du roman-feuilleton. Il se traduit par une volonté d’éviter les excès de la littérature populaire, cette ennemie du roman catholique.

10La reformulation romanesque du discours religieux s’inscrit dans ces mécanismes qu’avait décrits Northrop Frye dans son étude consacrée au romance, cette version profane des mythes, dont l’origine est collective, mais qui a perdu sa dimension explicative et sacrée6. Les publications de Mame s’inscrivent de même dans une logique de réécriture profane de ces mythes que sont les récits religieux. Grands sujets religieux (récits de conversion ou de vocation, épisodes de l’histoire chrétienne), valeurs chrétiennes narrativisées (piété, charité, pardon, etc.) et paraboles sont ressaisis dans des récits réinjectant les codes du romanesque. Dès lors, les larmes du chrétien se mêlent à celles du héros de mélodrame.

Lecture ascétique et plaisir esthétique

11Si le romanesque est cadré par la morale, il n’en reste pas moins que la mise en forme des valeurs dans la fiction opère une réarticulation de l’éthique selon un modèle esthétique. L’intérêt de la fiction, c’est qu’elle produit du sens par la vertu du récit, par son agencement et sa dynamique narrative. Certes, le sens est redoublé dans le discours, mais ce dernier ne vient qu’expliciter ce qui est déjà présent dans la dynamique narrative et l’organisation du texte. Autrement dit, la conception que se fait Mame de la littérature suppose précisément de ne pas dissocier l’éthique et l’esthétique. C’est parce qu’un texte est moral qu’il est beau ; et la beauté est une propriété du bien. Comme le révèle Laurent et Jérôme ou les deux jeunes poètes, le grand homme est celui qui accomplit les œuvres du seigneur et non celui qui écrit des ouvrages pleins de « chimères poétiques » : « Il meurt plein de jours, léguant à ses enfants et à ses petits-enfants non la vaine gloire d’un nom poétique, mais, ce qui vaut mieux, un nom pur et sans tache et l’exemple de ses vertus7. » C’est dire le renoncement à toute ambition artistique que suppose d’écrire chez Mame : il ne s’agit pas d’ambitionner d’être un grand artiste, mais de chercher à servir la foi. Dès lors, le jugement esthétique n’est pas hétérogène au jugement moral, il en est l’expression. Malgré le caractère rudimentaire du discours métapoétique, il s’inscrit toujours, même dans une version simplifiée, dans un projet esthétique chrétien, qui veut que la beauté des récits reflète les œuvres de Dieu. C’est retrouver une idée ancienne, qui remonte à Platon et a été réaffirmée avec force par saint Augustin, selon laquelle, face à l’œuvre, « il faut préférer la moralité au plaisir » ; dès lors, « la dimension ascétique l’emporte sur la dimension esthétique8 », et l’englobe, comme un de ses aspects.

12C’est ce qui explique la confusion terminologique, dans les œuvres, entre les registres éthique et esthétique. Dans la conclusion d’Ernestine, on parle d’une « jolie solitude » (jolie, parce qu’elle est pieuse) et d’un « asile délicieux9 ». De même, la leçon de Nelly oppose la vraie beauté à la fausse : « J’étais sotte et ridicule en croyant me faire chérir et admirer, sans le mériter par mon savoir et par mes vertus. Je la méprise cette beauté qui a causé mon malheur ; c’est un don funeste lorsque la bonté ne l’accompagne pas […] les vertus chrétiennes et les talents utiles sont mille fois préférables à la beauté10. » Quant à Gilbert ou le poète malheureux, il est l’illustration tout à la fois du soupçon porté sur la figure de l’artiste, dont l’ambition prométhéenne touche à la folie, et d’un idéal artistique mêlant, par une série de doublons synonymiques, valeur morale et esthétique, puisque le poète se fait défenseur de l’Église, « affecté à la défense de la religion » (Pinard, Gilbert ou le poète malheureux, 1840). On voit ainsi se dessiner une conception de l’art qui ne peut trouver un semblant de légitimité que si on en fait le vecteur des valeurs de la religion, au point qu’éthique et esthétique apparaissent comme les deux faces d’une même réalité.

13Une telle vision de l’art détermine la posture d’un lecteur modèle pour qui l’expérience du triomphe des valeurs doit produire un plaisir esthétique. Les fins de récits sont significatives de cette reformulation de la morale en termes esthétiques, preuve que l’on cherche à opérer une synthèse des deux relations au texte. Qu’on songe au retour de Ludovic, « l’homme des bois devenu beau jeune homme » une fois qu’il a reconnu l’importance de Dieu (C. G., Ludovic ou la réhabilitation, 1863), ou à la mort de Louise, présentée à travers les yeux de nonnes, l’évaluant en termes ambigus, entre éthique et esthétique, dans une perspective qui rappelle les analyses de Philippe Ariès sur la « belle mort11 » : « Jamais jusqu’à ce jour elles n’avaient assisté à un spectacle plus capable que celui-là de faire impression sur leur esprit » (abbé Vincellet, Louise, ou la Première communion, 1846). Le bien moral doit procurer du plaisir esthétique au lecteur. De fait, dans une perspective mimétique, la morale mise en fiction est un objet de jouissance esthétique : elle devient une belle histoire, susceptible de provoquer l’émotion, comme en témoignent les larmes versées presque systématiquement dans les dernières pages des œuvres. Devenu spectacle, l’événement est également évalué en termes de plaisir. Si le bien est beau, c’est aussi parce que les auteurs répètent inlassablement combien les vertus sont émouvantes, et parce que la morale est un objet esthétique.

14Certes, le lien entre éthique et esthétique combine une perspective proprement esthétique et une pragmatique de la séduction, liée aux pratiques éducatives qui jugent que le placere doit s’associer au docere pour lui donner la plus grande efficacité. Le plaisir de la fiction faciliterait l’accès de l’enfant à la lecture ascétique. Dès lors, les œuvres se pensent comme une leçon mise en fable. Cette conception utilitaire de la fiction domine chez Mame, comme en témoigne l’avant-propos, déjà cité, de Jean-Pierre ou une bonne première communion : « Passons aux histoires mes amis. C’est ce qui vous amuse. Mais après avoir eu le plaisir de lire, méditez-en attentivement la morale, afin d’en faire un profit spirituel. » La disjonction entre la forme et le fond souligne un écart entre les préoccupations du jeune lecteur, liées au plaisir du conte, et celles des producteurs, recherchant le « profit spirituel » du destinataire.

15Mais il n’est pas certain que le jeune lecteur ne recherchait dans l’œuvre que le plaisir romanesque, avalant sans sourciller la « pilule amère » de la morale. En effet, ce type de littérature dominait largement dans les années 1850, et imposait cette confusion de l’esthétique et de l’éthique comme la norme. Or, par-delà la séduction romanesque, il existe une jouissance de la morale facilitée par les mécanismes sériels que met en branle la répétition des œuvres. En ouvrant un livre de Mame, le lecteur sait qu’il va pouvoir suivre une leçon édifiante. À partir des indices donnés par le titre et les passages discursifs, ressaisis à travers ses connaissances stéréotypiques, il devine quel sera le destin du petit ange ou du pécheur. Ce plaisir dialogique propre au récit de genre (fait d’anticipation partiellement confirmée et déçue) est ici thématisé par le jeu d’identification distanciée avec les protagonistes. En prévoyant les actions du petit saint, le lecteur jouit de s’imaginer lui-même en petit saint. En augurant du sort du pécheur, il renforce son sentiment d’être du bon côté, et de voir qu’à la place du personnage, lui n’aurait pas cédé à la tentation. Il y a un authentique plaisir à adopter une posture morale, que les modèles transgressifs qui sont ceux qui prévalent dans la littérature de jeunesse contemporaine tendent parfois à occulter, et ce plaisir conformiste est renforcé par la sérialité, cette logique de la conformité au genre et aux architextes.

Contraintes et variations sérielles

16Le jugement moral n’est donc pas extérieur à l’évaluation esthétique de l’œuvre. Les deux niveaux s’articulent en grande partie via les processus de sérialité : la relation entre anecdote morale et universalité de son fondement éthique correspond, dans les mécanismes de lecture, au va-et-vient entre le texte unique et ses architextes. Saisir les relations du texte au genre et de l’anecdote à l’éthique chrétienne procède en définitive d’une même dynamique, et les deux logiques se combinent pour produire la jouissance du texte. Tout, dans le dispositif du texte, invite à une telle association entre les deux niveaux de lecture. Le manichéisme, l’identification au héros, l’assurance d’une fin heureuse rétablissant l’ordre sont d’autant plus aisément perçus qu’ils se situent dans le cadre d’un récit sériel dont les règles du jeu sont connues du lecteur.

17Ainsi, le plaisir de la transgression, dont on a mis en évidence la présence, derrière le discours édifiant d’auteurs comme la comtesse de Ségur, est-il largement court-circuité par la logique sérielle, qui implique dès l’origine le triomphe d’une norme posée comme absolue. Le rétablissement final des valeurs vient précisément circonscrire les postures divergentes à de simples moments dialectiques destinés à être dépassés. On reconnaît là les mécanismes de la catharsis, évoquant la transgression pour mieux la rapporter à un modèle collectif. Ces mécanismes, évidents dans les contes d’avertissement (représentant des actions immorales pour mettre en évidence leurs dangers) peuvent se repérer aussi dans les récits narrant les actions d’un petit saint : celui-ci n’est en effet un saint que parce qu’il choisit de se mettre à la marge de ses pairs, et ses bonnes actions se définissent sur fond de pratiques négatives contre lesquelles elles s’affirment – à l’instar de Félix, ce chrétien qui se « venge » d’une famille peu aimante en la couvrant de bienfaits12.

18Dans les récits, le cadrage discursif ne laisse jamais s’exprimer librement les virtualités transgressives du désordre, contrairement par exemple à ce qu’on rencontre dans le roman d’aventures. Le discours relayé par des locuteurs seconds et les connotations saturent le texte d’une bonne parole court-circuitant toute fascination pour les fautes et les malheurs des protagonistes. Cela n’a jamais empêché les lectures divergentes bien sûr, mais on aurait tort de les affirmer dominantes chez les enfants de l’époque, qui prenaient sans doute plus de plaisir à s’identifier au modèle conformiste, on l’a vu. De même, le trouble offert par le désordre et sa reformulation sous forme de tension narrative (le lecteur sait que le récit va bien finir, mais il ne sait pas comment, et s’il s’en doute, il fait comme s’il ne le savait pas) apporte aussi une forme de plaisir, celui d’un vertige – ludique – devant l’abîme qu’offre le jeu de la fiction. D’autant qu’il conduit au final à la communion et à l’affirmation du caractère inéluctable de la grâce divine. C’est elle aussi que découvre le lecteur dans la répétition des structures par-delà leurs variations : derrière les souffrances et le péché, il peut constater la pérennité des valeurs religieuses, ainsi que celle de la providence, cette forme de justice qui révèle la présence du divin et qui ressemble fort à l’intentionnalité de l’auteur.

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19Les récits que privilégient Mame et les autres éditeurs catholiques dans les années 1840-1860 se définissent en réaction à la montée en puissance des littératures romanesques. Ils traduisent une volonté de reformuler les conventions de l’esthétique selon les modalités de l’éthique : non seulement ils circonscrivent le romanesque pour lui interdire tout débordement immoral, mais ils le soumettent entièrement à la logique discursive de l’exemplum et de la leçon de morale. En même temps que le modèle esthétique s’efface au profit d’une logique de lecture ascétique, l’auteur cède la place à l’éditeur comme garant des valeurs et du sens. L’écrivain devient alors un artisan, renonçant aux folies de l’artiste, parce qu’il est au service de la foi. En termes littéraires, ces choix se traduisent par une tension constante entre les logiques narratives et discursives. Les œuvres hésitent entre deux modèles communicationnels : soit il s’agit d’user de la fiction pour faire passer des valeurs, soit il s’agit, plus fondamentalement, de penser le jugement esthétique comme une modalité de l’évaluation éthique. Le plaisir n’est donc pas évacué, mais il est ressaisi selon des modalités qui tendent à marginaliser la question de la transgression, pour investir une jouissance de la morale et du conformisme largement portée par les mécanismes de la communication sérielle. Reste que si l’éthique canalise le romanesque et commande à l’intrigue, la mise en fiction impose ses formes et sa logique à la morale, reformulant l’éthique en termes esthétiques.

Notes de bas de page

1 Ricard Mgr, Les Chef-d’œuvre oratoires de l’abbé Combalot publiés d’après les manuscrits, « Le Sensualisme », cité par Artiaga L., Des torrents de papier, Limoges, PULIM, « Mediatextes », 2007.

2 Anonyme, Benjamin ou les mauvais livres, 1840.

3 Anonyme, Jean-Pierre, ou une bonne première communion, 1857.

4 Baroni R., La Tension narrative : suspense, curiosité et surprise, Paris, Le Seuil, coll. « Poétique », 2007.

5 Guérinet abbé, Paul, ou les dangers d’un caractère faible, 1839, et Ludovic ou la réhabilitation, 1863.

6 Frye N., L’Écriture profane, Paris, Circé, coll. « Bibliothèque critique », 1998.

7 Gervais E., Laurent et Jérôme ou les deux jeunes poètes, 1864.

8 Stock B., Lire, une ascèse ? Lecture ascétique et lecture éthique dans la culture occidentale, Grenoble, Jérôme Million, coll. « Nomina », 2008.

9 Farrenc C., Ernestine, ou les Charmes de la vertu, suivi de Nelly, ou la Jeune artiste, et de Caroline et Juliette, 1844.

10 Ibid.

11 Ariès P., L’Homme devant la mort, Paris, Le Seuil, coll. « L’Univers historique », 1977.

12 Friedel L., Félix, ou La vengeance du chrétien, 1839.


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