Chapitre XII. L’aventure corsaire
p. 409-445
Texte intégral
1L’armateur a maintenant tout préparé et tout prévu, matériellement et humainement. Les formalités administratives auprès de l’amirauté locale (ou de l’autorité compétente après la Révolution) ont été respectées : l’enregistrement de la commission en guerre délivrée au capitaine, le versement de la caution par l’armateur, le dépôt du rôle de l’équipage1. La nourriture a été embarquée. Depuis vingt-quatre heures, l’équipage a été prié de se rendre à bord, à l’appel du tambour ou du canon. Le navire peut désormais lever l’ancre. L’État et l’armateur ne pouvant accompagner ces hommes, les dernières recommandations sont délivrées au capitaine. Ils ne reprendront le contrôle de toutes les opérations qu’une fois le navire revenu au port ou encore lors d’une escale. En attendant, l’écrivain est là pour surveiller, en leur nom, le respect du règlement dans les opérations de capture (pas de pillage, pas de vol !) et pour tenir la comptabilité de tout ce qui entre à bord, ce qui en sort, et ce qui y est consommé. Bien que l’écrivain ait fait serment, au départ du port, de respecter cette réglementation, l’armateur ne peut toutefois jamais se porter totalement garant de sa fidélité absolue. Un arrangement avec l’équipage à son détriment reste toujours à craindre.
2À présent, il faut appareiller pour que la campagne puisse alors commencer. Celle-ci apparaîtra forcément épique pour un esprit du XXIe siècle, trop souvent victime du romantisme du XIXe siècle et du cinéma hollywoodien, enclins à exagérer les choses pour séduire un public en quête de sensations. Qu’en était-il vraiment ? Il existe certes les mémoires de certains marins, tels que Duguay-Trouin, Doublet, Garneray ou Plucket. Ce sont toutefois des témoignages d’hommes admirables et exceptionnels, particulièrement avantagés par le destin, qui s’attardent volontiers sur leurs actions d’éclat. Avec le recul du temps et l’objectivité nécessaire à l’historien, il paraît évident qu’ils rendent compte de leurs aventures en déformant parfois, çà et là, la réalité et en omettant certains détails, dans le but de nourrir une légende qui servirait au mieux leur image et leurs intérêts par la suite. Surtout, ce sont des œuvres de capitaines, hommes qui ne vivaient pas les campagnes comme de simples matelots et qui prenaient soin de s’en distinguer. Ceux-ci, trop illettrés pour dresser leurs points de vue et les livrer à la postérité, sont injustement restés muets. Quelle vie attendait donc un équipage corsaire au cours de sa campagne ? Était-ce vraiment une souffrance où l’homme vaillant ne pouvait que se surpasser pour devenir un héros ? Quel était l’état d’esprit de ceux qui embarquaient ? À quelle motivation obéissaient-ils ? Y allait-on avec détermination ou avec la peur au ventre ? Quels risques encourait-on ?
3Une réflexion sur la vie menée à bord d’un corsaire précèdera l’évocation du déroulement vraisemblable d’une campagne à la lumière des indications fournies par la correspondance. Puis l’examen des prises visera à déterminer le type de navires attaqués par les Granvillais et, peut-être, de mieux comprendre la stratégie mise en action par certains armateurs de gros bâtiments.
La vie à bord d’un corsaire
4Une fois sorti du port, le corsaire granvillais ne part pas directement en campagne. Il lui faut attendre l’embarquement des matelots retardataires un peu plus loin en mer, juste en face en sortant du port, au large de Cancale, afin d’éviter d’éventuelles désertions2. Après quelques jours d’attente, il s’éloigne enfin. Commence alors une vie maritime, totalement différente de la vie terrestre, sous la direction et la responsabilité d’un état-major dont les hommes d’équipage se méfient. Les repères changent. Ils sont maintenant tous contenus dans l’espace exigu du navire, où le vocabulaire, très spécialisé, se distingue désormais singulièrement du français parlé à terre. Un monde de bois, de toile et de chanvre, en perpétuel mouvement entre l’eau et le ciel, qui compte sur le vent, les courants et la chance. Un monde aux sentiments exacerbés où tout s’entasse : hommes, victuailles, animaux vivants en attendant d’être abattus, animaux parasites, matériel de rechange et armes. Chacun se sent enchaîné aux autres. Une solidarité (naturelle ou consentie) se manifeste dans des tâches requérant la force (tourner le cabestan pour lever l’ancre, hisser les voiles) ou dans les espaces confinés dont le branle devient le symbole3. Solidarité horizontale au sein des catégories fonctionnelles, et méfiance verticale au sein d’une hiérarchie dominée par un capitaine capable « d’en imposer » à tous les membres de son équipage. Un individualisme se dégage également, puisque chacun est attaché à ses principes pour survivre dans cette multitude exclusivement masculine.
5Un proverbe anglais résume la dureté de la vie en mer en un dicton : « Celui qui irait à la mer pour le plaisir, irait en enfer pour passer le temps4. » Il fallait être fou, pensait-on, pour vouloir aller en mer, tant les dangers et les désagréments paraissaient importants et décourageants. « Les hommes se noyaient lorsqu’ils tombaient par-dessus bord ou lorsque les embarcations chaviraient, se tuaient en chutant des hauteurs, en étant frappés par la foudre sur le pont ou asphyxiés par les vapeurs nocives de la cale5. » Ces risques, bien réels, n’étaient cependant pas si fréquents. Les tempêtes, les orages et les accidents n’étaient pas quotidiens. L’examen minutieux des rôles d’équipages du XVIIIe siècle démontre clairement la faiblesse du nombre de morts sur les navires. « La mortalité sur les terre-neuviers malouins et granvillais au XVIIIe siècle semble s’être située aux alentours de 1 % des équipages en moyenne6… » Quant aux naufrages, facteurs de traumatismes profonds dans les sociétés maritimes, Jean-François Brière les a quantifiés à 54 sur un total de 3 567 navires terre-neuviers granvillais de 1732 à 1792, soit 1,5 % seulement. En vérité, ce qui pouvait rendre impopulaire la vie en mer pour un habitant granvillais résidait plus dans les conditions de travail à Terre-Neuve7, ainsi que dans l’éloignement des familles et des femmes, que dans une traversée de l’Atlantique en quelques semaines. Dans leurs mémoires, des officiers affirmaient aimer fortement la mer. Pléville Le Pelley, ministre de la Marine sous le Directoire, avouait ce désir profond et constant dans ses mémoires : « J’avais douze ans et on me destinait à l’Église, quand, dans l’âme, je me vouais à la mer. A force de combattre, j’eus raison8… » Garneray9 et Plucket10 eurent la même volonté dès leur plus jeune âge. Pour ces gens-là, la mer ne constituait nullement l’enfer dépeint par la littérature romantique du XIXe siècle. Qu’en était-il des simples matelots ?
6Embarquer sur un corsaire n’engage pas à vivre comme sur les autres navires. La vie y diffère de bien des points de vue. La promiscuité y est extrême, puisque les équipages corsaires apparaissent comme les plus chargés dans les armements particuliers. La perte d’intimité y est presque totale, avec pour conséquence une exacerbation accrue des antagonismes, susceptible de favoriser bagarres, rébellions et mutineries. Pourtant, cette promiscuité, si insupportable à nos contemporains, constituait le lot quotidien de bien des matelots. Ne vivaient-il pas ordinairement entassés dans des petites maisons, elles-mêmes serrées les unes à côté des autres, à l’intérieur des remparts de la vieille ville de Granville ? « Le dedans rempli de maisons fort pressées, petites et assez mal bâties, toutes peuplées de marchands et de matelots ; ces derniers, la plupart pauvres gens, si entassés les uns sur les autres que quatre ou cinq ménages logent souvent dans une même chambre11. » Si les armateurs et capitaines enrichis se retiraient souvent volontiers à la campagne dans leurs « granvillières » (à l’image des Malouins dans leurs malouinières) pour prendre leurs aises et y respirer l’air pur, les matelots n’avaient d’autre choix que de s’en accommoder. Dès lors, on peut légitimement se demander si la vie à bord leur paraissait vraiment insupportable ? Les gens venant des milieux aisés ou de la campagne environnante qui découvraient cette vie pouvaient le penser. En revanche, les habitants de la Haute-ville granvillaise, habitués à la pêche morutière dès leur enfance, n’en souffraient peut-être pas démesurément.
7Le séjour en mer proprement dit ne dure d’ailleurs pas longtemps sur un corsaire. Il est souvent entrecoupé de relâches, nécessaires au ravitaillement en eau et en vivres, à la réparation des éléments détériorés du navire, à la conduite d’une prise à bon port, au complément des équipages ou au remplacement de certains hommes. En outre, les équipages corsaires sont vraisemblablement mieux considérés par leurs propres officiers que ceux opérant sur les vaisseaux du Roi ou de la Compagnie des Indes12, en dépit d’un autoritarisme particulièrement fort, constaté chez les capitaines granvillais dans différents rapports adressés au ministère. Dans ces équipages, la plupart des gens se connaissent depuis longtemps et, bien qu’ils ne soient pas forcément amis, ils se fréquentent régulièrement à Granville et à Terre-Neuve. Les officiers sont souvent des pêcheurs montés en grade le temps de la campagne, devant retrouver leur travail ordinaire au retour de la paix. Se connaissant presque tous dans leurs expériences, leurs compétences, leurs comportements et leurs défauts, unis par les mêmes craintes et les mêmes espoirs, une entente particulière, faite en partie de connivence et de prudence, engendre une solidarité singulière que pouvait leur envier la Marine royale13.
8À l’évidence, la vie menée par un pêcheur à bord d’un corsaire paraît moins longue et moins difficile que celle qu’il mène habituellement dans une campagne terre-neuvière, ou que celle d’un matelot engagé sur un navire marchand du long cours. Puisque peu d’hommes suffisent à la manœuvre du bâtiment, le quotidien est constitué d’attente et d’occupations diverses ne nécessitant pas de grands efforts physiques. Une vie rythmée par les quarts, le regard tendu vers l’horizon à la recherche d’une prise, mêlé d’anxiété et d’espoir, puisque l’avenir réserve des promesses de gains ou la crainte d’un malheur (captivité, blessure, voire naufrage), ou peut-être encore la déception d’un retour bredouille.
9C’est seulement lorsqu’il chasse ou combat qu’un équipage corsaire est productif. Le temps non occupé à des travaux essentiels est donc employé à l’entraînement (nécessaire pour les nouveaux arrivants : apprendre à faire les nœuds et les épissures) mais aussi au maniement des armes. N.A.M. Rodger indique que cet exercice de tir est quotidien sur les vaisseaux anglais de la flotte de l’amiral Boscawen (mais aussi sur les autres) qui traverse l’Atlantique en 175514. L’entraînement n’est certainement pas aussi dense sur les corsaires, pour des raisons d’économie et de discrétion stratégique. Néanmoins, il paraît nécessaire pour former les « campagnards » qui ne savent pas (ou très peu) utiliser les armes et qui découvrent le canon pour la première fois. C’est pour permettre aux équipages néophytes de recevoir cette formation que les corsaires gros et moyens s’attardent quelque temps le long des côtes, au gré des relâches, avant de se rendre le plus vite possible sur leur lieu de chasse. Le Secrétariat à la Marine, toujours à l’affût de ce qui peut lui profiter sans avoir à débourser, tire pleinement avantage de cet apprentissage rapide et efficace. C’est donc à grand regret que le capitaine et l’armateur doivent alors parfois accepter de céder, au cours de ces relâches de début de campagne, une partie de ces hommes nouvellement formés pour compléter les équipages des vaisseaux du Roi. Plusieurs corsaires granvillais en font l’amère expérience au cours de la guerre de l’Indépendance américaine15.
10Les risques encourus à bord du navire par un équipage corsaire sont d’une autre nature que sur les bâtiments du commerce. Comme les efforts physiques sont bien moindres, les accidents le sont aussi, à l’exception des blessures occasionnées par d’éventuels combats. À vrai dire, le danger majeur, craint par tout un chacun, que l’on tente de réduire par d’infinies précautions, réside dans la manipulation des poudres à canon. Une étincelle suffit pour mettre malencontreusement le feu aux poudres. Pareille mésaventure arriva au Granville, lors de son unique sortie. Il « sauta en l’air » alors qu’il était sur le point d’amariner un bâtiment anglais. Seuls quatre hommes survécurent sur les trois cent seize embarqués16.
11Ce n’est pas la seule crainte ressentie à bord. Outre celle d’un emprisonnement chez l’ennemi, d’une blessure plus ou moins grave dans un combat, l’attente elle-même peut constituer un véritable danger lorsqu’elle devient insupportable. Selon Alain Cabantous, une grande partie des mutineries éclatées à bord des corsaires provient d’un mécontentement éprouvé par les équipages frustrés de n’avoir réussi aucune prise, après un trop long séjour en mer17.
12Plus que tout autre bâtiment du commerce, le navire corsaire est donc à la fois un village – en raison de la multitude : parfois plus de 300 hommes à bord –, et un garde-manger flottant. En effet, la nourriture emportée pour tous ces hommes est importante : du lard, du pain, des œufs, des légumes, de l’eau, mais comme tous ces aliments se corrompent toujours trop vite en mer, on emmène alors également du cidre, du vin, de l’eau de vie, et aussi des animaux vivants, que l’on garde comme nourriture fraiche à bord (des vaches, des moutons, des poules, des canards qu’on réunit tant bien que mal sur le pont), sans oublier la nourriture pour tous ces animaux vivants. C’est aussi une école militaire, un navire de guerre, une ruche (où tout le monde s’affaire bruyamment lors d’une capture) et un chantier naval flottant (l’embarquement de nombreux artisans se justifie pleinement pour réparer rapidement et efficacement les dégâts subis par le mauvais temps et les attaques ennemies). Un monde fait de promiscuité, d’humidité, de saleté, de maladies, de blessures, de handicaps et de superstitions que seule l’autorité du capitaine et des officiers peut contenir. La vie et le destin de l’ensemble de ces hommes, hauts en couleurs, tous embarqués de façon volontaire, dépendent entièrement du comportement du navire face à l’adversité – les éléments naturels, mais aussi l’ennemi – et des décisions de l’état-major. Tous sont unis par un même destin de circonstance pour le meilleur et pour le pire, sans pouvoir s’éviter et s’échapper. Il leur faudra ensemble se sortir de toutes les situations délicates. En conséquence, chacun devra y mettre du sien car tout le monde vaincra ou sera vaincu.
Les campagnes
13Une fois la déclaration de guerre officialisée, la chasse aux bâtiments ennemis paraît a priori évidente dans sa finalité et les méthodes : se rendre rapidement à un endroit fréquenté par l’ennemi, y repérer un bâtiment de valeur intéressante, le chasser, puis l’amariner18. S’il s’agit d’une « belle » prise, on la conduit dans le port français le plus proche. S’il s’agit d’une embarcation de moindre intérêt, on se contente de la rançonner et de la relâcher ensuite19. La réalité s’annonce pourtant plus complexe. En effet, il faut que le capitaine se conforme à une législation précise, voire tatillonne, ou même contrariante, qui influence nettement son comportement et sa stratégie, à défaut de lui dicter sa conduite. Ainsi, sous Louis XIV, l’ordonnance du 30 septembre 1693 interdit « de ne rançonner aucun bâtiment chargé de blés, à peine de perdre la rançon20 ». Celle du 2 décembre 1693 défend de le faire pour « les bâtiments ennemis au-dessus de dix mille livres et au-dessous de mille livres21 », mais celle du 17 mars 1696 le permet pour les petits bâtiments ennemis « au-dessous de mille livres… et jusqu’à quinze mille livres au plus22 ». L’ordonnance du 6 février 1697 autorise « les capitaines des vaisseaux armés en course pour l’Amérique, d’y faire des rançons jusqu’à trente mille livres23 ». Sous Louis XVI, l’arrêt du 11 octobre 1780 interdit à tout capitaine de corsaire de rançonner les bâtiments ennemis, si ce n’est dans les mers d’Irlande, les canaux de Bristol et de Saint-Georges, et le Nord-ouest de l’Écosse24. Avec l’ordonnance du 30 août 1782, cette interdiction devient totale à compter du 1er décembre suivant25. Finalement, l’arrêté du 2 prairial an XI accorde de nouveau ce droit, mais sous conditions : « Ils ne pourront même rançonner un bâtiment évidemment ennemi, sans l’autorisation de leurs armateurs et autres formalités préalables ci-après indiquées26… »
14De même, les pêcheurs se trouvent officiellement plus ou moins épargnés selon les époques, ce qui restreint encore davantage les chances de capture. Louis XVI, ému par le sort des pêcheurs français ou anglais, adresse une lettre à l’Amiral, le 5 juin 1779 :
« J’ai donné ordre à tous les commandants de mes bâtiments, aux armateurs et capitaines des corsaires, de ne point inquiéter, jusqu’à nouvel ordre, les pêcheurs anglais, et de ne point arrêter leurs bâtiments, non plus que ceux qui seraient chargés de poissons frais, quand même ce poisson n’aurait pas été pêché à bord de ces bâtiments, pourvu toutefois qu’ils ne soient armés d’aucunes armes défensives, et qu’ils ne soient pas convaincus d’avoir donné quelques signaux qui annonceraient une intelligence suspecte avec les bâtiments de guerre ennemis27. »
15Un arrêt du Conseil reprend cette interdiction, le 6 novembre 178028.
16En revanche, selon les conflits, la réglementation encourage plus ou moins la capture de certains types de bâtiments, que les corsaires ont tendance à éviter. L’ordonnance du 10 septembre 1692 porte qu’il sera payé « aux capitaines des vaisseaux armés en course, la somme de deux mille livres pour chacun des paquebots qu’ils pendront, qui passent d’Espagne en Angleterre29 ». La déclaration du 24 juin 177830 et l’arrêté du 2 prairial an XI31 attribuent des gratifications à ceux qui osent attaquer des navires particulièrement armés. Selon le nombre et le calibre de canons pris, mais aussi le nombre de prisonniers, l’équipage sera récompensé. Les navires corsaires ennemis, que l’on évitait autrefois parce qu’on les considérait comme « des marchands de boulets qui ne rapportent rien parce qu’ils n’ont pas de cargaison », prennent de ce fait un intérêt nouveau, que les Granvillais exploitent à partir de la guerre de Succession d’Autriche.
17Pour empêcher toute tentative de recel, l’ordonnance de 1681 reprend deux interdictions, qui remontent à la fin du Moyen Age : celle de couler volontairement un navire ennemi et celle de cacher une prise aux autorités32. Il semblerait toutefois, selon François Robidou, qu’une circulaire ministérielle datée du 24 floréal an IV, ait recommandé aux capitaines « de détruire tous les bâtiments qu’ils n’auraient pas la certitude de pouvoir faire arriver en France », afin de prévenir la reprise des navires anglais capturés et la diminution des équipages corsaires français33. Aucun texte législatif ne reprend cependant le contenu de cette circulaire.
18Une fois sa prise amarinée, le corsaire doit se soumettre encore à une autre réglementation précise, s’il veut voir sa capture légitimée par le Conseil des prises34. Elle l’oblige à dresser l’inventaire des pièces du bord, à les rassembler dans un sac cacheté, à assurer la conservation des marchandises, à empêcher tout pillage35, à fermer les écoutilles et à conduire la prise au port français le plus proche36. Là, avec le rapport rédigé par le conducteur de la prise précisant très exactement les circonstances de la capture, commence l’instruction d’un dossier37, lequel est remis au Conseil des prises, qui légitime ou non cette prise après avoir contrôlé le respect des réglementations en vigueur.
19Rien ne doit donc échapper au Secrétariat de la Marine, qui entend garder le contrôle des opérations du début jusqu’à la fin. Compte tenu de ces interdictions, inflexions, incitations et obligations, le capitaine et son armateur ont tout intérêt à se tenir parfaitement au courant des réglementations en cours.
Les circonstances
20Grâce aux nombreux rapports que les capitaines déposent aux greffes des différentes amirautés où ils ont conduit leurs prises, mais aussi aux rôles d’armement précieusement conservés au SHDM de Cherbourg, il s’avère possible de repérer les circonstances dans lesquels s’effectuaient les campagnes corsaires des Granvillais, de définir à quelle période de l’année elles se déroulaient ainsi que la localisation des prises.
21D’une manière générale, certains historiens ont parlé de « course d’été » et de « course d’hiver », sans que cette distinction ait véritablement été vérifiée dans les différents ports. La dernière aurait été nettement préférée. Ces deux affirmations semblent pourtant bien fondées, puisque la répartition mensuelle des 117 armements granvillais, dont les dates sont connues, les confirme pleinement38. Si l’on considère que la course dite « d’été » commence en avril et se termine six mois plus tard, soit en septembre, il ressort que 47 des armements débutèrent en été, tandis que 70 autres le furent en hiver Cette préférence évolue toutefois sensiblement entre le XVIIe et le XVIIIe siècles. Guillot, commissaire de marine à Saint-Malo, s’en explique en juillet 1745 :
« Sous Louis XIV, les sorties des corsaires étaient infiniment plus nombreuses pendant l’été. Sous Louis XV, les armateurs continuent à préférer ces sorties d’été et expédient de nombreux corsaires à partir des mois d’avril-mai. Mais ces sorties deviennent de plus en plus impossibles car les mers l’été sont incessamment sillonnées par les escadres anglaises et seul “un coup d’hiver” peut en protéger. Il n’est plus possible de faire la course l’été39. »
22Les raisons de cette préférence pour la course d’été, sous Louis XIV, ne sont pas clairement évoquées. En revanche, les causes de sa désaffection progressive sont précisées : elle est due à la présence efficace des escadres anglaises. La supériorité numérique des vaisseaux de guerre anglais est en effet flagrante au milieu du XVIIIe siècle, au moment où s’ouvrent les conflits du règne de Louis XV avec l’Angleterre, de nature à gêner considérablement la poursuite de cette course d’été. Une autre cause essentielle peut également être avancée. Les levées d’hommes pour équiper les vaisseaux du roi s’effectuent généralement au printemps pour partir en campagne à la belle saison. Comme la crise des matelots débute sous la guerre de Succession d’Autriche et qu’elle ne cesse de s’accentuer les années suivantes, les armateurs corsaires éprouvent désormais de plus grandes difficultés à composer leurs propres équipages pour l’été.
23Des avantages appréciables se dégagent pourtant rapidement dans l’esprit de ces armateurs à pratiquer la course en hiver, car septembre constitue le « temps où se font les retours des vaisseaux anglais des Indes orientales et occidentales40 »… Le même commissaire de marine, Guillot, les expose, dès 1744 : « L’hiver est le temps de la course parce que les nuits sont plus longues, que les corsaires peuvent éviter les vaisseaux de guerre et attraper divers navires que le mauvais temps écarte des convois41. » En février 1781, l’armateur Deslandes se laisse tenter : il affirme avoir à Cherbourg un lougre et qu’il aimerait bien le faire sortir « dans un moment aussi favorable que celui-ci où il peut faire des reprises considérables42 ». La préférence pour la course hivernale s’installe alors définitivement, au fil des conflits.
24Sous l’Empire, celle d’été n’est pratiquement plus envisageable si l’on en croit un courrier du commissaire malouin, M. Gaude, adressé au ministre de la Marine, le 11 avril 1806 :
« La force des stations ennemies qui couvrent la Manche et dont le nombre augmente continuellement, l’accroissement des jours qui ne laisse plus l’espoir d’échapper à la faveur de la nuit à la poursuite de l’ennemi, et moins encore de faire atterrir les prises que l’on aurait pu faire ont convaincu les armateurs que leur véritable intérêt était de suspendre la course pendant les mois d’été ; en conséquence ils se sont déterminés à faire rentrer leurs navires43. »
25Les Granvillais eux-mêmes conviennent de la préférence hivernale : « septembre-octobre est le temps le plus propice à la course44 »… En effet, si l’on enlève les armements corsaires du règne de Louis XIV, pour les raisons évoquées ci-dessus, mais aussi parce que bon nombre de dates d’armements demeurent inconnues, il devient évident que la course granvillaise stricto sensu fut davantage pratiquée en hiver qu’en été : 69 armements débutèrent en hiver, contre 39 en été, soit respectivement 64 % et 36 %.
26En précisant la localisation des captures, ces mêmes déclarations de prises effectuées dans les différents greffes d’Amirauté évoquent indirectement les zones de chasse fréquentées par les corsaires et, par voie de conséquence, les « routes » qu’ils empruntaient. Certes, la fiabilité des instruments de navigation, utilisés pour trouver la position du navire, ne méritaient qu’une confiance limitée. La latitude fut longtemps calculée à l’aide d’un bâton de Jacob (appelé aussi arbalète) ou d’un quartier de Davis. L’alignement des rayons du soleil avec la visée d’horizon ou la mesure de la hauteur des astres donnait des indications assez fiables, lorsque le ciel était bien dégagé. Les fouilles archéologiques sous-marines, entreprises sur les épaves de corsaires en baie de Morlaix et de Saint-Malo, prouvent que le bâton de Jacob et le quartier de Davis furent encore utilisés, jusqu’à la moitié du XVIIIe siècle, pour trouver la latitude du navire. Ce n’est qu’à partir du milieu du XVIIIe siècle que l’octant45 remplaça le quartier de Davis46. Quant à la longitude, elle resta un problème épineux pendant tout l’Ancien Régime. Bien que l’on ait compris, dès le XVIe siècle, que le principe résidait dans le calcul simultané de l’heure du bord d’un navire et de celle d’une position fixe connue (le méridien d’origine) pour connaître le décalage horaire, son calcul restait encore un mystère au début du XVIIIe siècle. Il fallut attendre le résultat de travaux réalisés de front par des astronomes et des horlogers, dans les années 1760-1770, pour pouvoir déterminer avec précision les longitudes en mer à l’aide d’horloges efficaces.
27Il en résulte que la précision dans le calcul de la position (exigé dans les déclarations de prises) s’avérait assez peu probante. La latitude paraissait acceptable, même si certaines mésaventures pouvaient inciter à penser le contraire47 ; en revanche la longitude l’était beaucoup moins. À vrai dire, les capitaines et les pilotes se fondaient plus sur l’expérience pour naviguer à vue dans des eaux qu’ils avaient l’habitude de fréquenter en temps de paix. Leur connaissance empirique dépassait très certainement l’enseignement tiré des cartes et des instruments contemporains de navigation, trop imprécis. En conséquence, chacun prenait ses repères où et comme il le voulait. La réglementation concernant la guerre de course de 1688 à 1815 exigeait d’indiquer lors des déclarations de prise en quel lieu, ou à quelle hauteur la capture avait été accomplie. Une exigence plus poussée, eu égard aux piètres performances des instruments de mesure, paraissait irréaliste, et sans doute superflue pour les contemporains qui ignoraient le concept actuel des « eaux territoriales ». À la fin du XVIIe siècle, la précision est presque toujours donnée par rapport à un cap, un port important ou une île (« au nord-ouest du cap Finistère », « à 40 lieues à l’ouest d’Ouessant », « à la hauteur du cap Clear », « au large de la Bretagne »). Les informations sont lacunaires et les distances très approximatives. Au XVIIIe siècle, certains capitaines osent donner des relevés plus précis. Mais quel crédit peut-on accorder à ces indications quand on ignore le méridien de référence utilisé par le capitaine ou quand on est surpris par le choix du méridien retenu ? En 1757 et 1758, le Machault et le Comte de la Rivière estiment la position de leurs prises en se référant au « méridien hollandais48 ». En 1779 et 1780, le Monsieur et le Duc de Coigny utilisent le méridien de Ténériffe et le méridien de Paris49. Les raisons de ces choix demeurent obscures.
28Compte tenu de toutes ces imprécisions aux multiples raisons, le désir légitime de tracer une carte indiquant la localisation précise de toutes ces prises paraît ambitieux et gênant. Pour la période « louisquatorzienne », l’exercice peut néanmoins être tenté en raison de la nature des indications données puisqu’elles se réfèrent généralement à un lieu géographique terrestre bien connu. Le résultat, quoique contestable, peut se révéler riche d’enseignements.
29La carte évoquant la localisation des prises réussies50 par les corsaires granvillais au cours de la guerre de la Ligue d’Augsbourg indique clairement où se trouvaient ces zones de chasse. La plus importante d’entre elles s’étendait entre le sud de l’Irlande, les Cornouailles et le Finistère, et correspondait à l’ouverture de la Manche et de la mer d’Irlande. À cette époque, la mer de la Manche était déjà très fréquentée. Les voies maritimes commerciales reliant l’Angleterre, le nord de la France, la Hollande et les pays du Nord avec l’Amérique, l’Inde et l’Afrique passaient nécessairement par cet « enmanchement » comme l’on disait alors. La stratégie des corsaires consistait donc à attendre le passage de ces bâtiments à proximité d’un cap susceptible de leur servir de point de repère fiable après un séjour plus ou moins long et fatigant en mer. « C’est à leur atterrage et non en pleine mer qu’ils peuvent espérer de rencontrer des navires51. » Les captures furent donc nombreuses autour du cap Clear, au sud de l’Irlande, des îles Sorlingues52 et du cap Lizard, à la pointe des Cornouailles, et de l’île d’Ouessant, au large du Finistère, parce que ces endroits constituaient des lieux de passage obligatoires pour qui voulait relier rapidement les grands ports de commerce en Manche53. Si l’attente des navires ennemis s’avérait trop longue et infructueuse, les corsaires n’hésitaient pas à élargir leur zone de croisière en direction du cap Finisterre, au nord-ouest de la péninsule ibérique. Tous les navires revenant de Méditerranée ou d’Afrique devaient effectivement contourner ce dernier cap, avant de remonter en haute mer vers l’Angleterre en s’éloignant prudemment de la France.
30Les Granvillais connaissaient très bien les côtes d’Espagne et du Portugal pour les fréquenter régulièrement en raison de la pêche terreneuvière, puisqu’ils avaient l’habitude de livrer leurs cargaisons de morue sèche à Marseille. Ils poussaient donc leurs investigations aux alentours de l’archipel portugais des Berlingues, en face de Peniche, non loin de Lisbonne où ils pouvaient conduire leurs prises, voire plus loin encore. En 1692, Beaubriand-Lévesque navigua, en compagnie du François d’Argouges de Saint-Malo, le long des côtes marocaines où ils capturèrent un navire anglais à proximité du port de Salé54.
31Certains n’hésitaient pas à s’aventurer dangereusement le long des côtes anglaises, à l’image du célèbre corsaire honfleurais Jean François Doublet, commandant le Jeune Homme en été 1693, qui opéra une razzia parmi les caboteurs anglais, d’abord près de Douvres, puis à l’intérieur du Canal de Bristol.
32Le théâtre des opérations menées par les petits corsaires sous Louis XIV reste inconnu. L’absence de prises et de documents les évoquant amène à n’émettre que des hypothèses. La logique incite à penser que leur rayon d’action se réduisait aux côtes manchoises et aux archipels anglo-normands où ils espéraient capturer de petits bâtiments jersiais ou guernesiais s’adonnant à la pêche au poisson frais, ou à la cueillette du varech, ou encore à la contrebande, activités qui se pratiquaient souvent à Chausey ou aux Minquiers. Ils pouvaient également sévir le long des côtes anglaises, comme le fit le Chevalier d’Honneur, barque longue de petit tonnage, qui captura des heux anglais sur les côtes de l’île de Wight, en 170855. Ces petits corsaires, capables de naviguer aisément entre les rochers et les hauts-fonds à des endroits peu accessibles par des bâtiments moyens, de surgir et de se retirer tout aussi rapidement, paraissaient a priori avantagés pour des opérations d’embuscade et de harcèlement, fondées sur l’effet de surprise. Leur capture, vraisemblablement par les redoutables corsaires de Jersey et de Guernesey, ainsi que l’absence de prises à mettre à leur actif montrent toutefois clairement les limites de cette stratégie.
33Ces zones de chasse évoluent cependant par la suite, au XVIIIe siècle. Différentes pénuries, le manque de capitaux et la maîtrise plus ou moins écrasante des mers par les Anglais au fil des conflits influent inévitablement sur les stratégies des Granvillais. Sous Louis XV, le théâtre d’opération se réduit à l’ouverture de la Manche et de la mer d’Irlande. Au règne suivant, pendant la guerre de l’Indépendance américaine, les corsaires s’aventurent plus loin dans l’Atlantique. La gêne produite par les flottes alliées à l’encontre des Anglais ainsi que la taille imposante des navires corsaires donnent confiance aux Granvillais qui n’hésitent pas à croiser à plusieurs journées de distance des côtes françaises. Même si certains corsaires descendent encore vers le sud, ils restent cependant au large de la Bretagne, sans s’approcher de la péninsule ibérique. Les prises conduites à Lorient, Vannes et Nantes démontrent clairement qu’ils ne s’aventurent plus au-delà.
34Lors des guerres de la Révolution et de l’Empire, le théâtre d’opérations se réduit de nouveau. Les pénuries cumulées, devenues trop fortes, limitent considérablement les ambitions des armateurs. Seule, la zone ouest de la Manche, entre le cap Lizard, Brest, Cherbourg et l’île de Wight, est désormais concernée.
À quoi ressemblait une campagne corsaire ?
35Deux croisières, radicalement opposées dans leurs déroulements respectifs, illustrent clairement le déroulement possible d’une campagne. La première, couronnée de succès, est menée par Jean Beaubriand-Lévesque à bord du Jean de Grâce56 en 1690. La deuxième, n’offrant que des déceptions, est menée en 1705 par Pierre Ruault, sieur des Champs, à bord de la Suzanne57. Ces deux exemples montrent l’amplitude géographique que pouvait revêtir une campagne corsaire sous Louis XIV.
36Dans les derniers jours de septembre 1690, le Jean de Grâce sort du port de Granville en direction de l’ouverture de la Manche et en compagnie d’une autre frégate granvillaise, le Juste. Le 30, ils prennent un petit bâtiment anglais, une « citronnière », qu’ils font conduire à Granville58. Puis ils se séparent. Le Juste continue de croiser à l’ouverture de la Manche, tandis que le Jean de Grâce descend vers le sud. Le 23 octobre, après plusieurs jours sans rien rencontrer, ce dernier voit au matin, à la hauteur de Bordeaux, une frégate corsaire hollandaise de 150 tonneaux environ, le Jeune Homme de Middelburg, armée de 16 canons et montée par 86 hommes. Le Jean de Grâce la poursuit durant six heures, la combat violemment pendant trois heures avant de la capturer enfin59. Beaubriand-Lévesque conduit sa prise à Nantes, où il reste durant la réparation de son navire et la vente du Jeune Homme. En début décembre 1690, il ressort et remonte vers les Sorlingues. Le 9, « étant sous les 49°60 », il rencontre la frégate malouine, la Joyeuse, avec laquelle il s’associe pour continuer sa course. Le lendemain matin, à vingt-cinq lieues à l’ouest-sud-ouest des Sorlingues, ils surprennent un bâtiment anglais de 65 tx, l’Avantage, armé de deux canons de trois livres et conduit par un équipage de onze hommes, qu’ils chassent et capturent. Le 15, étant à l’aube « à 35 à 40 lieues au nord-ouest-quart-ouest des Sorlingues », ils aperçoivent la Licorne de 300 tx, armée de dix canons de six livres et manœuvrée par trente hommes d’équipage, dont ils s’approchent « en nageant » (comprendre en ramant) et en se faisant tirer par leurs chaloupes à cause du manque de vent. L’opération dure toute la journée. Vers 16 heures enfin, la prise s’effectue aisément après quelques coups de fusil. Au cours de ce combat, ils remarquent une flûte anglaise de 250 tx, l’Elisabeth, armée de quatorze canons (de quatre livres), montée par vingt hommes d’équipage, qu’ils chassent jusqu’au lendemain matin, une demi-heure avant l’aube. Après une courte canonnade, le navire anglais amène ses couleurs. Au même moment, ils découvrent la présence d’un autre navire anglais de 100 tx, le Jean, armé de onze canons et monté par vingt et un hommes, dont ils s’approchent en arborant le pavillon anglais. Après avoir hissé pavillon français, puis tiré une volée de canon et de mousqueterie, ils finissent par le capturer sans résistance. Pour empêcher une éventuelle reprise de ces quatre navires, les deux corsaires les conduisent eux-mêmes à Saint-Malo. Ils y arrivent le 21 décembre 1690. La relâche dure quelques semaines. Le Jean de Grâce ressort en janvier 1691, en direction de l’ouverture de la Manche. Le 12 février, étant à 45 lieues à l’ouest des Sorlingues, il prend l’Elisabeth après cinq heures de chasse61. Le 28, à la vue du cap Lizard, il capture un petit navire hollandais, la Jacquemine, qui se rendait à Bilbao sur son lège62. Cette campagne lui a donc fourni huit prises : cinq en association et trois en étant seul. La course suivante, à bord du même navire, le mènera d’abord aux Sorlingues, puis sur les côtes espagnoles, portugaises et marocaines, avant de remonter vers les Sorlingues, pour revenir ensuite sur les côtes portugaises et enfin revenir à Granville avec la satisfaction d’avoir réussi au moins cinq prises (deux en association avec le malouin François d’Argouges, trois seul).
37La campagne de la Suzanne, en 1705, se déroule très différemment selon le rapport de son capitaine, Pierre Ruault, sieur des Champs. Armé en course avec 12 canons et 85 hommes, ce navire de 100 tx appareille le premier novembre 1705. Il commence sa campagne sur les côtes d’Angleterre, où il ne rencontre que des corsaires ou des neutres, ce qui l’oblige à chasser autre part. Il descend alors vers l’Espagne, relâche le 25 décembre à Vigo, sur les côtes de Galice, pour espalmer. Ressorti le 2 janvier 1706 sur la côte portugaise, il prend enfin deux jours plus tard une caiche anglaise chargée de vin et de châtaignes, sortant de Viana do Castelo pour se rendre à Londres, aussitôt conduite en Espagne. Manquant de vivres, il fait une nouvelle relâche à Vigo, le 12, mais l’équipage se mutine. Parce qu’il voulait descendre à terre pour chercher des vivres, le capitaine
« demanda au sieur de la Duvandière, capitaine volontaire, de retenir l’équipage au bord ; cependant en l’absence du déclarant, ledit Duvandière, au préjudice de ses ordres, fit ses efforts pour soulever l’équipage contre le déclarant et envoya quatorze hommes dudit équipage à terre, étant tous de sa ligue, lesquels, sur le soir du vingtième dudit mois de janvier, voyant ledit déclarant en compagnie des sieurs consul et commissaire de la Marine et autres, allèrent l’attaquer et l’insulter, ce qui obligea ledit sieur commissaire d’en frapper quelqu’un de deux coups de canne ; et fit même aux arrêts le patron de chaloupe ce que, vu par les autres, ils dirent tous qu’ils voulaient aller avec ledit patron de chaloupe ; ce qu’ils firent volontairement ; le lendemain 21e au matin, ledit sieur de la Duvandière, en ayant eu avis, envoya le maître Baume leur dire de prendre courage et leur défendre de sortir jusqu’à ce qu’il fût aller les quérir, et qu’il leur dirait ce qu’il faudrait faire et (ils) refusèrent de sortir, quoique ledit sieur consul les voulût mettre dehors, ainsi que le déclarant ; ce qui lui causa un grand retardement. Cependant quelques jours après, ils voulurent bien sortir et se rendre à bord, mais ils voulurent forcer le déclarant de leur donner un billet qu’il les mènerait en France ; auquel effet il fit voile dudit lieu le 23e dudit mois de janvier63 »…
38Trois jours plus tard, le corsaire accomplit une prise qu’il conduit, le 3 février, à Saint-Malo, où il établit son rapport, « refusant de mettre sa plainte contre ledit de la Duvandière et autres mutins et rebelles de son équipage ». Cet intéressant témoignage nous montre une mutinerie typique de ce siècle : une partie d’un équipage, comprenant des matelots, mais aussi des membres de la maistrance (un patron de chaloupe) et des officiers-majors (le capitaine volontaire), profite d’une escale pour se rebeller contre le capitaine. Sans aucun doute, la fatigue du voyage – deux mois et demi de croisière déjà effectués –, la déception de n’avoir réussi qu’une seule prise, le manque de vivres et le découragement motivent cette rébellion. Pourquoi le capitaine ne donne-t-il pas de suite à cet acte grave (mais rare selon Alain Cabantous64) après l’avoir déclaré ? Craint-il que l’administration lui reproche un abus de pouvoir et des maladresses de commandement ou qu’elle ne laisse tomber l’affaire ? Sans nier la vraisemblance de cette explication, il est possible aussi que le capitaine Ruault éprouve simplement de la compassion pour ces mutins déçus et fatigués. Le consul lui-même semble bien tolérant, puisqu’il veut les relâcher simplement, après qu’ils se soient volontairement constitués prisonniers (préférant donc subir les conséquences de la mutinerie à la poursuite de la croisière). D’ailleurs, tout rentre dans l’ordre lorsque le capitaine signe un billet dans lequel il prend l’engagement d’arrêter la campagne pour se rendre en France. Toujours est-il que le bilan de cette aventure insolite et éprouvante s’avère bien maigre : deux prises après avoir navigué entre l’Angleterre et le Portugal pendant quatre mois. Les meilleures volontés pouvaient en effet se décourager.
39Entre ces deux campagnes très différentes, toutes sortes d’aventures sont possibles, bonnes ou mauvaises. Le rapport de Julien Deshayes65, capitaine de la Revanche66 sous Louis XV, le démontre clairement. Ce corsaire sort de Granville, le 26 avril 1747, et arrive deux jours plus tard sur son lieu de chasse, à l’ouverture de la Manche, très au large de l’Irlande, « sur les 49° de latitude et 12° de longitude ». Il ne quitte plus cet endroit pour y attendre patiemment les navires de passage. Certains sont des adversaires qu’il combat seul ou en société avec un autre corsaire granvillais (le Conquérant, venu croiser dans la même zone). D’autres sont des neutres qu’il visite malgré tout, en vérifiant leur nationalité et leur cargaison, pour contrer une éventuelle entourloupe d’un ennemi déguisé. En effet, prédateurs et victimes potentielles excellent en débrouillardise pour mener à bien leurs opérations. La crainte, la ruse et la suspicion côtoient la patience, la force et la persévérance. Toutefois, à force de recourir à la ruse, on embrouille les situations. Ainsi, la Revanche se méprend et attaque longuement un autre Français qui croit lui-même fuir un Anglais. La compétence du capitaine corsaire dénonce alors l’incompétence de l’autre qui refuse d’entendre raison malgré les vives protestations de tout son équipage avant de se rendre à l’évidence… Au total, le bilan provisoire de la Revanche, après seulement un mois de course, se solde par une rançon, la prise d’un corsaire et de trois bâtiments du commerce, une mésaventure avec un navire français, une autre mésaventure à l’encontre d’un navire hollandais à la suite de la méprise d’un bâtiment Portugais qui lui avait fait croire que la guerre était déclarée entre la France et la Hollande alors qu’elle ne l’était pas (mais peut-être s’agissait-il en réalité d’une perfidie de l’équipage portugais pour sortir d’une situation difficile). Ce bilan curieux, mais satisfaisant, témoigne pleinement de la variété des situations que pouvait rencontrer tout corsaire. Aventures et mésaventures se côtoyaient allègrement, selon les circonstances, pouvant aussi bien conduire à la richesse qu’à la captivité ou au naufrage. L’ensemble des témoignages de campagnes et de captures dévoile alors les tactiques utilisées par les uns et les autres face à l’ennemi.
Les associations de corsaires
40Depuis 158467, les associations entre corsaires sont permises, voire même encouragées (tout au moins auprès des Malouins par l’État à la fin du XVIIe siècle68). Une société de capitaines de navires armés en course se fait aisément. Un accord verbal suffit alors. La répartition des gains obtenus par la vente des captures communes est opérée selon le nombre de canons et la force des équipages. Eu égard au nombre important de contestations émanant des armateurs, une preuve écrite contenant les conditions et les signatures des capitaines est désormais exigée par un règlement en janvier 1706. « Défendant Sa Majesté d’avoir aucun égard aux sociétés verbales, qu’elle déclare nulle et de nul effet69. » Toutefois, craignant sans doute la disparition de ces sociétés que ces contraintes pourraient entraîner, l’article 5 du même règlement adoucit la rigueur des nouvelles dispositions :
« Lorsque plusieurs corsaires, sans être unis par aucune société, auront donné en même temps dans une flotte, ils partageront entre eux, à proportion du calibre de leurs canons et de la force de leur équipage, le produit de tous les bâtiments qui en auront été pris, de même que s’ils avaient fait société, ayant tous également contribué à la prise70. »
41Le 20 août 1706, un jugement du conseil oblige donc le Comte de Mellerand à partager une prise, qu’il avait pourtant accomplie seul, puisque un acte de société avait été signé le 9 juin avec le Pelsaire de Saint-Malo « par lequel ils se promettaient part dans toutes les prises qu’ils feraient ensemble à vue ou séparément pendant un mois à compter du jour et date du billet de société71 ».
42Dans sa thèse, Anne Morel affirme le peu d’entrain des Malouins pour croiser en société : « Soit individualisme poussé à l’excès, soit répugnance à partager avec un autre le profit de la course, on n’a jamais pu contraindre les Malouins à sortir qu’isolés72. » Ce ne fut pas le cas à Granville. Lors de la guerre de la Ligue d’Augsbourg, 29 des 84 prises (dont les circonstances de capture sont connues) effectuées par les Granvillais, armés en course, le furent sous association. Si l’on inclut les captures effectuées par les bâtiments armés en guerre et marchandises, le rapport est de 33 sur un total de 101 prises. Dans les deux cas, la proportion est d’un tiers. Ces associations (majoritairement à deux, mais parfois à trois) s’opéraient presque toujours avec des Malouins. La moitié de ces associations furent effectuées par Jean Beaubriand-Lévesque, soit d’une façon directe en commandant le Jean de Grâce, soit d’une façon indirecte en étant l’armateur du Jeune Homme. Était-ce la manifestation d’une aptitude naturelle à commander simultanément plusieurs navires naviguant de conserve ? Ou bien une façon intéressée d’attirer l’attention du ministère de la marine sur un capitaine corsaire capable de commander un ou plusieurs navires du roi ? Une hypothèse n’exclut pas l’autre. Toujours est-il que Beaubriand-Lévesque fut rapidement remarqué par le ministre, Louis de Pontchartrain, qui lui confia effectivement, dès 1695, le commandement de plusieurs vaisseaux du roi dans des armements mixtes.
43Ces « sociétés de corsaires » connurent indiscutablement leur apogée sous Louis XIV. Elles perdurèrent cependant jusqu’en 1815, de façon très irrégulière, très majoritairement avec des Malouins, parfois entre Granvillais, mais aussi quelquefois avec des Nantais. Elles étaient généralement le fait de deux corsaires, guère plus, afin de ne pas trop disperser le profit de la course.
44Les associations tendent manifestement à diminuer, voire à disparaître, pendant les conflits où l’armement maritime français est sérieusement perturbé. Pendant la guerre de Sept Ans et les guerres révolutionnaires, elles paraissent inexistantes. Les deux seuls cas semblent davantage relever du concours de circonstances que d’une entente prédéfinie. Le désir de capturer sans devoir partager les gains, eu égard aux sévères complications d’armement dans un contexte particulièrement difficile, suffit à justifier ce choix stratégique.
45Curieusement, ces associations peuvent être le fait de gros corsaires comme le Grand Grenot (300 tx), qui s’unit exceptionnellement en 1746 avec le Duc d’Estissac (200 tx) de Saint-Malo, ou encore le Monsieur (475 tx), qui s’associe pendant une dizaine de jours en 1779 avec le Comte d’Artois (350 tx) de Lorient pour accomplir trois prises, tout comme la Madame (390 tx) avec le Duc de Mortemart (seulement 90 tx !) ou le Duc de Chartres (150 tx) de Saint-Malo au cours de ses deux premières campagnes.
46Les différends entre armateurs, fréquents lorsque la prise promet des gains particulièrement intéressants et que les conditions de capture laissent place à une possible contestation, incitent progressivement les uns et les autres à se méfier des associations. La « rapacité naturelle des armateurs74 » pousse certains d’entre eux à nier des sociétés établies verbalement ou à profiter de l’absence momentanée d’un sociétaire écarté pour une raison quelconque (ennui de navigation, poursuite d’une autre prise, etc.), mais aussi à revendiquer une participation à une capture alors qu’il n’en était que le témoin. Ainsi, le Monsieur et le Comte d’Artois de Lorient partagent, en 1779, les gains de plusieurs captures communes en vertu d’une association reconnue par eux. Le Comte d’Artois ne peut pourtant pas prétendre au partage des gains provenant de la vente de la prise, le Héros, malgré une argumentation forte de son armateur. Le capitaine prétend en effet s’être associé verbalement avec le Monsieur, « s’être donné des signaux alors qu’ils conduisaient ensemble une prise à Morlaix et qu’ils avaient été attaqués par deux vaisseaux de guerre anglais et que le Comte d’Artois avait été pris75 ». Une requête des armateurs du Monsieur contre ceux du Comte d’Artois est rapidement adressée au Conseil des prises pour contester cette version des faits76. Selon eux, la prise a été accomplie hors association. Les armateurs du Monsieur obtiennent bien l’intégralité des gains77. La démarche reste donc vaine pour les Bretons78. Était-elle motivée par la déception de voir leur corsaire capturé après une piètre campagne ? On peut le penser.
Les tactiques
47La rapidité et la puissance guerrière s’avèrent déterminantes sur un corsaire, car il faut vaincre ou fuir. Cette alternative repose à la fois sur les qualités voilières du navire, la force des armes, mais aussi sur la compétence de l’équipage. En présence de l’ennemi, tout est affaire d’intelligence, d’adresse, de culot et de débrouillardise. N’en concluons pas pour autant que l’action des corsaires résidait dans la témérité et le combat. Un mémoire anonyme, adressé au ministère en février 1778, rappelle clairement les stratégies habituellement établies en début de campagne :
« Les armateurs ont toujours grand soin de recommander à leurs capitaines d’éviter les combats où il y a plus de gloire à acquérir que de profit à faire, et de fuir les navires même de leur force avec lesquels il n’y aurait que des coups à attraper. Très souvent, l’amour de la vie ne fait que trop bien exécuter ces ordres79… »
48Dès qu’un navire est en vue, l’équipage estime donc rapidement sa puissance de feu et sa valeur marchande. Il essaie de deviner sa nationalité en observant attentivement le gréement et la construction de la coque, tout en se méfiant des apparences, parfois trompeuses80. Un vaisseau de guerre est toujours à fuir car il n’y a rien à espérer contre un « marchand de boulets » trop puissant, capable de capturer aisément tout bâtiment moins bien pourvu. Un corsaire est à éviter car « il y a plus de coups à gagner qu’autre chose81 ». Les combats qui s’ensuivraient pourraient endommager excessivement son propre navire, l’obliger à relâcher longuement pour réparer à grands frais et, au bout du compte, rendre la campagne déficitaire. Toutefois, si la puissance guerrière adverse semble manifestement inférieure et si l’État offre des gratifications82, cette décision peut être remise en question. Le navire de commerce constitue la proie que le corsaire va activement rechercher. Il peut, pourtant, lui aussi se défendre s’il est bien armé, ou encore se révéler difficilement attaquable s’il se trouve placé dans un convoi, sous la protection de navires de guerre. En conséquence, après avoir observé sa proie et déterminé la meilleure tactique pour la capturer, le corsaire se comporte en prédateur. Le résultat en sera plus ou moins heureux, selon les circonstances, l’expérience de l’état-major, le comportement de l’équipage et la réaction de l’ennemi. Il appartiendra dès lors au Conseil des prises de valider cette capture ou non, à la lecture du dossier d’instruction établi par le greffe de l’Amirauté où sera conduit le bâtiment83. Les circonstances, en principe détaillées, y sont notifiées, afin de vérifier si la réglementation concernant la guerre de course a bien été respectée. Même si l’acte lui-même rappelle celui du pirate, puisqu’il s’agit de prédation, il est hors de question qu’il se conduise comme tel.
49Si les corsaires granvillais effectuèrent de nombreuses prises entre 1688 et 1811, les circonstances précises de capture demeurent inconnues pour bon nombre d’entre elles, sauf pour 238 d’entre elles. Les tactiques utilisées peuvent donc être répertoriées et le résultat soigneusement analysé.
50Ce classement met en évidence la rareté des combats : trente-deux prises seulement sur un total de deux cent trente-huit ont été accomplies par les armes, soit 13,4 %. Pour 86,5 % des captures, une intimidation suffisait pour faire comprendre à l’équipage adverse qu’il valait mieux se rendre sans opposer de résistance. Cette intimidation reposait sur le nombre et le calibre des canons, mais aussi sur la multitude d’hommes, avides et susceptibles de réaliser un abordage pour arriver à leurs fins. Quelques coups de canons enlevaient généralement toute idée de résistance à un équipage ennemi peu motivé à soutenir un combat qu’il savait perdu d’avance en raison d’une infériorité numérique flagrante. Contrairement à la légende répandue par les films hollywoodiens, les abordages furent rarissimes : deux seulement, dont un sans résistance.
Circonstances de capture | Nombre |
Intimidation | 178 |
Chasse et intimidation | 23 |
Combat | 14 |
Chasse et combat | 13 |
Chasse et abordage sans résistance | 1 |
Intimidation auprès du dernier navire d’un convoi | 1 |
Combat auprès du dernier navire d’un convoi | 1 |
Isolement d’un convoi et intimidation | 1 |
Isolement d’un convoi et combat | 1 |
Combat et abordage | 1 |
Défense et combat | 1 |
Ont profité de la détresse du navire | 1 |
Navire échoué | 1 |
Ruse d’approche et combat | 1 |
Total | 238 |
51André Lespagnol établit le même constat.
« L’écrasante majorité numérique des prises effectuées par les corsaires malouins au temps de Louis XIV l’a été sans combat véritable, voire sans combat du tout, au-delà de quelques coups de semonce incitant le navire marchand ennemi à baisser son pavillon sans résistance autre que formelle84. »
52Reprenant les calculs effectués par le docteur Corre sur près de deux mille dossiers de prise, il estime la fréquence des combats à un pour vingt prises (soit à 5 %)85.
53La stratégie mise au point par l’armateur explique cette faiblesse : s’il veut que la campagne soit pleinement bénéficiaire, le corsaire doit se comporter en prédateur, certes, mais pas en guerrier. Par conséquent, il doit éviter le combat pour ne pas endommager son propre navire, ni celui qu’il veut capturer car il serait mal venu d’en diminuer sa valeur marchande. Dans la guerre de course, la logique économique prévaut toujours sur la logique guerrière. Le corsaire doit donc s’imposer par la seule intimidation et, le cas échéant, recourir à la ruse.
54Généralement, seuls les navires armés eux-mêmes en course et les navires marchands fortement armés (ou naviguant de conserve) osent résister à un corsaire, lui contester sa supériorité, en affirmant ou en affectant une grande confiance dans leur puissance de feu86. Toutefois, lorsque l’issue du combat semble désespérée, le navire marchand amène toujours raisonnablement ses couleurs avant de subir inutilement un abordage sanglant.
55Malgré leur faible fréquence, les canonnades s’avèrent très souvent déterminantes et évidemment dangereuses. N.A.M. Rodger rapporte une différence dans l’utilisation des canons par les Français et les Anglais.
« On dit traditionnellement que les vaisseaux français ont tiré en hauteur, à roulis montant, pour rendre les mâts et les gréements de l’ennemi inutilisables, tandis que les vaisseaux anglais tiraient en bas, à roulis descendant pour maltraiter la coque et tuer les canonniers87. »
56Cette tradition, bien réelle dans la Royal Navy puisque de nombreux traités anglais du XVIIe siècle préconisaient les tirs bas pour leur grande efficacité, semble toutefois inappropriée dans le monde corsaire. Rien ne semble valider ou invalider pareille allégation, faute d’évocations sur le sujet dans les rapports de capitaines. La logique voulait que le souhait d’abîmer le moins possible le bâtiment que l’on désirait capturer, pour pouvoir le revendre ensuite au meilleur prix, désavouait le recours à une violence dévastatrice. Toutefois, dans une situation difficile voire désespérée, le recours au canon s’imposait inévitablement. « Tirer haut correspondait au choix logique d’un capitaine désireux de désemparer un ennemi supérieur, puis de fuir ou de conclure avec un avantage en manoeuvrabilité. Tirer bas visait à finir l’action de façon aussi rapide et décisive que possible88. » L’utilisation du canon obéissait parfois à une autre logique. « On pouvait tirer avec une charge moindre dans des cas précis, en vue d’obtenir un effet particulier : ne pas percer la muraille et créer ainsi des éclats de chêne sur la paroi intérieure, ces éclats étant dans bien des cas plus meurtriers que le boulet89. »
57Le recours à la ruse se justifiait dans l’approche. L’utilisation d’un faux pavillon, pour faire croire que le navire partage la même nationalité que l’ennemi, était chose courante, parfaitement admise par la réglementation.
« Il a toujours été admis aux armateurs en course d’avoir à bord tels pavillons qu’ils jugent à propos, et de s’en servir au besoin ; soit pour reconnaître par là plus aisément les vaisseaux qu’ils rencontrent, soit pour éviter la poursuite de ceux qu’ils croient plus forts qu’eux90. »
58La condition requise exigeait toutefois d’arborer le véritable pavillon national pour tirer le coup de semonce91. La ruse ne devait pas se confondre avec la perfidie92. En 1690, le Jean de Grâce n’hésita pas à utiliser le pavillon hollandais pour pouvoir s’approcher du corsaire de ce pays, le Jeune Homme, qui l’attendait, croyant être rejoint par un compatriote. À vrai dire, tous les corsaires, qu’ils soient de Granville ou d’un autre port, ont eu recours à ce stratagème pour approcher un convoi. La proximité d’un vaisseau de guerre assurant la protection imposait effectivement la prudence. Sous l’Antiquité, le général spartiate Lysandre affirmait déjà : « Les ruses sont aussi anciennes que la guerre et y ont toujours été admises ; elles sont surtout la ressource du plus faible : lorsque la peau du lion n’y suffit pas, il faut y coudre celle du renard93. » L’Aimable Grenot n’hésita pas par exemple, le 11 avril 1747, à utiliser les signaux saisis sur une prise pour pouvoir intégrer un convoi d’environ cinquante navires anglais, pourtant protégé par deux forts vaisseaux de guerre, et lancer ses attaques94.
59Les ruses utilisées par les corsaires sont finalement peu nombreuses. Elles se réduisent au maquillage d’une approche, à l’utilisation de navires « bâtis à l’anglaise » ou de navires de pêche pour tromper l’ennemi, à profiter de la nuit pour approcher ou disparaître, et parfois à faire illusion en arborant des canons de bois lorsque la pénurie se faisait trop sentir ou que la force d’intimidation semblait trop faible.
Les prises
60Les Granvillais capturent donc allègrement les bâtiments ennemis. Il s’agit surtout de navires de commerce (très majoritairement anglais) circulant sur les grandes routes commerciales qui relient les métropoles à leurs colonies ou encore à leurs alliés. Grâce à l’inventaire des marchandises établi pour l’instruction de chaque prise, la provenance, la destination et la nature des cargaisons sont bien connues. Au fil des conflits, l’on peut même suivre quelque peu l’évolution de ce commerce. Sous Louis XIV, l’Angleterre ravitaille ses colonies en vivres, draperies, mercerie, étain, plomb, sardines, bœuf, lard, beurre, fromages, cuir… Au retour, les navires ramènent des Antilles (Barbade, Antigua, Jamaïque) du sucre, du coton, du gingembre, du tabac, du cacao, de l’indigo, du bois de Brésil, des « dents d’éléphants » et du Surinam, différents sucres et moscouades. Ils rapportent principalement du tabac de Virginie, de Boston et de New York, des morues et de l’huile de morue de Terre-Neuve. La péninsule ibérique (la Galice, Porto, Lisbonne, Bilbao, Madère, Faro, Cadix) et les Canaries leur fournissent du vin, des oranges, des citrons, des raisins, des figues, des anchois. À Amsterdam, on cherche des fromages, des dentelles, des toiles, des étoffes, des planches, des barres d’acier, des lames d’épées… ; à Riga, en Russie, c’est plutôt du seigle et de l’orge, et à Dantzig, du bois et des planches. Les Granvillais n’hésitent pas à capturer des pêcheurs de retour de Terre-Neuve, mais aussi de simples embarcations, venues cueillir du varech à Jersey et à Chausey.
61Au XVIIIe siècle, sous les règnes de Louis XV et de Louis XVI, les échanges s’intensifient et les productions coloniales se diversifient. L’Angleterre alimente toujours ses colonies de la même façon (charbon de terre, beurre, lard, fromages, sel, laine, draps, farines…) mais aussi avec des produits importés et revendus ensuite à l’exportation comme le riz ou le froment. Les colonies anglaises d’Amérique du Nord exportent davantage leurs propres produits mais aussi ceux qui proviennent du Sud (Virginie : tabac, fer, fonte, bois ; Caroline : riz, raisins, peaux, rhum, indigo, vif argent, bois du Brésil, goudron ; Boston : sucre, guildive, tafia…). Les Antilles fournissent des sucres, du rhum, du tafia, de la guildive (une sorte de tafia), du coton, du bois, comme celui de gaïac, du tabac, du café, du gingembre, de l’indigo, de l’or, des clous de girofle, des dents d’éléphants, des écailles (carapaces) de tortues… et le Surinam, de l’or, du sucre, du cacao, du café. De Méditerranée, on ramenait des vins de Madère, de Malaga et de Porto, des raisins, des citrons et des oranges en quantité, de l’huile d’olive et d’autres produits encore que les Anglais ne pouvaient produire chez eux. Quant à l’Asie, elle demeure inexistante dans les cargaisons ; aucune prise ne revient de ce continent.
62Sous Louis XIV, il est aisé de répertorier les prises et de repérer les corsaires efficaces, car les archives contenant les jugements de prises sont assez complètes et bien conservées, à la différence des règnes suivants95. Les Granvillais qui capturent le plus s’appellent le Jeune Homme (25 prises et 5 rançons), le Jean de Grâce (20 prises), la Paix (20 prises). Ils sont armés par la famille Lévesque et leurs proches. En comparaison, les résultats obtenus pendant la guerre de Succession d’Espagne paraissent bien faibles.
63Du fait de la disparition de bon nombre de jugements de prise aux Archives nationales, la synthèse des captures effectuées entre 1744 et la Révolution française semble difficile à établir. Le recours aux archives locales de l’Ouest de la France, qui peuvent combler certaines lacunes lorsqu’elles existent encore, s’impose pour dresser un inventaire de ces prises.
64Les corsaires ayant accompli le plus de prises sont les trois Grenot de l’armateur Léonor Couraye, sieur du Parc, lesquels ont vu 31 de leurs prises légitimées. Le Conquérant établit vraisemblablement lui aussi un beau score au cours de ces quatre campagnes, mais il s’avère difficile de le prouver, eu égard à la pénurie d’archives. Assurément, certains navires reviennent bredouilles. Cela provient d’un manque de chance ou d’une mauvaise préparation. En effet, le bâtiment peut se révéler mal conçu, mal armé ou mal commandé ; il peut être aussi mal adapté au système militaire et économique mis en place par l’ennemi pour contrer la guerre de course française (il s’agit alors d’une mauvaise stratégie). D’autres encore sont rapidement capturés ou sombrent en mer, des suites d’une tempête ou d’une mauvaise rencontre avec l’ennemi, avant même d’avoir réussi une quelconque capture. Le Zélande disparaît mystérieusement en 1748, sans prise. Le Thamas Koulikan est pris dès sa première rencontre avec les Anglais en 1747, lui aussi sans prise. Au conflit suivant, le Granville et le Grand Gédéon disparaissent pareillement.
65Le port de Granville connaissant une activité réduite pendant la guerre de Sept Ans, peu de corsaires réussissent des campagnes satisfaisantes. Il est vrai que toutes les captures ne parviennent pas à un port français parce qu’elles sont reprises par l’ennemi avant même d’y être arrivées. Un état adressé en octobre 1763 au duc de Choiseul, alors ministre et secrétaire d’État à la Marine, par l’Amirauté granvillaise présente toutes les prises conduites dans le port de Granville. Il distingue précisément, pour chaque navire corsaire, les prises « liquidées », avec leurs produits, de celles « perdues ou reprises », avec l’estimation de leurs valeurs. L’on y apprend donc que le Machault, commandé par Denis François Lemengnonnet, a effectué 33 captures (dont 4 rançons) au cours de ses deux premières campagnes (en 1757 et 1758), mais que 17 d’entre elles seulement étaient arrivées et que 12 autres étaient considérées comme « perdues ou reprises » en octobre 1763, soit cinq ans plus tard96. Il en allait certainement ainsi pour beaucoup d’autres corsaires.
66Au fur et à mesure du déroulement de la guerre de l’Indépendance américaine, les Granvillais cessent de capturer les pêcheurs anglais, pour obéir au souhait de Louis XVI, évoqué dans sa lettre à l’Amiral, le 5 juin 1779. En revanche, sensibles aux incitations financières annoncées par la déclaration du 24 juin 1778, ils osent franchement attaquer les corsaires ennemis.
67Toutes les prises ne sont pas légitimées. À la suite de l’étude minutieuse du dossier d’instruction, le Conseil des Prises refusait de « juger bonnes » certaines d’entre elles, généralement à la suite de plaintes portées par des États neutres ou de simples particuliers. Les uns se plaignaient de pillage, de dissimulation de pièces de bord, d’irrégularités diverses dans la procédure d’arraisonnement ; les autres s’offusquaient de la capture de leur navire malgré leur neutralité. Dans bien des cas, ces plaintes se justifiaient, car le désir de s’approprier rapidement le bien de l’ennemi pouvait facilement égarer les esprits lorsqu’ils naviguaient au large. Loin des yeux et des oreilles de Versailles, au beau milieu des mers, il pouvait être tentant de transgresser les règles et d’outrepasser ses droits. C’est sans doute ce qui explique la différence entre les prises déclarées par les capitaines et les prises reconnues par les autorités dans le recensement des prises effectuées durant ce conflit, établi par le ministère de la Marine au retour de la paix97. Seules, 59 prises et 10 rançons ont été légitimées pour Granville, pour 77 prises et 18 rançons déclarées au bas mot. Malgré cette restriction, Granville se hisse à la 3e place des ports corsaires en nombre de prises, derrière Dunkerque et Saint-Malo. Le Monsieur et la Madame de Nicolas Deslandes sont les corsaires qui totalisent le plus grand nombre de prises chez les Granvillais.
Ports | Nombre de prises | Nombre de rançons |
Dunkerque | 353 | 614 |
Saint-Malo | 104 | 34 |
Granville | 59 | 10 |
Le Havre | 48 | 37 |
Calais | 30 | 15 |
Marseille | 22 | - |
Boulogne | 21 | 8 |
Morlaix | 20 | 8 |
Bayonne | 16 | 1 |
Brest | 15 | - |
Bordeaux | 12 | - |
Total | 720 | 730 |
68Sous la Révolution et l’Empire, les prises des Granvillais se réduisent considérablement. Ce sont généralement des navires de cabotage européen, bien qu’ils réussissent parfois à s’emparer d’un navire chargé de produits coloniaux.
69La tradition orale veut qu’un corsaire s’en prenne toujours à un navire ennemi de plus fort tonnage. Là encore, il convient de nuancer ce raccourci abusif. D’une manière générale, les corsaires attaquent les navires qui rapporteront beaucoup d’argent. Ce peut être un navire de commerce, chargé d’une cargaison de produits coloniaux ; ce peut être aussi un corsaire, bien pourvu en canons et en hommes, dont la prise assure d’intéressants avantages pécuniaires sous certains gouvernements. Il n’empêche cependant que le réflexe de prédation, qui anime tous les corsaires, les pousse toujours à s’en prendre à des proies faciles, ne serait-ce que pour éviter un retour bredouille. Leur valeur peut en effet compenser plus ou moins partiellement les pertes d’une mauvaise campagne.
70Les gros bâtiments, comme le Monsieur (475 tx) ou la Madame (390 tx), affrontent n’importe quel navire, à l’exception peut-être des vaisseaux de guerre, mais, compte tenu de leur tonnage imposant, leurs prises seront presque toujours d’un tonnage inférieur au leur, parce que les navires de commerce jaugent rarement au-dessus. C’est ce qu’il ressort de l’étude des prises (celles dont le tonnage est connu) de deux corsaires imposants : le Monsieur (475 tx, armé en 1779 et 1780) et l’Aimable Grenot (390 tx, armé en 1747).
71La force guerrière de ces puissants corsaires leur permet aussi d’attaquer simultanément plusieurs navires de commerce bien armés. C’est ce que fait l’Aimable Grenot, en avril 1747, lorsqu’il affronte seul trois vaisseaux hollandais de commerce qui naviguent de conserve : la Louise Marguerite (400 tx, 20 canons de 6 livres de balle, 50 hommes d’équipage), la Liberté (250 tx, 12 canons de 4 livres de balle, 24 hommes d’équipage) et la Vieille Maison, (d’un tonnage non précisé avec 12 canons)98.
72Un corsaire de moyen tonnage peut braver des navires d’un tonnage supérieur, lorsque ceux-ci paraissent moins bien armés ou isolés, mais aussi des petits bâtiments armés en course. En 1706, l’Hirondelle (100 tx, nombre de canons inconnu) ose attaquer le Marquis de Vandoeuvre de (300 tx, 6 canons), qui revient du Surinam avec une cargaison de sucre et de moscouade à destination d’Amsterdam, lequel se rend après une simple intimidation99. Trois mois plus tard, il s’empare d’un autre navire hollandais, la Tulipe (400 ou 500 tx, 2 canons) qui revient de Lisbonne pour Amsterdam, chargé de sel100. En 1745, le Conquérant (160 tx), fort de ses 22 canons et de ses 4 pierriers, capture l’Essex (300 tx), un navire de commerce qui n’a que 8 canons et 4 pierriers pour défendre sa cargaison de tabac, de bois et de fonte101. Deux ans plus tard, il s’empare d’un corsaire de 60 tx, le Zélande de Plymouth, armé seulement de 4 canons et de 9 pierriers102.
73Quant aux petits corsaires, ils attaquent tous les bâtiments qui semblent à leur portée : de simples bateaux jersiais, qui s’adonnent à la cueillette du varech à Chausey, des petits bateaux de pêche ou des petits caboteurs. Leur ambition les pousse parfois à braver de bien plus gros qu’eux, lorsqu’ils semblent faiblement défendus ou lorsqu’ils sont désorientés à la suite d’erreurs de navigation ou encore désemparés par la tempête. En 1799, l’Heureux Spéculateur (61 tx) prend l’Industrie de 240 tx et la Minerve de 340 tx, quatre et cinq fois plus gros que lui. En 1810, le Rafleur (11 tx) prend le Hasard, un brick de 80 tx, et l’Anne, une goélette de 100 tx. Le comble est atteint en 1807, lorsque l’Argus, simple lougre de 24 tx armé de 4 minuscules canons de 2 livres de balle et de 4 pierriers, s’empare du Montego Bay, un navire de commerce de 290 tx, chargé de café, de sucre, de bois de campêche et de salaisons. Le courage peut toutefois se confondre avec la témérité, car la grande majorité de ces petits corsaires impétueux finit par être capturée.
Noms des armateurs | Corsaires | Armements | Nombre de prises |
Quinette de la Hogue | Granville | 1 | connues 0 |
Harasse | Très Vénérable | 1 | 0 |
Gaud Leboucher | Hardy | 1 | 0 |
Vve Couraye du Parc | Grand Gédéon | 1 | 0 |
Luc Lucas des Aulnais | Machault | 3 | 30 + 4 rançons déclaréesa |
Jacques Renaudeau | Chevalier d’Artezé | 4 | 5 |
Eustache | Mesnil | 1 | 2 au minimum |
François Boisnard | Nymphe | 1 | 1 4 selon un rapport de prises |
Perrée frères | Comte de la Rivière | 1 | 4 au minimum |
Hugon Duprey et Lemarié des Landelles | Marquis de Marigny | 2 | 3 + 5 rançons |
François Etesse | Benjamin | 1 | 1 |
Notes de bas de page
1 Depuis l’ordonnance de 1584 (art. 47 et 66), obligation était donnée aux capitaines, maîtres et patrons de remplir un état, appelé rôle d’équipage, mentionnant les nom(s), prénom(s), domicile(s) et avances reçues par chaque membre de l’équipage. L’ordonnance de la Marine d’août 1681 (livre II, titre1, art. 16) confirmait cette obligation.
2 Cette attente ne se justifiait pas pour les petits corsaires, qui éprouvaient bien moins de difficultés à réunir leurs modestes équipages.
3 Le branle est le hamac que partagent tour à tour deux matelots. Le terme de matelot vient du néerlandais mattenoot qui signifiait autrefois « compagnon de couche, qui partage la même couche » (Nouveau glossaire nautique d’Augustin Jal…, op. cit., lettre M, p. 1245).
4 N.A.M. Rodger, The wooden world…, op. cit., p. 60.
5 Ibid., p. 54.
6 J.-F. Brière, La pêche française en Amérique du Nord…, op. cit., p. 38-39.
7 « Les hommes restaient à leur poste de travail de trois ou quatre heures du matin jusqu’à huit ou neuf heures du soir, donc seize à dix-huit heures de travail et quatre ou cinq heures de sommeil par jour… « Marche ou crève « resta la devise des bancs pendant trois siècles » (J.-F. Brière, La pêche française en Amérique du Nord…, op. cit., p. 25-26).
8 G.-R. Pléville Le Pelley, Mémoires d’un marin granvillais…, op. cit., p. 23.
9 L. Garneray, Corsaire de la République…, op. cit., p. 15.
10 P.-E. Plucket, Mémoires…, op. cit., p. 3.
11 Ces propos sont issus d’un rapport de visite du Maréchal de Vauban après sa visite de la ville en 1686. SHD, Armée de terre, fonds du Génie, art. 8, section 1, Granville, carton 1 (1686-1774).
12 La lecture du jugement formulé par l’ingénieur Duplessis à l’encontre des matelots est édifiante : « vivant comme des bêtes… Dans les dangers les plus pressants, si un matelot est couché il faut le faire lever à coups de bâton, aussi bien que pour travailler et aller aux prières » (Duplessis, Périple de Beauchesne à la Terre de Feu [1698-1701], une expédition mandatée par Louis XIV, Paris, Transboréal, 2003, p. 96). On peut encore lire les propos de Robert Challe, écrivain du roi à bord d’une escadre de la Compagnie des Indes : « Ils travaillent et fatiguent beaucoup nuit et jour, au hasard de leur vie : ils sont mal nourris, en comparaison de ce que les ouvriers mangent à terre ; peu soignés, et avec cela, quelquefois bien battus ! Sont-ils moins hommes que les autres ? » (R. Challe, Journal d’un voyage…, op. cit., t. 1, p. 271).
13 Les soldats devaient certainement se trouver exclus de cette communauté de circonstance. Faute d’expérience commune en mer, ne partageant pas les mêmes activités à bord, obéissant à d’autres coutumes, leurs rapports avec les matelots pouvaient être tendus. Avec la pénurie croissante des équipages de la fin du XVIIIe siècle, les volontaires campagnards et les non-inscrits de la Révolution devaient également subir cette méfiance pour les mêmes raisons.
14 N.A.M. Rodger, The wooden world…, p. 42.
15 Ce fut le cas pour la Madame et l’Américaine, à plusieurs reprises. Ils ne furent sans doute pas les seuls.
16 SHDM Cherbourg, 12P4 36, no 17.
17 A. Cabantous, La vergue et les fers. Mutins et déserteurs dans la marine de l’ancienne France, Tallandier, Paris, 1984, p. 71-75.
18 Amariner signifie occuper un navire capturé pour le maîtriser.
19 En ce cas, le capteur embarque à son bord un membre important de l’équipage de la prise pour garantir le versement ultérieur de la rançon. Cette procédure permet au capteur de garder toute sa liberté de manœuvre dans ses déplacements et de conserver entièrement son équipage, avantage souvent déterminant face à un ennemi puissant. Elle permet aussi à l’équipage capturé de recouvrer sa liberté. Le montant de la rançon résulte donc d’un compromis entre les deux parties.
20 S. Lebeau, Nouveau code des Prises…, op. cit., t. 1, p. 177.
21 Ibid., t. 1, p. 186-187.
22 Ibid., t. 1, p. 224-225.
23 Ibid., t. 1, p. 233-234.
24 Ibid., t. 2, p. 269.
25 Ibid., t. 2, p. 426.
26 Recueil des lois relatives à la Marine et aux Colonies, t. 13,…, art. XXXIX, p. 375.
27 S. Lebeau, Nouveau code des Prises…, op. cit., t. 2, p. 102-103.
28 Ibid., t. 2, p. 271-273.
29 S. Lebeau, Nouveau code des Prises…, op. cit., t. 1, p. 162-163. Le terme paquebot désigne alors un petit bateau qui transporte le courrier dans des petits paquets (d’où le nom paquet-boat).
30 Ibid., t. 2, p. 26. Il s’agit précisément des articles 8-12.
31 Recueil des lois relatives à la Marine et aux Colonies, t. 13, p. 362-407. Voir le chapitre IV, intitulé Encouragements.
32 Ordonnance de la marine de 1681, Tit. IX, art. XVIII.
33 F. Robidou, Les derniers corsaires malouins…, op. cit., p. 74-75.
34 Les principales réglementations prescrivant les procédures à observer sont : le règlement du 6 juin 1672 sur le fait de la procédure des prises qui se font en mer, l’ordonnance de la marine d’août 1681, l’instruction du 16 août 1692 sur les procédures des prises qui seront faites en mer, la déclaration du 24 juin 1778 concernant la course contre les ennemis de l’État, la loi du 3 brumaire an IV concernant l’administration des prises faites sur les ennemis de la République (S. Lebeau, Nouveau code des Prises…, op. cit., t. 1, p. 47-51, 80-105, 151-159 ; t. 2, p. 23-44 ; t. 3, p. 351-359), et l’arrêté du 2 prairial an XI (Recueil des lois relatives à la Marine et aux Colonies, t. 13, op. cit., p. 367-370).
35 Par principe, le pillage est interdit. Il est néanmoins partiellement toléré dans certaines circonstances comme l’explique R. J. Valin (Nouveau commentaire…, op. cit., t. 2, p. 291-300).
36 Ordonnance de la marine de 1681, Tit. IX, art. XVI.
37 Cette instruction comprenait le rapport du conducteur de prise, la copie de la commission en guerre du preneur, le procès-verbal de transport sur la prise établi par les officiers chargés de l’instruction, l’interrogatoire des hommes d’équipage de la prise, les pièces trouvées à bord et leur traduction.
38 Le tableau montrant cette répartition est consultable sur le site du CRHQ.
39 AN, Marine, B3 432, f° 200.
40 AN, Marine, G144, no 25.
41 Cité par P. Villiers, Marine royale, corsaires…, op. cit., p. 326.
42 AN, Marine, C7 85, lettre du 08/02/1781.
43 F. Robidou, Les derniers corsaires malouins…, op. cit., Pièce justificative no 23, p. 213.
44 SHDM Cherbourg, 12P2 1, 19/08/1808.
45 L’octant, ancêtre du sextant, était beaucoup plus précis. Mais son prix élevé devait sans doute freiner sa diffusion dans la marine marchande, de sorte que le bâton de Jacob et le quartier de Davis durent certainement être encore utilisés après le milieu du XVIIIe siècle.
46 M. L’Hour et E. Veyrat, Un corsaire sous la mer, Campagne de fouille 2002 et 2003, éd. Adramar, vol. 4, p. 54-55, et vol. 5, p. 58-59.
47 En octobre 1690, le navire anglais Bonne Aventure, parti de Londres pour les Barbades, fut pris à Chausey, parce que l’équipage (mis à mal par une tempête) ne savait plus s’il se trouvait en Angleterre ou en France. Il n’opposa aucune résistance aux Français qui vinrent les capturer, persuadés qu’il s’agissait d’Anglais venus leur porter secours (AN, Marine, F2 9, f° 260-263). L’exemple du Governor Carlton, un trois-mâts de 342 tx venant du Surinam pour Londres, capturé le 20 décembre 1809, est encore plus parlant. Il arriva au large de Granville à cause d’une méprise du capitaine anglais qui, s’étant égaré dans la baie après soixante jours de traversée, se croyait aux atterrages de l’Angleterre, ayant pris l’île de Jersey pour l’île de Wight (Granville, médiathèque, Transcriptions C. de la Morandière, Gouvernor Carlton).
48 AD29, Brest, B 4176 f° 31, prise du Friendship ; B 4176 f° 30 et B 4197, déclaration du 17 mars 1757, prise de la Marguerite. AD35, 9 B 523, Prise de l’Etoile du Matin et de la Minerve du 23/08/1758.
49 AD35, 9 B 524, prise du Lord Cornwalis, déclaration du 14/06/1779 ; AD35, 9 B 524, prise du Saint-Antoine de Padoue, déclaration du 30/09/1779 ; AD29, B4198, f° 13, rançon du Roi Georges.
50 Figurent ici les prises dont le lieu de capture est précisé. Il en existe d’autres, mais les lacunes dans les informations sont telles qu’elles ne peuvent être prises ici en considération.
51 AN, Marine, G144, no 25, vers 1780.
52 Les îles Sorlingues désignent les îles Scilly.
53 Certains navires n’hésitaient pas cependant à contourner les îles britanniques par le nord afin d’éviter de tomber aux mains des corsaires français, mais cela rallongeait sérieusement la durée du voyage.
54 AN, Marine, F2 10, f° 273-276.
55 AN, G5 246, f° 253-254. Un heu était un petit bâtiment de cabotage, à fond plat, portant un seul mât.
56 Le Jean de Grâce jauge 180 tx. Il dispose d’un équipage de 150 hommes et de 20 canons (AD35, 9 B 601 [b]).
57 La Suzanne jauge 100tx. Elle dispose d’un équipage de 85 hommes et de 12 canons. (AD35, 9 B 519, f° 22-23).
58 AN, Marine, F2 9, f° 275-276.
59 AD44, B 4886, dossier Jeune Homme.
60 AD35, 9 B 601 (b), Dossier Elisabeth.
61 AN, Marine, F2 9, f° 239-240.
62 Ibid., F2 9, f° 313-314.
63 AD35, 9B 519, f° 22-23.
64 Alain Cabantous, La vergue et les fers…, op. cit., p. 11.
65 AD29 Brest, B4193, f° 35.
66 De 200 tx, 300 hommes d’équipage, 24 canons et 14 pierriers.
67 D.-M.-A. Chardon, Code des prises, op. cit., t. 1, p. 21. Édit concernant la juridiction de l’Amirauté de France de mars 1584, art. 62.
68 Anne Morel, « La guerre de course à Saint-Malo de 1681 à 1715 »…, op. cit., t. XXXVII, p. 64-65. Valin, Nouveau commentaire sur l’ordonnance…, op. cit., t. 2, p. 404-406.
69 D.M.A. Chardon, Code des prises…, op. cit., t. 1, Règlement concernant le partage des prises du 27/01/1706, art. 3.
70 Ibid., art. V.
71 AN, G5 242, jugement du 20/08/1706.
72 Anne Morel, « La guerre de course à Saint-Malo de 1681 à 1715 »…, op. cit., t. XXXVII, p. 64-65.
73 Sont exclues de ce classement les prises effectuées avec des vaisseaux du Roi.
74 AN, Marine, B4 95, f° 100.
75 AD56 9 B 176, dossier Héros.
76 AN, G5 264, no 697.
77 AN, G5 264.
78 P. Thomas-Lacroix, « La guerre de course dans les ports des Amirautés de Vannes et de Lorient… », op. cit., p. 177.
79 AN, Marine, G144, no 20, mémoire du 15/06/1778.
80 Certains armateurs n’hésitent pas en effet à « armer un corsaire à la façon anglaise pour pourvoir approcher les côtes anglaises » (AN, Marine, C4 33, f° 199). De leur côté, les Anglais en font tout autant ; ils réutilisent aussi des bâtiments capturés pour tromper les Français.
81 AN, Marine, B3 57, f° 321.
82 C’est le cas pendant la guerre de l’indépendance américaine. La déclaration du 24 juin 1778 (art. 8, 9, 10, 11) prévoit des gratifications pour chaque canon et chaque homme capturé. Le décret du 2 prairial an XI, chap. IV, art. XXVI, XXVII et XXVIII reprend ces dispositions sous l’Empire.
83 On y trouve le rapport du capitaine de prise, les papiers du bâtiment capturé, sa description détaillée par le greffier du siège d’Amirauté, mais aussi l’enquête faite auprès des membres des deux équipages (le preneur et le capturé) pour vérifier l’exactitude des propos tenus par le capitaine de prise.
84 A. Lespagnol, Messieurs de Saint-Malo…, op. cit., t. 1, p. 324.
85 Ibid., p. 324. La reprise des travaux du docteur Corre n’a pas fait l’objet d’une étude scientifique rigoureuse. A. Lespagnol propose donc ce pourcentage par estimation. La vérité est vraisemblablement sous-estimée.
86 L’état des prises ayant résisté aux corsaires granvillais est consultable sur le site du CRHQ.
87 N.A.M. Rodger, The wooden world…, op. cit., p. 56.
88 N.A.M. Rodger, The wooden world…, op. cit., p. 56.
89 René Burlet, « Le services de la pièce de 36 sur le vaisseau de 74 », L’équipage du navire antique aux marines d’aujourd’hui…, op. cit., p. 299.
90 R.-J. Valin, Nouveau commentaire…, op. cit., t. 2, p. 240.
91 Cette condition sine qua non remonte au XVIe siècle selon Valin (Commentaire sur l’ordonnance…, op. cit., t. 2, p. 239-240). Elle fut rappelée par l’ordonnance de la marine d’août 1681 (Tit. IX, art. V).
92 Voir sur ce sujet la thèse de droit de J. Bruneau, La ruse dans la guerre sur mer, Paris, Librairie générale de droit et des sciences économiques, 1938, p. 1-54.
93 J. Bruneau, La ruse dans la guerre…, op. cit., p. 9-10. Il cite ainsi Plutarque dans La vie de Lysandre, livre VII.
94 AD29 Brest, B4193, f° 32, prise de la Marie Galère.
95 Il s’agit de la sous-série G5 (Amirauté de France et Conseils des Prises) de la série G (Administrations financières et spéciales) des Archives nationales à Paris et de la sous-série F2 du fonds Marine.
96 Ibid.
97 AN, Marine, F2 74.
98 AD29 Brest, B4193, f° 75-78.
99 AN, G5 241, f° 31-32.
100 AD35, 9 B 519, f° 100.
101 AD29 Brest, B4174, f° 52.
102 AD29 Brest, B4176, f° 9.
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