Chapitre IX. Les armateurs granvillais
p. 211-274
Texte intégral
1Les armateurs passent pour des personnages essentiels dans la vie d’un port. Grâce à leur puissance et à leur mode vie, ils se retrouvent généralement tout en haut de l’échelle sociale, en constituant une élite que les populations littorales, souvent envieuses, rêvent d’intégrer. Leurs décisions engagent fréquemment le destin de la cité entière et leur influence rayonne localement, parfois bien au-delà, grâce à des amis, des protecteurs puissants. À Saint-Malo, par exemple, les Magon et les Lefer de Beauvais tiennent une correspondance suivie avec la Cour, où l’on écoute attentivement leurs avis. De fait, les armateurs constituent un moteur de l’économie d’un port, au côté des négociants, avec lesquels ils sont souvent confondus. En effet, au XVIIIe siècle, le substantif « armateur » n’est que rarement utilisé. Il recouvre par ailleurs des réalités contradictoires que la consultation de dictionnaires anciens ne parvient pas toujours à lever. En 1848, Augustin Jal le définissait ainsi : « celui qui fait construire et armer à ses frais un ou plusieurs navires pour des opérations commerciales ou pour la guerre de course1 ». Il ajoutait toutefois : « Au XVIIe, le corsaire était désigné par le nom d’armateur, aussi bien que le spéculateur qui faisait l’armement pour la course2. » À la fin du XVIIIe siècle, la confusion persistait encore. De nos jours, l’ambiguïté est levée. Il ne s’agit plus de confondre l’armateur et le corsaire, personnages essentiels dont les rôles respectifs sont désormais clairement distingués : le premier organise tout, mais reste à terre, le deuxième agit en mer3.
2Qui étaient les armateurs granvillais ? Une réflexion sur la fonction d’armateur amorcera d’abord une mise en lumière de ces hommes en général, des caractéristiques et de l’évolution de leur groupe au fil des décennies. Une étude plus ciblée dénombrera ensuite ceux qui se sont lancés dans la guerre de course, en essayant de comprendre leurs motivations et la difficulté de leur entreprise.
La fonction de l’armateur
3Pour André Lespagnol, « ce terme d’armateur désignait une fonction précise recouvrant un rôle technique de direction de l’opération d’armement et un pouvoir de décision économique, celui de “donner les ordres” selon la formule de nombreux actes de société4 ». Il constituait le personnage essentiel d’une société qui regroupait un nombre variable de personnes intéressées à la construction et à l’exploitation commerciale d’un navire. En effet, des particuliers (marchands ou non), parfois modestes, « en prenant une ou plusieurs participations » devenaient détenteurs d’une fraction d’un navire (1/2, 1/4…, 1/64) et intéressés, à proportion de cette part, dans toutes les entreprises menées avec ce même navire. Ces sociétaires se réunissaient alors pour choisir un « directeur d’armement », c’est-à-dire un armateur, et pour décider de l’utilisation du bâtiment lors de la campagne à venir. En principe, les décisions se prenaient à la majorité, mais il semble que les principaux intéressés exerçaient leur prédominance. Le propriétaire principal du navire (ou le négociant le plus important) préférait souvent assurer lui-même cette fonction de direction pour pouvoir défendre au mieux ses intérêts ; il pouvait aussi la déléguer à un autre sociétaire s’il ne voulait pas assumer cette charge qu’il jugeait trop technique ou trop astreignante. L’administration royale considérait dès lors l’armateur comme l’interlocuteur juridiquement responsable des affaires de cette société. « C’est grâce à la généralisation de ces formes sociétaires qu’un grand nombre de négociants de médiocre envergure pouvaient accéder à la fonction d’armateur, qui faisait d’eux des acteurs directs du “commerce de mer”5. »
4L’armateur constitue une importante cheville ouvrière dans un port : il organise, crée les contacts, persuade les sociétaires de lui faire confiance et de le suivre dans une entreprise qu’il estime fructueuse, accomplit les démarches, gère les comptes, correspond avec les intéressés et les autorités, se porte administrativement responsable et donne les ordres de conduite au capitaine du navire. Il représente à la fois les copropriétaires, sans oublier ses propres intérêts. Si en mer le capitaine s’affirme comme le personnage principal, sur terre, c’est indiscutablement l’armateur qui commande. Personnage-clé, il peut entraîner les équipages et les intéressés vers la fortune ou les déconvenues. Tout repose sur sa compétence. Son activité se fait sentir dans chacune des multiples opérations qu’exige un armement. C’est lui qui choisit le navire, s’occupe d’y mettre le matériel, les vivres, les armes éventuelles, comptabilise les frais et règle les factures. C’est encore lui qui désigne le capitaine et surveille le recrutement de l’équipage. S’agissant d’un armement en course, il gère la liquidation particulière de chaque prise, ainsi que la liquidation générale de la campagne. Il doit enfin assumer les éventuels déboires financiers et les justifier auprès de ses associés.
5Des sommes importantes sont toujours engagées, particulièrement lorsqu’on pratique la guerre de course. La nature même de ce type d’armement exige indiscutablement une grande disponibilité financière. Ne faut-il pas verser la caution obligatoire de 15 000 livres au greffe de l’amirauté locale après l’obtention d’une lettre de marque, acquérir l’artillerie nécessaire et enfin verser d’importants pots-de-vin à un équipage exceptionnellement nombreux ? Ces avances sur les gains, auxquelles s’ajoutent les factures pour la nourriture, grossissent considérablement les frais de mise-hors du bâtiment, sans certitude d’en être remboursé, puisque le corsaire peut être capturé ou rentrer bredouille.
6Ce type d’armement peut se comparer à une loterie6 : l’on peut tout y gagner ou tout y perdre ! Or plus on investit, plus on prend de risques. C’est d’ailleurs pour éviter de « mettre tous leurs œufs dans le même panier », comme l’on disait alors, que les armateurs et les sociétaires limitent leurs propres investissements dans les armements qu’ils entreprennent, et qu’ils prennent des participations dans ceux des autres. Malgré toutes ces précautions, les campagnes corsaires s’avèrent souvent déficitaires. Mais comme les intéressés espèrent que l’armateur et le capitaine, personnages essentiels, sauront se montrer exceptionnellement compétents, ils tentent l’aventure.
Le milieu des armateurs granvillais
7Évoquer les armateurs granvillais requiert une prudence et une patience extrêmes, tant les difficultés se multiplient. Outre le secret, qui entoure toujours le monde des affaires, la première réside dans le déficit d’archives, plusieurs fois évoqué. L’obstacle peut toutefois être contourné, si l’on consulte la matricule des bâtiments, ainsi que celle des rôles d’armement et de désarmement7, où l’on mentionne le nom des armateurs et des propriétaires des navires armés dans le port granvillais au XVIIIe siècle8. Toutefois, une deuxième difficulté apparaît : les nombreuses lacunes, imprécisions et erreurs, contenues dans ces registres, rendent délicate la lecture et l’interprétation de ces sources essentielles. Se joint alors une troisième difficulté, de manière inopinée et souvent décourageante. Elle réside dans la différenciation des personnes. Dans les familles granvillaises, la tradition voulait que l’on donnât aux garçons le même prénom que le père ou le grand-père ou l’oncle. Il en résulte pour le chercheur du XXIe siècle des risques de confusion entre plusieurs individus porteurs du même nom. Comment distinguer le fils du père ? À la lecture du nom « François Boisnard » dans les registres maritimes, comment savoir avec certitude s’il s’agit du père ou du fils, puisqu’ils sont tous les deux armateurs ? D’ailleurs le frère de François (père), Maurice, avait lui aussi un fils prénommé François… Parfois, une précision utile est ajoutée, parfois non. L’ajout de la mention « aîné » ou « jeune » permet en effet d’éviter une confusion entre deux hommes, d’âges différents, au sein d’une même famille. Pas toujours cependant, puisque des oncles peuvent revêtir le même qualificatif.
8L’attribution d’une sorte de gentilice pour distinguer différentes branches familiales pourrait favoriser cette distinction mais, là encore, la manière d’inscrire le nom des personnes dans les registres semble illogique. L’exemple de Thomas et Jacques Couraye, sieurs du Parc, tous les deux frères et fils de Jacques, le montre clairement. Pourquoi le premier est-il désigné sous le nom de « Duparc Couraye » ou « Couraye le Parc », tandis que le second l’est sous le nom de « J.C. Dupart » ou simplement « Dupart » ? Comment interpréter alors l’indication « les héritiers du sieur Duparc » ?
9Certaines familles sont tellement nombreuses, comme les Hugon, qu’elles comptent une vingtaine de gentilices différents, susceptibles de favoriser cette distinction. Toutefois, la tendance exagérée de substituer ce gentilice au véritable nom de famille amène d’autres confusions possibles. Ainsi M. des Ormeaux peut aussi bien être nommé M. des Jublains ou M. Poisson, puisqu’il s’appelle en réalité François Poisson, sieur des Ormeaux et que l’habitude est de rappeler, dans certains actes officiels, qu’il est « patron fondateur des Jublains9 ». Il s’agit pourtant bien de la même personne et non pas de trois armateurs différents. L’absence même de gentilice peut aussi dérouter le chercheur. Comment identifier « Thomas Hugon » lorsqu’aucune précision n’a été mentionnée dans un registre ? À quelle branche familiale le raccrocher ? Comment identifier clairement l’armateur « Hugon » ou encore « Hugon frères », en l’absence de spécification ? De qui s’agissait-il précisément ? Pour le greffier d’alors, la distinction de toutes ces différentes personnes paraissait tellement évidente qu’une précision supplémentaire semblait inutile. Mais aujourd’hui ? Un recours constant et patient à la généalogie s’impose dès lors à quiconque désire entreprendre un travail sérieux sur le thème des armateurs granvillais. Malgré ces inconvénients majeurs, une mise en lumière peut toutefois être opérée pour comprendre le monde des armateurs granvillais au cours de la période allant du règne de Louis XIV à la chute du Premier Empire.
Évolution du groupe des armateurs au fil des décennies
10Depuis toujours, les Granvillais se sont exclusivement intéressés à la pêche, d’abord la « petite », visant à prélever du poisson frais ou des huîtres le long des côtes, puis la « grande » à Terre-Neuve. Cette dernière nécessitait des moyens plus considérables en argent, en matériel et en hommes, mais elle s’avérait aussi beaucoup plus lucrative. Les « bourgeois10 » granvillais ne ressemblaient pas, par conséquent, aux négociants que l’on pouvait rencontrer dans les grands ports, comme Nantes ou bordeaux, qui commerçaient avec les colonies. Très vite, des sociétés s’étaient constituées au sein des familles pour armer des navires plus gros et plus nombreux. Les fils, les frères, les cousins, les beaux-frères s’étaient mis d’accord pour mobiliser les capitaux. Ce système de réseaux familiaux avait permis le développement du commerce morutier granvillais. « Il suffisait de 1 500 à 2 000 livres pour “prendre un intérêt” de 1/16 dans un morutier standard de 200 tx à la fin XVIIe siècle11. »
11Les armateurs du règne de Louis XIV ne gardent que partiellement leur mystère. Une estimation de leur nombre a été avancée par Vauban, en 1686 : « Il y a quelque vingt familles de marchands de quelque considération qui font vivre tous les autres12… » Au vu d’une description du port et de ses bâtiments établie en 1687 par M. de Montmor, intendant de la marine au département de Normandie13, ces familles se nommaient Lévesque, Le Pelley, Lecapelain, Louvel, Hugon, Salmon, Delarue, Baillon, Leboucher, Ganne, Dry, de Lalun, Chevallier, Longueville, etc. Quelle était la place de chacun dans la société granvillaise ? À défaut de rôles de capitation, susceptibles de représenter la stratification sociale de la population granvillaise en cette fin de XVIIe siècle, le recours à l’étude des charges dans la cité et à la généalogie met clairement en évidence l’identité des notables de ce temps et la place occupée par les armateurs. Indiscutablement, les Leboucher, Lévesque, Fraslin, Lemengnonnet et Hugon tiennent le haut du pavé parmi les Granvillais. Ainsi, Luc Leboucher, sieur de Gastigny, est nommé premier maire perpétuel de Granville par le roi de France en 1692, charge qu’il garde donc jusqu’à sa mort en 1743. Ce choix, entériné au plus haut degré, prouve indéniablement la bonne honorabilité de sa famille. Ses grands-parents se nomment Leboucher, mais aussi Lévesque, Lemengnonnet et Salmon, lignées d’armateurs et de capitaines localement bien implantées depuis plusieurs générations. Son frère, Jean Leboucher, sieur de Vallesfleurs, occupe les charges de vicomte et de juge de police de Granville, ce qui ne l’empêche nullement de s’intéresser à la mer.
12Propriétaire et armateur de la frégate Vierge de Grâce, il n’hésite pas en effet à armer son navire en course, en 1690, sous son propre commandement. C’est ce capitaine corsaire qui trouve la mort dans un combat mémorable contre deux frégates hollandaises, en 169014. Leurs deux tantes du côté paternel ont épousé Thomas Tapin et Olivier Delarue, lesquels appartiennent à d’autres familles tout aussi respectables.
13La mère de Luc et de Jean Leboucher, Julienne Lévesque, bénéficie de la popularité de ses aïeux : son père, Antoine, et un autre membre de sa famille (son oncle vraisemblablement) ont participé à des expéditions commerciales lointaines au début du XVIIe siècle15. Ils y ont trouvé la mort. À défaut d’une grosse fortune, une notoriété composée de respect et d’admiration semble désormais attachée à ce patronyme. Julienne est la sœur de l’armateur Jean Beaubriand-Lévesque (père), qui a épousé Jeanne Baillon des Ormeaux, laquelle peut également se targuer d’appartenir à une famille honorable. Leurs enfants, cousins directs de Luc et de Jean Leboucher, ont su tenir leur rang. Deux fils deviennent capitaines armateurs et corsaires du roi : Beaubriand-Lévesque (fils) et La Souctière-Lévesque. Si le premier trouve tragiquement la mort en 1706 en participant au commerce interlope avec la côte pacifique de l’Amérique du sud, le deuxième épouse Servane Lefer de la Lande, la fille d’un armateur de Saint-Malo, ce qui lui permet de se fixer avantageusement dans le négoce malouin. Les trois filles Lévesque épousent de beaux partis. Olive s’unit à l’armateur Thomas Fraslin de Montcel, l’acquéreur du corsaire Jeune Homme lorsque celui-ci avait été mis aux enchères à Nantes, en novembre 1690, après sa capture16. Il est « major de la bourgeoisie de la ville et ancien échevin », quand il obtient son anoblissement, en août 170317. Officiellement, c’est l’un des deux cents anoblissements conférés à la suite de l’Édit de 1702, qui récompensait « ceux qui se sont le plus distingués par leur mérite, vertu et bonne qualité à leur emploi18 ». En réalité, il s’agit plus sûrement d’un achat, ce qui montre clairement l’étendue de sa fortune. Jeanne, seconde fille du couple Lévesque, épouse Gilles Tardif de Moidrey, écuyer, seigneur de Vauclair puis de Moidrey. Ce noble, qui n’entend rien aux choses de la mer, est un officier de cavalerie. Quant à Marguerite Lévesque, elle prend pour mari, Gaud Hugon, sieur de la Haute Houle, l’un des fils d’une autre grande famille renommée dans le port : les Hugon. Il est le frère de Pierre Hugon, sieur du Puy, de Jacques Hugon, sieur de Grandjardin, de Jean Hugon, sieur du Pray, de Nicolas Hugon, sieur des Demaines et de François Hugon, sieur de la Noë, lesquels déploient tous une ardeur exceptionnelle dans les activités maritimes. Par l’acquisition de charges importantes dans la municipalité et dans la justice, une politique de mariages avantageux, ces familles d’armateurs tiennent indiscutablement les rênes de la cité et réussissent à se maintenir au sommet de toute la hiérarchie sociale locale en cette fin du XVIIe siècle.
14L’étude de la décennie 1740-1751 au moyen des registres d’inscription maritime et quelques rôles de capitation corrobore certaines suppositions établies sur l’évolution possible du groupe d’armateurs granvillais. Tout d’abord, les familles « qui faisaient vivre les autres » au XVIIe siècle, évoquées par Vauban, sont encore présentes au milieu du XVIIIe siècle. Cela montre à la fois un faible mouvement des populations, mais aussi la capacité à tenir son rang dans le cercle des armateurs, en dépit des aléas financiers au fil des décennies. Leur nombre s’est même indiscutablement accru. À bien regarder cependant, cet accroissement provient surtout de la division des familles-souches, tels les Hugon, les Le Pelley, les Lucas ou les Destouches. Comme leurs membres se marient entre eux, il en résulte une sorte d’arborescence, où chacun reconnaît des liens plus ou moins proches de parenté avec tous les autres. Quelques personnes, originaires de communes voisines, plutôt littorales, sont malgré tout venues s’implanter à Granville, apportant une énergie nouvelle à cette notabilité.
15Au XVIIIe siècle, la stratification sociale de la population granvillaise est mieux connue grâce aux rôles de capitation. La capitation était un impôt auquel étaient soumis, par les privilégiés, donc les nobles, les officiers de judicature, les employés des fermes ou administrations… et les bourgeois, au XVIIIe siècle. Or Granville, ville franche de taille grâce à la charte de Charles VII en 1445, relevait précisément de cette situation fiscale. Par conséquent, tous ses « bourgeois », c’est-à-dire tous ses habitants appartenant officiellement à sa communauté, devaient acquitter cette imposition. La somme à régler pour l’année était fixée à l’avance par l’administration fiscale, qui en indiquait le montant à la municipalité. Celle-ci, par son maire et ses échevins qui connaissaient parfaitement l’état de la fortune de chacun, répartissait alors entre chaque « bourgeois » capité la somme à régler selon la classe (fortune personnelle, rang social, nombre de domestiques) de chacun. « Les nobles, les secrétaires du roi, leurs veuves, les officiers de justice, police et finances, les veuves de ceux desdits officiers, les employés des Fermes ou autres privilégiés19 » étaient eux aussi imposés mais dans des rôles particuliers, conformément à la Déclaration du Roy du 12 mars 1701. Le montant global (principal, augmenté d’un prélèvement de 2 ou de 4 sols pour livre), dont devait s’acquitter la communauté, était inscrit sur la première ou la dernière page du registre d’imposition. Ainsi les bourgeois de Granville durent payer la somme de 3 600 livres et 15 sols en 174020.
16Le rôle mentionnait alors le nom, le surnom, parfois le nombre de domestiques et enfin le montant à payer de chaque imposé. Grâce à tous ces rôles de capitation, l’on peut donc connaître précisément la stratification sociale de Granville entre 1740 et 1789 et, par voie de conséquence, la place occupée par les armateurs pendant toutes ces décennies. En 1741, 548 foyers fiscaux sont ainsi dénombrés, ayant essentiellement un rapport direct avec la mer, puisque ce sont majoritairement des matelots, des officiers, des armateurs (la plupart des négociants s’occupent d’armement) et des ouvriers maritimes. Les autres sont des commerçants et des artisans, qui travaillent indirectement « pour la mer » en servant une clientèle de pêcheurs et de marins. Ce sont aussi d’anciens matelots, d’anciens officiers, d’anciens armateurs, des veuves qui viennent grossir la masse de ceux que l’on mentionne comme « Sans commerce ni industrie » pour dire qu’ils ne travaillent pas ou ne travaillent plus. Singulièrement, le greffier a cru bon de préciser quels négociants armaient des navires et lesquels avaient pris des parts d’intérêts dans ces mêmes navires, sans donner toutefois de plus amples précisions. C’est toute la société granvillaise qui prend ainsi forme grâce aux renseignements délivrés par ce rôle de capitation. Ceux qui sont imposés entre 10 et 25 livres ont très souvent un domestique. Au-delà, un deuxième est souvent engagé, mais ceux qui paient plus de 60 livres ont 3 ou 4 domestiques ou valets. L’on remarque que les négociants sont nombreux et que la plupart d’entre eux arment un ou deux ou trois navires. L’on dénombre ainsi 37 armateurs, mais comme certains travaillent en famille (père et fils ou mère et fils) et qu’il semble difficile de mentionner officiellement qu’une femme puisse être armatrice en assurant la suite des affaires d’un mari défunt, l’on peut raisonnablement estimer que ce nombre d’armateurs à Granville (37, c’est-à-dire 7 % des 547 foyers fiscaux) correspond à un minimum en 1741. Ce chiffre important, auquel se joignent celui des officiers de marine (67) et celui des matelots imposables (189), témoigne pleinement du dynamisme du milieu négociant granvillais dans les activités maritimes ; il justifie aussi l’essor du port bas-normand dans la pêche à Terre-Neuve.
Catégorie sociale (nombre de…) | Exemples de métiers | Taxe la plus élevée | Taxe la moins élevée | Fourchette moyenne de taxation |
Armateurs (40 environ) | 70 (Jacques Couraye le jeune) | 5 (Pierre David des jardins) | Entre 20 et 40 | |
Médecins et chirurgiens (15) | 16 livres 5 sols | 3 livres 5 sols | Entre 5 et 10 livres | |
Professions juridiques (6) | Notaire, avocat, huissier | 13 livres (notaire) | 2 livres (huissier) | Entre 4 et 10 |
Officiers de marine en exercice (67) | Capitaines, officiers naviguants | 19 livres (officier de navire) | 1 livre (officier de navire) | Entre 3 et 10 livres |
Commerçants (38) | Marchand en détail, aubergiste, cabaretier, perruquier, boulanger | 21 livres 15 sols (aubergiste) | 15 sols (marchande en détail) | Entre 2 et 8 livres |
Artisans (46) | Constructeur de navire, charpentier, tisserand, faiseur d’ains, tonnelier | 9 livres 15 sols (constructeur de navires) | 1 livre | Entre 2 et 6 livres |
Matelots (189) | 5 livres 5 sols | 1 livre | Entre 1 et 2 livres |
17Si l’on considère les dix principaux imposés, l’on trouve sept négociants, qui arment un ou deux ou trois navires, un lieutenant des traites et deux autres personnes vivant de leurs biens. Les armateurs constituent indiscutablement le groupe des principaux imposés dans la ville de Granville. Toutefois, bien que certains d’entre eux soient fortement imposés, la fourchette moyenne de leur taxation paraît modérée : entre 20 et 40 livres.
18En jetant un regard sur le rôle de capitation des officiers de judicature de 1740, il est possible d’établir une comparaison avec d’autres personnes de la bonne société pour pouvoir situer les uns par rapport aux autres21. Ainsi le lieutenant général de l’Amirauté granvillaise, Jean Dorien Le Sauvage, sieur de Vaufévrier, doit verser 60 livres et son procureur du roi, René Le Pigeon, 25 livres. Le premier a engagé trois valets et le deuxième un seul. Parmi les officiers de la vicomté, la veuve et les héritiers du sieur Piquelin, lieutenant en la vicomté, doivent régler 50 livres. Ils ont deux valets. Le vicomte Jean Baptiste Leblanc (1 seul valet) doit verser 20 livres et le sieur Follain, substitut du procureur du roi (sans valet) 3 livres seulement. Les huit avocats (sans valet, ou seulement un) doivent payer entre 4 et 30 livres. Il ressort de toutes ces considérations que les armateurs granvillais de ce temps vivent généralement à leur aise, très à l’aise même pour quelques-uns d’entre eux, avec souvent deux domestiques, sans toutefois pouvoir s’enorgueillir d’avoir fait véritablement fortune. Ils sont très généralement propriétaires, partiellement ou majoritairement, de leurs navires.
Nom | Situation personnelle | Montant en livres | Notice personnelle |
Marie Anne Calot, veuve de Pierre des Fontaines, sieur des Essarts | 4 domestiques | 100 livres | « Sans commerce ni industrie » |
Jacques Couraye, le jeune | Armateur, 3 domestiques | 70 livres | « Arme deux navires pour la pêche de la morue » |
Leboucher de Gastigny, ancien maire et son fils négociant | Ancien maire et négociant, 3 domestiques | 65 livres 15 sols | « Arment deux petits navires » |
Le sieur Lechevallier des Portes, héritier de Demoiselle des Longsprés | 3 domestiques | 65 livres | « Sans commerce ni industrie » |
La veuve et les fils de Julien Longueville | Armateur, 1 domestique | 54 livres 15 sols | « Intéressés dans un navire » |
Pilon de la Motte | Lieutenant des traites, 2 domestiques | 50 livres | |
Pierre Girard | Négociant armateur, 2 domestiques | 50 livres | « Arme deux navires dans lequel il a des intéressés » |
Michel Le Dançois | Négociant armateur, 2 domestiques | 49 livres | « Arme un navire avec des intéressés » |
François Raciquot, fils Jean | Armateur, 2 domestiques | 45 livres | |
Jean Ganne, fils d’Olivier | Négociant armateur, 2 domestiques | 43 livres 15 sols | « Arme trois navires avec des intéressés » |
19La matricule des bâtiments de cette décennie nous instruit sur les propriétés de navires. Pour une quarantaine de bâtiments, la liste des copropriétaires avec l’indication du nombre de leurs parts (ou quirats) y est précisée. Pour les autres, un seul nom se trouve généralement mentionné : celui du propriétaire principal. Il peut s’agir d’un propriétaire unique, mais cette éventualité paraît peu vraisemblable. Elle s’oppose en effet à une tradition qui veut que l’on partage prudemment les risques avec d’autres personnes dans une entreprise et que l’on diversifie ses sources de revenus pour éviter la « culbute », au cas où un navire viendrait à disparaître dans une tempête. Indéniablement, les navires appartiennent aux mêmes lignages qui gardent la main mise sur la flotte granvillaise, ce qui confirme la nature familiale des financements. Pourtant, les participations financières peuvent venir de très loin, comme le montre l’exemple de la société dirigée par Jean Ganne pour armer trois navires dans les années 1740 : la Marguerite de 180 tx, le Charles Marie de 170 tx et le Joseph de 140 tx. Cette association se compose toujours des mêmes quirataires dans des proportions identiques. Outre Jean Ganne, qui possède chaque navire pour 1/2 part, MM. Bouchereau et Quentin de Saint-Malo les possèdent aussi pour 1/4, Louis Marcel Marion de Marseille22 pour 1/8, M. Lemonnier de Granville pour 1/16 et Jacques Couarde de Granville pour 1/16. Jean Ganne, majoritaire, incarne invariablement l’armateur.
20Les Malouins constituaient la grande majorité des investisseurs « extérieurs », mais l’on trouvait également des Marseillais, des Honfleurais, des Dieppois, des Rouennais, des Nantais… ou des gens de la côte habitant à proximité, à Regnéville, Agon… ou encore des villes intérieures voisines, comme Coutances. La décomposition des parts peut se détailler très diversement, comme le montre l’exemple du Pierre de Grâce de 200 tx : Pierre Girard détient le navire pour 1/2, 1/12 et 1/64, soit un peu plus de la moitié ; le reste se répartit entre la Demoiselle veuve de Longueville pour 1/8, M. Guichet de Saint-Malo pour 1/6, M. Legentil de Saint-Malo pour 1/16 et M. Villejean Feray de Saint-Malo pour 1/32 et 1/64. Le système quirataire se révèle différent de celui d’autres ports, puisque la division de la valeur des navires granvillais peut descendre à 1/64. À Saint-Malo, elle ne dépasse pas 1/32 et à Marseille, 1/2423, ce qui montre clairement une moindre puissance financière du port normand, contraint de diviser davantage les parts pour réunir suffisamment de capitaux dans ses entreprises. Très généralement, la personne qui détient la majorité dans la copropriété devient l’armateur, sauf lorsque le propriétaire majoritaire habite trop loin du port pour pouvoir gérer efficacement les affaires. Vers 1740, le Saint-Adrien (90 tx) appartient à Michel Cirou, de Granville, pour 1/3 et à M. Rabec, de Saint-Malo, pour 2/3 ; mais comme ce dernier n’habite pas sur place, il délègue sa responsabilité au Granvillais. Ce cas n’est pas fréquent parce que la quasi-totalité des navires armés à Granville appartient majoritairement à des Granvillais.
21Le rôle de capitation de l’année 1751 n’offre qu’un intérêt limité pour étudier les armateurs, faute de renseignements suffisamment précis : seul figure le montant de l’imposition à côté du nom de chaque Granvillais, avec quelques rares précisions supplémentaires pour quelques-uns d’entre eux. Les négociants sont assez peu discernés des autres imposés par le greffier, ce qui peut prêter à de multiples confusions. L’on remarque bien que des armateurs ont disparu tandis que d’autres sont apparus, mais l’on ne parvient pas à les dénombrer. Certains se sont indiscutablement enrichis, tel Jacques Couraye, sieur du Parc, dont le montant d’imposition passe de 70 livres en 1741 à 150 livres en 1751. Sa tante, veuve de l’armateur Thomas Couraye, est passée dans le même temps de 30 à 100 livres et son fils, Léonor, atteint déjà 70 livres après 6 années d’activité seulement. Indiscutablement, la guerre de course pendant la guerre de Succession d’Autriche leur a profité, soit comme armateur (c’est le cas de Léonor Couraye du Parc, dont les trois corsaires Grenot ont réussi de belles campagnes), soit comme intéressés (sa mère et son oncle ont très vraisemblablement acheté des participations). Avec d’autres armateurs corsaires, comme Gaud Augrain, Jean Teurterie des Cerisiers ou Eustache le Pestour de la Garande, ils se distinguent désormais nettement du reste des autres négociants imposés qui, pourtant, ont vu leur situation s’améliorer dans l’ensemble. Les campagnes de leurs corsaires auraient-elles été à ce point bénéficiaires ? Ont-ils gagné de l’argent en prenant des intérêts sur des corsaires « chanceux » ?
22La liste de propriétaires de navires, obtenue à partir de la matricule des bâtiments, pour la décennie 1740-1751 indique les propriétés sur une période de onze ans, au cours de laquelle bien des événements peuvent interférer (décès, procédures d’héritages, départ, désintérêt, nouveaux arrivants, ventes, associations temporaires, etc.), au point de fausser les estimations numériques et engendrer de regrettables confusions. Elle ne présente en outre que les propriétaires majoritaires. Or la réalité est plus complexe. Certains, classés dans la catégorie des propriétaires d’un navire unique, peuvent détenir une copropriété minoritaire d’autres navires, comme le sieur Hugon Philebec qui possède majoritairement le Dauphin de 90 tx, mais aussi un quart du Saint-Esprit (130 tx), un quart du Juste (160 tx) et un quart de la Geneviève (80 tx). Ce classement présente néanmoins une sorte d’état des lieux de la propriété des navires granvillais lors d’une décennie essentielle, marquée par une guerre qui interrompt une longue période de paix. Au-delà du nombre important des propriétaires d’un navire unique (une cinquantaine environ), se distingue nettement l’élite portuaire du moment, composée de « bourgeois » propriétaires majoritaires de plusieurs navires. Les principaux s’appellent Eustache Lepestour, sieur de la Garande, Jean Quinette, sieur de la Hogue, Luc Gilles Lucas, sieur des Aulnais, Jean Ganne, Jean Teurterie, sieur des Cerisiers. De nouveaux propriétaires et armateurs intègrent progressivement le milieu granvillais. Originaires des communes voisines littorales, ils parviennent à s’imposer dans le microcosme granvillais, vraisemblablement en acquérant de plus grandes parts dans les sociétés d’armement. D’autres, résidant encore plus loin, à Rouen, à Dieppe ou au Havre, choisissent d’établir des navires dans le quartier maritime granvillais pour pratiquer la pêche terre-neuvière. Ils peuvent certes les préparer dans le port de Granville, mais ils préfèrent souvent le petit port voisin de Regnéville, sans doute en raison de l’exiguïté du premier. En ce cas, ces propriétaires « horsains » confient la direction de l’armement à un capitaine des environs, celui qui va commander le navire en question.
23Lorsque l’armateur réunit les capitaux nécessaires, la mobilisation s’opère avant tout en famille, principalement avec les enfants. La prudence semble de rigueur, comme le rappelle le négociant Massieu, de Caen, à son fils : « Ne jamais prendre d’associés que ses enfants, quand on est sûr de leur bonne conduite et de la droiture de leurs intentions. Je prie Dieu d’en donner à mon fils avec lesquels il ait la satisfaction de partager heureusement ses travaux24. » Une association reste toutefois possible avec un frère, un oncle ou un neveu lorsqu’ils sont reconnus dignes de confiance. La maison d’armement ne retient généralement qu’un seul nom : celui de l’armateur. En cas de décès, la responsabilité du père se transmet aux enfants, et celle des oncles aux neveux. La veuve prend généralement la suite des affaires du mari décédé lorsque les enfants sont mineurs, après toutefois le consentement du conseil de famille, garant de leur intérêt en attendant leur majorité. Elle associe plus tard officiellement son fils dans les entreprises afin de préparer une passation de pouvoir, lorsque celui-ci aura acquis l’expérience nécessaire et atteint l’âge suffisant pour prendre la suite des affaires. Les femmes jouent donc un rôle éminent dans les armements granvillais. Au cours de la décennie 1740-1751, elles représentent 10 % du nombre total de propriétaires. Il s’agit toujours de veuves. Certaines voient leurs noms précédés de l’expression « Demoiselle veuve ». Cette distinction indique une condition sociale plus élevée qu’une simple « veuve ». Pleinement responsables des affaires, les unes et les autres agissent avec la meilleure énergie.
24Par conséquent, entre les trois types d’association commerciale retenus par l’Ordonnance de 167325, seule, la société générale semble être pratiquée au début du XVIIIe siècle26. Plusieurs membres d’une même famille s’associent ainsi pour exploiter un navire, en partageant les gains et les dépenses. Leur responsabilité est ad infinitum, alors que les arrangements se règlent de manière interne. Cette association procure indiscutablement des avantages : le patrimoine reste dans la famille, où les héritiers apprennent le métier dès leur plus jeune âge, tout en facilitant un partage éventuel. Elle présente aussi des inconvénients. En entretenant une confusion entre indivision27 et contrat de société, elle engendre un flou contestable entre les affaires privées et celles de la société ; elle contraint certains membres à se soumettre bon gré mal gré à la préférence familiale et à exclure toute idée de commerce particulier, ce qui peut engendrer de fortes tensions ; elle exclut enfin la possibilité de diviser le patrimoine en trop nombreuses parts, pour préserver l’efficacité de la gestion. Par conséquent, en comptant trop sur ses propres ressources et en refusant d’ouvrir son capital aux autres, elle peut nuire à son propre développement. Jean Meyer résume très bien les caractéristiques de ce type de société :
« La société générale familiale est un moyen commode de maintenir indivis, pendant un laps de temps plus ou moins long, un patrimoine menacé par le trop grand nombre d’héritiers, d’associer des enfants au commerce, de manière à leur faire apprendre le commerce. En un mot, elle pallie les inconvénients des descendances trop abondantes. L’apport d’argent frais est donc très souvent inexistant28. »
25Les héritiers défavorisés doivent alors recommencer une ascension sociale, généralement en devenant capitaine, métier qui leur servira de tremplin pour devenir à leur tour armateurs, lorsqu’ils auront acquis suffisamment d’expérience et de garanties financières.
26Bien que les sociétés de type familial soient très largement majoritaires à Granville, des associations s’opèrent parfois aussi avec des personnes étrangères aux familles. L’absence d’archives ne permet pas d’amples explications sur les liens personnels qui les unissent et la nature de ces actes. En revanche, ces associations se repèrent facilement dans les rôles d’armement de cette première moitié du XVIIIe siècle par la mention « et consort ». Dans les années 1720, les sociétés « Boisnard et consort », « Jean Leredde et consort » semblent particulièrement actives. Il peut s’agir de sociétés en commandite, sans grande certitude cependant29. Ce deuxième type de société permet à un intéressé plus ou moins opulent (un marchand, un armateur devenu trop âgé qui désire abandonner le métier, tout en souhaitant continuer à faire fructifier son capital, ou simplement un père) de s’associer avec un autre (sans doute moins aisé, mais ambitieux et compétent), qui devra gérer les affaires. Eux aussi partageront les profits et les pertes, mais dans des proportions différentes, puisque c’est le commanditaire qui fournit les fonds ; à la différence d’une société générale, leur responsabilité se limite à la somme qu’ils ont bien voulu engager dans la société. Rien ne permet actuellement de déterminer la date d’apparition de telles sociétés à Granville. Évoquant Nantes, Jean Meyer constate que « les contrats de “société générale” à fondement familial, encore très nombreux au début du XVIIIe siècle, se raréfient vers 1740-1760, alors que les sociétés en commandite se multiplient30 ». Granville connut-il pareille évolution ? Quant aux sociétés anonymes, on peut raisonnablement estimer qu’elles furent longtemps inexistantes à Granville, petit port n’offrant rien de comparable avec Rouen, Nantes ou Bordeaux, qui bénéficiaient de structures beaucoup plus favorables et qui drainaient d’importants capitaux pour pouvoir pratiquer allègrement le grand commerce avec les colonies.
27Grâce à la matricule des bâtiments du commerce et aux rôles d’armement, l’on peut poursuivre cette étude sociale pour la décennie suivante, allant de 1751 à 1762. Fort logiquement, les familles « dynastiques » continuent leur activité. Un changement s’opère malgré tout parmi les propriétaires de plusieurs navires, témoignant de la soumission des individus aux aléas de la vie. Tandis que certains armateurs comme les Boisnard (père et fils), Léonor Couraye du Parc, Jean Teurterie des Cerisiers manifestent leur dynamisme, d’autres restreignent leur activité pour des raisons diverses, comme Jean Quinette de la Hogue, Pierre Sauvé, Gallien de Préval ou encore Gaud Hugon de la Noë (qui devient maire de Granville de 1759 à 1761) ; d’autres encore décèdent. Ainsi, les armements d’Eugène Lepestour de la Garande disparaissent complètement, après son décès en 1753, puisque sa fille, absorbée par des problèmes de succession, ne poursuit pas le travail de son père. De nouveaux propriétaires et armateurs intègrent encore le milieu granvillais. Originaires des communes limitrophes, ils parviennent à s’imposer dans le microcosme granvillais, vraisemblablement en acquérant de plus grandes parts dans les sociétés d’armement. Les Dieppois Jacques, Jean et Pierre Jean affirment de plus en plus leur présence. Ils continuent d’armer cinq navires dans le petit port voisin de Regnéville, mais aussi deux autres dans le port de Granville. Curieusement, des Granvillais accomplissent la démarche inverse, sans doute en raison de l’exiguïté du port.
28Les gros propriétaires ne passent pas toujours pour les plus dynamiques. Pour diverses raisons (âge, prudence, maladie…), ils peuvent réduire ou suspendre leur activité pour une durée plus ou moins longue. Les rôles d’armement de 1754 et 1755 font état de l’activité des armateurs pendant les deux années qui ont précédé la guerre de Sept Ans. Les plus entreprenants se détachent nettement des autres. Ainsi, Messieurs Bretel, Couraye du Parc, Le Chevallier, Leboucher, Quinette de la Hogue et Teurterie des Cerisiers développent une énergie supérieure, tout comme les veuves Couraye du Parc31, Ganne et Scellier du Taillis. À l’inverse, la famille Boisnard se désintéresse quelque peu des armements en dépit de son grand nombre de navires en propriété. Cela montre bien, une nouvelle fois, la nécessité d’opérer malgré tout une distinction entre le propriétaire et l’armateur.
29L’absence de matricule des bâtiments du commerce et des rôles d’armement pour les années 1770-1780 empêche de suivre précisément cette étude sociale au cours des vingt années suivantes. L’on peut toutefois, malgré ce déficit majeur, deviner cette évolution au cours des trois années qui précèdent la guerre de l’Indépendance américaine, en se référant aux rôles de désarmement32. Le phénomène de prise ou de perte d’importance des propriétaires se répète. Les frères Boisnard, prenant de l’âge, perdent de leur dynamisme. À l’inverse, d’autres personnes prennent de l’envergure comme Gaud Anquetil, sieur de la Brutière, Jean Ernouf, sieur des Ruisseaux, ou Nicolas Deslandes. Le premier des trois essaie de remonter la maison d’armement familiale :
« Mon père, ruiné dans les armements en la guerre de 1744, me laissa sans fortune. Mes travaux et mes soins dans le commerce maritime me procurèrent la confiance de divers et, à l’époque des représailles33, j’avais la direction de cinq bâtiments pour la pêche de la morue au port de Granville34. »
30Sa réussite méritoire n’égale cependant pas celle de Nicolas Deslandes. Celui-ci parvient à s’imposer en quelques années seulement, d’une manière très particulière (déjà évoquée dans le chapitre 2). Son père, Charles François Deslandes, sieur Dumesnil, négociant à Granville, avait obtenu localement la sous-ferme du droit sur les eaux-de-vie et leur vente exclusive en gros aux navires destinés à la pêche de la morue, sans être lui-même armateur. Son fils aîné, Nicolas, parvint à prendre une importance exceptionnelle dans l’armement maritime, grâce à sa parfaite connaissance du droit et à son sens aigu des affaires. Selon le rôle de capitation des officiers de judicature de 1772, où il figure comme procureur dans la vicomté de Granville, il n’est imposé que pour 5 livres 14 sols et 8 deniers. Ayant débuté son activité d’armateur en 1772, il est considéré par ses contemporains, dix ans plus tard, comme le « premier négociant et armateur du port de Granville35 ». Le rôle de capitation de 1781 indique en effet qu’il est imposé pour 109 livres 9 sols36. Il n’a pas ménagé sa peine. D’après le dossier constitué en vue de son anoblissement, il aurait effectué vingt-deux armements terre-neuviers entre 1772 et 1778, deux autres pour ravitailler les colonies en 1778, et dix-huit autres, entre 1779 et 1781, pour le transport de troupes, l’échange de prisonniers ou le transport de comestibles, sans compter les armements corsaires37… Il semble toutefois que ses affaires aient quelque peu périclité par la suite, puisque le montant de l’imposition de l’écuyer Deslandes figurant dans le rôle de capitation de la noblesse pour l’année 1789 ne s’élève plus qu’à 42 livres38. De son côté, en 1787, l’armateur Denis Le Mengnonnet devait payer 247 livres 16 sols39. À l’évidence, à la veille de la Révolution française, Deslandes ne représentait déjà plus le premier armateur du port.
31Au cours des années 1770-1780, la famille Jean, dieppoise, a disparu du port, mais d’autres propriétaires haut-normands les ont remplacés. Ils s’appellent Legriet, Monnet, Duval, Reine, Lemesle ou Boislay, et viennent encore de Dieppe. Un Rouennais, M. Baudouin, les rejoint. L’essor de l’activité morutière granvillaise les a incités à investir dans ce port dynamique, à l’image de nombreux propriétaires armateurs résidant dans des communes voisines, plus ou moins littorales, de la région de Granville. L’analyse des rôles de désarmement des années 1780-1793 montre qu’une mutation profonde s’opère au cours de cette décennie. Elle se manifeste par une disparition des frégates, par une diminution progressive des « navires » habituellement utilisés pour la pêche terre-neuvière et leur remplacement par des bricks, des brigantins et des goélettes, ainsi que le fléchissement du tonnage moyen de la flotte morutière. Les règles de compétitivité, l’évolution technique navale, une difficulté plus grande à réunir des capitaux imposent en effet aux Granvillais une adaptation à des « temps nouveaux ». La Révolution française met cependant un terme à ce mouvement pendant plusieurs années, dès 1793. Elle bouleverse l’organisation maritime et gèle l’activité morutière en clouant désespérément les navires terre-neuviers au port. À sa reprise en 1802, les constructeurs navals et les armateurs tiennent compte de cette mutation des années 1780-1790 qui s’accomplit, pour bâtir de nouveaux bâtiments et monter de nouvelles sociétés, après des années d’inactivité. L’objectif de ces entreprises paraît modeste, lorsqu’il se limite à la navigation côtière, au cabotage ou à la pêche au poisson frais. Il peut également révéler de l’ambition lorsqu’il s’agit d’armer, « sous licence » ou non, des trois-mâts de 300 ou 400 tx à destination des colonies ou de l’Angleterre.
32La guerre et les troubles locaux dus à la Terreur ont affecté l’organisation maritime, sans toutefois porter réellement atteinte aux armateurs. Si quelques-uns d’entre eux furent vivement inquiétés, aucun ne vit réellement ses jours en péril. Certains purent donc reprendre en main leurs maisons d’armement. L’envié Nicolas Deslandes, sieur Dumesnil, écuyer, et son frère cadet, Charles Deslandes, sieur de Beauprey, ne figurent plus désormais dans les registres maritimes que sous les noms de Deslandes aîné et Deslandes jeune. Le premier ne perd rien de son énergie, malgré des déboires financiers causés par une inactivité terre-neuvière de dix années. Entre 1803 et 1816, il possède encore, majoritaire en parts, treize bâtiments (jaugeant de 17 à 155 tx) dans le port de Granville. Il laissera désormais le souvenir d’un armateur hors du commun, ayant effectué environ trois cents armements au cours de sa carrière40. Ce nombre paraît énorme face à un Léonor Couraye du Parc qui effectue trente-six armements (corsaires compris) avant de mourir41, remplacé à la tête de la maison d’armement par sa veuve qui en accomplit vingt et un.
33Certaines dynasties (comme celles des Hugon, Ernouf ou Ganne) ont disparu, provisoirement ou définitivement. Indiscutablement, une nouvelle population succède aux traditionnelles familles d’armateurs, en les remplaçant partiellement ou en s’alliant avec elles. Nombreux sont les propriétaires extérieurs (des communes voisines, mais aussi de Saint-Malo, de Roscoff et même de Paris) à établir leurs navires à Granville. Maintes sociétés se montent très vraisemblablement en dehors du cercle familial, car le manque de capitaux, en cette période troublée, ne permet pas d’autres alternatives. Il est permis de penser que des sociétés anonymes ont été montées, bien qu’il soit difficile de le démontrer. Certes, les arrangements entre père, fils ou frères continuent, comme autrefois, mais la majorité des personnes intéressées par le commerce maritime accepte désormais de s’associer avec des membres sans parenté commune. L’exemple de Pierre Jacques Lerond, peut-être originaire d’une de ces fameuses communes voisines du littoral, en constitue un bel exemple. Il n’hésite pas à s’associer quinze fois avec Jacques Campion et une fois avec Jacques Malicorne pour réussir au mieux ses entreprises. Il possède ainsi dix-sept bâtiments (de 33 à 420 tx) qui lui permettent de préparer de nombreux armements et de s’enrichir rapidement. Une nouvelle « bourgeoisie » voit ainsi le jour dans le port bas-normand.
34Avec la Révolution française, le système d’impôts est réformé. Tous les Français sont dorénavant imposables en raison de leurs facultés selon des règles communes strictes. La liste des 100 citoyens granvillais les plus imposés en 1808 (contributions payées dans le département et au-dehors : contributions foncières, personnelles, mobilières et somptuaires), existe encore, conservée dans le fonds patrimoine de la médiathèque de Granville. Elle renseigne sur les citoyens les plus riches au cours de l’Empire. Le cours de la Révolution aurait-il bouleversé l’ordre social local ?
Rang | Nom (prénom) | Qualité ou profession | Montant de l’imposition en francs |
1 | Gallien (Louis) | Négociant | 1892,50 |
2 | Lemengnonnet (Pierre) fils | Négociant | 1494,11 |
3 | Campion (Jacques) | Négociant | 1410,29 |
4 | Perrée (Nicolas) | Maître des comptes | 1197,06 |
5 | Deslandes (Nicolas) | Négociant | 1169,99 |
6 | Le Boucher de Vallesfleurs | Propriétaire | 1150,00 |
7 | Boëssel Dubuisson | Propriétaire | 1053,95 |
8 | Le Rond (Pierre Jacques) | Négociant | 995,21 |
9 | Ganne Grandmaison père | Propriétaire | 976,23 |
10 | Duhamel (Luc) | Législateur | 905,17 |
11 | Lemengnonnet (Denis) | Propriétaire | 826,97 |
12 | Lucas Girardville (Pierre) | Propriétaire | 789,27 |
13 | Epron (Louis) | Capitaine de vaisseau | 787,44 |
14 | Clément Le Val (Thomas) | Propriétaire | 743,51 |
15 | Clément Desnos (Thomas) | Propriétaire | 653,36 |
16 | Hugon Lacour (Jean) | Propriétaire | 605,49 |
17 | La Houssaye (Pierre) | Propriétaire | 559,14 |
18 | Girard des Prairies (Pierre) | Propriétaire et trésorier de la caisse des Invalides | 555,40 |
19 | Le Sauvage (Charles René) | Adjoint au maire | 507,64 |
20 | Lemarié des Landelles | Propriétaire | 484,74 |
35Les vingt premières places appartiennent encore très majoritairement au monde des négociants armateurs. Louis Gallien figure comme le Granvillais le plus riche, lui qui n’a pratiquement plus armé de navire depuis 1792, que ce soit pour Terre-Neuve ou au cabotage. Parvenir à garder ce niveau de richesse après une bonne décennie de quasi-inactivité laisse imaginer aisément l’étendue de sa fortune dans la décennie qui précédait la Révolution. Ce n’est pas le cas des autres ; ils ont armé pour la pêche morutière et au cabotage. C’est ce qui leur a permis de se hisser ou de se maintenir aux premiers rangs des imposés. Quant aux « propriétaires », ce sont d’anciens armateurs qui se retirent plus ou moins des affaires pour vivre désormais de leurs biens. Cela ne les empêche pas quelquefois de participer encore à quelques armements…
36Au fil du XVIIIe siècle, la dimension du groupe des armateurs œuvrant dans le port de Granville varie donc sensiblement, comme le montre un dénombrement à partir des rôles d’armement et de désarmement. Il suffit en effet de répertorier ceux qui arment au cours d’une courte période précise (deux années successives paraissent suffisamment représentatives d’une décennie) pour estimer le nombre de ces hommes et de renouveler régulièrement l’opération, lors des décennies suivantes. La méthode peut paraître critiquable à cause de son manque d’exhaustivité. Fondée sur l’armement des bâtiments, elle peut effectivement laisser de côté des navires en activité lointaine et prolongée (c’est le cas de certains terre-neuviers qui ne reviennent au port que trois ans plus tard, après avoir accompli plusieurs campagnes de pêche sans retour, ou de ceux qui se sont livrés à un trafic quadrangulaire entre Terre-Neuve, les ports méditerranéens et atlantiques et Granville) et ignorer l’existence d’armateurs restés quelque temps en inactivité (en raison d’une maladie, d’une transmission de patrimoine à la suite du décès d’un père, etc.). En outre, s’il est relativement facile de recenser les armateurs terre-neuviers, il est plus difficile de compter ceux qui arment pour la pêche du poisson frais (ne figurant que sur des feuilles provisoires d’armement avant 1803, aujourd’hui disparues) et ceux qui arment au cabotage (dont beaucoup de rôles d’armement ont également disparu). Il n’empêche que cette méthode permet d’approcher sérieusement le nombre réel d’armateurs par secteur d’activité et de mesurer objectivement leur dynamisme au cours du siècle.
37Les succès et les insuccès dans les affaires, les aléas de la vie, l’exiguïté du port, mais aussi la succession rapide des conflits qui font disparaître prématurément nombre de navires, influent largement sur l’évolution du groupe des armateurs. Malgré cela, il ne cesse d’augmenter régulièrement. En 1793, la population granvillaise comptant 6 649 habitants, cela signifie que le groupe des armateurs pour Terre-Neuve et le cabotage représente 1,3 % de l’ensemble, pourcentage minimum puisqu’il n’inclut pas ceux qui arment pour la pêche du poisson frais. En 1802, elle compte environ 6 000 habitants, ce même groupe, élargi aux pêcheurs de poisson frais, s’élève à 104 hommes et représente 1,7 %, en dépit des désordres causés par la Révolution. Même s’il semble toujours délicat de mettre dans le même sac un petit patron qui arme son unique petit bateau pour la petite pêche et le gros négociant qui lance plusieurs grands navires dans une campagne de pêche morutière, ces pourcentages impressionnants témoignent indiscutablement de l’esprit d’entreprise et du dynamisme de ces hommes.
Période | Nombre d’armateurs terre-neuviers | Nombre d’armateurs au cabotage | Nombre d’armateurs au poisson frais |
1687 | 20 ou + | ? | ? |
1723-1724 | 51 | 10 au minimum | ? |
1733-1734 | 50 | 15 au minimum | ? |
1743-1744 | 67 | 33 | ? |
1753-1754 | 75 | 43 | ? |
1763-1764 | 53 | 32 | ? |
1776-1777 | 74 | 36 | ? |
1791-1792 | 60 | 22 | ? |
Ans XI-XII (1802-1803) | 11 | 57 | 36 |
38Jusqu’à la Révolution française, les armateurs terre-neuviers passent pour les plus nombreux. Ils représentent approximativement le double de ceux qui arment au cabotage, du moins au petit cabotage, car eux aussi se livrent au cabotage (le grand) à leur retour de campagne terre-neuvière. Sans doute parce que leurs puissances financières respectives et leurs statuts sociaux diffèrent très sensiblement, et que leurs opérations maritimes relèvent d’une logique très différente, ces deux mondes se côtoient sans se mélanger42. La Révolution bouscule toutefois cet ordre. La majorité des armateurs terre-neuviers cesse son activité pour se retirer purement et simplement en attendant le retour de la paix, tandis qu’une minorité (dont les frères Deslandes et Pimor, mais aussi Louis Bon Louvel, font partie) consent à pratiquer le petit cabotage. À l’inverse, des hommes particulièrement audacieux comme Pierre Jacques Le Rond et Jacques Campion parviennent à s’imposer dans le milieu des terre-neuviers.
Le profil type de l’armateur granvillais du XVIIIe siècle
39Le suivi de l’évolution met en lumière les caractéristiques générales de cette élite locale au XVIIIe siècle. Il s’agit, très majoritairement, de négociants ou de marchands. Luc Lucas, sieur des Aulnais, Gabriel-François Le Mengnonnet, Gaud Leboucher, Nicolas Deslandes, Luc Forterie de Valmont sont déclarés « négociants » dans la correspondance avec le secrétariat de la marine ou dans différents registres. Toutefois, Jacques Duhamel Grandpré et Olivier Jourdan y sont signalés comme « marchands43 ». À vrai dire, la distinction entre ces deux termes semble parfois difficile à saisir. Pour Charles Carrière, « les négociants sont ceux qui tiennent le grand commerce… Qualité, ampleur des affaires et des relations, il en résulte nécessairement fortune. Et sans doute, est-ce là le signe premier, celui qui ne trompe pas, la véritable référence : les capacités, les facultés44 »… Ils détiennent le commerce en gros, tandis que les marchands pratiquent le commerce au détail, moins honorable et moins étendu. « Les négociants forment donc une aristocratie du commerce, une ploutocratie aux limites et aux contours un peu flous, mais qui a conscience d’être différente et au-dessus des autres commerçants. Ils sont l’élite45… » Cette distinction peut paraître moins évidente à Granville que dans certains ports comme Marseille, Nantes ou Bordeaux, où le grand commerce avec les colonies a généré des fortunes colossales. La pêche terre-neuvière s’avère effectivement moins lucrative que le trafic négrier ou sucrier. L’affirmation de Charles Carrière n’en demeure pas moins vraie : ce sont ces mêmes négociants armateurs qui tiennent les rênes de la vie municipale, en devenant maires ou échevins et en cumulant diverses responsabilités qui, si elles ne sont pas toujours fortement rémunératrices, apportent assurément honneur et respectabilité. L’opulence qu’ils affichent volontiers, l’influence qu’ils exercent et l’honorabilité dont ils jouissent les placent assurément dans l’élite locale, bien au-dessus des autres commerçants et des gens de mer.
40Tous ces armateurs n’appartiennent pourtant pas au négoce. Les Boisnard, par exemple, sont cordiers de père en fils. Beaucoup travaillent comme capitaines du seul navire qu’ils possèdent. D’autres encore ont embrassé une carrière juridique, ce qui ne les empêche nullement de consacrer du temps aux armements maritimes. Dans les années 1740, Michel Davy est propriétaire-armateur du morutier Prophète Royal de 80 tx. Il exerce conjointement la profession d’avocat46. Nicolas Deslandes commence sa carrière de négociant-armateur en 1772, tout en exerçant et en cumulant les fonctions de procureur pendant deux années47. François Louvet est procureur à Granville, bien que demeurant à Caen, lorsqu’il arme le bateau la Fidèle de 28 tx, en 177948. Les résultats des entreprises menées par ces juristes dynamiques s’avèrent bien inégaux. Tous ne parviennent pas à la fortune comme Nicolas Deslandes. Ainsi, François Louvet, connaît rapidement les risques et les déconvenues du métier d’armateur. Il arme la Fidèle, sans prêter « aucune attention aux conseils qui lui ont été donnés de ne partir que le temps fait… mais n’étant point marin », il commet des imprudences qui exposent, inutilement et stupidement selon l’avis des Granvillais, son bateau aux corsaires anglais qui le capturent aisément49. Sans doute, est-il le seul en vérité à montrer aussi peu de compétence, car la grande majorité des armateurs granvillais sont d’anciens capitaines qui connaissent parfaitement la navigation ainsi que les règles de vie et du travail en mer. Un mémoire adressé en 1765 à M. Fontette, intendant de la généralité de Caen, par des officiers de juridiction granvillais, résume parfaitement le profil type de ces hommes :
« Les armateurs de Granville, les seuls commerçants qu’il y ait dans le lieu, sont la plupart d’anciens capitaines de navires qui sont allés en mer dès l’âge de dix à douze ans et qui se sont faits armateurs quand ils ont fait amas de connaissances dans les différents ports où ils ont eu occasion d’aller50. »
41Leur compétence se fonde donc principalement sur l’expérience, acquise en mer et dans les autres ports, que complète ensuite le sens des affaires. La trentaine passée, certains capitaines cessent d’aller en mer pour tenter une conversion. Le désir de quitter les conditions pénibles de vie et de travail d’une campagne terre-neuvière, celui de rester à terre pour monter des entreprises qu’ils espèrent lucratives, mais aussi la possibilité de profiter des conseils et de l’aide financière de la famille, motivent généralement cette décision. Ceux qui réussissent les plus belles reconversions témoignent indiscutablement d’intelligence, d’audace et de dynamisme dans leurs entreprises. Enfin, avec l’âge, les armateurs rêvent d’acquérir une charge honorifique. Ils obtiennent satisfaction en devenant officiers municipaux (maire, lieutenant de maire ou échevin). Presque tous les maires de Granville, depuis la création de l’office en 1692, sont d’anciens armateurs. La création d’une juridiction consulaire à Granville en 1769, leur permet également de devenir juges de tribunal de commerce. Le cumul des responsabilités ne les dérange alors pas. Certains, comme Jean Baptiste Quinette, sieur de la Hogue51, qui ne se satisfont pas d’un office d’échevin, achètent une charge anoblissante. Il ne leur reste plus alors qu’à profiter pleinement des avantages acquis et à transmettre leur patrimoine. Tous ne parviennent pas cependant à l’opulence. Jean Longueville a beau cumuler des responsabilités comme les autres, il ne réussit pas à amasser suffisamment d’argent pour assurer sereinement l’avenir de ses enfants. Sentant la mort s’approcher en 1775, alors qu’il est « bourgeois de cette ville, ancien armateur, fondé de cette église, administrateur de l’hôpital, major de la milice bourgeoise de cette ville et trésorier des invalides de la marine », il supplie le Gouvernement d’accorder sa place de trésorier des invalides de la marine à son gendre, François René Girard des Prairies, et le report de la moitié de sa pension à sa fille aînée, célibataire et de santé fragile52. À sa mort en 1778, le commissaire général ordonnateur au Havre, Mistral, plaide en sa faveur :
« Le sieur Longueville laisse sept enfants, trois garçons et quatre filles ; les garçons se sont retrouvés à la navigation, et par là même de gagner de quoi vivre, leur père ne leur laissant presque rien. Les trois dernières filles sont mariées aussi bien que leur plus que médiocre fortune a pu le permettre. La fille ainée, non mariée, d’un âge avancé et d’une santé très continuellement chancelante, manquera véritablement du nécessaire53. »
42Grâce à son appui, la fille de Jean Longueville obtient la réversion de la moitié de la pension de son père.
43À travers ces différents exemples, il va de soi que le monde des armateurs reflète des réalités différentes et qu’il est dominé par une élite négociante, forte de son influence politique et de sa puissance financière. Comment réagit ce milieu en période de belligérance ?
Les armateurs granvillais et la guerre de course
44Tous les armateurs ne deviennent pas corsaires. Loin s’en faut ! Les armateurs qui arment en course pendant le règne de Louis XIV restent largement méconnus. Au-delà du nom des principaux d’entre eux, tout demeure mystérieux dans leur puissance financière, leurs liens et leur activité. De toute évidence, il s’agit d’armateurs terre-neuviers, davantage intéressés parfois par la guerre de course que par la pêche, mais pas toujours. Leur armement en guerre et marchandise les autorise en effet à pratiquer conjointement les deux activités.
45Durant la guerre de la Ligue d’Augsbourg, trois armateurs manifestent un intérêt évident pour la course : la famille Lévesque, Nicolas Louvel, sieur du Clos, et Jean Hugon, sieur du Prey. La famille Lévesque surpasse incontestablement les autres avec quatorze campagnes à son actif. Les relations nouées par des mariages avec les principaux notables locaux ont largement contribué à fournir les capitaux nécessaires au lancement de cette activité corsaire54. Le destin a servi le père en lui donnant trois fils, bons marins et aptes à commander audacieusement les navires qu’il arme en course. Les succès remportés renforcent évidemment sa maison et déterminent l’avenir de ses enfants. L’ainé, Beaubriand-Lévesque, tout en poursuivant sa trajectoire de corsaire du roi, le rejoint rapidement dans les armements. Le cadet, La Souctière-Lévesque, suit le même chemin, sans toutefois armer de corsaire dans le port de Granville.
46Jean Hugon, sieur du Prey, arme lui aussi en course, de façon régulière avec un succès apparemment constant. Sa carrière demeure occulte. De son côté, Nicolas Louvel déploie une belle énergie au début de ce même conflit, mais il prend rapidement des distances avec la guerre de course à la suite de sérieuses déconvenues. Son navire terre-neuvier, la Vierge de Grâce, aménagé pour la course et rebaptisé le Juste, connaît en effet de telles mésaventures au cours de sa campagne de 1690, qu’il cesse cette activité pour revenir à la pêche. L’autre terre-neuvier, la Reine des Anges, qui avait débuté la guerre de course granvillaise, est pris en octobre 1692 par un corsaire de Flessingue au large d’Ouessant, en dépit de ses douze canons, alors qu’il revenait de la pêche au banc, chargé de sel et de morues rouges55.
47Les fortes lacunes dans les archives ne permettent pas de mesurer ce que représentent ces armateurs corsaires par rapport à l’ensemble des armateurs du port, pendant la guerre de la Ligue d’Augsbourg. Combien sont-ils réellement ? Une dizaine tout au plus. Viennent-ils tous de la pêche morutière ? On peut le penser.
48Lors de la guerre de Succession d’Espagne, les armateurs ne s’engagent pas avec la même vitalité dans la guerre de course. Le peu de répit laissé par cette courte trêve, le départ des frères Lévesque et le manque de capitaux les incitent désormais à la prudence. Certains s’y emploient cependant, tout au moins au début, comme François Monbreton, sieur Duprat, Thomas Fraslin du Montcel ou encore Jean Le Nétrel. Thomas Fraslin du Montcel n’est autre que l’acquéreur du Jeune Homme, lorsque celui-ci avait été mis aux enchères à Nantes, en novembre 1690, après sa capture56. Beau-frère des frères Lévesque, il ne pouvait pas rester insensible à leurs succès et se désintéresser de cette activité. L’on ne peut d’ailleurs pas exclure sa possible participation aux armements corsaires lors du conflit précédent.
49Leurs corsaires paraissent bien modestes, jamais supérieurs à une centaine de tonneaux, tandis que leurs campagnes s’avèrent presque toujours décevantes. Pour toutes ces raisons, les armateurs préfèrent donner priorité à la pêche terre-neuvière, en conservant toutefois la possibilité de s’adonner à la guerre de course si l’occasion se présente, comme l’autorise la commission en guerre et en marchandise. André la Souctière-Lévesque, armateur au passé glorieux installé à Saint-Malo, n’agit pas autrement : son navire, le Jean Baptiste, n’effectue qu’occasionnellement ses captures au cours de ses campagnes morutières de 1706 et 1708.
50Là encore, dénombrer les armateurs corsaires semble irréalisable, faute d’archives suffisantes. L’on peut affirmer qu’ils furent au moins huit et que leur nombre pouvait approcher la vingtaine. Dans l’état actuel de la recherche, il paraît impossible de se montrer plus précis. Venaient-ils majoritairement de la pêche morutière ? Sans doute, mais l’on ne peut exclure la possibilité que certaines embarcations provenaient de la petite pêche ou du cabotage. Par voie de conséquence, il paraît tout aussi difficile de mesurer ce que représentaient ces armateurs corsaires par rapport à l’ensemble des armateurs du port.
51Sous le règne de Louis XV, les armateurs sont beaucoup mieux connus grâce à la quantité et à la diversité des informations contenues dans la correspondance que les Granvillais entretenaient avec les différents rouages du Gouvernement et les différents ports. Malgré la persistance de confusions possibles, inhérentes aux coutumes, aux erreurs et aux lacunes d’une administration d’un autre temps, l’identification et le suivi de ceux qui décident d’armer en course deviennent désormais possibles.
52Le premier enseignement que l’on peut tirer de cette énumération concerne le nombre d’armateurs. Pendant la guerre de Succession d’Autriche, seuls dix-sept d’entre eux se lancent dans la guerre de course. Deux d’entre eux viennent du cabotage (Charles Bonté et François Ponée) et quatorze autres ont l’habitude d’armer des navires pour Terre-Neuve. Quant à l’armateur Le Chevallier, l’on ne sait d’où il vient, puisqu’il n’a armé auparavant aucun bâtiment au cabotage ou à la pêche morutière. Selon le rôle de capitation de 1741, une famille aisée porte ce nom à Granville57. S’agirait-il de l’un de ses membres, qui se serait activement intéressé à la guerre de course ? Or, l’on dénombre précisément soixante-sept armateurs terre-neuvas et trente-trois autres au cabotage dans la période 1743-1744. Cela signifie que 20,8 % des armateurs terre-neuviers et 6 % des caboteurs se lancent dans la guerre de course pendant ce conflit. Si l’on enlève ceux qui ont armé en guerre et marchandises pour ne considérer que les corsaires stricto sensu, ce pourcentage se réduit à 16,4 %.
Noms des armateurs (âge en 1756) | Corsaires | Armements |
Jean Quinette, sieur de la Hogue (52 ans) | Granville (530 tx) | 1 |
(Pierre ou Jean ?) Harasse | Très Vénérable (15 tx) | 1 |
Gaud Leboucher | Hardy (60 tx) | 1 |
Vve Léonor Couraye du Parc | Grand Gédéon (250 tx) | 1 |
Luc Gilles Lucas, sieur des Aulnais (58 ans) | Machault (300 tx) | 3 |
Jacques Renaudeau (31 ans) | Chevalier d’Artezé (35 tx) | 4 |
Lemarié, sieur des Fontaines | Mesnil (300 tx) | 1 |
François Boisnard (44 ans) | Nymphe (200 tx) | 1 |
Pérée frères (François, 28 ans, et René, 22 ans, capitaine du navire) | Comte de la Rivière (150 tx) | 1 |
François Joseph Hugon, sieur du Prey (42 ans) et (François ?) | Marquis de Marigny (180 tx) | 2 |
François Jacques Tapin (47 ans) | Benjamin (? tx) | 1 |
? | un petit bâtiment | 1 |
Total : 13 (ou 14) armateurs différents | Total : 12 | Total : 18 |
53Pendant la guerre de Sept Ans, ils ne sont que treize58 (dont quatre qui s’unissent dans deux associations différentes) alors que soixante-quinze armateurs arment pour Terre-Neuve et quarante-trois pour le cabotage au cours de la période 1754-1755. Une fois encore, un seul d’entre eux (Jacques Renaudeau) vient du cabotage. En conséquence, le pourcentage d’armateurs terre-neuviers qui arment en course descend à 16 % et celle des caboteurs à 2,3 %. Comme pour la période 1688-1713, la succession rapide de deux guerres, conjuguée aux déconvenues issues du bilan des premières campagnes, entraîne des difficultés de toutes sortes, de nature à décourager les bonnes volontés au cours du deuxième conflit.
54Le suivi des carrières montre que les armateurs corsaires relèvent de deux catégories distinctes. Certains, financièrement aisés, arment des bâtiments d’un tonnage plutôt important (de 90 à 530 tx) et prennent des participations dans d’autres armements. Ils appartiennent aux « grandes familles » du port, habituées aux armements terre-neuvas, très généralement en pêche sédentaire : Quinette, Couraye, Lucas, Perrée, Leboucher, Louvel, Teurterie… Habitués à réunir de grosses sommes d’argent et à tenir une comptabilité compliquée, l’armement en course passe pour une activité, potentiellement lucrative, que l’on choisit de suivre ou de délaisser. D’autres s’appuient sur des moyens financiers beaucoup plus limités, car ils proviennent de milieux moins aisés. En 1742, Charles Bonté arme la Rachel (10 tx) au petit cabotage sur la côte bretonne proche, avant d’armer le Passe Partout (3 tx) en 1746, puis le Grand Passe Partout (75 tx) en 174759. Jacques Renaudeau arme aussi son Chevalier d’Artezé (35 tx) au petit cabotage, mais il va un peu plus loin : en 1755, il envoie sa corvette à Rouen, puis à Dieppe, en 175660. Quant à François Posnée, il n’est encore qu’un simple matelot à 14 livres en 174061, ce qui ne l’empêche pas d’armer l’Entreprenant (8 tx) en 1747. L’ambition les pousse à prendre des risques : en armant de petits bâtiments, ils espèrent améliorer leur condition sociale.
55L’expérience, et non pas l’âge, semble déterminante pour armer en course. Tous ces hommes peuvent se prévaloir d’une connaissance assurée, acquise par une pratique reconnue. La majorité tire directement cet avantage de la mer, comme anciens capitaines convertis à l’armement après avoir atteint la trentaine d’années. Pourtant, une minorité tire cette compétence d’un autre parcours, car elle n’a jamais navigué, ou très peu. Leurs vies restent totalement inconnues de la matricule des gens de mer. Ils appartiennent cependant à des familles, réputées pour leurs nombreux armements terre-neuviers, qui leur ont transmis la science de la gestion des affaires et des hommes, ou encore à des familles de négociants ou d’artisans œuvrant directement dans le milieu maritime. Le résultat de leur activité ne laisse alors aucun doute sur leurs compétences. L’exemple de Léonor Couraye, sieur du Parc, le démontre aisément : il passe pour le meilleur armateur corsaire durant la guerre de Succession d’Autriche, sans jamais avoir été capitaine, ni même volontaire ou matelot. Il commence sa carrière d’armateur en 1744, à vingt-cinq ans, en prenant seul la direction de la maison familiale d’armement que sa mère gérait depuis le décès de son père. Dès le début de la guerre, il arme directement un corsaire, le Charles Grenot (ancien terre-neuvier appelé Comte de Torigni, réaménagé et rebaptisé pour la guerre de course), avec lequel il mène deux belles campagnes. Une tempête emporte malencontreusement le navire, en mars 1745, à l’île de Batz. Nullement découragé par ce naufrage, fort de ses gains et de son expérience désormais reconnue, il n’éprouve aucune difficulté à convaincre les sociétaires d’armer un second corsaire, neuf cette fois : le Grand Grenot, une frégate de 300 tx, conçue et construite pour la course. L’unique campagne de ce navire s’avère encore largement bénéficiaire, en dépit de son naufrage à l’entrée du port de Granville, victime d’une accalmie qui le précipite sur des rochers avant l’arrivée d’une tempête. Une nouvelle fois, le jeune armateur, fort de ses succès qui forcent l’admiration de ses concitoyens et de ses sociétaires, ordonne aisément la construction d’une frégate encore plus grosse, l’Aimable Grenot de 390 tx, qui réalise à son tour deux belles campagnes. La compétence paraît donc indiscutable chez cet homme qui sait manifestement monter de belles opérations malgré une inexpérience certaine de la navigation.
56L’expérience d’un autre jeune armateur attire une attention toute particulière. Gaud Augrain se lance dans la guerre de course avec une frégate neuve de 250 tx (le Coureur), mais seulement en 1748, soit en fin de conflit. La construction d’un navire aussi important révèle la même détermination et la même ambition que Léonor Couraye du Parc. Pourquoi ne s’est-il pas engagé plus tôt ? En 1743 et 1744, sa mère gérait encore la maison d’armement laissée par son mari décédé. De 1745 à 1747, craignant vraisemblablement les méfaits de la guerre, elle ne lance aucune opération maritime. Quand son fils, Gaud, prend la direction des affaires en 1748, il a vingt-cinq ans, le même âge que Léonor Couraye du Parc lorsqu’il débute son activité. Pourquoi a-t-il attendu aussi longtemps avant de se lancer aussi bravement dans l’aventure corsaire ? Selon Marcel Marion, « l’âge de la majorité variait avec les coutumes, avec la condition des personnes. En Champagne, Picardie, Normandie, Anjou, Maine, il était de vingt ans, et la majorité parfaite, c’est-à-dire celle requise pour contracter mariage sans le consentement des père et mère, n’avait lieu qu’à vingt-cinq ans62 ». Bien que cette majorité ait été effective à vingt ans, en Normandie, il semble que les familles aient attendu que le fils atteigne la majorité parfaite pour lui confier les pleins droits dans la gestion des maisons d’armement. Au-delà de ce seuil, l’âge de ces armateurs, s’étalant de 25 à 69 ans, montre clairement que l’on peut être jeune ou âgé pour armer en course. Seules, la maturité, l’expérience et la lucidité d’esprit interfèrent avec l’esprit d’entreprise.
57Armer en course n’est pas facile, surtout lorsqu’il s’agit d’une frégate de gros tonnage, car les capitaux sont très souvent difficiles à réunir. Quelques débris des papiers d’un commerçant de Morlaix, J.-D. Derm, correspondant de Léonor Couraye du Parc, apportent un peu de lumière sur les dessous de la guerre de course au milieu du XVIIIe siècle. En 1747, le Morlaisien, chargé de trouver des sociétaires pour le Granvillais, entretient une correspondance suivie avec un Bordelais, M. Termelliers. Celui-ci lui fait part de ses doutes et s’en explique :
« à l’égard de l’action de 500 livres que tu me proposes sur le nouveau corsaire le Grand Grenot ; si tu ne l’as pas prise, je ne m’en soucie point, parce que ces grands corsaires sont d’une grande dépense et, à moins de prises fort considérables, on ne fait que toujours fournir à la mise, sans retirer profit ; j’aime mieux la moitié de ton action de 500 livres sur l’autre petit corsaire de 16 canons qui s’arme à Granville, nommé Le Thamas Koulikan, et tu n’as qu’à me l’envoyer63 »…
58La simplicité des propos ne laisse aucune ambiguïté : un sociétaire préfère miser sur un moyen corsaire que sur un gros car les dépenses et les risques financiers y paraissent moindres. Au-delà de cette préférence intéressante, ce témoignage prouve l’existence de sociétés en commandite par actions à Granville, dans les années 1740. Une société en commandite par actions est une structure juridique originale dans laquelle on distingue deux types d’associés : les commanditaires et les commandités. Les commanditaires sont les actionnaires de la société ; ils apportent les fonds, sans s’occuper de la gestion. Ils ne sont responsables des dettes qu’à concurrence de leur participation au capital. En cas de naufrage ou de capture, ils ne perdent donc que l’argent qu’ils ont engagé. Le commandité est le gérant64. Sa responsabilité est indéfinie, ce qui signifie qu’en cas de malheur, il répond pleinement des dettes sur ses biens propres. Cette clause essentielle est de nature à rassurer les commanditaires. À vrai dire, c’est aussi la réputation du commandité qui finit de les décider à engager ou non des fonds dans la société : plus elle est grande, fondée sur une compétence reconnue et une opulence évidente, plus les chances de réunir les fonds paraissent favorables.
59Ce type de société, qui reposait entièrement sur la confiance des actionnaires, existait depuis longtemps, mais il n’était pas répandu. À la fin du XVIIe siècle, seule la Compagnie française des Indes orientales (créée par Colbert en 1664) levait des actions. Reconnue officiellement manufacture royale avec tous les privilèges associés, celle-ci présentait suffisamment de garanties pour rassurer les investisseurs. Il en allait autrement dans le commerce privé, où l’on se méfiait du manque de solvabilité du commandité. Par conséquent, la possibilité de contracter une société en commandite par actions n’était pas prévue par l’Ordonnance pour le Commerce de 1673. Jacques Savary des Brûlons ne la retenait même pas dans son
60Dictionnaire universel de commerce qu’il publia en 174165. N’étant nullement illégale, elle se développa pourtant au cours du XVIIIe siècle, plus ou moins rapidement, dans les ports français. Selon Jean Meyer, « il semble qu’à Saint-Malo, le passage à la société par actions se soit fait beaucoup plus tôt qu’à Nantes, et ce grâce aux habitudes contractées dans la guerre de course66 ». Confronté au secret des affaires, mais surtout à la rareté et au laconisme des actes de société, il ne parvient cependant pas à fixer avec certitude la date de ce passage. Il suppose, sans pouvoir avancer d’explication précise, que la guerre de course a joué un rôle essentiel dans cette avance malouine. Progressivement, les sociétés en commandite par actions se sont donc répandues, en ne représentant malgré tout qu’une part infime des types de société de ce siècle, de sorte que le Code de Commerce de 1807 évoquera enfin son existence dans le commerce privé67. À Granville, dans les années 1740, l’on trouvait donc de telles sociétés, qui relevaient effectivement de l’activité corsaire.
61Quant au contenu même des propos de M. Thermelliers, force est de constater que le Bordelais fit un mauvais choix. Le Thamas Koulikan (100 tx) fut pris en 1747, dès sa sortie du port, sans avoir réussi de prise, tandis que le Grand Grenot (300 tx) accomplit une belle campagne, particulièrement lucrative. Hormis ce détail, la méfiance éprouvée par cet homme à l’égard des corsaires de gros tonnage semble refléter l’état d’esprit des petits ou des moyens actionnaires. Quant aux gros actionnaires, ils n’hésitaient pas à investir dans les grands armements particuliers, pourvu que la compétence et la réputation de l’armateur soient reconnues. Or à partir du milieu du XVIIIe siècle, la renommée de Granville et de ses hommes est assurée en France grâce à la pêche terre-neuvière. Léonor Couraye, sieur du Parc, armateur des trois Grenot put peut-être ainsi bénéficier d’appuis importants auprès de la Cour, notamment par l’intermédiaire de l’armateur malouin Beauvais Lefer qu’il connaissait bien.
62Sous le règne de Louis XVI, dix-huit armateurs arment en course. Tous pratiquent ordinairement l’armement terre-neuvier, à l’exception de Jean Christophe Louis Régnier, plutôt habitué au cabotage, et de Nicolas Saint Lo. Ce dernier est un tout nouveau venu : il s’agit d’un matelot timonier à 20 livres68 qui ose armer un lougre de 28 tx, fort de son expérience tirée dans les campagnes terre-neuvières, sur les vaisseaux du roi et sur un corsaire malouin69. L’on dénombre pourtant soixante-seize armateurs entre 1776 et 1777 pour la pêche morutière et trente-six autres pour le cabotage. 21,6 %. Cela signifie que 21,6 % des armateurs terre-neuviers et 2,7 % des caboteurs se lancent dans la guerre de course pendant ce conflit, Nicolas Saint-Lo restant à part de ces statistiques.
63Plusieurs associations voient le jour, vraisemblablement pour pallier le coût élevé des navires, toujours plus gros, et mieux partager les risques financiers encourus. Deux surtout : celle de Luc de la Forterie, sieur de Valmont, Gaud Leboucher, sieur de Vallesfleur et Nicolas Deslandes, sieur du Mesnil, ainsi que celle de Bretel, sieur de Vaumartin, Jean Ernouf, sieur des Ruisseaux, et Pierre La Houssaye. Ils représentent les principaux négociants de Granville70. Trop de lacunes et de zones d’ombre subsistent pour pouvoir accomplir une étude sérieuse des financements, de leur origine et de leur utilisation dans le milieu maritime granvillais. Toutefois, un acte de société, passé par les trois premiers en 1778 en vue d’armer une frégate en course, révèle assez précisément les clauses d’un contrat d’association, tel que l’on pouvait en passer dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle.
64En 1778, Luc de la Forterie, sieur de Valmont, Gaud Leboucher, sieur de Vallesfleur et Nicolas Deslandes, sieur du Mesnil jouissent d’une grande notoriété. Des liens étroits les unissent : Nicolas Deslandes est en effet le gendre de Luc de la Forterie ; il est aussi « une espèce d’homme d’affaires de M. de Vallesfleurs dont, à la vérité, il est parent par les femmes71 ». Ils décident donc de monter ensemble une société en commandite par actions parce qu’elle leur permet d’une part de devenir des commandités, mais aussi de faire appel à des intéressés et des actionnaires, futurs commanditaires. Certains d’entre eux laisseront clairement leurs noms apparaître (les intéressés), d’autres préféreront rester en retrait, derrière un anonymat (les actionnaires). Le 30 mars 1778, ils signent un acte de société, qu’ils rédigent de la façon suivante :
« Nous soussignés le Boucher de Vallesfleurs, Forterie Valmont et Deslandes, reconnaissons nous être ce jour d’hui associés, de chacun un tiers, pour faire construire et armer en guerre contre tous ennemis de l’État un navire de grandeur convenable à avoir vingt-quatre cannons en batterie de douze livres de balle chacun, et en outre toute autre ustensile de guerre nécessaire à l’armement de pareil navire, pour part, chacun de nous dits associés supporter chacun un tiers aux profits et pertes qu’il plaira à Dieu, donnée à ce navire et de fournir chacun notre quote-part des fonds nécessaires à fur et mesure qu’il en sera besoin pour le débours dudit navire, sans que cependant aucun des contractants puisse être tenu de fournir ou avancer pour ladite construction plus de dix mille livres avant que la société soit complète, c’est à dire que lesdites contraintes seraient assurées d’actionnaires ou intéressés pour au moins deux cents mille livres, auquel cas s’il était besoin de nouvelles avances, ils prendraient les arrangements convenables et utiles ; a été aussi convenu entre nous que tous frais occasionnés pour procurer des intéressés à ladite entreprise ci-dessus, nous feront commun puisque toutes cessions d’intérêts quelconques faites sur ce navire, n’importe par lequel de nous trois Vallesfleurs, Forterie Valmont et Deslandes, seront à la charge de la société entière de nous susdits associés, sans qu’aucun de nous puisse en soustraire la moindre chose quelconque, sans quoi ladite société n’aurait pas eu lieu ; et si en cas il naissait entre nous susdits associés quelques difficultés que ce soit, rapport à notre dite société, nous nous soumettons sans aucune forme de procès que ce puisse être, en passer à la pluralité d’opinions de nous dits Vallesfleurs, Forterie Valmont et Deslandes. Ce qui a été fait et signé triple, après lecture faite à Granville, le trente mars mil sept cents soixante-dix-huit72. »
65L’objet social de cet acte consiste à construire une frégate et à l’armer en course pour une ou plusieurs campagnes. Comme il s’agit d’un navire de guerre, engagé dans une activité comportant des risques évidents, la durée de validité du contrat ne peut être précisée. Cette société s’éteindra donc automatiquement, lorsque cet objet social cessera d’exister. Dès le début, l’acte met clairement en avant un aspect consensuel, le jus fraternatis, où chacun se reconnaît pleinement solidaire des deux autres en participant aux profits et aux pertes à hauteur de 33,33 %. La formule « pour part, chacun de nous dits associés supporte chacun un tiers aux profits et pertes qu’il plaira à Dieu » signifie que chacun se retrouve responsable des résultats de la campagne sur ses biens propres, de manière solidaire et infinie. Si les profits peuvent être avantageusement partagés, chacun peut aussi y laisser la totalité ou une partie de son patrimoine pour régler des dettes en cas de prise ou de naufrage. Ils s’interdisent toutes cessions de parts, et une clause d’arbitrage les oblige à s’arranger entre eux, sans recourir à la justice, en cas de difficulté (comme une mésentente ou la mort de l’un d’entre eux) : « si en cas il naissait entre nous susdits associés quelques difficultés que ce soit, rapport à notre dite société, nous nous soumettons, sans aucune forme de procès que ce puisse être, en passer à la pluralité d’opinions de nous dits Vallesfleurs, Forterie Valmont et Deslandes73 ».
66À vrai dire, les trois hommes se montrent extrêmement prudents dans leur démarche. Ils engagent d’abord des fonds, mais de manière très raisonnable. Leur apport initial se limite à 10 000 livres chacun, soit à un total de 30 000 livres, ce qui ne paraît pas très élevé. Sans doute, est-ce la somme nécessaire pour démarrer l’entreprise. Ils s’engagent ensuite à lancer une souscription auprès « d’actionnaires ou d’intéressés » pour compléter le financement de la construction du corsaire « pour au moins deux cent mille livres ». L’ambiguïté entre actionnaires et intéressés peut surprendre. Elle est au contraire volontairement entretenue pour plaire au plus grand nombre possible de commanditaires. La banqueroute du système de Law (1720) ayant laissé de mauvais souvenirs chez les actionnaires, il convient de les rassurer en laissant une certaine liberté aux uns et aux autres. Si la réunion des 200 000 livres est réalisée, les trois commandités s’engagent à apporter le reste en cas de nécessité de fonds supplémentaires. Le 14 octobre 1778, soit six mois et demi plus tard, ils signent un avenant précisant leurs rôles respectifs : La Forterie Valmont est établi caissier ; Deslandes est mandaté « pour voyager pour le bien de ladite société » ; Leboucher de Vallesfleurs reste en retrait, apparemment sans responsabilité prédéfinie. Les trois réitèrent alors leur accord de confiance et de solidarité. Ainsi, lorsque Deslandes fera des dépenses à l’extérieur de Granville, les deux autres s’engagent à les agréer sur l’honneur. Un second acte de société, reprenant l’ensemble des associés et le montant des actions engagées par chacun, sera alors définitivement rédigé. Il deviendra le document de référence pendant toute la durée de la campagne, celui que l’on retrouvera à la fin, lors de la liquidation générale, pour régler les comptes.
67Au bout du compte, le financement dut dépasser tous les espoirs, puisque le navire fut rapidement construit et que sa taille se révéla plus grande que prévu : le Monsieur fut armé en course dès le 9 mars 1779, soit un peu moins d’un an après la signature de l’acte initial de société, avec quarante canons de différents calibres ; il jaugeait 475 tx et sa mise-hors aurait coûté 325 000 livres environ74. Il réalisa deux campagnes, largement bénéficiaires, avant d’être capturé, le 13 mars 1780. Sa valeur officielle, communiquée au Gouvernement, fut estimée à 300 000 livres75.
68Pour les commandités, ce genre d’acte, qui reposait essentiellement sur la confiance et la solidarité, pouvait s’avérer très contraignant. Si l’on se réfère à l’évolution de cette association, la mésentente s’installe rapidement entre eux, bien avant le terme de cette société – qui survient le 13 mars 1780 par la capture de la frégate –, comme l’indique une lettre, adressée le 26 novembre 1779 par M. Eustache, commissaire des classes de Granville au secrétaire d’État à la marine76. Ce désaccord trouve son origine dans le choix du capitaine pour diriger le Monsieur. Nicolas Deslandes propose son jeune frère : Charles Deslandes, sieur de Beauprey. Gaud Leboucher s’y oppose catégoriquement. Contre son gré, Nicolas Deslandes finit par s’incliner et accepter le Rouennais Nicolas Guideloup aux commandes du corsaire pour une première campagne, puis le Granvillais Jean Baptiste Bochet pour une deuxième. Conformément aux clauses de solidarité prévues dans le contrat de société, il n’y a aucun recours à la justice, puisque tout problème ne peut se régler qu’en interne. L’association tient jusqu’à la capture du Monsieur, en dépit des dissensions et des rancunes inhérentes. Elle ne sera jamais renouvelée : lorsqu’il faudra armer une deuxième grosse frégate, la Madame (390 tx), Nicolas Deslandes choisira de prendre seul la responsabilité et de ne pas la partager. Les succès du Monsieur ont suffisamment renforcé sa réputation auprès d’éventuels commanditaires pour pouvoir désormais envisager pareille décision.
69La deuxième association réunissant trois autres gros armateurs granvillais, Pierre Bretel, sieur de Vaumartin, Jean Ernouf, sieur des Ruisseaux, et Pierre La Houssaye, relevant également de la société en commandite par actions, connaît-elle pareille évolution ? Les archives restant muettes à son sujet, il est permis de penser qu’elle fonctionne mieux, sans certitude toutefois, car le secret reste de mise dans le monde des affaires. Deux autres armateurs, Gaud Anquetil, sieur de la Brutière, et Denis François Le Mengnonnet (père) arment séparément deux gros bâtiments, en endossant seuls la responsabilité officielle de directeurs d’armement. Le premier partage ses armements et son temps entre Granville et Saint-Malo. Originaire de la région, à laquelle il reste très attaché, il la quitte de plus en plus au profit du port breton, plus apte à satisfaire ses ambitions. Nul doute qu’il s’agit encore de sociétés en commandite par actions. Comment pourraient-ils réunir autant de capitaux sans avoir recours à des actionnaires ? La présence d’une veuve est encore à signaler, celle de Jean Teurterie, sieur des Cerisiers, décédé en 1778. Celui-ci avait armé deux navires pendant la guerre de Succession d’Autriche avant de renoncer à poursuivre pendant la guerre de Sept Ans. La volonté affichée par sa veuve d’armer en course dénote une volonté d’entreprise, un dynamisme réel, égal à celui des hommes. Dès 1779, elle tente d’armer deux frégates de 42 canons et une corvette de 18 pour naviguer de conserve, comme en témoigne le projet qu’elle avait adressé au ministère, cette même année77, mais elle n’arme finalement qu’un lougre de 24 tx, en 1780, en compagnie de son fils. Le reste des armateurs arme majoritairement des petits corsaires, pour limiter les risques. La prudence dicte leur choix.
70La Révolution française limite les ambitions, mais n’amoindrit pas les ardeurs. La difficulté de réunir des capitaux et des hommes empêche de concevoir des armements d’aussi grande ampleur. Quelques armateurs réussissent malgré tout à armer de petits bâtiments. Parmi eux, se retrouve Nicolas Deslandes, suffisamment enrichi par son commerce maritime pour pouvoir mener pareille entreprise. Son jeune frère, Charles, l’imite. De nouveaux venus se joignent à eux : des habitués aux armements terre-neuviers comme Jacques Pimor, les Lemengnonnet et le capitaine Jean Gourdan, ou au cabotage comme le fils Joret, mais aussi des personnes beaucoup moins connues des matricules granvillaises comme M. Boëssel Dubuisson, la veuve Lecarpentier et son fils, et surtout Alexandre Black, un aventurier américain fixé à Dieppe78. Capitaine, il avait commandé l’Heureux Spéculateur pendant une ou plusieurs campagnes corsaires à partir de Cherbourg. Lorsque ses propriétaires initiaux avaient vendu le bâtiment aux Lecarpentier, l’Américain s’était associé dans l’armement avec les nouveaux propriétaires, sans en assumer désormais le commandement. Une fois encore, Nicolas Deslandes arme le seul bâtiment de gros tonnage : la Parisienne de 280 tx, en l’an VII79. Au grand dam des Granvillais, il choisit de préparer et d’équiper son navire à Saint-Malo et non pas à Granville.
71Vouloir dénombrer précisément les armateurs qui arment en course et mesurer leur importance par rapport à l’ensemble granvillais s’avère impossible, tant les lacunes sont importantes dans les archives. Quelques-uns sont cependant connus. La tendance qui se dégage dans leur dénombrement, même modeste, montre une forte majorité d’armateurs morutiers.
Noms des armateurs (Age en 1793) | Corsaires | Armements |
Jean Gourdan (33 ans) & Cie | Dragon (? tx) | 1 |
Philippe Jacques Pimor (aîné, 33 ans) | Impromptu (? tx) | 1 ?11 |
Philippe Jacques Pimor et Charles Raoul Deslandes Beauprey (45 ans) | Bon Ordre (? tx) | 1 |
Charles Raoul Deslandes Beauprey | Housard (? tx) | 1 ? |
Nicolas Deslandes (49 ans) | Bon Ordre (? tx) | 1 |
Joret fils (Gilles ?) | Entreprise | 1 ? |
Lemengnonnet fils | Grand Indien | 1 |
Boëssel Dubuisson et Colas (31 ans) | Petit Martial | 1 |
Vve Lecarpentier & fils, Alexandre Black & Cie | Heureux Spéculateur (61 tx) | 1 |
72Sous l’Empire, la guerre de course retrouve un peu de vigueur. Son ampleur paraît toutefois bien faible comparativement à celle qui fut déployée sous l’Ancien Régime. Le tonnage des bâtiments engagés, les zones de navigation pour « chasser » l’ennemi, la faible intensité des actions entreprises et le très petit nombre de prises réussies paraissent en effet quelque peu dérisoires. Il est vrai que les obstacles se conjuguent et refrènent toute envie d’armer en course : difficultés extrêmes pour réunir des capitaux et des hommes, efficacité du blocus imposé par les Anglais, bombardement de la ville en 1803… Sous la conduite de quelques hommes, très majoritairement des armateurs terre-neuvas, le port tente pourtant l’aventure, une dernière fois. Sans doute, la reprise de la pêche à Terre-Neuve pendant la trêve de deux ans arbitrée par la Paix d’Amiens, a-t-elle redonné à certains d’entre eux un peu d’aisance financière et secoué les énergies. Dès lors, les frères Deslandes, les Lemengnonnet (père et fils), les Pimor, Brugère, Daguenet, Gallien, Lerond et Campion se débrouillent du mieux qu’ils peuvent pour entreprendre quelques campagnes corsaires. Ils représentent, isolément ou en association, différentes maisons d’armement. Leurs embarcations paraissent toutefois bien petites, voire très petites. La plus importante d’entre elles, l’Aimable Flore, ne jauge que 151 tx. Elle appartient à Nicolas Deslandes qui essaie de relancer son négoce après l’effondrement de sa fortune. La plus modeste n’est qu’une minuscule bisquine de 3 tx (8,07 m de longueur, 2,19 m de large), la Péniche, armée en 1811 par Thomas Yon, un ancien capitaine devenu armateur au cabotage vers 1802.
73Quatorze de ces armateurs corsaires ont l’habitude des armements terre-neuviers. Ils ne lancent pourtant que de petits bâtiments. Combien représentent-ils par rapport à l’ensemble des armateurs terre-neuviers ? Il paraît difficile de donner une réponse précise, puisque la Révolution et les guerres ont bouleversé les habitudes du port. Depuis 1793, beaucoup de ces hommes ont suspendu leur activité, plus ou moins longuement, ou se sont retirés des affaires, tandis que d’autres ont pratiqué le cabotage, en attendant le retour de la paix et la reprise de la pêche morutière, de sorte qu’au cours de la période 1802-1803, seuls onze armateurs terre-neuviers ont été recensés dans les rôles de désarmement. Ce chiffre ne correspond manifestement pas à la réalité du port. Sans doute, convient-il mieux de se référer aux soixante armateurs repérés au cours des années 1791-1792. En ce cas, les quatorze qui ont armé en course sous l’Empire représenteraient approximativement 19 %.
74À leurs côtés, apparaissent et disparaissent d’autres hommes, attirés ou déçus par l’activité. Le capitaine Jean Gourdan, apparemment satisfait des campagnes menées par son Dragon en 1797, persiste à armer trois bâtiments, seul ou en association, tandis que les Lecarpentier sont retournés au cabotage et le fils Joret à la pêche au poisson frais80. Le capitaine Jean Hervé Daguenet, sieur de Hautelande, s’associe avec son fils aîné pour armer deux corsaires. L’un est rapidement capturé, l’autre effectue quatre campagnes en réussissant quelques prises. Un négociant du Havre, M. Tixier, engage un brick cherbourgeois de 46 tx, la Joséphine, dans le port de Granville, croyant sans doute y tirer avantage. Il doit vite déchanter puisque son bâtiment est rapidement capturé. Nicolas Deslandes associe son fils81, âgé de 18 ans, dans l’armement d’un petit corsaire de 31 tx, la Princesse Caroline, sans doute pour l’initier aux affaires. Enfin, Joseph Garnier, un matelot timonier de 47 ans, n’hésite pas à s’associer avec deux autres hommes, Jacques Pimor et un certain Girard, pour préparer un bateau de 6 tx à la course, dont il prendra le commandement pendant trois campagnes. Les espoirs de tous ces armateurs se brisent cependant progressivement : la majorité des campagnes sont déficitaires, car beaucoup de leurs navires sont capturés et les prises, peu nombreuses, ne suffisent pas à rentabiliser les investissements. Après 1811, plus aucun d’entre eux n’arme encore en course. Habiles à sentir ce qui sert au mieux leurs intérêts, ils préfèrent désormais les armements sous licence.
Heurs et malheurs
75Habitués à la pêche terre-neuvière qui leur apporte des revenus plus réguliers, plus assurés mais peut-être plus limités, certains armateurs voient la guerre de course comme une activité spéculative a priori très attrayante, susceptible de leur apporter richesse, gloire et honneurs. Or le pourcentage relativement modeste de ceux qui décident de s’y livrer, environ 20 %, révèle à la fois la prudence des autres et l’existence objective de risques inhérents à cette pratique82. Suivis sur plusieurs décennies, ces armateurs corsaires connaissent assurément des destins très différents. L’examen minutieux du déroulement de leur carrière entre 1744 et 1811 montre clairement que le résultat de la première campagne détermine presque toujours la suite : 52 % d’entre eux abandonnent, 47 % persistent83. Si l’on ne veut considérer que la période 1744-1783 pour plus d’objectivité – puisque la liste des armateurs manque d’exhaustivité (principalement entre 1793 et 1800) –, l’analyse donne des résultats sensiblement équivalents : 51 % arrêtent et 48 % continuent l’activité corsaire84. Dans les deux cas, ces statistiques indiquent clairement un taux élevé de déconvenues au terme d’une première expérience, provoquées par un naufrage, une capture, un retour bredouille ou la prise d’un bâtiment de piètre valeur. La décision se prend alors après la liquidation générale : les dettes, issues d’une campagne déficitaire, poussent à abandonner, tandis que les bénéfices obtenus incitent à recommencer. Contrariant cette logique implacable, certains ne s’arrêtent pourtant pas aux résultats décevants d’une campagne ; ils persistent en espérant un retournement favorable de situation.
Armateurs | Navires armés en course | Nombre de campagnes corsaires |
Jean Lévesque, sieur de Beaubriand (père ou fils) | Jean de Grâce (150 tx) | 5 |
Nicolas Louvel, sieur du Clos | Reine des Anges (140 tx) | 2 |
Jean Hugon, sieur du Prey | Paix (190 tx) | 6 |
François Le Rossignol, sieur de Parisy ? | Guibourgère (200 tx) | 3 |
Jean Le Netrel | Comte de Mellerand ( ? tx) | 2 |
André Lévesque, sieur de la Souctière | Jean Baptiste ( ? tx) | 2 |
Thomas Fraslin du Montcel | Hirondelle (100 tx) | 2 |
François Monbreton, écuyer, sieur Duprat | Suzanne (100 tx) | 2 |
Eustache Lepestour, sieur de la Garande | Tourneur (180 tx) | 2 |
Léonor Couraye, sieur du Parc | Charles Grenot (100 tx) | 2 |
Jean Quinette, sieur de la Hogue | Juste (100 tx) | 1 |
Luc Gilles Lucas, sieur des Aulnais | Conquérant (160 tx) | 4 |
François Boisnard le jeune | Nymphe (85 tx) | 1 |
René Pérée, sieur du Hamel | Comte de la Rivière (150 tx) | 1 |
Pierre Bretel, sieur de Vaumartin, Jean Ernouf, sieur des Ruisseaux et Pierre La Houssaye | Américaine (340 tx) | 3 |
Luc de la Forterie, sieur de Valmont et Gaud Leboucher, sieur de Vallesfleur | Monsieur (475 tx) | 2 |
Nicolas Deslandes, sieur Dumesnil | Marquis de Néel (75 tx) | 1 |
Charles Deslandes, sieur de Beauprey | Bon Ordre | 1 |
Pierre Jacques Lerond et Jacques Campion | Prudent (8 tx) | 1 |
Jacques Pimor | Impromptu | 1 |
Jean Gourdan | Prudent (estim. 8 tx) | 2 1 |
Lemengnonnet fils | Grand Indien | 1 |
Jean Hervé Daguenet, sieur de Hautelande | Hasard (60 tx) | 1 |
76Les prises effectuées par les armements en guerre et marchandises de 1744 à 1746 traduisent peu ou prou une volonté de passer clairement à la guerre de course par la suite. Elles semblent relever d’abord du hasard des rencontres avec l’ennemi et ne rien changer dans l’objectif de la campagne. Elles placent toutefois l’armateur devant ses responsabilités : à lui de décider s’il est bon de poursuivre en course stricto sensu ou non. Trois armateurs en restent là mais deux autres, Eustache Le Pestour, sieur de la Garande, et Jean Quinette, sieur de la Hogue, arment en guerre. Le premier cesse rapidement son activité après la capture de son bâtiment86 et le deuxième montre une volonté farouche d’en découdre avec l’ennemi en armant plusieurs corsaires.
77Les armateurs les plus entreprenants furent incontestablement Jean Lévesque, sieur de Beaubriand87 (13 armements), Nicolas Deslandes, sieur du Mesnil (11), Jean Hugon, sieur du Prey (7 ou 8), Luc Gilles Lucas, sieur des Aulnais (7), Léonor Couraye, sieur du Parc (6) et Jacques Pimor (6).
78Entre 1688 et 1713, mais surtout entre 1744 et 1815, les conflits se succèdent rapidement, de sorte que les armateurs subissent inévitablement plusieurs fois dans leurs vies les affres de la belligérance. Or, seule une minorité arme en course au-delà d’une guerre en obéissant à des logiques différentes88. Sous Louis XIV, plusieurs armateurs, comme la famille Lévesque ou Jean Hugon, sieur du Prey, forts de leurs succès pendant la guerre de la Ligue d’Augsbourg, reprennent la guerre de course pendant le conflit suivant, que ce soit à Granville ou à Saint-Malo. Le constat reste sous les règnes suivants. En général, ceux qui réussissent bien poursuivent l’activité. Les motivations peuvent toutefois obéir à des logiques différentes : Luc Gilles Lucas, sieur des Aulnais, et Nicolas Deslandes continuent pour prolonger leurs succès et accroître (ou tout au moins maintenir) leurs profits ; Jean Quinette, sieur de la Hogue, entend dépasser ses premiers échecs, tandis que François Boisnard, propriétaire d’une dizaine de navires, observe la prudence en limitant à chaque fois son activité à un seul corsaire. Léonor Couraye, sieur du Parc, figure de proue granvillaise pendant la guerre de Succession d’Autriche, aurait pu se joindre à ce groupe, entraînant une nouvelle fois ses semblables dans son sillage, mais sa mort prématurée, en 1754, à la veille de la guerre de Sept Ans, coupe court aux espoirs placés en lui par ses concitoyens. De tous ces armateurs, Nicolas Deslandes figure incontestablement comme le plus entreprenant. Il se lance dans l’activité corsaire pendant la guerre de l’Indépendance américaine et la poursuit pendant les guerres de la Révolution et de l’Empire. Lui seul soutient cet effort pendant trois conflits. Sa richesse personnelle, issue principalement des campagnes menées par ses gros corsaires entre 1779 et 1782, explique et favorise cette constance pendant une trentaine d’années. Le désir de reproduire une opération fortement lucrative constitue sa principale motivation, ce qui justifie pareil engagement dans la durée. Le tonnage des bâtiments qu’il utilise à cet effet après 1793 trahit toutefois d’évidents revers de fortune : leur taille semble bien modeste comparativement au Monsieur de 475 tx et à la Madame de 390 tx. Il n’est d’ailleurs pas le seul à rencontrer des difficultés de financement : l’ensemble des armateurs de la période 1793-1815, granvillais ou non, n’arme que de petits bâtiments89. La difficulté de réunir des capitaux et l’omniprésence des Anglais en Manche limitent les ambitions de chacun d’entre eux. Que penser alors de ceux qui arment plusieurs fois de petits bâtiments de quelques tonneaux seulement sous la Révolution et l’Empire ? Seuls un aveuglement ou une volonté de ne pas subir passivement les méfaits de la guerre, et non plus l’attrait de l’argent, semblent désormais les motiver. En effet, depuis plusieurs années déjà, les prises deviennent rares et leur valeur trop faible pour espérer en tirer un réel profit.
79L’interruption de l’activité corsaire par de nombreux armateurs s’explique généralement par la fréquence des revers de fortune, inhérents à ce genre d’entreprise. La correspondance avec le ministère de la Marine regorge de requêtes écrites par des armateurs, dans l’espoir d’atténuer leurs déboires. Souvent larmoyantes, elles témoignent de la difficulté réelle à surmonter les aléas de la vie maritime en période de belligérance. Ainsi, Jean Teurterie, sieur des Cerisiers, subit de lourdes pertes pendant la guerre de Succession d’Autriche : deux terre-neuviers sur le retour avec leurs cargaisons en 1744, deux habitations sur l’île Royale et l’île Saint-Jean après la conquête des îles par les Anglais, en 1745, et trois autres morutiers en 1746. En outre,
« les corsaires le Dragon, le Duc de Chartres et le Grand Turc90, dans lesquels il était intéressé, ne furent pas mieux traités que les siens propres, dont les ennemis s’emparèrent aussi : en 1747, son corsaire la Revanche de trente-quatre pièces de canons qu’il avait armé pour le service de l’État et, dans le même temps, il perdit encore un autre corsaire nommé le Zélande de dix pièces de canon, commandé par son neveu, duquel on n’a jamais eu de révélation91 ».
80Sans mettre un terme à sa carrière d’armateur, ces déboires l’incitèrent à ne plus jamais armer en guerre. Son fils Pierre, écuyer, s’intéressa aussi à la guerre de course, mais de manière indirecte, en achetant des parts de corsaires que d’autres armateurs armaient. Malheureusement le destin s’acharnait contre sa famille.
« Il a été encore moins heureux (que son père), ayant fait d’assez grosses pertes dans les différentes entreprises qu’il a pu faire dans la dernière guerre92 et dans cette présente paix, singulièrement par les hostilités des Anglais, avant la déclaration de guerre93, qui s’emparèrent de la plus grande partie des bâtiments sur lesquels il était intéressé, tant directement qu’indirectement faisant pour une grosse somme dans la Chambre des assurances du pays qui lui a occasionné une perte considérable, ainsi que la prise des corsaires où il était intéressé comme le navire l’Amaranthe de 24 pièces de canon, le Chevalier d’Artezé de 10 pièces, le Marquis de Marigny de 24 et la Nymphe de 2094… »
81Brisé par ces coups du sort, il se résigna en conséquence à demander la charge de commissaire aux classes à Granville, en 1780, après la promotion de son dernier titulaire, charge qui lui échappa.
82Le destin de Gaud Anquetil, sieur de la Brutière (le fils), protégé de M. d’Aguesseau, lui ressemble étrangement. Il adresse lui aussi une supplique à l’intendant de la généralité de Caen, en 1781 :
« Mon père, ruiné dans les armements en la guerre de 1744, me laissa sans fortune ; mes travaux et mes soins dans le commerce maritime me procurèrent la confiance de divers, et, à l’époque des représailles95, j’avais la direction de cinq bâtiments pour la pêche de la morue au port de Granville, chargé de ma mère, d’une épouse et de six enfants. Je restais alors, Monseigneur, privé de faire mon commerce. Je cherchais tous les moyens de faire construire et mettre en course une frégate de 32 canons. Après deux ans d’un travail considérable et les plus grandes contrariétés, j’y suis parvenu. Je ne pus compléter ma société, non plus que trouver à faire assurer l’intérêt considérable, que je fus forcé d’y rester96, et, pour comble d’infortune, ma frégate corsaire (le D’Aguesseau) fut prise, 52 heures après sa sortie par le vaisseau l’Alexandre. Je fus, dans cet état de détresse, réclamer les bontés du Gouvernement pour obtenir un arrêt de surséance, pour me mettre en état de vaquer à mes affaires et remplir mes engagements en totalité au fur et à mesure que je pourrai m’en procurer les moyens, avec les bâtiments marchands qui me restent97. »
83L’appui de d’Aguesseau auprès du comte de Vergennes lui permit heureusement d’obtenir « un arrêt de surséance, pour le mettre à portée de mettre ordre à ses affaires98 … », ce qui le protégeait momentanément de la fureur de ses créanciers. En attendant, il avait appris à se contenter d’une modeste place de commis dans le bureau des classes de la marine de Saint-Malo, où il avait définitivement pris résidence avec sa famille99.
84Des relations privilégiées avec quelques personnages importants à la Cour de Versailles paraissent essentielles dans la réunion des capitaux nécessaires à la guerre de course ou pour se sortir d’une situation délicate. À partir du milieu du XVIIIe siècle, la renommée de Granville et de ses hommes étant assurée grâce à la pêche terre-neuvière, ses armateurs en profitèrent vraisemblablement. Léonor Couraye, sieur du Parc, armateur des trois Grenot put peut-être ainsi bénéficier d’appuis importants, notamment par l’intermédiaire de l’armateur malouin Beauvais Lefer qu’il connaissait bien. Eugène Lepestour, sieur de la Garande, qui prépara des armements en course à Brest avec des navires du roi (la Parfaite et l’Argonaute) de l’escadre commandée par Perrier de Salvert, en 1745, ne pouvait œuvrer sans communiquer fréquemment avec les bureaux du secrétaire d’État à la Marine et des personnages influents. La légende affirme aussi que Nicolas Deslandes fut l’ami de Lucien Bonaparte et le parrain de son fils aîné issu de son remariage avec Alexandrine de Bleschamp100. Il semble quasiment certain qu’il ait déjà pu, sous Louis XVI, profiter du soutien de quelques personnages influents pour amener Monsieur et Madame (le comte d’Artois, frère du roi, et son épouse) à s’intéresser à ses armements, au point de favoriser la construction de deux gros corsaires, le Monsieur (475 tx) et la Madame (390 tx), d’un tonnage inhabituel dans ce conflit. Tous les armateurs n’ont pas cette chance. Bon nombre de bâtiments projetés n’ont jamais vu le jour, contrairement à ce qu’affirmaient les prospectus d’armement largement diffusés pour récolter des fonds. Les sieurs Longueville et Hugon de Grand Jardin, négociants et armateurs granvillais « occupés à la construction d’un corsaire » appelé le Moras, de cent pieds de quille avec 24 canons en batterie, « qu’ils espèrent mettre incessamment en mer101 », ne purent jamais le lancer, faute de capitaux suffisants. La veuve de Jean Teurterie des Cerisiers connut la même désillusion, en 1779102.
85La frustration et la ruine ne constituent pas le lot de tous les armateurs. Certains obtinrent l’enrichissement et même les honneurs. Grâce à d’importantes sommes d’argent gagnées en pratiquant la guerre de course, Léonor Couraye, sieur du Parc, et Nicolas Deslandes purent acquérir de belles demeures dans les environs de Granville. Le premier acheta le manoir du Tôt, en 1749, dans la paroisse d’Annoville située à vingt kilomètres environ sur la côte nord pour la somme de 53 424 livres, tandis que le deuxième acquit le très beau manoir de Saint-Nicolas, à quelques kilomètres seulement au sud du port, puis le domaine de l’Épinay, à Cérences, à une vingtaine de kilomètres à l’est de Granville.
86Au-delà de l’enrichissement personnel, la guerre de course procura deux anoblissements103. Le premier fut accordé, en 1777, au fils de Léonor Couraye, sieur du Parc – mort précocement à 35 ans, en 1754, après dix années consacrées aux armements – « en récompense des services de son père qui en effet a bien mérité de l’État104 ». Cette décision peut étonner puisque le fils n’envisageait pas de poursuivre la carrière de son père au négoce, mais de prendre une charge de judicature. Conscient de ce paradoxe, le ministère de la Marine voyait aussi l’intérêt supérieur du Gouvernement à la veille d’une déclaration de guerre car, dans une note non signée et non datée, il était écrit : « Si le Roi lui accorde la grâce qu’il demande, d’autres maisons de commerce seront encouragées par cet exemple, et il est intéressant d’entretenir l’émulation105. » Cette récompense excita vraisemblablement l’ambition de Nicolas Deslandes, car lui aussi demanda un anoblissement en 1782, après dix ans d’activité, puisque les capitaines de ses corsaires, Guideloup et Langlois commandant le Monsieur et la Madame, avaient été récompensés d’une épée d’honneur par les autorités106. À cet effet, il sut habilement vanter son dynamisme, les résultats toujours brillants de ses entreprises, la construction de six corsaires – qui ont permis de capturer des navires ennemis, de s’emparer de leurs canons et de former de nombreux matelots pour le service du roi – ainsi que les nombreux services rendus gracieusement au Gouvernement – prêt de navires, transport de troupes et de prisonniers, ravitaillement des colonies, fourniture de onze mille feuilles de cuivre pour doubler les vaisseaux du roi, etc. –, tout en faisant croire à son désintéressement107. Estimant qu’il avait suffisamment payé son anoblissement par ses services, la Cour donna rapidement satisfaction à l’armateur granvillais, contrairement à beaucoup d’autres qui se résolurent à acheter des charges anoblissantes.
Les rapports entre les officiers d’amirauté et les armateurs corsaires
87Les rapports entre les officiers d’un siège d’Amirauté et l’armement maritime se révélaient multiples et souvent convergents. Dans une petite ville comme Granville, les perspectives de carrière des familles aisées paraissaient plutôt réduites. À une époque où l’on pouvait acheter toute charge lorsque l’on en avait les moyens, les familles n’hésitaient pas à cumuler des fonctions. Les armateurs eurent tendance à profiter de leurs relations avec les autorités locales pour prendre quelques libertés, notamment sous la guerre de l’Indépendance américaine. Ils imaginèrent plusieurs combines pour gagner de l’argent au détriment des équipages. Par exemple, certains d’entre eux retardèrent volontairement et illégalement les liquidations particulières et générales, ainsi que le versement du dernier tiers des avances, après le désarmement d’un navire corsaire108. L’article 10 du règlement du 9 juin 1706 leur enjoignait pourtant de remettre au greffe de l’amirauté locale, dans un délai de six semaines, les arrêts du Conseil qui aurait légitimé les prises dans le but d’obvier au retardement de ces paiements109. Il fut peu respecté. Les équipages souffraient fortement de ces retards de paiement. Très souvent, les matelots à cours d’argent en arrivaient à vendre leurs parts de prises à prix réduit à ces mêmes armateurs pour pouvoir survivre. La pratique semblait courante à Granville, en dépit d’une interdiction clairement reformulée dans la Déclaration du 24 juin 1778 et l’arrêt du Conseil d’État du 12 juin 1781110. Plusieurs conflits éclatèrent donc entre les équipages et certains armateurs. Messieurs Bretel de Vaumartin, Ernouf et La Houssaye (armateurs de l’Américaine et du Patriote), mais aussi Nicolas Deslandes (armateur du Monsieur et de la Madame), soit les plus gros armateurs du port, ainsi que Charles Deslandes de Beauprey, furent vivement contestés par les équipages. Certaines affaires furent jugées par l’amirauté granvillaise qui donna tort aux armateurs, ou encore par le Conseil des prises (qui condamna, le 12 mars 1783, les armateurs de l’Américaine pour n’avoir toujours pas fini de payer leur équipage, depuis leur retour au 3 juillet 1780111).
88Une lettre du secrétaire d’État à la Marine, le maréchal de Castries, datée du 4 janvier 1782, engagea le lieutenant général de l’amirauté granvillaise, Le Sauvage, à « être plus exact à l’avenir » pour faire respecter les délais112. Une autre, datée du 8 mars 1782, envoyée aux amirautés de France dénonçait les responsables : « Ces abus ne peuvent provenir que de négligences de la part des procureurs du roi de l’amirauté, à poursuivre les armateurs qui ne se conforment pas à la loi113… » Le maréchal rappelait ainsi que, depuis l’arrêt du Conseil du 11 novembre 1781 (rappelé par l’arrêt du 15 décembre 1782114), ils avaient le droit et le devoir de poursuivre les armateurs qui ne suivraient pas la Déclaration du 24 juin 1778. Néanmoins, lorsque les officiers et les armateurs entretenaient des rapports très proches (liens de famille ou d’amitié, ou d’intérêts115), il devenait très difficile d’attaquer l’un d’entre eux, lorsqu’il commettait une « friponnerie ». En l’occurrence, Nicolas Deslandes était le beau-frère de Lesauvage.
89Quand Daniel Marc Antoine Chardon, commissaire nommé pour la visite des ports, arriva à Granville, le 17 août 1783 (soit deux semaines avant la fin de la guerre), il reçut de nombreuses plaintes. Le commissaire des classes granvillais, Quesnel, scandalisé par ces abus et ces pratiques imputables aux armateurs et aux officiers de l’amirauté, en fit l’écho au secrétariat d’État à la Marine : « J’ai profité de l’apparition de M. Chardon pour lui faire connaître les abus, et le peu d’exactitude des armateurs de ce port ainsi que celui des officiers de l’amirauté pour le paiement des parts de prise que les armateurs ont faites chez eux116 … » Il se fit l’avocat des marins, conscients d’avoir été dupés : « Les marins qui ont vendu leurs parts de prises sont aux regrets, prétendent qu’il y a lésion dans les marchés qu’ils ont fait117… » Le commissaire Chardon intervint en faveur des équipages, en se référant à l’ordonnance de 1689 dont il leur donna une copie.
« Les officiers de l’amirauté ont eu les ordres les plus précis de ne pas différer désormais et à terminer toutes les liquidations qui concernent ces armateurs […] d’après ces dispositions, il y aurait tout lieu de pouvoir croire qu’il serait pressé d’en finir ; mais nous avons à faire à un ouvrier (l’armateur Nicolas Deslandes) furieusement adroit pour en venir à ses fins, et avec lequel il ne faut répondre de rien118… »
90Connaissant aussi bien les affaires juridiques que maritimes grâce à ses charges de procureur et à son négoce, Deslandes refusait d’entendre raison en arguant que « cette ordonnance n’a point d’effet rétroactif119 ». La situation s’avérant bloquée, la lourde et impossible tâche de résoudre le problème échut au malheureux Quesnel : « Je suis chargé par M. Chardon de réviser ces paiements et de faire remettre toute chose en règle ; je vais le tenter, mais je suis bien éloigné de penser que je vais y réussir120. » Ne se faisant guère d’illusion sur les chances d’un succès quelconque, il devait même conclure sa lettre par ces propos désabusés : « Je vais les laisser se débattre à l’amirauté, me contenter à en rendre compte121. » En effet, en février 1784, le problème n’était toujours pas réglé. Le commissaire des classes s’en plaignait à Mistral, commissaire ordonnateur en Normandie : « Il aurait dû paraître certain, Monsieur, ainsi que vous me le marquez, et que l’a écrit M. Chardon, qu’après l’arrêt du parlement de Rouen du 16 janvier dernier, le sieur Deslandes devait s’exécuter, mais il n’en est pas moins vrai que, tout au contraire, il persiste122… » Quesnel ajoutait même que l’armateur indélicat entendait poursuivre le procès. « Ce qui devient le plus embarrassant pour lui (le malheureux matelot plaignant), c’est que ces facultés ne le mettent pas en état de suivre ce procès123… » L’avocat et le commissaire des classes devaient agir pour faire suivre cette affaire par le procureur général du Parlement de Normandie, car « s’il la suivait lui-même, il s’épargnerait tous les frais et serait jugé avec plus de célérité124 ». Aucune archive n’indique l’issue de l’affaire. Doit-on comprendre que le matelot avait préféré retirer sa plainte ?
*
91Au terme de ce chapitre, le milieu des armateurs granvillais se révèle semblable à celui des autres ports : un monde haut en couleurs, composé de négociants, de marchands et de quelques artisans qui font vivre la population locale, soumis aux aléas de l’économie et de la diplomatie internationale qui dictent les comportements et influent sur les carrières.
92Deux particularités distinguent cependant les Granvillais des armateurs des autres ports. La première concerne l’activité habituellement pratiquée : très majoritairement, ils arment pour la pêche morutière, et non pas pour le commerce antillais, ce qui les amène à engager de gros équipages, capables de supporter les moments difficiles de la navigation et du travail dans les eaux dangereuses d’Amérique septentrionale. La deuxième, concerne la nature des relations entretenues avec les Anglais, qu’ils côtoient en permanence, aussi bien le long des côtes manchoises – les îles Anglo-Normandes sont toutes proches – qu’à Terre-Neuve. Les querelles pour les zones de pêche, les rafles comme celle de Boscawen en 1755 et la concurrence commerciale nourrissent une méfiance réciproque, souvent teintée de rancune, qui tourne parfois à l’animosité. Les armateurs granvillais se sentent-ils alors davantage impliqués, lorsqu’une guerre éclate entre les deux pays ? Il semblerait que non. Si l’on compare le nombre d’armateurs qui armèrent en course à Saint-Malo et à Granville au cours de la période 1744-1815, décennies dont les armateurs sont relativement bien connus, l’on s’aperçoit que les Granvillais se lancèrent beaucoup moins dans la guerre de course que leurs voisins, alors que l’on y comptait autant d’armateurs terre-neuviers. La différence passe en effet du simple au triple, à l’avantage des Bretons.
Guerres | Granville | Saint-Malo |
1744-1748 | 17 | 35 |
1756-1763 | 13 ou 14 | 53 |
1778-1783 | 18 | 21 au minimum |
1793-an IX | 11 au minimum | 80 |
an XI-1815 | 18 | 65 |
Total | 78 | 254 |
93Le défaut d’infrastructures suffisantes et la difficulté à réunir des capitaux suffisants peuvent expliquer cette réserve granvillaise. L’activité terre-neuvière rapportait beaucoup d’argent dans les deux ports, mais Granville, qui accomplissait sa percée parmi les ports importants du royaume au cours de ce XVIIIe siècle grâce à la pêche morutière, ne pouvait pas égaler Saint-Malo, qui bénéficiait d’appuis financiers beaucoup plus solides et importants. À la fin du XVIIe siècle, le port breton était en effet devenu le premier de France en armement, grâce au grand commerce. Même si son activité fléchissait sensiblement au siècle suivant, les nombreux armateurs avaient eu le temps de tisser des liens importants avec la Cour de Versailles, en contractant des mariages très avantageux et en obtenant des anoblissements. Ces appuis lui profitèrent indiscutablement par la suite, lorsqu’il fallait mobiliser rapidement des capitaux importants pour armer des navires en course. Granville, qui ne pouvait bénéficier des mêmes avantages, fit de son mieux. Certains armateurs se débrouillèrent très bien, à l’image de Nicolas Deslandes, Léonor Couraye du Parc ou Quinette de la Hogue, tandis que d’autres durent renoncer à leurs projets, faute de relations et de fonds suffisants, de sorte que l’activité corsaire ne put en définitive être pratiquée que par une minorité. Même réduite, elle n’en fut pourtant pas moins intéressante.
94La prudence et la patience caractériseraient-elles d’avantage les Granvillais que la témérité ? Cela n’est pas impossible. Pourtant, les propos adressés en 1780 par Mistral, le commissaire ordonnateur du Havre, au secrétaire d’état à la Marine, le maréchal de Castries, contredisent quelque peu cette « sagesse ». Il déplorait « la rapacité naturelle des armateurs de Granville » qui les poussait à agir souvent malhonnêtement pour servir au mieux leurs intérêts125. Il citait précisément Nicolas Deslandes et son beau-père, Luc Forterie-Valmont, soit deux des plus gros armateurs du port, ceux-là mêmes qui armèrent les plus grands corsaires de la guerre de l’Indépendance américaine. Comment expliquer la différence de comportement entre la majorité qui attend patiemment le retour de la paix et la minorité qui choisit d’armer en course ? Serait-ce une intelligence singulière des affaires, combinée à un esprit rusé, au service d’une ambition particulièrement forte qui stimuleraient les uns plus que les autres ? La réponse semble ailleurs. Certains historiens ont considéré la guerre de course comme une activité de substitution prenant le pas sur une activité commerciale qui se trouvait interrompue en temps de guerre à cause des risques nouveaux encourus par les hostilités. L’étude des Granvillais montre une réalité plus complexe. Tous les armateurs corsaires ne viennent pas du milieu terre-neuvas. Certains avaient l’habitude de travailler au petit cabotage et ils auraient pu continuer dans ce secteur, car la guerre n’a que très peu gêné leur activité. Ils ont pourtant armé de nombreux petits bâtiments en course. L’on a même vu de simples matelots oser armer de simples bateaux en vertu d’une autorisation spéciale, accordée en temps de guerre à quiconque désirait pratiquer la guerre de course à condition que l’embarcation fût d’un tonnage inférieur à 50 tx126. Dans ces deux cas-là, il ne s’agissait plus d’une activité de substitution. Pour tous ces hommes, la guerre de course constituait peut-être une occasion d’assouvir une ambition personnelle, un moyen d’accéder à un statut social supérieur ; elle leur permettait aussi tout simplement de donner libre cours à un instinct de prédation. Une fenêtre s’ouvrait en période de belligérance, certains en profitèrent, d’autres non.
95La rentabilité était-elle au rendez-vous ? Les liquidations générales de campagnes corsaires ayant disparu avec les archives de l’Amirauté granvillaise, l’établissement d’un bilan financier de la guerre de course paraît, de nos jours, impossible à réaliser. Quelques documents, trouvés çà et là dans les différentes Archives, permettent malgré tout de s’en faire une idée, même si les informations qu’ils délivrent manquent parfois de précision. Ils concernent les armements dirigés par Léonor Couraye du Parc, pendant la guerre de Succession d’Autriche, ainsi que les résultats des campagnes menées par différents armateurs granvillais pendant la guerre de l’Indépendance américaine.
96Entre 1744 et 1748, Léonor Couraye du Parc arme quatre navires en course avec lesquels il réussit 34 prises, dont 28 seront légitimées par le Conseil des prises. Le Charles Grenot (vieille frégate terre-neuvière de 150 tx avec 18 canons) accomplit 5 prises en 2 campagnes corsaires avant de naufrager à l’île de Batz. Le Grand Grenot (frégate neuve de 300 tx avec 40 canons) n’effectue qu’une seule campagne, au cours de laquelle il capture 11 navires ennemis, avant de naufrager à l’entrée du port de Granville. L’Aimable Grenot (autre frégate neuve de 390 tx avec 40 canons, en partie récupérés du naufrage du Grand Grenot) réalise deux campagnes corsaires. À l’issue de la première, il totalise 10 prises, et 7 après la deuxième, soit 17 au total. Enfin, l’armateur granvillais arme un quatrième corsaire, le Comte de Noailles (un ancien corsaire de Ciboure de 210 tx avec 20 ou 22 canons, repris par l’Aimable Grenot en 1746 à un corsaire anglais), mais celui-ci ne réussit qu’une seule prise, avant d’être lui-même capturé. Si l’on en croit le fils de l’armateur, qui demande pour lui-même un anoblissement en récompense des mérites de son père décédé, les frais généraux de construction (sauf pour l’ancien morutier Charles Grenot) et d’armement des trois Grenot se seraient élevés à 506 320 livres 13 sols et 3 deniers127. Chaque campagne accomplie par ces trois corsaires débouchait sur un bilan positif. La première campagne du Charles Grenot coûta 41 737 livres, mais elle rapporta 198 254 livres 17 sols et 11 deniers, près de cinq fois plus ; la construction et l’armement du Grand Grenot s’élevèrent à 193 374 livres, 7 sols 11 deniers, mais son unique campagne permit un gain de 630 192 livres 7 sols et 1 denier. Au total, le produit de la vente des prises des cinq courses aurait donc atteint « un million huit cent quarante-trois mille trente-quatre livres dix-sept sols sept deniers, déduction faite des six deniers pour livre des invalides, du 10e de Monsieur l’Amiral, des frais de relâche, désarmement, etc.128 ». Soit près de 4 fois la somme investie ! Un rapide calcul permet alors d’estimer le bénéfice total de ces cinq campagnes à 1 336 714 livres 4 sols 4 deniers, répartis comme il se doit entre la société, pour deux tiers, et l’équipage, pour un tiers. Pour mémoire, une dot dans une famille très riche oscillait entre 50 000 et 100 000 livres tandis qu’un patrimoine pouvait s’élever à un million de livres. Le fils de Léonor Couraye du Parc pouvait à juste titre s’enorgueillir des mérites de son père comme armateur, en dépit de la mauvaise campagne du Comte de Noailles qu’il évite habilement de rappeler ici. Combien d’armateurs connurent pareille chance ? Sous Louis XV, il fut très certainement le seul. En revanche, si l’on considère le nombre particulièrement important de corsaires capturés ou naufragés avant même d’avoir réussi une prise intéressante, l’on peut affirmer que de nombreux armateurs eurent à déplorer des bilans de campagnes plus ou moins négatifs, ce qui décourageait assurément leurs sociétaires de prendre des intérêts dans une autre campagne par la suite.
97Sous Louis XVI, le recensement des prises effectuées durant la guerre de l’Indépendance américaine par le ministère de la Marine montre l’extraordinaire réussite des corsaires granvillais129. Ce récapitulatif place le port bas-normand en troisième position des ports français métropolitains par la valeur totale de ses prises (voir le chapitre 7). Avec 59 prises et 10 rançons, la valeur totale de ses gains s’élève à 3 485 747 livres avec seulement vingt-quatre armements. Grâce au registre des prises qui détaille le montant des six deniers pour livres – qui correspond à un prélèvement de 2,5 % sur l’ensemble – par campagne après liquidation, l’on peut recomposer le montant des gains. Le corsaire qui présente le plus beau bilan est indiscutablement le Monsieur (475 tx), au cours de sa première campagne en 1779, avec un montant avoisinant 704 800 livres ; toutefois, si l’on totalise les gains de ses deux campagnes (1779 et 1780), il s’élève à 748 960 livres. Il fut malheureusement pris par deux frégates de guerre anglaises au cours d’une troisième course. La Madame (390 tx) réussit encore mieux en trois campagnes (1780-1782) sans être capturée : 1 171 450 livres. Ces deux corsaires ont été armés par le même armateur, Nicolas Deslandes, qui sut lui aussi mettre habilement ses succès en avant (près de deux millions de livres) pour obtenir un anoblissement. Sans doute ne se vantait-il pas des campagnes nulles ou déficitaires de ses autres corsaires : le Marquis de Néel (75 tx), le Chevalier de Fitz-James (24 tx) et le Frère Quêteur (15 tx). Le Monsieur et la Madame figurent assurément parmi les corsaires qui réussirent les armements les plus rentables de France pendant ce conflit130. Tout comme Léonor Couraye du Parc, Nicolas Deslandes profita de ses bonnes affaires pour acheter un manoir à l’extérieur de Granville afin d’y mener une vie paisible et bourgeoise.
98D’autres gros armateurs connurent de beaux succès, sans atteindre cependant des résultats semblables. Les sieurs Bretel de Vaumartin, Ernouf et La Houssaye se sont associés pour armer l’Américaine (340 tx) dans trois campagnes qui leur ont rapporté ensemble 353 720 livres. Toutefois, c’est au cours de ce même conflit que la capture du Daguesseau (340 tx), 52 heures après son unique sortie, ruina les espoirs et la situation financière de l’armateur Anquetil Brutière. Quant à ceux qui armèrent de petits bâtiments, ils purent eux aussi trouver satisfaction, à moindre échelle cependant. L’unique campagne de la Sauterelle (24 tx) rapporta 1 640 livres et les deux courses de la Défiance (14 tx) 4 360 et 1 240 livres, en dépit de leurs captures. De son côté, le Duc d’Harcourt (28 tx), armé et commandé par Nicolas Saint Lo (le simple timonier à 20 livres qui avait osé se lancer dans la guerre de course en 1781), réalisa un bénéfice de 30 640 livres environ, avant de faire naufrage au cours d’une seconde campagne.
99Il ressort clairement de tous ces exemples que les armateurs de gros et de petits corsaires pouvaient aussi bien rencontrer la satisfaction que la déception, la fortune que la faillite. La guerre de course constituait bel et bien pour ces gens-là une loterie.
Après la mort de l’amateur Léonor Couraye du Parc en 1754, son fils, François Léonor, décide de solliciter un anoblissement en récompense des services accomplis par son père. À cet effet, il adresse officiellement une demande, en mars 1777, à Monsieur de Sartine, ministre et secrétaire d’État de la marine. Il la rédige en ces termes :
« Monseigneur
La protection dont vous honorez ceux qui se distinguent dans le commerce maritime est trop précieuse pour n’être pas sincèrement recherchée.
François Léonor Couraye, sieur du Parc, conseiller de Sa Majesté, vicomte en la vicomté de Granville, fils de Léonor François, négociant à Granville, a l’honneur de remontrer à Votre Grandeur, que depuis une longue suite de générations, ses auteurs ont toujours fait le commerce maritime sans qu’aucun atermoiement ou faillite aient jamais flétri l’honneur de leur profession ; que depuis 1744, il a été fait par la maison du suppliant cinquante-sept armements considérables, ce qu’il justifie par l’état à l’attache ; que les trois premiers, que son père avait dirigés contre les ennemis de l’État, ont fait vivre son pays dans les temps désastreux de la guerre. Les succès de ce citoyen ont donné l’émulation nécessaire au service du roi et ont préparé les entreprises. Il a été en quelque sorte fondateur de plusieurs maisons de commerce devenues considérables. Le suppliant établit par un état à l’attache que le produit net de 28 prises sur les ennemis de l’État ont enrichi son pays de 1 842 034 livres 17 sols : En ajoutant à cette somme les frais d’armement, de relâche, le dixième de Son Altesse sérénissime Monsieur l’Amiral, les frais de liquidation etc., il se trouverait que ce seul particulier a répandu près de trois millions aux dépens de l’ennemi, dans l’espace de quatre ans. Aucun de ses concitoyens n’a fait autant d’entreprises que le père du suppliant ; et aucun négociant du royaume n’a encore égalé ses armements en guerre. Il n’est jamais sorti d’aucun port de France pour le compte du particulier, deux frégates de 40 pièces de canon chacune, telles que les Grand et Aimable Grenot.
Le suppliant, fils unique de ce citoyen distingué a marché sur les traces de son père, autant qu’il lui a été possible ; il a contribué de concert avec la dame sa mère aux efforts de la Nation dans la dernière guerre pour l’armement du Grand Gédéon, corsaire de 22 pièces de canon, qui malheureusement fut enlevé presque à la sortie du port, et il a continué des armements considérables pour les pêches.
Le suppliant établit par les certificats des maires et échevins de la communauté de Granville des 5 juin 1759 et 22 octobre 1763, qu’il a perdu 1000 livres, tant par les hostilités qui ont précédé la dernière guerre que par l’entier dépérissement d’un vaisseau coulé pour défendre à l’ennemi l’entrée du port, en conséquence des ordres du Prince de Robecq, alors Commandant pour le roi. Le suppliant pourrait intéresser la justice de Monseigneur pour en obtenir l’indemnité des pertes qu’il a éprouvées contre la foi des traités et la sûreté que le roi doit à ses sujets, mais il est une récompense plus glorieuse à laquelle le suppliant ose prétendre.
La ville de Granville, rivale de celle de Saint-Malo pour les armements en guerre, et qui la surpasse pour le commerce des pêches ; commerce précieux en ce qu’il forme les gens de mer qui sont la portion la plus essentielle des sujets de Sa Majesté et la plus difficile à remplacer, n’a encore joui dans la personne d’aucun de ses habitants des encouragements que le roi accorde au commerce.
Le suppliant ose se flatter qu’il serait désigné par ses concitoyens pour l’anoblissement qu’il sollicite parce qu’il a toujours fait le commerce avec l’honneur qu’il exige, et que, possédant la première charge de la ville, il a jusqu’à présent exercé ses fonctions avec le désintéressement et l’honnêteté qui rendent estimable le suppliant plein de confiance en la justice et en la bonté de Monseigneur continuera ses vœux pour la précieuse conservation de Votre Grandeur. Signé : Duparc Couraye »
Pour étayer sa démarche, il joint diverses attestations signées par le maire et les échevins de Granville, et par le prince Montmorency de Robecq, lesquels certifient les pertes subies par la famille Couraye en raison des hostilités entre la France et l’Angleterre au cours de la guerre de Sept-Ans. Il consiste en la perte de trois navires et d’une maison incendiée par les Anglais à Gaspé, au Canada. L’ensemble s’élève à 101 000 livres.
Il y ajoute un état de tous les armements entrepris par la famille (c’est à-dire par son père, sa mère et par lui-même) entre 1744 et 1776 pour mettre en valeur le dynamisme familial dans le commerce maritime, que ce soit à la pêche morutière, dans le commerce avec l’Amérique ou dans la guerre de course. La famille a investi 1 880 886 livres, 7 deniers et 9 sols dans ces activités. Il indique alors judicieusement le montant des retours des cinq campagnes corsaires lancées par son père de son vivant, à savoir celles du Charles Grenot, du Grand Grenot et celle de l’Aimable Grenot : 1 843 034 livres, 17 sols et 7 deniers. Le succès des campagnes corsaires paraît indiscutable. Le tout envoyé, son dossier est étudié avec attention dans les bureaux de Versailles.
Une note anonyme rédigée par un haut responsable témoigne de la réserve officielle observée pour satisfaire cette demande, mais très rapidement l’avantage que l’État peut tirer de cet anoblissement est mis en avant :
« La demande du sieur Couraye du Parc serait bien plus favorable s’il était commerçant comme son père, mais il a quitté cet état pour prendre une charge de judicature et, quoiqu’il paraisse intéressé dans le commerce maritime que fait sa mère, il n’est pas dans la classe des commerçants à qui le gouvernement se porte à accorder des grâces pour les encourager à continuer le commerce. Il demande la récompense des services de son père, qui en effet a bien mérité de l’État, mais le parti qu’il a embrassé ne le met pas à portée de rendre a l’avenir de pareils services, et les grâces qu’on accorde au commerce ont pour objet d’engager ceux qui les reçoivent à le continuer.
On peut dire en somme du sieur du Parc que si le roi lui accorde la grâce qu’il demande, d’autres maisons de commerce seront encouragées par cet exemple, et qu’il est intéressant d’entretenir l’émulation. »
L’anoblissement désiré lui est finalement accordé :
« Marly, 22 mai 1778
Louis par la grâce de Dieu, roi de France et de Navarre, à tous présent et à venir, salut.
Voulant continuer au commerce la protection dont les rois nos prédécesseurs l’ont toujours honoré, et le feu roi, notre très honoré seigneur et aïeul, ayant réglé en octobre mil sept cent soixante-sept qu’il serait accordé des lettres d’anoblissement aux négociants qui auraient fait le commerce avec distinction, et notamment à ceux qui auraient confié leur fortune au danger des expéditions maritimes, le sieur François Léonor Couraye du Parc, notre conseiller, vicomte en la vicomté de Granville où il est né le premier juillet mil sept cent quarante-six, et baptisé en la paroisse Notre-Dame de la même ville, Nous a paru mériter de participer à cette grâce pour les services que ses ancêtres et son père ont rendu depuis une longue suite d’années, et que la maison de la dame Couraye Duparc sa mère, dans laquelle il a la majeure partie de sa fortune, continue de rendre dans le commerce maritime : considérant principalement que parmi cinquante sept expéditions et armements faits depuis mil sept cent quarante-quatre par la maison du dit sieur Couraye du Parc ; elle a équipé dans les deux dernières guerres plusieurs corsaires, dont deux de quarante pièces de canon ; et que les prises faites par ces corsaires, ont répandu l’abondance dans la province de Normandie, aux dépens des ennemis de l’État. Ces faits qui Nous ont été certifiés par l’intendant de la province, et par le commissaire général ordonnateur du Havre, Nous ont déterminé à lui en témoigner notre satisfaction par des lettres d’anoblissement qui sont la récompense de ceux de nos sujets qui se distinguent par leurs vertus, par leur zèle, et par l’emploi de leur fortune et de leurs talents, pour le bien de l’État. à ces causes, et autres bonnes considérations, à ce nous mouvant de l’avis de notre Conseil, et de notre grâce spéciale, pleine puissance et autorité royale, nous avons anobli, et par ces présentes signées de notre main, anoblissons ledit François Léonor Couraye du Parc, et du titre et qualité de noble décoré et décorons, voulons et nous plait qu’il soit tenu, censé et réputé comme nous le tenons, censons et réputons pour tel, ensemble les enfants et postérité tant mâles que femelles nés et à naître en légitime mariage… »
La démarche de François Léonor Couraye du Parc peut étonner, voire choquer, le citoyen du XXIe siècle épris du mérite personnel : s’il en était un à être récompensé pour son activité, c’était bien le père et non pas le fils. Gardons-nous pourtant de juger l’Ancien Régime avec des critères autres que ceux de son temps. À l’image du « roi qui ne mourait pas », la monarchie jouait en effet la continuité. Il n’était pas rare que des personnes méritantes demandent des récompenses de leurs services pour leurs enfants et que des descendants en obtiennent eu égard aux exploits de leur père ou de leur grand-père.
Encadré 4. – L’anoblissement de la famille Couraye du Parc (AN, Marine, C7 75, dossier Couraye du Parc).
Notes de bas de page
1 Jal A., Glossaire nautique, Paris, 1848, p. 169.
2 Ibid.
3 Il arrive parfois cependant qu’un même homme cumule les fonctions : il arme et commande le navire dont il est propriétaire.
4 A. Lespagnol, Messieurs de Saint-Malo…, op. cit., p. 139.
5 Ibid.
6 Plusieurs mémoires adressés au secrétariat de la Marine, au XVIIIe siècle, osaient cette comparaison (AN, Marine, G144, no 15 et 29).
7 Les rôles d’armement vont de 1722 à 1759 (SHDM Cherbourg, 12P4 1-38), ceux de désarmement vont de 1726 à 1807 (SHDM Cherbourg, 12P4 39-108). La matricule des bâtiments du commerce va de 1740 à 1763, et de l’an XII à 1817 (SHDM Cherbourg, 12P5 9-12).
8 La distinction entre les propriétaires et les armateurs n’est cependant pas toujours aisée à effectuer car elle est souvent confondue dans les différents registres.
9 AD76, 204 BP 40 bis, Table de marbre de Rouen.
10 Le terme « bourgeois » est polysémique. S’il dénomme ainsi un habitant d’une ville franche sous l’Ancien Régime, il désigne tout autant un armateur dans un port.
11 A. Lespagnol, Messieurs de Saint-Malo…, op. cit., p. 139.
12 SHAT, V 4, art. 8, section 1, Granville, carton 1, description de Granville.
13 SHDM Vincennes, SH 82, Amirauté de Granville et Genêts, f° 119.
14 Son histoire est racontée dans le chapitre 5 intitulé La guerre de course sous Louis XIV.
15 Antoine Lévesque partit sur un navire armé par son père, le Pélican, « pour faire véage au païs de Nomagne en trafic de marchandises ». Capturé par les Espagnols, il mourut en captivité (Raoul du Coudray, « Recherches sur la Marine Granvillaise », LPG, 1906, p. 164-165). Quant à Guillaume Lévesque, qui pourrait être le frère d’Antoine, il aurait participé à une expédition à destination des Moluques en 1619, connue sous le nom de Voyage aux Indes Orientales du général Augustin de Beaulieu. Il y aurait trouvé la mort (C. et P. Bréard, Documents relatifs à la marine normande…, p. 221-224).
16 AD44, B 4886, dossier Jeune Homme.
17 BNF, Pièces originales 1239.
18 G. d’Arundel de Condé, Dictionnaire des anoblis normands (1600-1790), Rouen, G. d’Arundel de Condé, 1975, p. 262, notice Fraslin.
19 AD14, C4556.
20 Ibid.
21 AD14, C4650.
22 C’est le commerce de la morue qui amène les Marseillais à prendre des parts dans les navires granvillais.
23 A. Lespagnol, Messieurs de Saint-Malo…, op. cit., t. 1, p. 132.
24 Cité par Charles Carrière, Négociants marseillais…, op. cit., p. 883.
25 Cette ordonnance de mars 1673 est aussi appelée Code Marchand ou Code Savary. « On peut dire qu’elle est universelle pour tout marchand tant en gros qu’en détail, tout banquier, tout traitant, tout homme qui se mêle de lettre de change. En un mot, elle est telle que personne ne la doit ignorer. » (J. Savary des Bruslons, Dictionnaire universel de commerce, t. 3, Paris, Estienne, 1741, p. 629, notice Ordonnance, ou Règlement pour le commerce.)
26 « Les sociétés qui se font entre les marchands, négociants et banquiers sont de trois sortes : la société générale et collective ou ordinaire, la société en commandite, et la société anonyme, inconnue ou momentanée.
La société générale est celle qui se fait entre deux ou plusieurs marchands, qui agissent tous également pour les affaires de la société, et qui font le négoce sous leurs noms collectifs, qui sont connus de tout le monde ; c’est-à-dire, que la raison de la société est sous les noms de Jacques, Philippes et Nicolas en compagnie, qui est le nom social.
La société en commandite est celle qui se fait entre deux personnes, dont l’une ne fait que mettre son argent dans la société sans faire aucune fonction d’associé, et l’autre, que l’on nomme en termes mercantiles le complimentaire de la société, donne quelquefois son argent, mais toujours son industrie, et fait le commerce sous son nom des choses dont ils sont convenus ensemble. Cette sorte de société semble être appelée en commandite, parce que celui qui donne son argent à un autre qui n’apporte très souvent dans la société que son industrie, est toujours le maître des affaires, et en état, pour ainsi dire, de commander et de faire la loi à son associé…
La société anonyme est celle qui se fait sous aucun nom, mais dont tous les associés travaillent chacun en leur particulier, sans que le public soit informé de leur société ; et ils se rendent ensuite compte les uns aux autres des profits et des pertes qu’ils ont faites dans leur négociation. » (J. Savary des Bruslons, Dictionnaire universel de commerce…, t. 3, p. 145-146.)
27 L’indivision est un concept juridique lié à la notion de propriété. Un bien est dit indivis lorsqu’il appartient à un ensemble de personnes, sans que l’on puisse le répartir en lots entre elles, ni qu’elles puissent en vendre leurs parts sans l’accord des autres.
28 J. Meyer, L’armement nantais…, op. cit., p. 115.
29 Le terme de consort (du latin consors, signifiant qui partage le sort) est générique. Il s’applique plutôt aux sociétés de personnes qu’aux sociétés de capitaux. Dans le cadre d’une commandite, il désignerait plutôt les commandités.
30 J. Meyer, L’armement nantais…, op. cit., p. 115.
31 Mme Couraye du Parc prend la suite des affaires de son mari, Léonor, décédé en 1754.
32 La liste des armateurs ayant armé des terre-neuviers selon les rôles d’armement de 1754 et 1755 ainsi que celle des propriétaires classés selon le nombre de navires terre-neuviers d’après les rôles de désarmement allant de 1776 à 1778 sont consultables sur le site du CRHQ.
33 Il faut comprendre « au début de la guerre de l’Indépendance américaine ».
34 AD14, C483, dossier Anquetil Brutière, lettre du 15/07/1781.
35 AN, Marine, C7 85, dossier Deslandes, pièce 5.
36 AD14, C4556, année 1781.
37 AN, Marine, C7 85, dossier Deslandes, pièce 5.
38 AD14, C4627. Même s’il est toujours délicat de comparer les données dans des rôles de capitation qui relèvent de catégories sociales différentes, la différence est ici trop nette pour douter de cette baisse dans les affaires de Nicolas Deslandes.
39 AD14, C4556, année 1787.
40 S. Averseng, « Nicolas Deslandes, armateur granvillais (1744-1816) », RAPG, sept. 1975, tome LII, no 284, p. 183-186.
41 Il est vrai qu’il effectue ses armements en dix ans seulement, puisqu’il meurt en 1754, à l’âge de 35 ans. Peut-être aurait-il aussi bien réussi que Nicolas Deslandes, s’il avait vécu plus longtemps.
42 Cette distinction est telle que les alliances matrimoniales semblent rares.
43 AN, Marine, C7 93, dossier Duhamel Grandpré.
44 C. Carrière, Négociants marseillais…, op. cit., p. 237-246.
45 Ibid., p. 247.
46 SHDM Cherbourg, 12P4 22-23.
47 AN, Marine, C7 85, dossier Deslandes.
48 AN, Marine, C7 189, dossier Louvet.
49 Ibid.
50 AD14, C2996, Mémoire contre l’établissement d’un consulat à Granville (1765).
51 Il fut anobli le 5 avril 1743, en achetant la charge de conseiller secrétaire du Roi, maison, couronne de France et de ses finances (BNF, Pièces originales 2416).
52 AN, Marine, C7 188, dossier Jean Longueville.
53 Ibid.
54 Jean Lévesque, sieur de Beaubriand, est en effet le beau-frère de Jean Leboucher, sieur de Vallesfleurs, vicomte et juge de police de Granville, capitaine corsaire mort sur le Juste en 1689, ainsi que de Thomas Fraslin, sieur du Montcel, armateur, premier échevin, major de la bourgeoisie de Granville, anobli en 1702.
55 AD35, 9B 455, f° 44-46.
56 AD44, B 4886, dossier Jeune Homme.
57 Il s’agit des « sieurs Le Chevallier des Portes, héritiers de Demoiselle des Longsprés », imposés à 65 livres (AD14, C4556).
58 Ou peut-être 14, s’il avère que l’armateur du petit bâtiment inconnu est distinct de ceux qui sont déjà ici référencés.
59 SHDM Cherbourg, 12P4 21, no 114.
60 SHDM Cherbourg, 12P4 34, no 126, et 12P4 35, no 1
61 SHDM Cherbourg, 12P3 45, f° 13 no 75.
62 M. Marion, Dictionnaire des institutions de la France, XVIIe-XVIIIe siècles, Paris, éd. Picard, 1993, notice « majorité », p. 360.
63 AD29 Brest, B 4646, lettre du 03/02/1747.
64 Dans le cas présent, les commandités sont L. Couraye du Parc (pour les Grenot) et M. Le Chevallier (pour le Thamas Koulikan).
65 « Les sociétés qui se font entre les marchands, négociants et banquiers sont de trois sortes : la société générale et collective ou ordinaire, la société en commandite, et la société anonyme, inconnue ou momentanée ». (J. Savary des Brûlons, Dictionnaire universel de commerce, Paris, Estienne, 1741, t. 3, p. 145-146.
66 J. Meyer, L’armement nantais dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle…, op. cit., p. 114.
67 Code de commerce, 1807, livre premier, titre III, Des sociétés, Section I, Des diverses sociétés et leurs règles, art. 38 : « Le capital des sociétés en commandite pourra être aussi divisé en actions, sans aucune autre dérogation aux règles établies pour ce genre de société. »
68 La somme de 20 livres représente le montant de sa solde lorsqu’il est « levé au service du roi ».
69 SHDM Cherbourg, 12P3 87, f° 189, no 1134.
70 Sauf peut-être, Bretel, sieur de Vaumartin, qui put exercer la profession d’avocat si l’on en croit les rôles de capitation de 1780 et 1781, à moins que ce ne soit un frère.
71 AN, Marine, C4 148, Mémoire sur la discussion entre M. Eustache, commissaire des classes à Granville, et M. Deslandes, armateur au dit lieu, non folioté.
72 AD50, 227 J 13.
73 Ibid. Cette clause correspond au principe suivant : « Un bon arrangement vaut mieux qu’un mauvais procès. »
74 AN, Marine, G144 no 23.
75 AN, Marine, F2 80, État des prises françaises faites sur les Français par les ennemis de l’État, 1782.
76 AN, Marine, C4 144, lettre du 26/11/1779.
77 AN, Marine, G143, no 23.
78 SHDM Cherbourg, 4P7 76, no 19.
79 F. Robidou, Les derniers corsaires malouins…, op. cit., p. 166.
80 Rien ne permet de distinguer clairement celui qui a armé en course : Gilles ou Alexis. Sans doute sont-ils frères. Quoi qu’il en soit, Les deux hommes arment « au poisson frais » sous l’Empire.
81 Nicolas Jules Deslandes, dit Colin pour éviter les confusions possibles avec son père, dont il porte le prénom.
82 La faiblesse de ce pourcentage est toute relative, puisque de nombreux ports choisissent de ne pratiquer aucune activité corsaire.
83 Sur les 61 armateurs corsaires recensés, 32 arrêtent après une première campagne (52 %), 29 continuent (47 %). De trop grandes lacunes ne permettent pas de prendre en compte les armateurs de la période 1688-1713.
84 Sur les 41 armateurs corsaires recensés, 21 arrêtent après une première campagne (51 %), 20 continuent (48 %)
85 Les noms de navires écrits en caractère gras correspondent aux corsaires stricto sensu ; ceux qui ne le sont pas correspondent aux navires armés en guerre et marchandise ayant réalisé une ou plusieurs prise(s).
86 Si Eustache Le Pestour, sieur de la Garande, cesse son activité à Granville, il la continue, en 1745, dans des armements en course à Brest avec des navires du roi (la Parfaite et l’Argonaute) de l’escadre commandée par Perrier de Salvert.
87 Le défaut d’archives ne permet pas de déterminer s’il s’agit du père ou du fils, ou des deux.
88 La liste des armateurs granvillais ayant armé plusieurs campagnes en course entre 1688 et 1811 est consultable sur le site du CRHQ.
89 Les travaux concernant d’autres ports débouchent sur ce même constat : pour Dunkerque, H. Malo (Les derniers corsaires…, op. cit.) ; Pour Saint-Malo, F. Robidou (Les derniers corsaires malouins…, op. cit.) et pour Paimpol, A. Droguet (Les corsaires de la République…, op. cit.).
90 Le Dragon (200 tx) était armé à Saint-Malo et le Duc de Chartres (230 tx) à Granville. Quant au Grand Turc (260 tx), il appartenait au Granvillais, Gaud Anquetil, sieur de la Brutière, qui armait à la fois à Saint-Malo et à Granville.
91 AN, Marine, C7 84, dossier Teurterie des Cerisiers, Copie de l’acte de notoriété concernant M. Teurterie des Cerisiers de Granville, datée du 18 mai 1770.
92 L’acte de notoriété ayant été rédigé en 1770, la « dernière guerre » en question est celle de Sept Ans.
93 Il s’agit de la rafle de Boscawen, en 1755, au cours de laquelle l’armateur perdit la Fidélité (97 tx), dont il était principal propriétaire, et d’autres navires qu’il possédait partiellement.
94 Ibid. Tous ces corsaires sont granvillais, sauf l’Amaranthe (150 tx), armée à Saint-Malo en 1760 et 1761 par René Auguste de Chateaubriand.
95 Il faut comprendre « à la veille de la guerre de l’Indépendance américaine », conflit voyant l’avantage des forces françaises sur les Anglais.
96 Cela signifie qu’il ne put trouver suffisamment d’actions pour se rembourser partiellement de la somme initiale qu’il avait engagée pour la construction de la frégate et pour pouvoir l’assurer.
97 AD 14, C483, lettre du 15/07/1781.
98 AD 14, C483, lettre du 23/05/1781 et lettre du 01/08/1782.
99 AD 14, C483, lettre du 15/07/1781.
100 S. Averseng, « Nicolas Deslandes »…, op. cit., p. 184.
101 AD14, C4152.
102 AN, Marine, G143, no 23. Voir le détail dans ce même chapitre, dans la partie concernant les armateurs corsaires du règne de Louis XVI.
103 Il y en eut peut-être trois, en comptant celui de Thomas Fraslin du Montcel, anobli en 1703 « pour services rendus ». Acquéreur du Jeune Homme en 1690, il est permis de penser, sans toutefois l’affirmer catégoriquement, qu’il participa à la guerre de course et qu’il en fut récompensé.
104 AN, Marine, C7 75, no 21.
105 Ibid.
106 AN, Marine, C7 85, lettre du 17/07/1782 au marquis de Castries.
107 AN, Marine, C7 85, dossier Deslandes Dumesnil.
108 AN, Marine, B3 717, f° 203-205.
109 R-J Valin, Commentaires sur l’ordonnance…, op. cit., t. 2, p. 407.
110 AN, AD VII 8 a, no 123.
111 D-M-A. Chardon, Code des prises…, op. cit., t. 2, p. 1004-1005.
112 Musée du Vieux Granville, HH3 84.
113 Granville, Musée du Vieux Granville, Lettre de M. de Castries du 8 mars 1782.
114 AN, AD VII 8 a, no 131.
115 Les officiers d’amirauté n’ont théoriquement pas le droit de s’intéresser dans les corsaires, ni de se rendre adjudicataires d’objets provenant des prises. Mais, là encore, il semble que des combines existaient puisqu’une ordonnance du 15 janvier 1783 (AN, AD VII 8 a no 135) rappelle cette interdiction et son bien-fondé : « Sa Majesté étant informé que quelques officiers des amirautés ont pris des intérêts dans des bâtiments armés en course dans l’étendue de leur ressort, ce qui est contraire au bon ordre & à la règle, puisque les Officiers des Amirautés pourraient être chargés de l’instruction des prises faites par les mêmes corsaires dans lesquels ils auraient pris un intérêt […] directement, ni indirectement, à peine d’interdiction & de quinze cents livres d’amende. »
116 AN, Marine, B3 717, f° 203, lettre du 20/08/1783.
117 Ibid.
118 Ibid.
119 Ibid.
120 Ibid.
121 Ibid.
122 AN, Marine, C4 152, lettre du 26/02/1784.
123 Ibid.
124 Ibid.
125 AN, Marine, B3 675, f° 106-107, lettre du 20/08/1780.
126 R-J Valin, Nouveau commentaire…, op. cit., t. 1, p. 376, Règlement du 15 août 1725. Profitant de l’opportunité, en 1781, Nicolas Saint Lo, simple timonier à 20 livres, arme et commande un lougre de 28 tx, le Duc d’Harcourt.
127 AN, Marine, C7 75, dossier Demande de lettres de noblesse pour le sieur Couraye Duparc.
128 Ibid.
129 AN, Marine, F2 74, Récapitulation générale du montant des prises dont les répartitions ont été faites aux équipages des corsaires et de celles qui ne sont point réparties dont les liquidations particulières sont arrêtées.
130 Pour s’en convaincre, l’on peut se reporter au tableau « Armements corsaires les plus rentables de 1778 à 1782 » élaboré par P. Villiers dans sa thèse (Marine royale, corsaires…, op. cit., t. 2, p. 667).
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