Chapitre VIII. La guerre de course sous la Révolution et l’Empire
p. 189-200
Texte intégral
Les guerres de la Révolution (1793-1801)
1La guerre reprend avec l’Angleterre en 1793. Granville, comme lors des conflits précédents, se lance encore dans la course. De quelle façon ? Beaucoup d’incertitudes demeurent sur l’identité, le nombre et l’action de ses corsaires car les documents les concernant sont rares. Le seul recours réside dans les archives de l’inscription maritime de Granville, plus précisément dans la matricule des gens de mer. Son exploitation permet de composer la liste des corsaires granvillais puisque la carrière de chaque marin y est détaillée. En repérant le nom de chaque navire « armé en course en ce port », le nom du capitaine ainsi que les dates de sortie et de retour, voire celle de la capture éventuelle, la flottille corsaire de cette période peut être reconstituée.
Années | Navires armés en course | Nombre d’armements |
1793 | Jean Bart – Coureur – Alexandre | 3 |
1794 | ||
1795 | Hardi | 1 |
1796 | Bonne Espérance – Didon – Jean Bart | 3 |
1797 | Dragon (deux fois) – Argonaute – Télémaque (deux fois) Indien – Vengeance | 7 |
1798 | Bon Ordre (deux fois) – Bon Citoyen – Entreprise – Moissonneur | 5 |
1799 | Grand Indien – Hussard – Petit Martial – Comus Vengeance (61 tx) – Heureux Spéculateur (61 tx) | 6 |
1800 | Heureux Courrier – Mercure (24 tx) | 2 |
Total | 24 navires différents ou plus | 27 ou plus |
2L’exhaustivité de cette liste n’est pas assurée. Il existe en effet, dans le musée du Vieux Granville, des prospectus d’armement en course concernant certains bâtiments comme le Housard en l’an VI (l’année allant du 22 septembre 1797 au 21 septembre 1798). De même, Charles de La Morandière fait allusion à un navire armé en course en 1799, le Barberousse2. Ils ne sont toutefois pas mentionnés dans la matricule des gens de mer. Ont-ils réellement été armés ? Les projets de leurs armateurs ont peut-être avorté avant même leur concrétisation, à la suite d’une défaillance financière ou d’un autre problème.
3Si personne n’a écrit au sujet des corsaires granvillais de cette époque, alors que les archives existaient encore, c’est très vraisemblablement parce leurs campagnes leur semblèrent inintéressantes, sans gloire, comparativement à celles qui furent accomplies sous la monarchie. Apparemment, presque tous furent capturés, la majorité sans avoir réussi de prise, ce qui montre en effet une faiblesse manifeste des navires et de leur armement. L’absence d’exploit ne doit pas cependant minimiser la valeur de leur activité. Il convient plutôt de s’interroger sur les raisons de cette défaillance.
4Les rares textes relatant les événements de cette période nous livrent quelques renseignements susceptibles d’avancer des explications. Très logiquement, les bouleversements engendrés par la Révolution française, puis par la reprise de la guerre, entraînent de graves difficultés chez les Granvillais. Tous les armements terre-neuviers sont suspendus jusqu’à la fin de l’Empire, à l’exception de trente-six armements en 1802. Le recours habituel à la guerre de course semble évident. Toutefois, compte tenu de la Terreur et de la chasse aux ci-devant, bon nombre d’armateurs préfèrent quitter la ville pour se retirer à la campagne et attendre patiemment le retour de la paix, loin des menaces suscitées par les jalousies, les dénonciations et les règlements de comptes. La Convention a beau préconiser le retour à la guerre de course – après en avoir souligné cependant la barbarie lors des années précédentes – le contexte est devenu peu propice à ce genre d’activité. Bon nombre d’armateurs se disent ruinés par la chute de l’assignat, ce qui inquiète fortement la municipalité, soucieuse du présent et de l’avenir de la cité, en janvier 1796 :
« Qu’est devenu ce commerce depuis la guerre ? On avait employé du numéraire pour l’armement des navires. Leurs cargaisons ont été vendues en assignats à plus ou moins long terme. Très peu d’armateurs sont parvenus à recouvrer leurs fonds dans un temps où le crédit des assignats se soutenait encore. La plupart ont été remboursés lorsqu’ils n’avaient plus de valeur3. »
5La ruine de certains armateurs, le départ des autres, l’arrêt du fonctionnement des chantiers navals, l’extrême difficulté à composer des équipages de qualité tant la population – descendue de 8 000 habitants environ, avant 1789, à 5 454 en 1800, en raison de nombreux départs – paraît perturbée. Tout cela constitue autant de raisons pour justifier l’endormissement progressif du port, où les navires se dégradent dès lors rapidement et sûrement. Le contexte étant défavorable, les armateurs qui osent armer des bâtiments en course ne sont pas en mesure de présenter des garanties financières suffisamment fortes pour appeler des commanditaires extérieurs dans leurs entreprises. Tout ceci explique la piètre qualité de la flottille corsaire granvillaise sous la Première République comparativement au regard des guerres précédentes. Les navires sont de petit tonnage, naviguant uniquement en Manche, avec des équipages sans doute peu motivés et peu expérimentés. Trois d’entre eux seulement réalisent deux campagnes. Peu de corsaires se distinguent dans leurs actions.
6Connaissant toutes ces difficultés, les Anglais en profitent pour braver les Granvillais, sans véritablement les craindre. Ainsi le 22 avril 1793, « un corsaire de Granville fut pris même sous les fortifications de cette ville, parce qu’il n’y a presque point de munitions de guerre, et que cette place se trouve dans un très mauvais état de défense4. Alors que la municipalité se démène pour se procurer des canons en faisant fondre des vieilles couleuvrines à Saint-Lô5, les Anglais continuent leurs bravades. Le 18 mai, un de leurs lougres s’empare d’un sloop français, sous les yeux des Granvillais qui tolèrent mal cette impuissance et ne voient d’autre alternative, en l’absence de moyen efficace de défense, que de sauter dans de simples bateaux pour rejoindre le corsaire et l’obliger à abandonner sa prise6. Apparemment, il faudra attendre quelques années pour que le port parvienne à se ressaisir. Sans éclat toutefois. L’Heureux Spéculateur (61 tx) s’empare bien de trois bâtiments, en novembre 17997, mais il finit par se faire rapidement capturer, tout comme le Dragon (16 tx)8. La Vengeance, de 61 tx, armée en 1797, réussit également trois prises9, mais sans se faire capturer. Quant au Comus, sûrement d’un tonnage similaire, ses armateurs déplorent un bilan négatif malgré ses quatre captures10 (puisque deux d’entre elles seulement sont légitimées). Le Bon Ordre, enfin, dégage un bilan positif lors de sa première campagne11 grâce à ses cinq prises (trois anglaises et une américaine, mais aussi une prussienne accomplie en compagnie du corsaire la Providence de Saint-Malo12), avant de se faire prendre lui aussi dans sa deuxième campagne13.
7L’unique gros corsaire armé par un Granvillais ne peut pas compter parmi ceux de ce port. Il s’agit de la Parisienne, un bâtiment de 280 tx, que Nicolas Deslandes – l’armateur le plus entreprenant dans le conflit précédent – a fait bâtir. Il choisit de l’armer, en l’an VI, à Saint-Malo14. Les raisons de cette préférence demeurent inconnues.
La guerre de l’Empire (1803-1815)
8Les sources, plus nombreuses bien qu’encore fortement lacunaires, offrent davantage de certitude dans la quantification et la connaissance des corsaires de la période napoléonienne. Loin d’égaler les performances développées lors des guerres du XVIIIe siècle, Granville n’arme que 15 petits corsaires qui n’accomplissent, en tout, que 23 campagnes. Cette flottille se compose d’un trois-mâts de 151 tx équipé de 14 canons, de deux bricks de 14 canons et de douze petits bâtiments tels que des lougres, armés de quelques canons ou de pierriers, ou de simples bateaux, armés de fusils, de pistolets, de sabres et de haches d’abordage.
9Cette faible ardeur pour la guerre de course se comprend aisément. L’interruption prolongée de la pêche terre-neuvière a accentué la difficulté de réunir des capitaux et fortement endommagé l’ensemble des navires terre-neuviers. Surtout, la présence constante de bâtiments de guerre anglais à Chausey, pendant toute la guerre, dissuade beaucoup d’armateurs d’entreprendre quoi que ce soit, car ils surveillent continuellement les mouvements de navires entre Cherbourg et Saint-Malo, mais aussi les sorties du port de Granville. Dans ses mémoires, l’amiral guernesiais de Saumarez15 s’en explique : « Les dispositions importantes qui se prenaient alors à Saint-Malo laissaient supposer que Bonaparte avait l’intention d’attaquer les îles Anglo-normandes16. » Du point de vue anglais, il convenait donc de prévenir rapidement le danger. Dans le passé, les Français avaient effectivement imaginé à maintes reprises des débarquements à Jersey17. En conséquence, Saumarez, qui connaissait très bien cette zone maritime parce qu’il était né dans une famille de marins à Guernesey, avait reçu le commandement d’une escadre. « L’escadre amirale se composait de six frégates et de six bricks et cotres, employés principalement au blocus des côtes adjacentes et à la prévention d’une concentration des forces ennemies à Saint-Malo et à Granville, les deux places principales d’où une attaque, apparemment, partirait18. » L’on comprend donc pourquoi les Granvillais se sentent en permanence observés et pourquoi ils se sentent démunis pour tenter une entreprise corsaire. Pourtant, les Anglais se méprennent, car Granville et Saint-Malo n’envisagent pas d’attaquer les îles Anglo-normandes, mais seulement d’apporter leur contribution au projet de débarquement en Angleterre décidé par Napoléon Bonaparte, alors premier consul. En mai 1803, celui-ci établit en effet un camp à Boulogne. Il y rassemble ensuite des troupes et des navires. Comme d’autres ports, Granville participe à ce projet en construisant des chaloupes canonnières et en les conduisant ensuite à Boulogne pour les mettre au service de l’armée de débarquement19. Ce sont ces préparatifs, dans les ports de Granville et de Saint-Malo, qui inquiètent les Anglais des îles Anglo-normandes, dès la reprise des hostilités, en mai 1803. « Une flottille considérable de bâtiments armés, destinés au débarquement dans les îles Anglo-normandes ou en Angleterre, était assemblée à Granville20. » En conséquence, ils décident un bombardement du port de Granville afin d’anéantir au plus vite tout projet d’attaque. Le 14 septembre 1803, l’Amiral de Saumarez se présente devant Granville, à la tête d’une petite escadrille : trois frégates (le Cerberus de 32 canons, le Charwell et le Kite de 18), deux bombardières (le Terror et le Sulphur), un brick (le Ealing) et un cotre (le Carteret)21. Ils bombardent une première fois la ville endormie en lançant une quarantaine de bombes. « Cette nuit, à environ deux heures du matin, les Anglais qui sont à se louvoyer depuis longtemps dans notre baie nous ont attaqués, c’est-à-dire, nous ont bombardés, jusqu’à six heures du matin. […] Je présume qu’ils ne se contenteront pas d’une si légère attaque qui ne leur a servi qu’à troubler notre sommeil22. » Les dégâts sont peu importants en effet. Les habitants prennent leurs dispositions en attendant une deuxième action. Celle-ci se produit un peu plus tard, de 9 à 10 heures du soir, en direction de la ville et du port. Sans grand dommage, heureusement. La troisième a lieu le lendemain, à cinq heures du matin.
« Son feu a été très actif et prolongé jusqu’à 11 heures, pendant lequel il a lancé plus de 400 bombes sur la ville et le port. Cette attaque a été d’autant plus désagréable pour nous que nous avons été forcés de recevoir les coups de l’ennemi sans pouvoir lui en porter aucun. Nos bombes allaient tomber à 600 mètres en deçà de sa ligne tandis que les siennes traversaient la ville, ce qui établit une différence de portée de 1000 mètres23. »
10Constatant l’audace grandissante des assaillants, les Granvillais décident de contre-attaquer en utilisant certaines des chaloupes canonnières24. L’absence de vent avantage leurs embarcations qui progressent rapidement, à l’aide de rames, dans la direction des bâtiments anglais encalminés, qui se voient contraints de se retirer, à la rame également. Au bout d’une heure de canonnade générale, la frégate amirale, le Cerberus, touche le fond sous l’effet de la marée descendante et reste penchée sur le côté. Immédiatement, de nombreux Granvillais se précipitent sur des canots et des bateaux plats pour prendre la frégate à l’abordage. La canonnade redouble de violence. Malheureusement, une brise permet aux autres bâtiments anglais de revenir et de tirer le Cerberus de sa fâcheuse situation, au grand dam des Granvillais qui se voyaient déjà victorieux. La frégate s’est relevée avec le reflux ; la petite escadrille a alors disparu. Du côté granvillais, la ville avait subi des dégâts, sans être toutefois importants. Quant aux chaloupes-canonnières en construction, il semble qu’aucune d’entre elles n’ait été touchée. Quatre jours plus tard, elles appareillent à destination de Boulogne. Cette entreprise anglaise, peu glorieuse, est donc un échec. Dans ses mémoires, l’Amiral de Saumarez reconnaît avoir eu chaud ; non seulement il a failli être capturé, mais aussi perdre la vie, puisqu’un boulet de canon a frôlé ses jambes, alors qu’il se trouvait sur le pont de son navire échoué25. Le maire de Granville, Thomas Letourneur, reçoit une écharpe d’honneur pour la bonne conduite qu’il a tenue pendant le bombardement26, puis la légion d’honneur au nom du Premier Consul, à titre de récompense27.
11Par la suite, la présence anglaise ne se dément pas, toujours aussi insupportable et intimidante. Elle se renforce même à Chausey, d’où elle peut admirablement surveiller toute la baie entre Saint-Malo et Granville. Pendant plusieurs années, les Anglais conçoivent d’autres attaques. En septembre 1803, une concentration de 6 000 hommes s’opère à Jersey, vraisemblablement pour débarquer à Saint-Pair, à quelques kilomètres seulement au sud de Granville. Le projet avorte, laissant seulement le Cerberus s’approcher de l’endroit, avant de repartir28. En janvier 1804, c’est maintenant à Guernesey que le Diamant, vaisseau de 50 canons commandé par l’Amiral Saumarez, 4 ou 5 frégates, 2 ou 3 bricks et des troupes se rassemblent29. Comme les frégates ennemies rodent continuellement à Chausey, des chaloupes-canonnières sont donc disposées dans le port de Granville, en mars 1804, de manière à repousser une nouvelle attaque. Cette précaution réussit à éloigner la menace30. Pour un temps seulement, puisqu’une nouvelle escadre se présente en août. Elle se compose d’un vaisseau à deux batteries portant pavillon d’amiral, de trois frégates, deux bricks et deux cutters31. Après avoir mouillé dans l’archipel, pendant plusieurs jours, elle se retire, au soulagement des Granvillais. Entre-temps, les Anglais opèrent de fréquentes descentes sur la côte ouest du Cotentin, non loin de Granville32. Ces coups de main visent à détruire diverses installations et à semer la panique dans la population littorale. Jusqu’à la fin des hostilités, Granville doit donc vivre avec cette omniprésence obsédante et menaçante, qui dissuade finalement les armateurs de se lancer dans la guerre de course. Quelques-uns tentent pourtant l’aventure, à l’aide de petits bâtiments, très majoritairement des lougres. Les performances navales de ces derniers se montrent excellentes, mais ces embarcations supportent difficilement la comparaison avec les frégates de l’Ancien Régime.
Années | Navires armés en course | Nombre |
1803 | Prudent (9 tx) – Jeune Indien (4 tx) | 2 |
1804 | 0 | |
1805 | 0 | |
1806 | Princesse Caroline (31 tx 49/94) | 1 |
1807 | Embuscade (6 tx 73/94) (deux fois) – Argus (24 tx 19/94) Joséphine – Hasard (60 tx 13/94)– Impromptu (60 tx 13/94) | 6 |
1808 | Embuscade (6 tx 73/94) (deux fois) – Rafleur (11 tx 4/94) Amiral Gantheaume (20 tx 69/94)– Grand Argus (51tx 57/94) | 5 |
1809 | Rafleur (11tx 4/94) – Aimable Flore (151 tx) (deux fois) | 3 |
1810 | Grand Dragon (30 tx 41/94) – Rafleur (11 tx 4/94) Comtesse de Montalivet (90 tx) | 3 |
1811 | Grand Dragon (30 tx 41/94)– Rafleur (11 tx 4/94) Péniche (3 tx 81/94) | 3 |
1812 | 0 | |
1813 | 0 | |
1814 | 0 | |
1815 | 0 | |
Total | 15 corsaires | 23 |
12La flottille corsaire granvillaise compte donc quinze bâtiments. Le plus important d’entre eux se nomme l’Aimable Flore, un trois-mâts de 151 tx armé par Nicolas Deslandes. Il est équipé de 14 canons de six livres et de 86 personnes, lorsqu’il quitte le port de Granville, en 1809. Il réussit trois prises, mais les deux dernières sont récupérées par les Anglais. Seule la première, réalisée le jour même de sa sortie en compagnie de trois canonnières de la marine impériale attachées au port de Granville, est conduite à bon port. Il s’agit d’un trois mâts de 342 tx, le Governor Carlton33, venant du Surinam pour Londres, chargé de café, rhum, cacao, sucre, coton et autres marchandises, avec 19 hommes d’équipage et 16 canons34. Il était arrivé au large de Granville à cause d’une méprise du capitaine anglais qui, s’étant égaré dans la baie après soixante jours de traversée, se croyait aux atterrages de l’Angleterre, ayant pris l’île de Jersey pour l’île de Wight. La vente de cette belle et unique prise rapporte 206 789,60 francs. Même partagée avec les trois canonnières, elle suffit à rendre la campagne bénéficiaire malgré les déceptions engendrées par la perte des deux autres captures. Trois corsaires accomplissent plusieurs campagnes : l’Embuscade et le Rafleur en réalisent chacun quatre, et l’Aimable Flore deux (la deuxième effectuée à Morlaix en prolongement de la première). Les succès de cette flottille granvillaise restent toutefois minimes, puisque 14 campagnes demeurent sans prise, que 9 de ces 15 corsaires finissent capturés, et que l’un d’entre eux fait naufrage.
13Le peu de gains obtenus par les campagnes corsaires depuis la Révolution française, la pénurie de capitaux et les difficultés croissantes pour recruter des équipages de qualité incitent les armateurs granvillais, dès décembre 1808, à rechercher une activité plus rentable. Ils tentent d’abord des armements commerciaux vers les îles du Vent, c’est-à-dire les Antilles françaises. À cet effet, trois navires sont armés, en marchandises seulement (l’Adrienne, l’ancien corsaire Impromptu et la Comtesse de Saint-Martin), tandis qu’un brick de 155 tx monté de huit canons, l’Amiral Decrès, est lui armé en guerre et marchandise. Leurs espoirs tournent cependant à la déception, puisque les quatre bâtiments sont capturés aux atterrages de la Martinique et de la Guadeloupe. L’expérience n’est alors pas renouvelée.
14Ils se tournent par conséquent vers une nouvelle forme d’armement apparue en 1809 : l’armement sous licence. Bien que Napoléon 1er ait décrété un blocus continental en 1806, le gouvernement autorise certains échanges commerciaux35. Il semble vital en effet pour certaines entreprises françaises de ne pas perdre le marché anglais, de pouvoir exporter les produits excédentaires (les vins et les céréales surtout) afin d’éviter une dépréciation de leur valeur, et d’autre part d’importer les matières premières, ainsi que les denrées alimentaires ou coloniales dont elles ont fortement besoin. À la condition donc d’exporter des produits dont la France se trouve excédentaire et d’importer des denrées autorisées, le gouvernement français délivre des licences aux armateurs intéressés, en accord avec le gouvernement anglais contre lequel il est en guerre. Pour ne pas trahir la volonté officielle de Napoléon 1er de maintenir un blocus efficace, ce commerce est masqué : les importations et les exportations s’accomplissent sous pavillon neutre. Les Granvillais – qui recherchent une nouvelle activité rentable et désirent exporter les huîtres qu’ils ont en surabondance – se montrent très rapidement intéressés par ce commerce prometteur qui exclut tout danger. Dès 1810, des licences leur sont accordées. L’on voit alors sortir du port le Haabet, sous pavillon danois, puis l’Indécis, une première fois sous pavillon hollandais, puis une autre fois sous un curieux pavillon papenbourgeois, chacun sous le commandement de Charles Néel rebaptisé Charles Johan Natvig pour la circonstance36. L’expérience plaît aux armateurs granvillais, qui la renouvellent plusieurs fois jusqu’à la fin de la guerre en 1815.
15Cet armement sous licence met prématurément un terme à la course granvillaise. Dès 1810, les armateurs granvillais y voient des avantages : faible investissement financier, équipage réduit, très peu de risques, gains plus assurés. Avant la fin de la guerre en 1815, et bien avant l’abolition officielle de la guerre de course en avril 1856, les armateurs granvillais abandonnent définitivement la course. Son intérêt lucratif a trop nettement fléchi de leur point de vue. Le dernier corsaire granvillais, la Péniche, sort du port le 24 septembre 1811. Il s’agit d’une bisquine de 3 tx 81/94, longue de 8,28 mètres, sur laquelle s’entassent douze hommes d’équipage37. Comment vivent-ils sur un espace aussi réduit qui exige pourtant de grandes compétences de manœuvre, puisque ce navire très toilé a deux mâts ? Son rayon d’action doit être lui aussi très réduit, probablement le long des côtes de la Manche. Ne réussissant aucune prise, il est finalement désarmé, le 24 mars 1812, à Cherbourg où son propriétaire le vend.
*
16Ainsi, grâce à sa vingtaine de navires, le nombre d’armements corsaires reste grosso modo identique à celui qui fut développé au cours des guerres avant la Révolution de 1789. Cette importance granvillaise s’avère toutefois trompeuse. Les bâtiments, tous de petite taille, n’accomplissent que de petites croisières décevantes pour les armateurs et leurs intéressés et finissent presque tous par être capturés. Ce phénomène n’est pas isolé ; il se retrouve ailleurs. C’est en effet l’ensemble des ports français qui se désintéresse progressivement de la guerre de course : les capitaux se réunissent difficilement, les complications pour armer correctement en course s’accroissent considérablement, tandis que les gains deviennent de moins en moins alléchants au fil des décennies et de plus en plus aléatoires. L’engouement pour cette activité s’estompe donc peu à peu, à l’image de Dunkerque, premier port corsaire de France en nombre d’armements, qui réduit son activité à 197 campagnes entre 1793 et l’an IX, puis à 55 sous l’Empire38. Le phénomène s’accomplit irrémédiablement, mais de manière différente, selon les endroits. Ainsi, Marseille connaît une réelle poussée entre 1793 et 1800, avant de se désintéresser complètement et définitivement de l’activité par la suite39. Saint-Malo constitue cependant l’exception, puisqu’elle continue de manifester pleinement son dynamisme, avec 150 armements pendant les guerres de la Révolution40 et 172 armements pendant l’Empire41 et qu’elle élargit considérablement son rayon d’action en portant sa guerre de course dans l’océan Indien. Au-delà des succès d’un Surcouf, qui cachent les infortunes de ses semblables, il n’empêche que, dans la durée, « la cité corsaire » subit le même processus que les autres ports : l’accumulation des difficultés croissantes réduit fortement le nombre de ses armements et la taille de ses bâtiments (60 tx en moyenne sous l’Empire42).
Notes de bas de page
1 Pour des raisons de commodité, les dates du calendrier révolutionnaire ont été converties en dates de notre calendrier traditionnel.
2 La Morandière C. de, Histoire de Granville…, op. cit., p. 326.
3 Granville, médiathèque, Fonds du patrimoine, D1 a3, f° 60.
4 Ibid., DI a4, f° 53. Rien ne permet de deviner de quel bâtiment il s’agit.
5 Ibid.
6 Ibid., f° 66.
7 AD29 à Quimper, 154L 69; AD22, 217 L 2 f° 57-58 et f° 59-63, 217 L 65. Il s’agit de la Sibeila (55 tx), de l’Industrie (240 tx) et de la Minerve (340 tx).
8 AD22, 217 L 22, L 24 et L 27 ; 217 L 2 no 94, no 103 et no 111.
9 AD29 à Quimper, 154L 13, f° 1, f° 3-4 ; 154L 52, dossiers de prise de la Sophie et du Thomas par la Vengeance.
10 AD35, 6 U 2 23 Liquidation du Endeavour ; AD22, 217 L 2 f° 52, 217 L 2 f° 55-56, 217 L 65 et 217 L 66 ; et Granville, médiathèque, transcriptions La Morandière non référencées, liquidation générale du Comus.
11 Granville, médiathèque, transcriptions La Morandière non référencées, liquidation générale du Bon Ordre.
12 AD29 à Quimper, 154L 12, f° 9-11, f° 14-16, f° 17-20.
13 SHDM à Cherbourg, 12P3 101, no 109.
14 Robidou F., Les derniers corsaires malouins…, op. cit., p. 166.
15 James Saumarez (1757-1836), contre-amiral de 1819 à 1821 ; vice-amiral de 1821 à 1832.
16 Ross J., Memoirs and correspondance of Admiral Lord de Saumarez from original papers in possession of the family, London, R. Bentley, 1838, vol. 2, p. 72-73.
17 Le projet de Quinette de la Hogue, en 1757, et celui du baron de Rullecourt, en 1779, en constituent deux exemples.
18 Ross J., Memoirs and correspondance of Admiral Lord de Saumarez…, vol. 2, p. 73.
19 SHDM à Vincennes, Marine, BB4 178, f° 88-108 et BB4 204, f° 253. L’ingénieur Forfait avait conçu les plans de ces chaloupes-canonnières. Il s’agissait de bâtiments à fond plat, capables d’échouer sur les plages. Ils étaient répartis en trois catégories selon leur taille. Ceux de la 2e pouvaient transporter dix hommes d’équipage et vingt-cinq soldats. Ils étaient en outre armés d’un canon de 18 ou de 24 livres de balle.
20 Ross J., Memoirs and correspondance of Admiral Lord de Saumarez…, vol. 2, p. 77.
21 Ibid., p. 77-78.
22 Granville, médiathèque, D2 c1, 6e registre, no 103, lettre du maire au préfet de la Manche (27 fructidor an XI).
23 Granville, médiathèque, transcription La Morandière, dossier no 105, lettre du 15 septembre 1803.
24 Ibid.
25 Ross J., Memoirs and correspondance of Admiral Lord de Saumarez…, vol. 2, p. 80-81.
26 Granville, médiathèque, Fonds patrimoine ancien, D1 a 9, f° 165.
27 Ibid., f° 168.
28 Granville, médiathèque, Fonds patrimoine ancien, transcriptions La Morandière, dossier no 105, Lettre du 7 vendémiaire an XII.
29 Ibid., Lettre du 2 pluviôse an XII.
30 SHDM à Vincennes, Marine, BB4 200, f° 44.
31 Ibid., f° 88-89.
32 À Surville, le 15 avril 1804, à Saint-Martin de Bréhal, le 16 juin 1804, à Dragey, le 20 février 1805, à Surville, le 25 mai 1805.
33 SHDM à Brest, archives non répertoriées, dossier de prises AC, Gouvernor Carlton.
34 Granville, médiathèque, Fonds patrimoine ancien, transcriptions de La Morandière. Aimable Flore.
35 Marzagalli S., Les boulevards de la fraude. Le négoce maritime et le Blocus continental, 1806-1813. Bordeaux, Hambourg, Livourne, Villeneuve-d’Ascq, PUS, 1999, p. 105-143.
36 SHDM à Cherbourg, 12P7 3, registre non folioté, armements sous licence.
37 J. Boudriot explique dans son livre (Le navire marchand, Ancien Régime, Étude historique et Monographie, Paris, éd. Boudriot, 1991), à la page 11, que « le décret de nivôse an II (déc. 1793) impose pour la jauge, une nouvelle formule et consacre l’abandon de celle de 1681 ». Il en résulte des tonnages comprenant de telles fractions.
38 Malo H., Les Derniers Corsaires…, op. cit., p. 234.
39 Carrière C., Négociants marseillais…, op. cit., p. 531.
40 A. Martin-Deydier dénombre 150 armements, F. Robidou n’en compte que 149. (Martin-Deydier A., La guerre de course…, op. cit., p. 407 ; Robidou F., Les derniers corsaires malouins…, op. cit., p. 41.)
41 A. Martin-Deydier compte 172 armements et F. Robidou 178.
42 A. Martin-Deydier, La guerre de course…, op. cit., p. 453.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008