Chapitre V. La guerre de course sous Louis XIV
p. 127-149
Texte intégral
1En entrant dans le concert des grandes puissances maritimes, au XVIIe siècle, la France sait qu’elle doit s’opposer aux Provinces-Unies et à l’Angleterre. Jusque-là, elle avait été relativement épargnée par les combats qui avaient opposé sur mer les Anglais, les Hollandais et les Espagnols : sa marine militaire existait si peu ! La France, alors reconnue comme première puissance militaire terrestre, s’était tenue à l’écart, en dépit d’une apparition sous Richelieu dans une guerre qui l’avait opposée à l’Espagne.
2Les affrontements de ces puissances se déroulaient généralement au large de l’Espagne, entre le cap Saint-Vincent et les Açores, ou en Méditerranée. Depuis que l’Angleterre a décidé, au milieu du siècle, de disputer la suprématie maritime à la Hollande, les combats se sont toutefois déplacés vers le nord. En s’en prenant directement à ces deux grandes puissances, en 1688, la France voit le lieu des affrontements se rapprocher considérablement de ses côtes1. Chacun peut aisément observer l’autre et lui nuire rapidement. L’ennemi dont la France se méfiait depuis plusieurs décennies a changé de nationalité. Ce n’est plus l’Espagne, mais l’Angleterre. Il est tout proche. Seule, la mer de la Manche les sépare, mer que les Anglais ont sans doute un peu trop tendance à considérer comme anglaise au goût des Français. La menace s’affiche le long des côtes bretonnes, normandes et picardes. Chaque port de la Manche doit s’adapter à cette nouvelle situation. Granville est fortement troublée par cette proximité. Les îles anglo-normandes sont tellement proches que, du haut des remparts, ses habitants devinent les côtes de Jersey par temps clair. Quant aux Jersiais, admirablement bien placés dans leur île, ou dans l’archipel de Chausey qu’ils n’hésitent pas à occuper, ils espionnent très facilement tous les mouvements de navires entre Cherbourg et Saint-Malo. L’affrontement entre l’Angleterre et la France ne fait pourtant que débuter. C’est, en vérité, une deuxième guerre de Cent Ans qui se prépare. Granville est trop impliquée géographiquement et diplomatiquement pour rester à l’écart des affrontements. Dès 1689, elle retrouve une place stratégique en devenant un port de guerre par son activité corsaire.
La guerre de la Ligue d’Augsbourg (1688-1697)
3Pour les Granvillais, elle commence sur une action menée par des morutiers armés en guerre et marchandise. Dans un rapport déposé au greffe de son amirauté, Olivier Baillon, capitaine du morutier Ville de Matignon (150 tx) de Saint-Malo, affirme avoir capturé une caiche anglaise de 15 tx, en juillet 1689, près de Saint-Pierre de Terre-Neuve. La prise est aisément effectuée, puisque l’équipage anglais ignore encore que la guerre est déclarée :
« Il y envoya sa chaloupe avec plusieurs de ses gens pour la prendre en vertu de sa dite commission, qu’étant au bord de ladite cache, et les Anglais ne sachant pas encore la guerre, les gens de son équipage qu’il avait envoyé entrèrent sans aucune résistance dans ladite cache et la conduisirent jusque dans le dit havre de Saint-Pierre2. »
4L’affaire se serait donc très bien passée si elle s’était arrêtée là. Il n’en est rien, car cette prise facile suscite bien des envies, notamment de la part des Granvillais :
« Comme ils étaient prêts de mouiller et de s’amarrer sur le bâtiment du dit sieur Baillon, les capitaines du Hérisson, du Clément, de la Reine des Anges et de la Vierge de Grâce3, qui étaient aussi mouillés au dit havre, furent au bord de ladite caiche et s’en emparèrent, malgré ledit Baillon et ses gens, qu’ils chassèrent par force hors ladite caiche, laquelle ils ont ensuite vendue au sieur Mayer, ainsi qu’il a appris depuis, et se sont ainsi bénéficié par force de ladite prise4. »
5La singularité d’un tel épisode montre qu’un instinct de prédation pouvait habiter l’esprit de certains pêcheurs de ce temps et fortement se manifester à la première opportunité. L’appât des gains était tel, qu’ils en arrivaient parfois à se dépouiller mutuellement. Un détail rend l’action sordide. Le capitaine de la Reine des Anges s’appelait Jean Baillon. Il était le propre frère du plaignant, Olivier Baillon, lui-même originaire de Granville, qui contesta vivement les bénéfices de la vente. Qu’en advint-il par la suite ? Faute d’archives, l’issue de cette contestation demeure malheureusement inconnue.
6L’activité des morutiers ne se limite pas à cette action. Au cours de l’été, celles-ci se multiplient. La Reine des Anges, la Vierge de Grâce et le Clément s’allient au Pierre, autre Granvillais de 150 tx commandé par François Hugon, sieur Delanoë, pour capturer « un autre petit bâtiment d’environ douze tonneaux, lequel fut pris hors les îles de Saint-Pierre, côte de Terre-Neuve5 ». Le capitaine Hubert, commandant le Clément, déclare alors dans le même rapport « qu’étant à la rade de Saint-Pierre, le vingt-septième de juin dernier, il s’empara, conjointement avec plusieurs autres capitaines de navires, d’un navire commandé par Élie Nicolle, de l’île de Jersey6 ». Ces alliés étaient-ils encore les mêmes Granvillais ? On peut le penser, sans toutefois en être sûr, à défaut d’informations plus précises. De fortes zones d’ombre, parfois bien orchestrées, subsistent en effet dans les rapports. En cette fin de XVIIe siècle, la législation récente sur la guerre de course paraît plus ou moins bien appliquée, surtout dans une zone aussi éloignée de la France. Les déclarations contiennent de nombreuses imprécisions, des exagérations de toutes sortes et même des accusations plus ou moins fondées. Il s’avère parfois difficile de comprendre précisément les actions, leurs auteurs et même ce que deviennent certaines prises. La ruse et l’instinct de prédation côtoient constamment l’envie et le mensonge. Ce qui est sûr, c’est que les appétits de chacun semblaient bien aiguisés.
7Paradoxalement, ces morutiers s’associent souvent pour capturer. De retour de campagne, la Vierge de Grâce et la Reine des Anges s’allient maintenant au Jean de Grâce, autre Granvillais de 250 tx commandé par Pierre Lemengnonnet7. Naviguant de conserve, ils capturent un bâtiment anglais, l’Unité, chargé de beurre et de harengs, qu’ils conduisent à Bordeaux, où ils vont décharger leurs cargaisons de morues. Le Conseil des prises légitime rapidement la prise8. Au moment de se partager les gains, une contestation surgit à nouveau. Les deux premiers capitaines nient les droits du troisième (P. Lemengnonnet) : « Il doit être exclu du partage, attendu que sa commission n’est pas en bonne forme n’ayant pas été enregistrée au siège de Saint-Malo d’où il est parti9. » En outre, ils croient bon d’ajouter les clauses du contrat qu’ils avaient passé : « par l’acte de société qu’ils ont fait ensemble, ils n’avaient point dit qu’ils se partageraient les prises, mais seulement qu’ils se défendraient des ennemis, et que le premier qui lâcherait pied serait condamné en une amende de 10 000 livres10 ». Au-delà du différend qui prouve, une fois de plus, la rapacité des corsaires, cette affaire témoigne clairement de la stratégie développée par des navires armés en guerre en marchandise. Ceux-ci avaient d’abord décidé de naviguer « de conserve », c’est-à-dire ensemble, pour pouvoir se protéger mutuellement face à un ennemi. Le transport de leurs cargaisons de morues leur imposait en effet de prendre des précautions. Afin de s’assurer le soutien des autres, ils avaient même convenu d’exiger la somme de 10 000 livres au premier d’entre eux qui cèderait. Il ne s’agissait pas d’une amende judiciaire, mais plutôt du prix fixé pour la rupture d’une parole d’honneur. Certes, la somme paraissait importante ; elle n’était pourtant nullement excessive pour un enjeu de cette nature, compte tenu des risques et des espérances en temps de guerre. Toutefois, leur comportement change très nettement lorsqu’ils rencontrent un adversaire isolé, également chargé de marchandises. Puisque la commission en guerre permet la légitimation des captures, ils décident de l’attaquer, dans un rapport de force tout à fait inégal. La vente de cette prise et de sa marchandise augmentera avantageusement les profits de la campagne de pêche.
8Après enquête, le Conseil des prises donne tort aux deux capitaines qui contestent les droits du troisième, car tout semble en ordre, et la réglementation des prises respectée. En conséquence, « le prix de la vente sera partagé entre lesdits Rossignol, Baillon et Mignonnet, à proportion du port de leurs vaisseaux, et du nombre de leurs canons11 ». Il condamne en outre les deux plaignants à verser cent livres pour régler les frais de justice12.
9Le profit ainsi réalisé pousse vraisemblablement les principaux armateurs du port à privilégier une reconversion dans la guerre de course proprement dite, en ne demandant plus désormais que des commissions en guerre. Le premier à agir de la sorte se nomme Nicolas Louvel, sieur du Clos, qui confie le commandement de son morutier, la Vierge de Grâce à Jean Leboucher, sieur de Vallesfleurs, conseiller du roi, vicomte et juge de police de Granville13, détenteur d’une commission en guerre datée du 15 décembre 1689 à Versailles et enregistrée au greffe de Granville, le 17 juillet 1690, valable pendant quatre mois14. En parcourant la correspondance entre le Conseil des prises et l’Amirauté granvillaise, l’on apprend que ce navire est une frégate, construite après 1687 (puisqu’elle ne figure pas dans l’état des navires recensés à Granville à cette date) et qu’elle est rebaptisée le Juste (ou Petit Juste selon les documents). Sans doute, fut-elle réaménagée pour les besoins de la course15.
10Jean Leboucher appareille, le 22 juillet 1690, et va mouiller à Chausey en attendant le temps favorable. Le 27, il quitte l’archipel avec un équipage de cent vingt hommes en direction du cap Lizard. Il rencontre, trois jours plus tard, à six heures du matin, deux frégates de Flessingue16, armées de vingt-six et de vingt canons, lesquelles
« tirèrent sur le dit navire le Juste et l’équipage depuis la dite heure jusqu’à deux heures après midi pour le faire amener plus de mille coups de canons avec un grand nombre de coups de mousquets, tellement qu’ils dégréèrent le dit navire le Juste et ses deux grands mâts, haubans, manœuvres, cordages ; nonobstant quoi l’équipage du dit navire le Juste s’étant vigoureusement défendu, les deux navires furent obligés de les abandonner17… »
11Aux dires des propriétaires et armateurs de la frégate granvillaise, le capitaine Leboucher « fut tué dès le commencement du combat, ce qui obligea Jean Baillon, second capitaine, de prendre le commandement, dont il se servit avec tant de courage et de conduite qu’après avoir tiré plus de quatre mille coups de canon, il força ces deux ennemis de prendre la fuite vers les côtes d’Angleterre18 »… Au total, le capitaine granvillais, ainsi que douze autres hommes, sont tués au cours de ce violent combat. Jean Baillon relâche à Granville le lendemain, 31 juillet, pour réparer, ramener le corps du capitaine (inhumé dans l’église Notre-Dame) et obtenir la permission de continuer la course.
12Sitôt ragréé, le Juste ressort en compagnie du Jean de Grâce, autre morutier de 150 tonneaux19, que son propriétaire, Jean Lévesque, sieur de Beaubriand, n’hésite pas armer en course sous le commandement de son fils aîné, que l’on appelle Beaubriand-Lévesque20. Sortis ensemble du port, ils prennent un petit bâtiment anglais transportant des agrumes, qu’ils qualifient de citronnière, et le font conduire à Granville. Ils se dirigent vers le golfe de Gascogne, puis se séparent. Tandis que le Jean de Grâce reste au large des côtes françaises, le Juste navigue vers le Portugal. Le 12 octobre, « étant à l’ouest des Sorlingues de la côte d’Espagne21, le sieur Baillon du Teil qui commande cette frégate a pris une flûte portant pavillon hollandais dont l’équipage a déclaré qu’ils venaient de Rotterdam et allaient à Saint-Hubert en Portugal charger du sel22 ». Ce bâtiment de commerce s’appelle le Jardinier. Le lendemain, 13 octobre 1690, il s’empare de la Corbeille des Pêcheurs, « une flûte hollandaise, chargée de planches, dont l’équipage a déclaré qu’il venait de Dantzig et allait en Portugal23 ». Il revient alors à Granville, le 19, avec ses deux prises. Les jours suivants, il continue sa course, mais d’une singulière façon. Le 24 octobre, il aperçoit du port un navire en difficulté. Il part le rejoindre à bord d’une chaloupe avec plusieurs hommes armés. Il rencontre alors une autre chaloupe dans laquelle se trouvent environ vingt-cinq Anglais, qui croient trouver d’autres Anglais venir à leur aide. Partis de Londres pour porter des vivres à la Barbade, ils s’étaient égarés. Ils avaient ancré leur navire, la Bonne Aventure, près de Chausey,
« sans savoir s’ils étaient en France, qu’ils s’étaient mis dans leur chaloupe armés dans le dessein de se saisir de quelques bateaux pour leur dire où ils étaient et pour leur aider à piloter leur vaisseau à Jersey ou en Angleterre, qu’ils crurent lorsque ledit Baillon les aborda que c’était du monde qui leur venait donner secours mais qu’ils furent surpris lorsqu’ils se virent pillés et faits prisonniers ; et que s’ils eussent cru être sur les terres de France, ils auraient plutôt perdu la vie, leurs vaisseaux et leurs marchandises que de quitter comme ils avaient fait24 ».
13Jean Baillon revient donc au port déposer ses prisonniers et faire sa déclaration ; il rassemble son équipage sur deux chaloupes et un bateau, puis repart s’emparer du navire anglais, resté ancré, qu’il aborde vers minuit. Il est temps, car ils sont nombreux sur place, venant de Granville et de Saint-Malo pour le piller ou s’en emparer25. Le lendemain, le 26, l’aventure se reproduit. « S’étant mis en mer dans une chaloupe sur les dix heures du matin, il se rendit maître d’un vaisseau que plusieurs gens abordèrent et pillèrent la chambre du capitaine, ce qu’il ne put empêcher, et l’amena à Granville26. » Ce bâtiment anglais, la Fleur de Mai, revenait de la Barbade, chargé de gingembre, à destination de Dartmouth, au sud-ouest de l’Angleterre. Comment était-il arrivé ici ? Sans doute, une erreur fatale de navigation, ou bien le désir de relâcher dans les îles Anglo-normandes. À vrai dire, le rapport ne détaille pas les circonstances mêmes de la prise, mais plutôt l’arrivée successive de plusieurs navires, venus pour aider ou piller. Le malheureux Jean Baillon éprouve toutes les peines à faire reconnaître les deux prises en sa faveur, car il suscite les envies de la part de particuliers, ceux qui étaient arrivés pour « aider », mais aussi de la part des fermiers généraux, qui affirment que le capitaine de leur patache serait monté le premier à bord de la Fleur de Mai. Le receveur des droits de l’Amiral de France au siège de Granville, lui-même, conteste ses droits, puisque la commission en guerre initiale avait été nominativement attribuée à Jean Leboucher, sieur de Vallesfleurs, et non pas à Jean Baillon, son second27. Cela était vrai, mais comme le premier capitaine avait été tué dès le début du combat avec les deux frégates zélandaises, le second lui avait succédé au commandement. Revenu au port pour réparer la frégate, il avait demandé et obtenu l’autorisation de continuer la campagne de course. Finalement, après maintes démarches et enquêtes, ce dernier finit par obtenir satisfaction. Ces deux prises lui seront adjugées par l’arrêt du 10 mai 169128. Entre temps, il repart en chasse sur sa frégate, le Juste, en direction de l’Espagne. Le 18 décembre 1690, alors qu’il navigue à quarante lieues au large du cap Finisterre29, il donne chasse à un vaisseau, qu’il reconnaît comme étant de Jersey. Il s’agit en réalité du Saint-Jean, de Bilbao. Lors de l’interrogatoire de deux matelots de son équipage, l’on apprend « qu’ils venaient de la Carbonnière, de la domination anglaise en Terre-Neuve, où ils avoient acheté de la morue sèche dont ils avaient chargé leur vaisseau pour porter à Bilbao dont ils étaient partis, qu’ils naviguaient sous pavillon anglais30 ». Ainsi, l’expérience de Jean Baillon démontre d’une part, que la guerre de course se pratique dans des actions de petite et de grande envergure, menées par des hommes audacieux, grâce à un caractère bien trempé, mais souvent rusés et cupides, et d’autre part, que la limite entre cette activité, légale et codifiée, et le pillage semble parfois ténue.
14C’est au cours de cette campagne, commencée en compagnie de Jean Baillon, que Beaubriand-Lévesque commence à s’illustrer. Le 23 octobre 1690, après plusieurs jours passés sans rien rencontrer, il voit au matin, à la hauteur de Bordeaux, une frégate corsaire hollandaise de 150 tx environ, le Jongeman de Middelburg31, équipée de seize canons et de six pierriers. Ayant réussi à s’en approcher, en arborant également pavillon hollandais, le corsaire ennemi l’attend pour se joindre à lui. Le Jean de Grâce déploie alors le pavillon français et tire plusieurs coups de canon, auxquels répondent les Zélandais. Ceux-ci, jugeant le Français trop fort, prennent la fuite. Beaubriand-Lévesque doit les poursuivre durant six heures, au bout desquelles ils se livrent un violent combat pendant trois heures32. Le Jean de Grâce ayant réussi à démonter la voile de hunier de son adversaire à coups de canon, les Zélandais cessent le combat. Ces derniers déplorent la mort de cinq matelots et les blessures de neuf autres hommes, dont le capitaine qui, blessé d’un coup de mousquet, meurt peu de temps après. L’arrivée du Jongeman fait sensation à Nantes, où Beaubriand-Lévesque le conduit. Le très mauvais état du bâtiment témoigne de l’extrême violence du combat. Jugé de bonne prise33, il est vendu aux enchères, le 22 novembre 1690, au Granvillais Thomas Fraslin, sieur de Montcel, pour la somme de 8 150 livres. Beaubriand-Lévesque demande au roi une chaîne en or en récompense de cette prise34, remonte ensuite vers les Sorlingues et continue alors sa course, d’abord en compagnie de la Joyeuse de Saint-Malo, avec laquelle il réussit quatre prises, puis seul. Il réalise alors deux autres captures.
15Après cette campagne heureuse se soldant par huit prises, la famille Lévesque devient incontestablement le moteur de la course granvillaise. Devant un tel succès, deux autres frères Lévesque se joignent à l’aventure corsaire comme capitaines : d’abord André, sieur de la Souctière, autrement appelé La Souctière-Lévesque, et Antoine, sieur de Beaubriand. Beaubriand-Lévesque prend le relais de son père en devenant lui-même l’armateur du Jongeman, rebaptisé Jeune Homme (traduction littérale), dont il est vraisemblablement devenu propriétaire en tout ou en partie. Ce navire a un destin exceptionnel, puisqu’il effectue sept campagnes corsaires au cours de ce conflit, avant de continuer à Saint-Malo au conflit suivant. D’un tonnage très moyen35, cinq capitaines différents le commandent successivement. La Souctière-Lévesque le dirige lui-même deux fois, avant de devenir corsaire sur les vaisseaux du roi, et Jean François Doublet, le célèbre corsaire honfleurais, une fois. Le Jeune Homme apparaît comme le navire granvillais qui réussit le plus grand nombre de prises au cours de cette guerre, en dépit de certaines campagnes moins heureuses que d’autres : 24 prises connues et 5 rançons.
16Une autre frégate, la Paix, se distingue également. Elle est armée quatre fois en course, de façon sûre, puis deux fois vraisemblablement en guerre et marchandise pour Terre-Neuve, toujours sous le commandement du même capitaine, Nicolas Hugon. Aucun document ne précise la nature de sa commission dans les deux dernières campagnes. Il est cependant permis de penser qu’il y va pour la pêche, comme il a l’habitude de le faire en temps normal. Pourquoi arrête-t-il la course en 1694, alors que chaque campagne était bénéficiaire36, pour reprendre la pêche en 1696 et 1697 ? Sûrement parce que la commission mixte lui permet de pratiquer les deux activités. Au cours de ces deux campagnes terre-neuvières, il réussit en effet à chaque fois deux prises. Le cumul des revenus de la pêche et de ceux de la course semble alors particulièrement intéressant. Il n’est pas le seul, car André La Souctière-Lévesque accomplit une campagne de pêche, la même année, sur le Jean de Grâce et effectue également une prise à son retour, en entrant dans le détroit de Gibraltar. Pourquoi interrompt-il lui aussi une suite de deux campagnes corsaires, rondement menées en 1691 et 1692, pour revenir à la pêche ? À la lecture des archives de cette période, il paraît évident que ces capitaines passaient allègrement de la pêche à la course et de la course à la pêche, au gré des circonstances et des intérêts du moment.
17La recherche effrénée de gains de toute sorte pousse encore certains équipages à piller des navires, même neutres, au hasard des rencontres. Ainsi les Granvillais sont vertement repris par le Conseil des prises, en avril 1691.
« Quelques Portugais qui ont été pris par des armateurs français s’étant plaint qu’ils en ont été maltraités et dépouillés avec violence, ce qui fait un très mauvais effet dans l’esprit de cette nation, le Roi désire que vous fassiez savoir aux armateurs de Granville qu’ils aient à donner des ordres précis à leurs capitaines d’en user autrement, parce que sur la première plainte qui sera faite par les Portugais qu’ils auront été traités avec dureté, et autrement que comme prisonniers de guerre, ou que leurs hardes auront été pillées, sa Majesté fera condamner en des dommages et intérêts la considérable envers eux37. »
18Cela n’empêche pourtant pas le capitaine Nicolas Hugon de prendre quelques libertés avec des Danois, pourtant neutres, puisqu’il doit subir en 1692 une enquête demandée par l’Amirauté.
« Le nommé Abensar, marchand de Copenhague, propriétaire du vaisseau la Fortune, se plaint que ce bâtiment ayant été rencontré par un corsaire de Granville nommé Hugon, il en a été pillé et que l’équipage de ce corsaire a fait beaucoup de violences sur les matelots, quoique ledit vaisseau fût chargé de marchandises destinées pour le royaume et que ledit Abensar fût muni d’un passeport du roi de Danemark. Il est nécessaire que vous m’envoyiez le rapport que vous a dû ledit Hugon à son retour, et que vous preniez les dispositions de son équipage sur ce qui s’est passé en cette occasion et que vous me l’envoyiez pareillement38. »
19L’an 1695 constitue une année charnière. Le 18 juillet, tout comme Saint-Malo, Dunkerque et Calais, Granville est bombardé par les Anglais, désireux de détruire les nids de corsaires français qui portent de sérieux coups à leur commerce. La ville normande, malgré le nombre réduit de ses armements, participe donc bien à la gêne du commerce anglais préconisée par Vauban. Après cette date, l’activité corsaire granvillaise décline cependant. Il semble que les armateurs, hormis Beaubriand-Lévesque qui continue à miser sur les qualités du Jeune Homme en le confiant au capitaine Jean Perrée Duhamel, tentent moins l’aventure corsaire et reviennent à la pêche. La raison principale de cette désaffection réside sans doute dans le départ progressif de la famille Lévesque. À partir de cette année 1695, Beaubriand-Lévesque n’est plus présent à Granville, appelé en mission par le roi, entraînant son frère, André La Souctière-Lévesque, dans son sillage.
20Le 12 janvier 1695, Louis de Pontchartrain lui propose en effet de pratiquer la course avec un vaisseau de 3e rang du roi, le Fortuné (52 canons et 350 hommes), ce qu’il fait du 1er février au 7 mars. L’année précédente, le secrétaire d’État à la Marine a décidé de privilégier la stratégie de périphérie au détriment de la stratégie directe dans la lutte contre l’Angleterre en favorisant des armements corsaires à capitaux mixtes39. Dans ce but, il n’hésite pas à confier des vaisseaux du roi à des corsaires, remarqués auparavant pour leurs compétences, à condition que des particuliers s’occupent de l’armement (ce que l’on appelle un armement mixte). Le Granvillais fait partie de ces corsaires en raison de ses exploits, à la grande fierté de ses concitoyens, prêts à participer activement à ses armements. Lors de cette campagne, il accomplit trois prises et coule un navire de guerre anglais de 54 canons, l’England40. Le 16 mars, Pontchartrain le félicite41, lui promet une récompense et l’envoie rejoindre l’escadre du marquis de Nesmond42 qui doit pratiquer la course dans la Manche avec cinq navires (l’Excellent de 62 canons commandé par le marquis, le Pélican de 50 canons commandé par le chevalier des Augiers, le Saint-Antoine corsaire malouin de 56 canons commandé par La Villestreux, le Fortuné de 52 canons commandé par Beaubriand-Lévesque43 et le François de 48 canons commandé par Duguay-Trouin)44. La petite escadre donne aussitôt la chasse à trois vaisseaux anglais, qu’ils combattent victorieusement au large des Sorlingues.
21De retour à Brest, le ministère décide de l’envoyer au Spitzberg en compagnie de Duguay-Trouin et de cinq corsaires malouins « pour faire la guerre aux baleiniers hollandais » qui y pêchent en grand nombre45. Beaubriand-Lévesque engage son frère, André La Souctière-Lévesque, comme second capitaine. Il veut associer à l’entreprise son propre navire, le Jeune Homme, qu’il arme lui-même en course sous le commandement d’un autre Granvillais, Jean Perrée Duhamel46. Beaubriand-Lévesque et Duguay-Trouin quittent donc Port-Louis à la mi-juillet et font voile vers l’Irlande, où tous ces bâtiments doivent se retrouver. Toutefois cette campagne, connue sous le nom de campagne du Spitzberg, ne se déroule pas du tout comme il avait été prévu, à cause du mauvais temps, qui contrarie les corsaires malouins et granvillais, au point que ceux-ci ne réussissent pas à se rencontrer. Restés seuls, Beaubriand-Lévesque et Duguay-Trouin en sont réduits à pratiquer la course vers les Orcades. De son côté, le Jeune Homme fait lui aussi la même chose, en solitaire. Cette campagne de course, improvisée par les deux corsaires du roi, s’avère pourtant heureuse, puisque les deux navires reviennent à Port-Louis à la mi-octobre avec trois prises (armées de 58, 56 et 38 canons) de la Compagnie anglaise des Indes, ce qui fait dire à Duguay-Trouin dans ses mémoires : « La richesse de ces trois vaisseaux produisit à mes armateurs plus de vingt pour un de profit, malgré les grands pillages que les équipages y firent47. » En février 1697, Pontchartrain confie à Beaubriand-Lévesque la mission de ravitailler Terre-Neuve. Le contrat stipule qu’il doit payer les appointements et les soldes du gouverneur, de son état-major et de la garnison, livrer des munitions et du sel, moyennant quoi deux autres vaisseaux sont mis à sa disposition. En outre, liberté lui est laissée d’armer à ses dépens six navires pour aller faire la pêche, la troque ou la course à Terre-Neuve48. De son côté, La Souctière-Lévesque reçoit une lettre de marque, datée du 11 avril 1697, pour pratiquer la course sur un navire du roi de 600 tx, le François49. Il accompagne son frère et capture au moins quatre prises à Terre-Neuve50. Le Jean de Grâce, sur lequel Beaubriand-Lévesque a débuté sa carrière de corsaire à Granville, reprend du service en les accompagnant. Son activité reste en fait encore mystérieuse à ce jour. Un autre bâtiment granvillais, le Saint-Jean Baptiste, commandé par Jacques Baillon, est armé en août par la famille Lévesque à Granville pour porter de nouvelles instructions à Beaubriand-Lévesque de la part du secrétaire d’état51. Mais, là aussi, des zones d’ombre demeurent. Ces instructions restent inconnues.
22Les marins du port de Granville ont le sentiment que leur compétence est désormais reconnue, mais l’illusion dure peu. À partir de 1695, la famille Lévesque comprend que son avenir est plus prometteur à Saint-Malo, où les structures financières et économiques semblent bien plus favorables qu’à Granville. Les trois corsaires s’y installent progressivement, même s’ils restent attachés au berceau familial comme tend à le prouver la volonté de Beaubriand-Lévesque, en 1696, de reverser une partie des bénéfices de la campagne du Spitzberg de 1695 au soutien de l’hôpital de Granville52, ou encore d’intégrer des Granvillais à chacune de ses entreprises : la course granvillaise perd son moteur.
La guerre de Succession d’Espagne (1701-1713)
23Bien que les marines espagnole et française soient maintenant alliées après avoir été longtemps ennemies, cette guerre se déroule dans des conditions de plus en plus difficiles pour la France. Alors que la trêve de cinq ans est courte, « la confiance de Louis XIV en l’outil maritime s’est émoussée53 ». Pour Charles de La Roncière, cette guerre connaît malgré tout « l’apogée de la course54 ». Bénéficiant d’un réel engouement auprès de nombreuses personnalités de la Cour (très désireuses de figurer parmi les commanditaires dans l’espoir de grands bénéfices), les corsaires se multiplient, au point de faire dire à un Anglais : « Les mers sont si pleines de corsaires français que les navires ne peuvent naviguer sans convoi : de sept bâtiments qui venaient isolément de Guinée, six ont été enlevés par eux55. »
24Granville reste pourtant loin de cet engouement. Sans doute trop petite, subissant le départ de ses « héros », elle n’a pas – ou peu – la faveur des gens de la Cour, tandis que les capitaux locaux se montrent insuffisants pour soutenir la course à grande échelle. En outre, si les Anglais se plaignent d’une omniprésence française sur les mers, les Granvillais éprouvent les mêmes difficultés à leur encontre, notamment en Manche. Les mésaventures du Guibourgère (180 tx), en 1704, le prouvent aisément, si l’on en croit le rapport de son capitaine d’armes, Adrien Ernouf, et ceux de plusieurs officiers mariniers. Armé en guerre et marchandise en 1704, sous le commandement de Pierre Dry, sieur de Hautmesnil, pour aller à la pêche au « Petit Nord », le navire termine sa campagne en revenant de Marseille au Havre pour y livrer une cargaison de savons. Il doit affronter plusieurs tempêtes avant d’entrer dans la Manche. Le 30 mars 1704,
« étant proche d’Aurigny56, il rencontra deux gros navires anglais sous le vent d’eux (c’est-à-dire derrière eux), et un autre petit navire d’environ huit canons qui venait pour les reconnaître, mais, ayant chassé sur lui, il avait fui. Comme lesdits gros navires faisaient leur possible pour venir à eux, ils (les hommes du Guibourgère) forcèrent de voile et doublèrent les Casquets57 (au nord d’Aurigny), ce qu’iceux navires ne purent faire, mais passèrent sous le vent d’Aurigny (c’est-à-dire au sud) afin de joindre leur navire d’entre les raz58 où ils trouvèrent un autre Anglais de vingt-deux canons qui se préparait à leur couper le chemin59… »
25Pour se préparer à un combat inévitable, les officiers du Guibourgère décident, après concertation, de jeter à la mer un grand mât de hune avec sa vergue, cinq avirons de vingt pieds de long, deux boutes-hors, trois barres de cabestan et d’autres objets lourds. Il convenait en effet d’alléger le navire pour le rendre plus manœuvrant.
« Ils tirèrent environ trente à quarante coups de canon ; et les deux autres navires approchant toujours, l’un d’iceux de soixante pièces tirant sur eux, ils avoient forcé de voile et nonobstant les coups de canon qui leur étaient tirés de part et d’autres, ils avaient passé et furent dans une anse nommée Plainvy60 où lesdits navires les chassèrent jusque tout proche du bord, et (les hommes du Guibourgère) y avaient même touché, et y mouillèrent deux ancres afin de tenir ledit navire61… »
26Plusieurs habitants du lieu viennent leur signaler le danger extrême à rester en cet endroit, au cas où le vent changerait. Ils frôlent le naufrage, mais les Anglais restent présents. L’équipage se réfugie donc à terre. Le lendemain, constatant enfin le départ de l’ennemi et l’accalmie du vent, ils réussissent à appareiller avec l’aide d’un pilote et à se rendre à Cherbourg, où ils peuvent réparer avant de repartir enfin pour Le Havre.
27Il arrive aussi aux Granvillais de braver le danger sous le nez des Anglais. Le Chevalier d’honneur est une barque longue armée en course en 1708 par Luc Leboucher de Gastigny sous le commandement de Gilles Claude de Poilvilain, sieur de Pierrepont, écuyer, secondé par Michel Allain. En campagne sur les côtes d’Angleterre, ce dernier est détaché sur la chaloupe du Chevalier d’Honneur par son supérieur, qui lui donne une copie de la commission en course et l’ordre « d’aller à la découverte et d’entreprendre quelque chose sur l’ennemi ». Il lui faut peu de temps pour capturer un bâtiment, qui était mouillé sous le fort de Cowes (au nord de l’île de Wight), lorsqu’il est découvert par la flotte ennemie, mouillée à proximité, laquelle détache douze chaloupes qui le chassent, l’obligent à abandonner la prise et à se sauver dans les terres. Poursuivi, Michel Allain est pris avec quatre de ses hommes et conduit dans la prison de Hauton (Houghton ?). Les cinq hommes réussissent cependant à s’échapper, à s’embarquer dans une chaloupe du port et à rejoindre l’île de Wight. Ils y trouvent un heu anglais avec deux pêcheurs de crevettes et de poisson frais qui avaient reçu l’ordre de ramasser des hommes de passage pour compléter les équipages des vaisseaux de la flotte anglaise. Ils s’emparent facilement de l’embarcation et parviennent peu de temps plus tard à Barfleur62.
28Le nombre de corsaires durant ce conflit paraît difficile à recenser car les sources font nettement défaut. Les jugements de prise concernent peu les Granvillais, ce qui traduit une activité plutôt réduite et, sans doute, un manque de chance. Indiscutablement, les bâtiments sont moins nombreux et de moindre tonnage. Certains armateurs reviennent à la pêche, sans doute parce que la course stricto sensu seule semble ne plus les contenter, ou bien ils pratiquent les deux, comme l’autorise la commission en guerre et marchandise. Le commissaire des classes Noël de Boiselery l’affirme dans sa lettre datée 30 janvier 1708 : les terre-neuviers granvillais ont pris l’habitude, en ces années, de se livrer à la course avant de pêcher63.
29Les héros du conflit précédent ont quitté Granville. Les frères Lévesque se sont installés à Saint-Malo. Ils n’oublient pourtant pas complètement leur port d’origine, puisque André La Souctière-Lévesque, en 1708, y arme encore le Jean Baptiste en guerre et marchandise pour Terre-Neuve64. Néanmoins, leur destin est désormais scellé à Saint-Malo. Ils emmènent temporairement dans leur sillage Jean Perrée, sieur du Hamel, qui commande en course, dès 1702, le Fortuné, navire de 200 tx appartenant à Beaubriand Lévesque65. Hédouais du Bocage suit leur exemple et s’installe lui aussi dans le port breton, tout comme François Lair. Ce dernier
« s’était distingué dans différents combats sur mer. Ce fut à cette époque qu’on lui donna à Saint-Malo le commandement d’un vaisseau armé en course contre les ennemis de l’État. Ayant été attaqué par un vaisseau anglais beaucoup plus fort que le sien, il eut une main emportée d’un boulet de canon ; mais sans quitter son poste, il fit mettre à la hâte un premier appareil pour arrêter le sang et continuer de combattre, jusqu’au moment où un nouveau boulet lui emporta l’autre bras. Son vaisseau était désemparé et l’équipage avait beaucoup souffert ; ce qui le força de se rendre. Dans l’état où était le sieur Lair, les vainqueurs sans défiance l’abandonnèrent aux soins de son chirurgien et de deux matelots, et ne pensèrent qu’à se livrer à la joie, au vin et aux liqueurs. L’ivresse et le sommeil furent la suite de leur débauche. Le capitaine Lair en profita pour donner des instructions aux deux hommes qu’on lui avait laissés, afin qu’ils dirigeassent la boussole vers le premier port de France sous le vent. Cette manœuvre hardie réussit si parfaitement que le vaisseau était mouillé à Morlaix avant que l’ennemi s’en fut aperçu. Louis XIV, qui ne laissait aucune belle action sans récompense, honora de l’épée le père de la suppliante et lui accorda une pension dont il ne jouit que peu d’années66 ».
30En effet, le capitaine Lair meurt quelques années plus tard. Outre sa dimension épique, qu’un romancier n’oserait pas même imaginer, cette lettre montre bien comment les gens expérimentés d’un petit port peuvent être repérés et recrutés par les armateurs puissants d’un grand port, toujours à la recherche de gens compétents pour assurer le succès de leurs entreprises. En 1708, François Lair est rayé du registre des capitaines de Granville. Quant à Beaubriand-Lévesque, après avoir pensé un instant, en 1700, armer pour la traite négrière67, il redevient corsaire, dès septembre 1702, en tant que capitaine de frégate du roi, brevet obtenu cette même année en récompense de son activité passée. Il devient seul armateur de deux vaisseaux de sa Majesté : le Juste de 1000 tx, monté de 56 canons, qu’il commande lui-même, et l’Alcyon, de 40 canons, dont il confie le commandement à un certain Delarue, peut-être un autre Granvillais68. L’année suivante, il repart en campagne avec le Juste et un autre vaisseau du roi, le Hasardeux, que commande encore le sieur Delarue. Il est de nouveau l’unique armateur de ces deux vaisseaux qui pratiquent d’abord la course à Terre-Neuve, puis assurent la protection d’un convoi de terre-neuviers à leur retour69. Il semble que le négoce l’intéresse ensuite davantage, puisqu’en 1706, il arme un vaisseau de 650 tx qu’il a fait lui-même construire l’année précédente à Saint-Malo : le Philippe V. Le fait qu’il finance lui-même la construction d’un tel navire nous laisse imaginer quelque peu l’état de sa fortune. Ce bâtiment est conçu « pour le voyage de la mer du Sud », c’est-à-dire le commerce interlope avec la côte pacifique de l’Amérique du sud, vraisemblablement le Chili et le Pérou, comme le font les Malouins à cette époque. Parti de La Rochelle en juin 1706 avec 50 canons et 225 hommes, son navire fait malheureusement naufrage près du cap Vert, entre Gorée et le Sénégal, deux heures avant l’aube du 6 août, à la suite d’erreurs commises par les pilotes qui naviguaient à l’estime. Ayant rejoint la côte du Sénégal, ils sont capturés et maltraités par la population locale. Beaubriand-Lévesque tombe malade quelques jours, puis meurt le 26 septembre 1706. Son capitaine en second survit et revient à Saint-Malo faire son rapport70. Ainsi disparaît malencontreusement le corsaire dont la ville de Granville reste la plus fière de toute son histoire. L’on peut penser qu’il aurait pu être anobli au cours des années suivantes, comme le furent Jean Bart en 169471 et Duguay-Trouin en 170972, puisque le secrétaire d’État à la marine, Jérôme de Pontchartrain, avait l’habitude de prodiguer tous ses soins aux officiers roturiers issus de la course et du commerce, et qu’il récompensait ainsi parfois les plus méritants d’entre eux73.
Copie de commission en guerre
Louis Alexandre de Bourbon, comte de Toulouse, duc de Penthièvre et de Damville, gouverneur et lieutenant-général pour le Roi en la province de Bretagne, Pair et amiral de France à ceux qui ces présentes lettres verront, salut. Nous avons en vertu du pouvoir ci-autorisé qu’il a plu à sa Majesté attribué à notre à notre dite charge d’amiral et des ordres particuliers qu’elle nous adressés donné congé pouvoir et permission à Mr de Beaubriand de faire armer et équiper en guerre un vaisseau nommé le Juste du port de mil tonneaux ou environ, qui est à présent au port de Brest avec tel nombre d’hommes, canons, boulets, poudres, plombs et autres munitions de guerre et vivres qui y sont nécessaires pour le mettre en mer en état de naviguer, et courre sus aux pirates, forbans et gens sans aveu, même aux sujets des États généraux des Provinces-Unies, aux Anglais et sujets de l’empereur et autres ennemis de l’État en quelque lieu qu’il pourra rencontrer, soit aux côtes de leurs pays, dans leurs ports, ou sur leurs rivières, même sur terre aux endroits où ledit sieur de Beaubriand jugera à propos de faire des descentes pour nuire aux dits ennemis et y exercer tous les moyens et actes permis et usités par les lois de la guerre les prendre et amener prisonniers avec leurs navires, armes et autres choses dont ils seront saisis ; à la charge par ledit sieur de Beaubriand de garder et faire garder par ceux de son équipage les ordonnances de la Marine, porter pendant son voyage le pavillon et enseigne des armes du Roi et les nôtres, faire enregistrer le présent congé au greffe de l’Amirauté le plus proche du lieu où il fera son armement, y mettre un rôle signé et certifié de lui, contenant les noms et surnoms, la naissance et demeure de ceux de son équipage, faire son retour audit lieu ou autre port de France, y faire son rapport par devant les officiers de l’Amirauté, et non d’autres, de ce qui se sera passé durant son voyage, nous en donner avis et envoyer au secrétaire général de la Marine son dit rapport, avec les pièces justificatives d’icelui, pour être sur le tout, par nous ordonné ce que de raison. Prions et requérons tous, rois, princes, potentats, seigneuries, États, Républiques, amis et alliés de cette Couronne, et tous autres qu’il appartiendra de donner audit sieur de Beaubriand toute faveur, aide, assistance et retraite en leurs ports avec son dit vaisseau, équipage et tout ce qu’il aura pu conquérir pendant son voyage, sans lui donner, ni souffrir qu’il lui soit fait ou donné aucun trouble ni empêchement, offrant de faire le semblable lorsque nous en serons par eux requis. Mandons et ordonnons à tous officiers de marine et autres qu’il appartiendra de le laisser sûrement et librement passer avec son dit vaisseau, armes et équipages, et les prises qu’il aura pu faire, sans aucun empêchement ; mais au contraire lui donner tout le secours et assistance dont il aura besoin ; ces présentes non valables après un an du jour de la date d’icelles. En témoin de quoi, Nous les avons signées, et icelles fait sceller du sceau de nos armes, et contresigner par le secrétaire général de la Marine. A Brest le 3 octobre mil sept cent deux.
Signé Louis Alexandre de Bourbon
Je certifie la présente copie véritable à bord du Juste
Le 15 novembre 1702 Beaubriand
Encadré 2. – Lettre de marque de Beaubriand Lévesque, capitaine de la frégate du roi, le Juste, dans un armement mixte en 1702 (AD44, B 4907).
Le 1er septembre 1702 (signature dans la marge : Joachim des Casaux et P. Fourquet)
De par le Roy
Paul de Louvigny chevalier conseiller du Roy en ses conseils et intendant de justice police finances de la marine en Bretagne et des armées navales de sa Majesté,
Conditions accordées au sieur de Beaubriand Lévesque pour un armement en course
Le vaisseau le Juste lui sera incessamment remis caréné armé de 56 pièces de canon avec ses agrès apparaux, armes, munitions garniture et rechange nécessaire pour la course qu’il doit faire et sa Majesté supportera toutes les consommations de la campagne.
Ledit sieur de Beaubriand Lévesque courra et lèvera à ses frais et de gré à gré les officiers majors, officiers mariniers, matelots, soldats ou volontaires qu’il jugera nécessaires pour en former l’équipage sans que sa Majesté y interpose son autorité, consentant cependant que les Commissaires et commis aux classes facilitent autant qu’ils y pourront la levée dudit équipage attendu la destination dudit armement. Il nourrira aussi à ses frais l’équipage dudit vaisseau.
Le vaisseau du Roy l’Alcyon de 40 pièces de canon que sa majesté a accordé au dit sieur de Beaubriand qu’il fait équiper en toute diligence au Port Louis devant joindre le Juste, ils feront la course de compagnie contre les ennemis de l’État. Le cinquième du produit net des prises que feront ces deux vaisseaux (déduction faite des frais de décharge, ceux de justice, dixième de Monsieur l’amiral et autres pour parvenir à la vente et liquidation des prises) appartiendra à sa Majesté
Il a aussi été convenu que pour exciter l’équipage du vaisseau le Juste à faire son devoir il sera assigné des récompenses à ceux qui se signaleront dans les occasions, qui seront blessés, estropiés ou deviendront invalides. Même aux veuves et héritiers de ceux qui auront le malheur d’être tués, et que le fonds de ces récompenses sera pris par préférence sur le produit net des prises déduction faite des dépenses de l’armement.
Pour prévenir les pillages l’on affichera au grand mât et mât de misaine de ces deux vaisseaux les défenses portées par les règlements et ordonnances du Roy. Le procès sera fait à ceux qui se trouveront saisir ou connaisseurs de pillages. Ils seront privés de leurs appointements, gages ou parties, et ceux qui les dénonceront auront moitié de ce qui leur revenait, et le surplus restera confisqué au profit de sa Majesté et des armateurs.
Et moi, dit sieur de Beaubriand Lévesque, j’accepte lesdites conditions et me soumets à tout ce qu’elles contiennent.
Fait et arrêté triple, le premier septembre 1702.
Signé Louvigny d’Orgemont et Beaubriand ;
Collationné à l’original rendu par les notaires à Paris
Soussignés Ce trois février mil sept cent trois
2 signatures : ? et Robillard
Commentaire : Cet armement est dit « mixte » car il résulte d’un contrat passé entre le roi et un corsaire choisi par son secrétaire d’État à la marine en raison de sa compétence. De son côté, le roi met un navire et des canons à la disposition du « corsaire du roi ». De l’autre, celui-ci se charge de lever un équipage et de fournir tout l’avitaillement nécessaire en s’adressant à des investisseurs particuliers. Le navire est généralement un bon vaisseau armé de puissantes bouches de feu. Ici, un autre bâtiment de 40 canons lui est adjoint, ce qui fait de Beaubriand Lévesque le capitaine en chef de ces deux navires. L’on comprend que le corsaire du roi jouit d’un avantage appréciable dans le choix de ses hommes d’équipage puisqu’il est ordonné aux commissaires aux classes de se soumettre à ses souhaits. En prêtant ainsi ses vaisseaux, le roi entend prélever sa part du butin à hauteur d’un cinquième du produit net des prises à venir, le reste revenant à l’armateur particulier, aux intéressés et aux équipages. Il est prévu des récompenses à ceux qui se distingueront à bord des bâtiments du roi, mais aussi des sanctions envers ceux qui se livreront au pillage et ceux qui auraient connaissance de telles actions sans en avertir les autorités.
Encadré 3. – Contrat d’armement mixte entre le roi et le corsaire Beaubriand Lévesque en 1702 (AD44, B 4907).
31Le Jeune Homme, qui a vaillamment réussi sept campagnes de course, n’est plus mouillé dans le port de Granville, mais dans celui de Saint-Malo, où l’ont conduit les frères Lévesque. Après avoir effectué une campagne à Terre-Neuve en 1703, il est vendu ; mais il continue sa carrière corsaire, tout du moins en 1704, puisqu’il réussit encore des prises, dont l’une en compagnie de Hédouais du Bocage sur la Harpie. Le Jean de Grâce, appartenant toujours au père de Beaubriand-Lévesque, reste à Granville. En 1702, il est armé pour Terre-Neuve en guerre et marchandise sous les ordres d’un capitaine Allain74. Le Guibourgère est lui aussi réarmé pour Terre-Neuve, toujours sous les ordres de Pierre Dry, sieur de Hautmesnil75, qui profite de sa commission mixte pour rançonner un navire anglais en 170576.
32De toute évidence, Granville a perdu ses meilleurs éléments ! La malchance semble en outre s’en être mêlée77. Des capitaines de valeur, qui auraient pu prendre le relais des Lévesque, subissent de graves infortunes au cours de leurs campagnes de pêche. Olivier Louvel, sieur des Vaux, est emmené en 1706 à Lisbonne, où il meurt en prison. Jean Hugon, sieur de Hautmesnil, est conduit en Italie, où on le croit longtemps décédé. Pierre Hamel disparaît dans le naufrage de son navire. Nicolas Dry, sieur de la Turbotière, voit sa jambe droite emportée par un boulet de canon en défendant vigoureusement son navire, le Saint-André. Quant à Charles Hugon, sieur du Tertre, il rentre de captivité infirme et incapable de naviguer.
33L’activité corsaire granvillaise persiste malgré tout un certain temps avec des navires de petit et de moyen tonnage, excédant rarement les cent tonneaux, avec des résultats plutôt modestes. La plupart sont capturés par les Anglais. L’armateur le plus actif est sans doute François Monbreton, écuyer, sieur Duprat. Il arme la Suzanne et la Comtesse d’Évreux, tous les deux de cent tonneaux, qui réussissent plusieurs prises. Après la perte de ses capitaines et de ses navires, l’activité du port normand décline alors rapidement. Quand Guynet, intendant de la généralité de Caen, vient à Granville en 1712, il ne constate que la désolation :
« J’ai trouvé que les habitants ont une inclination particulière pour la mer, mais qu’ils ont eu le malheur de perdre pendant cette guerre presque tous leurs vaisseaux, et il n’en reste plus que cinq ou six dans le port, attendant la paix pour reprendre la négoce ordinaire qui consiste en la pêche des morues de Terre-Neuve, cependant la longue interruption de ce commerce a entièrement ruiné les habitants de cette ville qui sont tous du métier de la mer où la plupart ont péri, en sorte qu’il n’y reste plus que des veuves et des enfants réduits dans une extrême misère78. »
34À la différence d’autres ports français, Granville avait rapidement choisi de participer à la guerre de course, lors de la guerre de la Ligue d’Augsbourg. Les débuts, de ce qui n’était encore qu’un modeste port de pêche, avaient été brillants. Cependant, soutenir cette activité durant vingt-sept années, de 1688 à 1715, bien qu’interrompues par une courte trêve de trois ans, exigeait des moyens en hommes et en capitaux que Granville ne pouvait pas fournir longtemps, victime de son engagement guerrier et de l’arrêt des campagnes terre-neuvières. Elle s’acheva donc, précocement et sans éclat, avant la fin de la guerre de Succession d’Espagne, faute d’hommes, de navires et de ressources financières, laissant le port exsangue.
35Le bilan des campagnes corsaires granvillaises à l’issue de la guerre de la Ligue d’Augsbourg paraissait pourtant flatteur : 77 prises et 5 rançons recensées à ce jour, effectuées par 25 armements corsaires stricto sensu, auxquelles il convient d’ajouter 12 prises et une rançon79, réalisées par des navires armés en guerre et marchandise. Les prises effectuées par les frères Lévesque dans les armements mixtes en mission pour le roi sont exclues de ce nombre. Résultat appréciable, eu égard au petit nombre d’armements. La majorité de ces prises battait pavillon anglais. De nombreuses captures furent accomplies en association, à deux ou trois, presque toujours avec des Malouins, peut-être pour obéir au désir de Colbert qui souhaitait voir se développer des petites escadres de corsaires particuliers. Beaucoup de ces associations s’effectuent avec Beaubriand-Lévesque, lequel devait vraisemblablement exercer une autorité charismatique, puisque les autres capitaines corsaires semblaient s’associer naturellement autour de lui au cours des campagnes. La comparaison avec Jean Bart, de ce point de vue, paraît évidente. C’est sans doute cette autorité naturelle, doublée d’une compétence tactique indiscutable, qui avait décidé le ministre Louis de Pontchartrain à lui confier plusieurs vaisseaux du roi, en 1695. La famille Lévesque a réussi 45 prises et 5 rançons sur le total des prises et des rançons, hormis celles réalisées à partir de 1695 par Beaubriand-Lévesque et La Souctière-Lévesque, devenus corsaires du roi. Même si les liquidations de toutes ces prises sont perdues, il paraît logique de supposer que cette famille a gagné beaucoup d’argent dans la guerre de course, ce qui a dû grandement faciliter son transfert à Saint-Malo.
36Le tableau suivant récapitule les navires corsaires par année. Y sont joints les navires armés en guerre et marchandises qui effectuèrent au moins une prise.
Années | Navires armés en course stricto sensu | Nombre d’armements | Navires armés en guerre et marchandise ayant effectué une ou plusieurs prise(s). | Nombre d’armements |
1689 | Jean de Grâce (150 tx), | 3 | ||
1690 | Jean de Grâce (150 tx), | 3 | ||
1691 | Jean de Grâce (150 tx), | 3 | Reine des Anges (130 tx) | 1 |
1692 | Jean de Grâce (150 tx), | 6 | ||
1693 | Furet, Jeune homme (150 tx), Paix (200 tx). | 3 | Claude (160 tx), | 2 |
1694 | Jeune Homme (150 tx), | 3 | Jean de Grâce (150 tx) | 1 |
1695 | Jeune Homme (150 tx) | 1 | Nicolas (90 tx), | 2 |
1696 | Jeune Homme (150 tx), | 3 | Paix (200 tx) | 1 |
1697 | Jeune Homme (150 tx), | 4 | Matignon (150 tx), | 2 |
Total | 26 ou + | 12 au minimum |
37La comparaison avec d’autres ports français, ayant pratiqué la guerre de course au cours de ce même conflit, modère toutefois cette importance. Dunkerque compte à son actif 446 armements stricto sensu, Saint-Malo 422, Bayonne 81, Nantes 36, Granville 26 et Honfleur 880.
38Les corsaires granvillais ne paraissent pas nombreux comparativement à Saint-Malo ou Dunkerque : quinze fois moins environ. Pouvait-il en être autrement dans un port qui ne comptait, en 1686, que 3 768 personnes « parmi lesquelles il y a quelque vingt familles de marchands de quelque considération qui font vivre tous les autres, le reste sont matelots n’y ayant que fort peu d’artisans81 ». Saint-Malo, premier port d’armement français82, comptait déjà plus de 20 000 personnes avec des structures financières bien assurées, puisque deux-cents négociants marchands animaient l’activité de la ville83. La population de Dunkerque s’élevait à 11 525 habitants en 169584, celle de Bayonne à 15 000 et celles de Nantes et de Bordeaux à 40 000, à la fin du XVIIe siècle85.
39Le nombre de corsaires recensé pendant la guerre de Succession d’Espagne reste encore incertain. Le tableau suivant, bien que certainement incomplet, traduit cependant une activité médiocre de Granville durant cette guerre qui dura pourtant onze ans.
Années | Navires armés en course stricto sensu | Nombre d’armements | Navires armés en guerre et marchandise ayant effectué une ou plusieurs prise(s). | Nombre d’armements |
1702 | ? | ? | ||
1703 | ? | ? | ||
1704 | Robert | 1 | ||
1705 | Comte de Mellerand, Suzanne (100 tx), Hirondelle (100 tx) | 3 | Guibourgère (180 tx), Joseph-Olive | 2 |
1706 | Comte de Mellerand, Hirondelle (100 tx), Audacieuse | 3 | Jean Baptiste (160 tx) | 1 |
1707 | Comtesse d’Évreux (100 tx), Diligente, Chaste Suzanne, Gaye, Sans Pareil | 5 | Paix | 1 |
1708 | René, Chevalier d’honneur | 2 | Sirène, Jean Baptiste | 2 |
1709 | Bons Amis | 1 | Modéré | 1 |
1710 | Bénédiction (25 tx), Gaye, Diligent, Fidèle | 4 | Expédition, Saint-Antoine, Saint-Antoine de Pade | 3 |
1711 | Envieuse | 1 | ||
1712 | 0 | |||
1713 | 0 | |||
Total | 20 ou + | 10 au minimum |
40La répartition entre corsaires stricto sensu et navires armés en guerre et marchandise reste sensiblement la même qu’au conflit précédent : la moitié environ. Il n’empêche que les Granvillais changent de comportement. Les armateurs reviennent à la pêche, sans doute parce qu’elle assure des revenus plus réguliers. L’activité corsaire seule semble ne plus les contenter. Dès lors, ils pratiquent les deux activités, puisque la commission en guerre et marchandise permet cette mixité.
41Durant ce conflit, Dunkerque a armé 588 navires en course stricto sensu, Saint-Malo 425, Marseille 146, Bayonne 45, Nantes 39, Granville 20 au minimum et Honfleur 486.
42La comparaison dénonce une activité corsaire en régression dans le port bas-normand, tandis que celle de Saint-Malo reste stable et que celle de Dunkerque augmente encore par rapport au conflit précédent. Ce dernier arme cette fois trente fois plus qu’à Granville, et Saint-Malo, vingt fois plus.
43Granville n’est pas seule à connaître ce déclin momentané, puisque Bayonne et Honfleur voient leur activité diminuer de moitié, pour des raisons géographiques. De son côté, Marseille, fait une entrée remarquable dans l’activité corsaire. « C’est le conflit pendant lequel la course fut la plus intense et la plus fructueuse87. » Par la suite, la cité phocéenne, se désintéresse progressivement de l’activité, avec toutefois des hauts et des bas : une certaine atonie à certains conflits, des fortes poussées à d’autres88.
Notes de bas de page
1 Il ne s’agit pas de nier ici la proximité dangereuse de l’ennemi que représentait alors l’Espagne pour des ports comme Collioure, Marseille ou Sète, mais de mettre en évidence celle qui existait entre la France et l’Angleterre au début de la « Seconde guerre de Cent Ans ».
2 AD35, 9 B 453, f° 72.
3 La Vierge de Grâce (150 tx, cap. François Rossignol) et la Reine des Anges (140 tx, cap. Jean Baillon) sont de Granville ; le Hérisson (150 tx) et le Clément (150 tx, cap. Pierre Hubert) sont de Saint-Malo.
4 AD35, 9 B 453 f° 72.
5 AD35, 9 B 453 f° 51, rapport de Pierre Hubert, capitaine du Clément.
6 Ibid.
7 Selon les rapports des capitaines, la Vierge de Grâce jaugeait 150 tx, la Reine des Anges 130 tx et le Jean de Grâce 150 tx (AD33, 6 B 225, f° 107). Toutefois, le tonnage de ces morutiers pourrait être légèrement supérieur selon d’autres sources.
8 AN, Marine, F2 7, f° 239.
9 AN, Marine, F2 8, f° 124. Comme la plupart des morutiers granvillais du XVIIe siècle, le Jean de Grâce était parti de Saint-Malo, où il avait chargé son sel avant de partir pour Terre-Neuve.
10 Ibid.
11 AN, Marine, F2 8, f° 124.
12 Ibid.
13 Le titre de secrétaire du roi était un titre de courtoisie, très prodigué si l’on en croit Marcel Marion, qui n’hésite pas à le définir ainsi : « titre sans fonction et purement décoratif » (Marion M., Dictionnaire des institutions de la France, XVIIe-XVIIIe siècles, Paris, éd. Picard, 1993, p. 138-139). En Normandie, le mot de « vicomte » désignait « des officiers royaux assez semblables à ce qu’étaient les prévôts dans l’ensemble du royaume, jugeant en première instance les affaires des roturiers ; les appels de leurs jugements étaient portés devant les baillis ». (Marion M., Dictionnaire des institutions…, op. cit., p. 553.)
14 AN, G5 214, dossier 12, no 132.
15 AN, Marine, F2 9, f° 49, f° 260-263, f° 274, f° 275-276 ; AN, G5 214, Dossier 12.
16 Durant des siècles, Flessingue fut un port hollandais important, nid de redoutables corsaires. De nos jours, il s’appelle Vlissingen, situé en Zélande aux Pays-Bas.
17 AN, G5 214, dossier 12, feuillet no 132, copie de la déclaration du capitaine Baillon.
18 AN, G5 214, no 134. Le nombre de quatre mille coups de canon semble exagéré. Le poids et l’encombrement d’une telle quantité étaient inenvisageables sur un tel navire. On peut toutefois croire que le nombre de boulets tirés fut réellement très important pour sortir la frégate d’une telle situation.
19 Le troisième navire, la Reine des Anges, qui avait accompagné la Vierge de Grâce et le Jean de Grâce dans les attaques corsaires de l’été 1689 à Terre-Neuve en étant armés en guerre et marchandise, est lui aussi réarmé en course, en 1690, sous le commandement d’Olivier Baillon, à la place de Jean Baillon, engagé comme second capitaine sur le Juste. Qui est donc cet Olivier Baillon ? S’agit-il de celui qui avait été dépouillé de sa prise par Jean Baillon en baie de Saint-Pierre de Terre-Neuve, au début de l’été 1689 ? Quant à la campagne corsaire de la Reine des Anges, en 1690, il semble qu’elle ne fut pas couronnée de succès. En 1691, le navire reprit un armement en guerre et marchandise à destination de Terre-Neuve.
20 Beaubriand-Lévesque portait le même prénom que son père : Jean. Etant tous les deux armateurs, il en résulte parfois des confusions dans les archives. Toutefois, seul le fils est surnommé « Beaubriand-Lévesque ».
21 Il s’agit des îles Berlingues (Berlengas), au Portugal, en face de la ville de Peniche.
22 AN, Marine, F2 9, f° 49.
23 Ibid.
24 AN, Marine, F2 9, f° 60-263.
25 Une fois à bord du bâtiment anglais, Jean Baillon, vit arriver différentes embarcations. Il s’agissait de l’armateur Thomas Fraslin, sieur Dumoncel, Gilles Chenu, maître de la Gaillarde, et le corsaire malouin Simon Lancelot, capitaine de la Corneille. Il ne put empêcher un marin granvillais, Louvel Durandier, de prendre deux sacs d’argent et une montre, à son insu.
26 Ibid.
27 AN, G5 214, dossier no 12.
28 AN, Marine, F2 9, f° 260-263.
29 Le cap Finisterre est un promontoire d’une hauteur de 600 mètres situé au nord-ouest de la péninsule ibérique.
30 AN, Marine, F2 9, f° 274.
31 Middelburg se situe en Zélande, non loin de Flessingue (Vlissingen), aux Pays-Bas.
32 AD44, B 4886, dossier Jeune Homme.
33 AN, Marine, F2 8, f° 347
34 Ibid., f° 335.
35 Son tonnage variait selon les documents entre 120 et 180 tx. Le plus souvent, il est estimé à 120 ou 130 tx.
36 Il fit quatre prises dans la campagne de 1691, quatre autres dans celle de 1692, trois dans celle de 1693 et quatre dans celle de 1694.
37 AN, Marine, F2 9, f° 194.
38 AN, Marine, F2 10, f° 401 et 417.
39 Villiers P., Marine royale, corsaires…, op. cit., t. 1, p. 80-86.
40 La Roncière C. de, Histoire de la Marine française, Paris, 1899-1920, t. VI, p. 204.
41 AN, Marine, B2 106, f° 571.
42 Il s’agit d’André de Nesmond (1641-1702), lieutenant général des armées navales, connu dans la marine sous le nom de « marquis », apostillé comme « très habile officier et de réputation » (Vergé-Franceschi M., Les officiers généraux de la Marine royale, 1715-1774, Paris, Librairie de l’Inde éd., 1990, t. 3, p. 1251-1255).
43 Son armement avait été financé par des Granvillais pour près de la moitié (AN Marine, F2 16, f° 120 et f° 178).
44 La Roncière C. de, Histoire de la Marine française…, op. cit., t. VI, p. 206.
45 AN, Marine, B2 107, f° 320.
46 AN, B2 107 f° 696 et 711.
47 Duguay-Trouin R., Mémoires, Saint-Malo, éd. l’Ancre de marine, 2000, p. 53.
48 AN, Colonies B19, f° 123 et suivantes. Cette référence lacunaire est donnée par C. de la Morandière qui fit l’entière transcription du contrat dans un article : (La Morandière C., « Un corsaire granvillais sous Louis XIV. Jean Beaubriand-Lévesque. 1666-1706 », RDM, t. 4, 1962, p. 224-268).
49 AD44, B 4905, dossier Charles d’Antigue.
50 AN, G5 230, f° 308, f° 310, f° 314 ; AD44, B 4905, dossier Charles d’Antigue
51 AN, Marine B3 97 f° 319.
52 AN, Marine, F2 16, f° 120, f° 133 et f° 178.
53 Vergé-Franceschi M., La Marine française au XVIIIe siècle…, op. cit., p. 68.
54 La Roncière C. de, Histoire de la Marine française… op. cit., t. VI, p. 406-472.
55 Ibid., p. 409.
56 Il s’agit de l’île anglo-normande d’Aurigny (Alderney), au nord-ouest du Cotentin.
57 Les Casquets forment un groupe de rochers à quelques kilomètres au nord-ouest d’Aurigny. L’endroit est réputé dangereux depuis que plusieurs vaisseaux y ont fait naufrage. Pour contourner la presqu’île du Cotentin, il était nécessaire au Guibourgère de passer à proximité des Casquets.
58 Un raz est un courant marin très violent qui se manifeste dans un passage resserré. Le Raz Blanchard est célèbre. Situé entre le cap de la Hague et l’île d’Aurigny, il désigne l’un des courants de marée les plus puissants d’Europe. Sa vitesse peut atteindre 12 nœuds lors des grandes marées d’équinoxe. Lorsque les vents et les courants s’opposent, la mer brise, ce qui rend la navigation difficile et dangereuse.
59 AD27, 216 BP 346.
60 Il s’agit de l’anse de Plainvic, située dans l’anse Saint-Martin, à Omonville-la-Petite, au nord de La Hague.
61 AD27, 216 BP 346.
62 AD35, 9 B 55, f° 121 et AN, G5 246, f° 253-254.
63 AN, Marine, Colonies, C11C 6, f° 170.
64 AD35, 9B 478, f° 102-104.
65 AD35, 9B 515, déclarations du 29/07/1702, 04/10/1702, 11 et 20/12/1702.
66 AN, Marine, C7 160, dossier F. Lair.
67 AN, Marine, C7 19, dossier Baubriand.
68 AD44, B 4907.
69 AD44, B 4908.
70 AD35, 9B 477, f° 5, rapport daté du 10 déc. 1706.
71 Vergé-Franceschi M., Les officiers généraux de la Marine royale…, op. cit., t. 1, p. 225.
72 Ibid., p. 186.
73 Vergé-Franceschi M., La Marine française au XVIIIe siècle…, op. cit., p. 69.
74 AD35, 9B 474, f° 172-173.
75 AD35, 9B 474, 21/04/1703
76 AD35, 9B 476, f° 69.
77 Fougeray du Coudray R., « Recherches sur la marine granvillaise », LPG (1906), p. 161-192.
78 AN, Marine, B3 209, f° 317-318.
79 Ou peut-être davantage encore, si l’on considère les prises non officielles, effectuées dans des conditions mal connues, comme celles évoquées au début de ce chapitre.
80 Villiers P., Marine royale…, op. cit., t. 1, p. 134-135 ; Martin-Deydier A., La guerre de course… op. cit., p. 407 ; Darricau-Lugat C., « La course basque et bayonnaise au XVIIe siècle (1663-1698) d’après les registres de l’amirauté de Bayonne », RH, t. 290, no 588, 1993, p. 405 ; Ottenhof J., La course et les prises, à Nantes pendant la guerre de la Ligue d’Augsbourg, DES d’histoire, Rennes, 1961, p. 95 ; Bonnot F., Honfleur, un port dans la guerre de la fin du XVIIe siècle à la fin du XVIIIe siècle : acteurs et victimes de la course, maîtrise, Paris, 2001, p. 30.
81 SHAT, V 4, art. 8, section 1, Granville, carton 1, art. 31.
82 Acerra M. et Meyer J., La grande époque de la marine à voile, Rennes, éd. Ouest-France, 1987, p. 84.
83 Lespagnol A., Messieurs de Saint-Malo…, op. cit., t. 1, p. 119.
84 Cabantous A., Dix mille marins face à l’océan, Les populations maritimes de Dunkerque au Havre aux XVIIe et XVIIIe siècles (vers 1660-1794), Paris, Publisud, 1991, p. 114.
85 Béranger J. et Meyer J., La France dans le monde au XVIIIe siècle, Paris, SEDES, 1993, p. 303.
86 Villiers P., Marine royale…, op. cit., t. 1, p. 146 ; Martin-Deydier A., La guerre de course…, op. cit., p. 407 ; Carrière C., Négociants marseillais au XVIIIe siècle, contribution à l’étude des économies maritimes, Marseille, Institut historique de Provence, 1973, p. 531 ; Crowhurst P., « Bayonne privateering 1744-1763 », Colloque CIHM… op. cit., t. 1, p. 465 ; Meyer J., « La course, romantisme… », op. cit., p. 312, Bonnot F., Honfleur…, op. cit., p. 30.
87 Carrière C., Négociants marseillais…, op. cit., p. 530.
88 Ibid., p. 529.
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