Chapitre I. La cité granvillaise
p. 33-26
Texte intégral
Cap sur Granville
1Année 1700. Un navire arrive pour la première fois à Granville. Après avoir longé les côtes rocheuses de Bretagne, il entre maintenant dans le golfe de Saint-Malo, en suivant le même cap jusqu’à l’archipel de Chausey. Il découvre le littoral normand, avec ses côtes basses et sablonneuses, ponctuées çà et là de falaises rocheuses qui s’avancent dans la mer. Le pilote, un homme qui connaît bien la région, délaisse prudemment sur son tribord la baie du Mont-Saint-Michel, à cause de ses dangereuses marées qui découvrent en quelques heures d’immenses étendues de sable et de vase.
2En été, le temps peut être couvert, gris, bien que souvent ensoleillé. En hiver, les brouillards et la bruine gênent la navigation. Pourtant les vents, venant généralement de l’ouest, soufflent en permanence, plus ou moins fortement selon les aléas météorologiques. Ce jour-là, ils gonflent favorablement les voiles du navire et chassent doucement les nuages. La visibilité est bonne. Proche de l’archipel de Chausey, qu’il refuse de traverser en raison des dangers évidents que représentent les trois cents et quelques îlots découverts par le jusant, le pilote repère à la fois Saint-Malo, Jersey et Granville. Comme cette dernière est facilement identifiable en haut de sa falaise, le navire se dirige rapidement vers la côte normande.
3L’approche de Granville est aisée, mais son accès au port ne l’est guère. En effet, la marée descendante vide entièrement le bassin de son eau en découvrant des rochers dangereux, non seulement autour de la falaise, sur laquelle se perche la ville haute, mais aussi au sud, juste devant l’entrée. Reprenant le large en attendant la marée montante, le navire longe la côte vers le nord. Le capitaine remarque alors plusieurs havres asséchants. Par prudence, il décide de s’en éloigner, car les hauts-fonds rocheux, pas toujours bien signalés, peuvent s’avérer dangereux tant la hauteur d’eau semble avoir diminué. Virant de bord, il distingue l’île de Jersey. Lorsqu’il fait beau, l’on peut voir assez nettement quelques navires anglais s’en détacher pour venir vers l’archipel de Chausey. Indiscutablement, cet archipel constitue un poste intéressant pour qui veut observer les côtes normandes et bretonnes ainsi que les mouvements des différents bâtiments. Le navire « remonte au vent » pour s’en approcher, ce qui l’oblige à louvoyer longuement.
4Enfin, à marée montante, il peut faire demi-tour en direction du port de Granville. Comme souvent, le temps se couvre alors et le vent forcit. La température baisse fortement et les vagues se creusent. À sa grande stupeur, le capitaine découvre qu’ici, la mer est fortement soumise aux courants marins. À marée descendante, les courants portent en effet à l’ouest en provenant du nord, tandis qu’à marée montante, ils portent à l’est en remontant du sud vers le nord. Le marnage est d’environ quatorze mètres par grande marée. Il en résulte des mouvements marins très forts aux approches de la côte, d’une vitesse de deux à trois nœuds, susceptibles de déporter sérieusement un navire qui essaie pourtant de maintenir son cap. La direction de ces courants varie d’heure en heure. Voilà ce qui surprend principalement le marin « horsain ».
5Notre navire reste prudemment devant Granville. Il lui faut attendre que le flot soit suffisamment avancé pour entrer dans le port. L’accès n’en est pas très difficile. En tous les cas, moins difficile que celui de Saint-Malo, derrière tous ses écueils. Ici, les seuls rochers devant être contournés, appelés les « Moulières », sont relativement bien balisés à l’aide d’une perche. En haut d’une falaise escarpée, la ville domine la côte, entourée d’une muraille derrière laquelle s’entassent d’innombrables petites maisons de pierre, recouvertes d’ardoises. En contrebas, les habitations des faubourgs semblent plus misérables, recouvertes de chaume pour la plupart. Le port est « d’échouage asséchant », ce qui oblige les navires à reposer sur le sable à marée basse. Heureusement, le fond est bon. Cet abri est protégé par une jetée de pierres empilées les unes sur les autres, mais il se révèle beaucoup trop étroit pour contenir autant de navires. C’est donc avec difficulté que notre capitaine y trouve enfin une place pour le sien.
6Une fois son bâtiment amarré, notre « horsain » relève la tête et observe avec attention les environs. Marin expérimenté, il comprend vite les activités maritimes de Granville en examinant les navires. Côtoyant les petits bateaux et les barques utilisés pour le cabotage ou la pêche de poisson frais, des bâtiments de plus fort tonnage, à un ou deux ponts, abondent en se gênant les uns les autres. Certains sont lourds et larges, plutôt conçus pour le transport de charges importantes, tandis que d’autres sont fins, visiblement conçus pour la vitesse et la manœuvrabilité. Si les premiers sont logiquement utilisés pour la grande pêche et le transport de fret, les seconds ont à l’évidence servi à la guerre de course. La ville et ses faubourgs fourmillent d’activités, lesquelles concernent entièrement la mer. Le nombre de charpentiers, de voiliers, de cordiers, de poulieurs et autres ouvriers maritimes occupés sur les quais et aux alentours, semble particulièrement important. Plus bas, séparant les faubourgs, un havre s’étend de chaque côté d’une rivière, enjambé par un petit pont très emprunté en dépit de sa construction maladroite. Un peu à l’écart, vers le sud, à un endroit d’où l’on perçoit clairement des coups portés sur du bois, des charpentiers bâtissent de nouveaux navires à même la grève, juste à côté des cordiers. C’est le « chantier ». De solides étais, comme des béquilles, soutiennent des coques en construction, encore bien fragiles. À voir les ouvriers pareillement s’activer, seules quelques marées seront encore nécessaires pour mettre à l’eau ces nouveaux bâtiments. Considérant cette population qui s’active autour du port, il comprend que les habitants du lieu vivent par et pour la mer qui, de toute évidence, occupe constamment leurs pensées et dicte leurs comportements. Cédant à la curiosité, notre visiteur décide alors de quitter immédiatement son navire et de venir explorer ce port qu’il ne connaît pas.
La situation géographique
7De nos jours, Granville appartient au département de la Manche, une division administrative qui porte ce nom eu égard à la mer qui la baigne à l’ouest, au nord et au nord-est, sur trois cent cinquante kilomètres de côtes. La mer et le vent ont singulièrement modelé le rivage ouest en une bande dunaire sablonneuse, percée par quelques éperons rocheux. Localisée sur le même parallèle que Paris, Granville se trouve au sud de cette côte, à l’entrée de la baie du Mont-Saint-Michel, non loin de la limite séparant la Bretagne de la Normandie. Elle est située à une trentaine de kilomètres des villes voisines de Coutances, Villedieu-les-Poêles et Avranches, à une centaine de kilomètres de Caen, Cherbourg et Rennes.
8Granville est née de la mer. Autrefois, un havre s’étendait sur son emplacement, par lequel un petit fleuve côtier appelé le Boscq, long de quelques kilomètres seulement, se jetait dans la mer. La grève permettait l’échouage des embarcations, à l’abri d’un promontoire rocheux qui assurait tout naturellement la protection de cet espace ouvert aux vents du nord.
9La ville s’est alors constituée en deux parties : la « haute ville » et la « ville basse ». La première, plus ancienne, s’est établie sur le « Roc », une falaise en forme de presqu’île allongée, longue d’un kilomètre et étroite de deux cents à trois cents mètres, surplombant la mer à une altitude de trente à quarante mètres. La seconde s’est étendue en contrebas, au sud-est, d’abord autour du havre, puis à sa place. Comme dans tous les ports établis sur un havre, le bassin se vidait entièrement à marée basse, ce qui constituait un inconvénient majeur pour les navires, trop dépendants des marées pour entrer ou sortir.
10Au large, à quelques kilomètres, plusieurs archipels sont en relation directe avec Granville. Celui de Chausey – qui regroupe, dit-on, 53 îles à marée haute et 365 à marée basse – est actuellement intégré à la commune en formant l’un de ses quartiers. Il constitua longtemps pour les Granvillais, les Malouins et les Jersiais un abri pour les navires, mais aussi un lieu privilégié où l’on exploitait le granit, cueillait le varech, pêchait, et trafiquait. Sa « grande île » se situe à dix-sept kilomètres du port. Les autres archipels forment les îles Anglo-Normandes, dépendantes du Royaume-Uni depuis la guerre de Cent-Ans. Les plus connues sont Jersey, Guernesey et Aurigny. De ce fait, Granville est depuis longtemps « toute proche de l’Angleterre ». Jusqu’à la seconde guerre mondiale, les habitants de ces îles ont majoritairement parlé français, ou plus précisément la même langue que les Normands, ce qui facilitait grandement les relations de voisinage ou de commerce, ainsi que l’espionnage. Les autorités n’ont jamais apprécié cette proximité fortement dérangeante : « Les îles de Jersey et de Guernesey, voisines toujours perfides en paix comme en guerre ; les principes de leur code moral sont la fraude et la piraterie1. » À vrai dire, la nature même des rapports entre les Granvillais et les habitants des Anglo-Normandes a longtemps paru complexe et paradoxale, relevant à la fois de la méfiance – car ils appartenaient à des nations différentes, concurrentes et souvent hostiles – mais aussi de la complicité car certains hommes se connaissaient très bien personnellement, tandis que d’autres pratiquaient ensemble un trafic de contrebande, notamment à Chausey.
11À peu de distance, se situe aussi Saint-Malo, le premier port de France en armement à la fin du XVIIe siècle. C’est alors une cité importante que les contemporains granvillais connaissent bien parce que de nombreux concitoyens s’y établissent pour servir au mieux leurs intérêts. Leurs activités se ressemblent fortement et l’on y partage la même culture maritime. Au XVIIIe siècle, les rapports entre ces deux villes amies, et pourtant concurrentes, ne cessent de se resserrer et d’accentuer encore la ressemblance des deux ports.
12L’une des principales caractéristiques de Granville réside dans l’importance de ses marées. Ce sont les plus importantes d’Europe : le marnage avoisine les quinze mètres aux grandes marées2. Il en résulte des courants forts, voire violents, changeant constamment de sens. Si l’on ajoute la forte fréquence des vents et des brouillards ainsi que le grand nombre d’écueils dans les archipels alentour et au pied des falaises, l’on aura une idée du milieu dans lequel évoluent les marins. Les Granvillais ont toujours eu fort à jouer avec la force de ces éléments naturels. Habitués à les combattre ou à les utiliser, les marins de ce port sont depuis longtemps renommés pour leur habileté et un attachement très fort à la mer.
13Bien située pour correspondre et échanger avec les ports voisins, Granville ne communiquait en revanche que faiblement avec son arrière-pays, faute de fleuve navigable lui permettant de jouer un rôle d’interface. Si Le Havre et Rouen avaient la Seine, Nantes la Loire et Bordeaux la Garonne, pour favoriser grandement leur essor commercial, il n’en était rien pour le port bas-normand, condamné de ce fait à voir son unique salut dans la mer. Les activités de l’hinterland, essentiellement agricoles, demeuraient limitées, faute d’industrie ou de manufacture importante. Pourtant, aux yeux de la population rurale, Granville représentait indiscutablement un pôle attractif pour qui voulait quitter la vie de manouvrier.
Trajectoire de la cité
14Le nom de Granville apparaît pour la première fois vers le XIe siècle dans le Cartulaire du Mont Saint-Michel3, mais la paroisse elle-même ne voit le jour qu’au XIIe siècle. Cela ne signifie pas qu’il n’existait rien auparavant à cet endroit. On sait en effet que des maisonnettes de pêcheurs étaient préalablement installées dans le havre, au pied de la falaise, à l’abri des vents du nord et des courants marins. La légende raconte que ces pêcheurs auraient trouvé, en l’an 1113, une statue en pierre de la Vierge, flottant à la surface de la mer. Ils lui auraient dédié, à l’endroit le plus élevé de la « Roque », une église qui forma paroisse. Granville devint « un des plus anciens pèlerinages de notre dit pays de Normandie, et où sont advenus et adviennent souvent de beaux et apparents miracles4 ».
15Progressivement, le havre prend de l’importance, au point d’intéresser les Anglais pendant la guerre de Cent Ans. En 1439, parce qu’ils ne réussissent pas à prendre le mont Saint-Michel qui leur barre la route vers la Bretagne et les gêne dans leur progression vers le centre de la France, les Anglais prennent possession de la « Roque » pour en faire un point d’appui. Ce promontoire rocheux, qui s’avance en mer, pourrait former à la fois une position facile à défendre et une base solide pour des opérations futures. Les conditions de la fondation de la ville, ainsi que les prémices de son développement, sont connues grâce au rapport que le commissaire de marine François Sicard fit le 24 juillet 1731, après son inspection des côtes normandes. La ville
« n’est pas fort ancienne ; on voit par un contrat de 1439 que Thomas sire Descalles Dancelles chevalier anglais, qui prend la qualité de vidame de Chartres, capitaine général des basses marches et sénéchal de Normandie, en est le premier fondateur, et qu’il fieffait de Jean d’Argouges, seigneur de Gratot, la Roque et la montagne de Granville par le prix d’un chapeau de roses vermeilles payable au jour de Saint Jean Baptiste5 ».
16L’acquisition officielle ainsi réalisée pour le prix symbolique d’un chapeau de roses rouges, le nouveau propriétaire ordonne aussitôt la construction d’une enceinte sur le sommet du rocher, mais aussi l’interruption de l’isthme qui relie la presqu’île à la côte. Pour cela, il fait creuser une profonde tranchée – désormais appelée la « tranchée aux Anglais » – et oblige un certain nombre des habitants qui vivaient alentour à venir s’installer dans la nouvelle enceinte. C’est ainsi que les Anglais font émerger Granville dans l’histoire, à la fois comme place forte et comme ville. Cette occupation n’est que transitoire, puisque la ville est reprise trois ans plus tard par les chevaliers français du Mont-Saint-Michel.
17Le roi de France Charles VII, sitôt possesseur de la Roque de Granville dont l’importance stratégique lui semble indiscutable, « regardée comme la plus forte de ce temps et comme une clef de Normandie6 », s’empresse de reprendre à son compte les fortifications commencées par les Anglais et de développer la cité. Il signe, en mars 1445, à Chinon, une charte qui non seulement reconnait la fondation de Granville, mais aussi incite à y faire venir le plus grand nombre possible d’habitants. Pour cela, il propose l’exemption d’impôts et l’octroi de terrains pour y bâtir des maisons7. Il renforce la fortification et y nomme pour gouverneur Jean de Lorraine à la tête d’une forte garnison. Grâce à ces mesures favorables, la cité se développe en effet. Elle se libère de l’emprise des moines de l’abbaye du Mont-Saint-Michel, son seigneur, pour ne dépendre désormais que du roi.
18Entre la fin du XVe siècle et l’avènement de Louis XIV, Granville connaît une vie agitée, puisqu’elle participe plus ou moins activement à toutes les opérations militaires liées aux guerres de Religion. Le port, alors considéré comme l’un des meilleurs de la Manche, suscite les convoitises des divers partis qui se querellent. Granville défend la cause catholique aux côtés de Jacques II de Matignon, lieutenant général en Normandie, qui reçoit en récompense son gouvernement, ainsi que celui de Cherbourg. Cette charge reste dans la famille Matignon pendant 212 ans, dont 137 sous le nom de Matignon et 75 sous celui de Valentinois en raison du mariage d’une Matignon avec Louis Hippolyte de Grimaldi, duc de Valentinois8. Ainsi pouvons-nous lire dans le rapport que François Sicard, commissaire de la Marine, fait au roi le 24 juillet 1731 : « Le gouvernement de Granville est héréditaire ou aliéné à la maison de Matignon. Monsieur le prince de Monaco en est gouverneur. Son revenu est affermé environ 1 200 livres par an. Il consiste dans les halles, droits de coutume et autres9. »
19C’est aussi à cette époque que les pêcheurs granvillais commencent la pêche aux « Terres Neuves ». Charles de La Morandière situe cet engouement vers 152010. Dans quelles proportions ? Pour quel type de pêche ? Les informations concernant les Granvillais restent très lacunaires. Mayeux-Doual – lieutenant de roi nommé au commandement de Granville, en 1818 – qui a eu accès aux archives de l’amirauté avant leur disparition, affirme que « sur la fin du règne de Charles IX, en 1572, il n’y en avait que douze ou quinze, dont les plus forts, sous la dénomination de heux et de sénaux, étaient de 50 à 70 tonneaux et de huit ou dix hommes d’équipage. D’après cela il est facile de juger que la petite pêche à cette époque l’emportait de beaucoup sur la grande11 ». La « petite pêche » désignait la pêche côtière par opposition à la pêche morutière que l’on appelait communément « grande pêche ». Pour satisfaire aux besoins de son expansion, le port est aménagé par les habitants, sous François Ier. D’un simple havre ouvert à tous les vents (hormis ceux du Nord), il devient un havre protégé, grâce à une jetée composée de blocs de granit non ordonnés12. La ville est alors dotée d’un siège d’Amirauté pour y réglementer la vie maritime.
20C’est encore au cours de ce XVIe siècle que Granville commence à pratiquer la guerre de course, lors des guerres de Religion, notamment contre les Malouins puisque la ville bretonne choisit de se rebeller contre le roi catholique entre 1590 à 1594.
21L’importance du port ne doit cependant pas faire illusion. Au XVIIe siècle, elle reste faible comparativement à Saint-Malo, devant laquelle elle a tendance à s’effacer :
« Granville, alors, était absorbé pour ainsi dire par l’importance du commerce et des opérations maritimes de Saint-Malo. Les Granvillais eux-mêmes prêtaient à leur propre oubli en servant la célébrité des Malouins. C’était dans ce port principal du nord de la Bretagne que leurs navires, allaient prendre leur sel et leurs expéditions… et lorsqu’en mer et dans les ports du Levant ils avaient à se faire connaître, ils se disaient de Saint-Malo au lieu de se dire de Granville13. »
22Ce n’est qu’à la fin du XVIIe siècle que la cité bas-normande commence à sortir de son obscurité et à accroître progressivement son importance maritime, non seulement en Normandie mais aussi en France. Malgré un fort développement de la pêche du poisson frais et des huîtres, Granville fixe désormais sa destinée maritime en orientant principalement son activité vers la pêche morutière à Terre-Neuve. Peu à peu, les armements se multiplient, cependant que des esprits plus hardis lancent quelques rares expéditions lointaines vers les côtes du Brésil ou les Indes orientales. Au cours de la guerre de la Ligue d’Augsbourg, l’un de ses capitaines, Jean Beaubriand-Lévesque, marin du commerce réputé pour ses exploits corsaires, a l’honneur de se voir confier le commandement d’un vaisseau royal de 3e rang, le Fortuné avec lequel il effectue une campagne remarquée au Spitzberg en compagnie de René Duguay-Trouin, commandant le François (autre vaisseau du roi). Ils capturent ensemble trois vaisseaux de la Compagnie anglaise des Indes dont la vente rapporte une véritable fortune. Son exemple excitant l’émulation au sein de la communauté maritime, Granville développe son activité corsaire. Un petit prélèvement de deux deniers pour livre sur les gains des prises corsaires est alors attribué à l’hôpital que Beaubriand-Lévesque a fondé en 168314. Selon la légende, la chapelle de cet hôpital est construite avec l’argent qu’il a offert à la suite de cette heureuse campagne du Spitzberg. Conséquence rapide de ses succès corsaires, la ville est bombardée par la flotte anglaise, en 1695.
23La prospérité de Granville apparaît sous le règne de Louis XV, lorsque la cité normande est reconnue comme un grand port morutier, au même titre que Saint-Malo. Son commerce maritime devient florissant en dépit de la réduction des zones de pêche à Terre-Neuve et des conséquences de la répétition des guerres. Les progrès de son activité ne se démentent pas par la suite, au point de partager avec Saint-Malo la suprématie sur les ports morutiers de France jusqu’à la Révolution française. Lorsqu’une guerre éclate avec l’Angleterre, Granville pratique régulièrement la guerre de course, avec toutefois plus ou moins de bonheur. Son quartier maritime passe pour une véritable pépinière de bons matelots.
24Nombreux sont les projets de débarquement français à l’encontre des Anglais. Certains se concrétisent, tandis que d’autres avortent avant même leur application. En raison de sa proximité avec la Grande-Bretagne et les îles Anglo-Normandes, Granville est directement concernée par trois d’entre eux. En 1756, un armateur granvillais, Quinette de la Hogue, propose au gouvernement un projet pour s’emparer des îles de Jersey et Guernesey, redoutables nids de corsaires anglais. Machault d’Arnouville, alors secrétaire d’état à la Marine, se montre très intéressé et prie l’armateur de prendre toutes ses dispositions. Ces préparatifs n’échappent cependant pas aux Anglais, qui fortifient de trois mille hommes les garnisons de ces îles, faisant du coup avorter le projet.
25En 1779 et en 1780, Granville participe activement à deux autres projets de débarquement : le premier vise l’Angleterre sous les ordres du comte d’Orvilliers qui commande les flottes française et espagnole ; le deuxième vise les îles Anglo-normandes, sous la responsabilité d’un aventurier, le baron de Rullecourt. L’un et l’autre échouent cependant misérablement, provoquant une vive déception chez les Granvillais, qui avaient mobilisé toute leur énergie pour le succès de ces entreprises.
26Toutes ces activités intenses témoignent bien de la prospérité économique et de la renommée de la cité normande. La Révolution française met un terme à cette croissance et bouleverse très sérieusement la vie de la cité. Les responsables municipaux de l’Ancien Régime cessent prudemment toute activité, les armements terre-neuviers sont stoppés, certains armateurs sont emprisonnés tandis que d’autres se retirent à la campagne.
27L’événement marquant de cette période troublée est sans conteste le siège de la ville par l’armée des Vendéens, le 14 novembre 1793. Granville, plutôt favorable aux idées de la Révolution, voit d’un mauvais œil la venue de ces contre-révolutionnaires qui souhaitent l’appui et la venue des Anglais afin de rétablir la royauté. Supportant très mal l’idée de servir de port pour un débarquement ennemi, elle choisit rapidement de préparer sa défense. À leur arrivée, les Vendéens assiègent la ville. Un violent incendie ravage les faubourgs. Les morts sont nombreux. Granville ne cède pourtant pas et, en contenant ses assaillants, réussit à empêcher une jonction qui aurait pu changer le cours de notre histoire nationale.
28La désorganisation qui s’ensuit, les divisions intestines provoquées par la Terreur, l’absence totale et prolongée d’armement pour Terre-Neuve et la pénurie de blé engendrent une misère générale. Pendant le consulat et l’Empire, la situation ne s’arrange guère. L’activité morutière reste anéantie15 et les résultats de la guerre de course décevants. La cité subit même un deuxième bombardement, en fructidor an XI (14 et 15 septembre 1803), de la part des Anglais car ils ont remarqué une reprise d’activité dans ses chantiers navals. Par chance, la violence des combats n’occasionne aucun dégât important. Le port attend donc patiemment la fin de la guerre pour retrouver pleinement son activité maritime.
La ville de Granville vue par Vauban au XVIIe siècle
29Depuis le Moyen Âge, l’on craignait que le Cotentin ne constituât une porte d’entrée prisée par les Anglais pour attaquer la France. Dès lors, la place forte de Granville fut considérée comme « une clef normande » que Charles VII crut devoir fortifier pour parer à toute menace éventuelle de leur part. Le souci de lutter contre une éventuelle offensive amène donc le maréchal Vauban à inspecter Granville à trois reprises : en 1686, 1694 et 1699. S’il concentre davantage son attention sur les fortifications, il décrit aussi la cité, ses faubourgs et ses installations portuaires avec beaucoup de précision16. Un deuxième témoignage, daté du 24 juillet 1731, émanant du commissaire de marine François Sicard, ajoute d’autres précisions17. La confrontation de ces deux mémoires expose les caractéristiques de la cité à la fin du XVIIe siècle et au début du XVIIIe.
30La ville perche en haut de la falaise, de forme ovale et allongée d’est en ouest, alors entourée d’une muraille, partiellement doublée à l’est et au sud d’une fausse-braye, c’est-à-dire d’un second rempart moins élevé placé à l’extérieur, et d’un fossé. L’enceinte n’occupe que la moitié est de la presqu’île, la moitié ouest restant un grand champ, en partie labouré, dont l’extrémité se termine en pointe sous le nom de « cap Lihou » (voir figure 1, p. 36). En 1686, on n’y voit aucune construction. Au nord de ce cap, seront édifiés plus tard, sur les conseils de Vauban, une redoute, un corps de garde et deux magasins contenant des affûts de canons, des boulets, des bombes et d’autres ustensiles marins. Au sud, une petite batterie en fer à cheval est également implantée. L’entrée dans la ville s’effectue uniquement par une « grande porte » avec pont-levis. Plus tard, une autre porte, plus petite, placée dans le cimetière près de l’église et nommée la « porte aux morts », donnera accès au port et au champ du cap Lihou. Les maisons sont toutes bâties en pierres, desservies par des rues trop peu nombreuses et étroites dont la particularité est de toujours monter ou descendre.
31La « haute ville » domine deux faubourgs au sud : le grand et le petit, séparés par un court fleuve côtier, le Boscq. Le grand occupe l’espace compris entre la ville proprement dite et le fleuve, le long du port jusqu’à la « tranchée des Anglais », creusée pour séparer le Roc du reste de la falaise. Cette excavation est également surnommée la « gueule d’âne », vraisemblablement en raison de sa forme profonde et évasée. Le petit faubourg s’étend le long de la côte, de l’autre côté du Bosq, et constitue à la fois un lieu de stockage de marchandises et le rendez-vous des marchands forains. À son extrémité, sur la grève, s’étendent des corderies et des chantiers de construction navale.
« Ces deux faubourgs se communiquent par un mauvais petit pont de carreaux étroits et mal ajustés au bout les uns des autres, sous lequel coule la rivière, et qu’on ne peut passer lors d’un gros vent sans risquer de tomber à l’eau. Ce petit pont est inondé dans toutes les grandes marées, et alors on passe dans des petits bateaux conduits par des enfants18. »
32En cette fin du XVIIe siècle, la population paraît bien modeste. Vauban précise dans son rapport de 1686 que « le total de la ville et des faubourgs monte à 3 768 personnes de tous âges et de tous sexes, parmi lesquelles il y a quelque vingt familles de marchands de quelque considération qui font vivre tous les autres ; le reste sont matelots, n’y ayant que fort peu d’artisans19 ».
33Lors de sa première inspection, en 1686, le commissaire général des fortifications Vauban analyse la qualité défensive de Granville. Il apprécie la protection naturelle dont elle jouit par son site – perchée sur une presqu’île, entourée de nombreux écueils régulièrement découverts et recouverts par de fortes marées – qui rend difficile une approche ou un bombardement par la mer. En revanche, son jugement est sévère pour évoquer le manque de qualité défensive par voie terrestre. Il déplore notamment la mauvaise conception et le mauvais entretien des remparts. « Quant à son enceinte elle figure comme là, marquée au plan, sans qu’il paraisse qu’on ait jamais cherché ni entendu grande finesse […] finie fort inégalement, faible […] et en assez mauvais état ; les sommets en sont fort ébréchés et gâtés en plusieurs endroits20. » Quant aux fortifications bâties plus tardivement pour protéger la porte, son jugement est sans appel :
« Elles sont de même fabrique et aussi mal entendues l’une que l’autre. Les deux premières ont été faites en vue de garder la porte et la couvrir et d’en faire une espèce de flanc pour la défense des deux côtés de la place, mais on ne s’est pas mis en peine de couvrir le flanc gauche, ni de faire flanquer les faces ; la 3e est la pensée d’un innocent qui ne sachant comme quoi sortir d’affaire dans une situation fort étroite et encore plus inégale a produit une pièce où il n’y a ni sens ni raison21. »
34En dépit de ces défauts de conception et d’entretien, Vauban souhaite tirer parti des qualités du site :
« Il ne serait pas mauvais pour donner une retraite à des vaisseaux marchands poursuivis par des corsaires, même à des frégates légères et autres petits bâtiments légers et garde-côtes qui seraient pris de mauvais temps ou qui feraient la course aux environs de Jersey et Guernesey22. »
35Par conséquent, il préconise d’importants travaux pour améliorer grandement les fortifications et les installations portuaires. Ses conseils ne seront qu’en partie réalisés. Les marins granvillais arment effectivement en course, pour des croisières beaucoup plus lointaines que les îles Anglo-Normandes. En revanche, les travaux d’amélioration des remparts et du port ne seront pas entrepris de son vivant, car la décision paradoxale de démolir les fortifications est prise en 1686. L’on détruit donc l’enceinte extérieure ; les déblais servent à combler les fossés et les canons sont envoyés à Cherbourg. En 1694, Vauban déplore amèrement cette décision :
« Si le dessein que j’en avais fait avait été suivi, elle serait devenue en peu de temps la meilleure place du royaume de la moindre garde et n’aurait pas coûté 400 mille livres. C’est une petite ville de frontière maritime opposée aux îles de Jersey et Guernesey, voisinage dangereux ; elle est de bon commerce et il y a un port assez bon pour tous les bâtiments qui peuvent échouer ; elle est fort éloignée de toutes autres places et située dans un lieu des plus reculés du royaume, ce qui mérite considération de toutes les manières23… »
36Il avait effectivement mesuré toute l’importance stratégique du lieu. Visiblement agacé, il continue :
« mais au lieu d’avoir exécuté le dessein qui en avait été approuvé par le Roy, on a rasé ce qu’elle avait de meilleur au commencement de cette guerre ; en quoi sa majesté a été mal servie et même trompée, car ce rocher isolé sur lequel elle est assise, qui fait sa principale force, ne se peut raser, d’où s’ensuit que le premier occupant trouvera toujours beaucoup de facilité à s’y établir avantageusement24 »…
37Il faut attendre le règne de Louis XV – soit bien après la mort du maréchal, survenue en 1707 – pour que l’on remanie sérieusement la fortification, à partir de 1750, en s’inspirant de ses conseils. On édifie des bastions et une caserne et on décide enfin d’agrandir le port.
Notes de bas de page
1 Granville, médiathèque, Fonds du patrimoine, Transcription de C de la Morandière, Mémoire général sur Granville daté du 5 prairial de l’an III.
2 Dans la baie du Mont-Saint-Michel, le reflux des grandes marées découvre plus de 200 km2 de sable. Quand la marée remonte, la vitesse oscille entre 10 et 30 km/h, c’est-à-dire « la vitesse d’un cheval au galop ». La superficie de l’archipel de Chausey passe alors de 5 000 hectares, à marée basse, à 75 hectares, à marée haute.
3 La Morandière C. de, Histoire de Granville, réédition Librairie Roquet, 1986, p. 28.
4 La charte de Charles VII a été entièrement retranscrite par C. de la Morandière dans Histoire de Granville, p. 51-53.
5 AN, Marine, C4 159, pièce 29.
6 Ibid.
7 Ibid.
8 Mayeux-Doual L.-J.-B., Mémoires historiques, nautiques et statistiques sur la ville, le port et le canton de Granville, Marseille, Laffitte Reprints, 1978, p. 35.
9 AN, Marine, C4 159, pièce 29, Rapport du 24 juillet 1731, f° 8-9.
10 La Morandière C. de, Histoire de la pêche française dans l’Amérique septentrionale, Paris, Maisonneuve et Larose, 1962 et 1964, p. 240.
11 Mayeux-Doual L.-J.-B., op. cit, p. 159-160.
12 Ibid., p. 131.
13 Ibid., p. 162.
14 AN, Marine, C4 159, pièce 29. Il peut toutefois s’agir de son père, propriétaire et armateur corsaire.
15 En 1802, des armateurs tentent une reprise de l’activité. Elle est vite interrompue par le retour de la guerre.
16 SHDT, art. 8, section 1, Granville, carton 1, pièce no 1.
17 AN, Marine, C4 159, pièce 29.
18 Ibid.
19 SHDT, art. 8, section 1, Granville, carton 1, pièce no 1. À titre de comparaison, Saint-Malo comptait déjà plus de 20 000 personnes à la fin du XVIIe siècle selon les estimations faites par les historiens J. Delumeau, A. Lespagnol et A. Croix dans leurs travaux respectifs concernant Saint-Malo sous l’Ancien Régime.
20 SHDT, art. 8, section 1, Granville, carton 1, pièce no 1.
21 Ibid.
22 Ibid.
23 Bibliothèque du Génie, Vincennes, f° 331, Vauban, Visite des places et frontières (1670-1706), pièce no 8.
24 Ibid.
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