Témoignage. Séquence 5 : François Bayrou
p. 171-179
Texte intégral
1C’est une journée politique chargée1. J’étais au congrès des maires, mais lorsque vous m’avez invité à cette rencontre, je ne pouvais pas refuser parce que si témoin il peut y avoir, je corresponds assez bien au portrait-robot ! L’UDF a eu quatre présidents : Jean Lecanuet, Valéry Giscard d’Estaing, François Léotard pendant quelques mois et moi-même. Sur les trois qui ont duré plus de quelques mois, Jean Lecanuet, Valéry Giscard d’Estaing et moi, j’en ai aimé deux. J’avais pour le premier une profonde amitié et une espèce de sentiment filial et j’ai pour le deuxième une profonde admiration. Lorsque j’ai regardé votre programme, j’ai remarqué qu’il était illustré par trois logos de l’UDF. Il en manque un, parce qu’il y a eu aussi un très joli logo qui a duré plusieurs années, un code-barre un peu dans le style qu’Air France a adopté pour le logo sur ses avions, un très joli logo. Sur les quatre, trois ont été émis sous ma responsabilité.
2Avant de confirmer ce que Julien Fretel a dit dans la conclusion de son intervention, j’aimerais remonter plus loin encore, revenir au temps où j’étais un très jeune homme, à 26 ans, et que Valéry Giscard d’Estaing était président de la République. En 1977 et au début de 1978, prélude aux élections législatives du mois de mars à l’occasion desquelles l’UDF se forma, tout se joua à l’Élysée dans le bureau de Jean Serisé. Il se trouve que Jean Serisé est de Bordères, mon village natal. J’étais allé à l’Élysée lui dire bonjour. J’étais assis en face de lui, le téléphone a sonné, Jean-Jacques Servan-Schreiber était au bout du fil, appelant de la réunion qui s’achevait, au 205 boulevard Saint-Germain, et il dit : « C’est fait et cela s’appellera “Union pour la démocratie française”. » Non content d’être l’ami des deux présidents précédents de l’UDF, et du troisième aussi, même s’il n’est resté que peu de temps, et d’avoir été le quatrième, j’ai donc été le premier témoin de la naissance de l’Union pour la démocratie française. Quand j’aurai le temps ou quand j’écrirai mes mémoires, je vous raconterai pourquoi ce choix d’Union pour la démocratie française et pourquoi le livre de Valéry Giscard d’Estaing a été intitulé Démocratie française. Je n’ai pas le temps de le faire maintenant mais c’est aussi profondément historique.
3Je confirme ce que Julien Fretel a dit, c’est-à-dire que toute cette affaire est une affaire d’inconscient. Non pas inconscient au pluriel, des inconscients qui auraient décidé de…, mais une affaire d’inconscient parce que c’est une question d’identité. Est-ce que l’UDF est une variante du RPR, l’autre face de la droite française ? Ou bien est-ce qu’il s’agit d’un courant politique autonome, différent, ayant sa légitimité, sa liberté et sa faculté de choisir ? C’est pour moi la question centrale. Autrement dit : s’agit-il d’un des deux courants de la droite ou s’agit-il d’un courant autonome, du centre ? C’est la question centrale et tout le reste s’articule autour de cela.
4Je le dis pour l’avoir vécu, Jean Lecanuet a cru profondément, dans toute la première partie de sa vie, qu’il fallait bâtir un centre autonome. Il l’a même appelé Centre démocrate et chaque fois que quelqu’un utilise le mot « démocrate » dans la sémantique de cette époque, c’est qu’il plaide pour un courant autonome du centre. Quand Valéry Giscard d’Estaing, à l’invitation de Jean Lecanuet qui était son confident à cette époque-là, parle de Démocratie française, ce n’est donc pas anodin et signifie clairement que ce à quoi il travaille, c’est à un projet autonome, sans confusion avec les autres. Et chaque fois que des forces politiques s’appellent « démocrates », c’est ce qu’elles veulent dire, à l’image du Parti démocrate américain. Voilà l’idée de fond. Je puis dire que Jean Lecanuet dans une première partie de sa vie y a cru. Ensuite – je dis cela avec tout ce que je sais du poids de responsabilité et de tristesse qui fut le sien quand il fit ce choix –, il s’est résigné à ce que ce ne soit qu’une variante de la droite. Il a pensé à un moment de sa vie, ce que je n’ai jamais, moi, accepté, qu’au bout du compte, il n’y avait pas de place pour un courant autonome du centre. Il l’a pensé avec tristesse, avec résignation, mais il a fini par se rallier plus ou moins, et même plutôt plus que moins, à cette idée.
5Valéry Giscard d’Estaing – je parle en toute liberté, ceci ne sortira naturellement pas du département, comme dit mon ami Jean Lassalle – Valéry Giscard d’Estaing a cru sincèrement que l’UDF pourrait être un courant autonome tant qu’il en serait le chef. Le fond de sa vision, c’est que cette autonomie ne pouvait se concevoir qu’avec un leader et il pensait, de bonne foi, – il le pense toujours – qu’il n’y en avait qu’un qui fût possible : lui-même. Il a cru sincèrement, profondément, constamment, à cette autonomie, et il a toujours été embarrassé à chaque fois que Jacques Chirac, à partir de 1981, cherchait à le ramener vers l’alliance avec la droite.
6Il y a eu donc deux choix inconscients. Le choix de ceux qui pensaient que l’UDF devait être une variante de la droite, ce qui explique toutes les fissures, toutes les scissions, tous les départs, tous les ralliements et l’affaire de l’UMP qui venait de loin, qui venait de 1981 en vérité. Et le choix de ceux qui pensaient comme moi, responsable de cette famille que je suis encore aujourd’hui. J’en profite pour dire au passage que l’UDF n’est pas finie. Elle existe toujours statutairement puisque c’est encore une association dont je suis président, qui a renouvelé récemment ses instances et qui a la chance d’être à la tête du patrimoine de la famille, celui qui nous donne notre liberté. Cette aventure n’est pas finie parce qu’il est évident que l’UDF n’est pas seulement un parti politique, mais aussi et surtout l’expression politique d’un courant profond de la société française. Ce courant profond, c’est le courant qui rassemble tous ceux qui souhaitent ardemment une expression politique du centre, différente de la droite. Il y eut toutefois beaucoup d’élus qui vinrent à l’UDF en pensant le contraire, je n’en disconviens pas, et c’est même l’explication principale de toutes les hésitations vécues dans cette aventure.
7Je veux tout d’abord rappeler que le mot « témoin » se dit « martyr » en grec. Je vous assure que les trois premiers présidents de cette famille que j’ai cités auraient revendiqué à coup sûr l’étiquette de « martyrs » parce que les statuts que Julien Fretel a décrits, c’était l’enfer sur terre ! Vous voyez ce qui se passe en ce moment chez les Verts, les Verts et Europe écologie ? Eh bien, ce n’est qu’une pâle copie de l’enfer que représentait la pratique confédérale, d’ailleurs à éclipses, à l’UDF. La pratique confédérale signifiait en effet que chacun venait là non pas pour partager un combat commun mais avant tout pour défendre ses propres intérêts. La volonté de se battre, l’énergie, la puissance, la dynamique n’étaient pas dirigées vers l’extérieur ; elles étaient dirigées vers l’intérieur. Et vous ne pouvez pas imaginer ce que Jean Lecanuet a souffert et ce que Valéry Giscard d’Estaing a souffert… Moi, j’ai refusé une fois pour toutes de souffrir.
8J’ai été le secrétaire général de Valéry Giscard d’Estaing pendant cinq ans. Très heureux de l’être. Nous essayions de faire marcher ensemble des hommes qui ne voulaient pas être ensemble et qui allaient, l’un après l’autre, se vendre chez les principaux clients. « Se vendre », dis-je. Et si encore ils s’étaient vendus. Non, même pas. Ils allaient « s’offrir » à Jacques Chirac, à Édouard Balladur. Si Valéry Giscard d’Estaing était ici – je l’ai encore vu il y a huit jours – il vous dirait des choses bien pires que celles que je vous dis. C’était effroyable. La moitié du temps, ils ne venaient pas. Par exemple, le Parti républicain a pratiqué la politique de la chaise vide et refusé de verser ses cotisations pendant des mois. C’était l’enfer parce que c’était confédéral. Chacun considérait qu’il était là pour son propre destin, pour affirmer les droits de sa propre famille politique. Au lieu d’avoir un patriotisme de l’ensemble, un patriotisme commun à tous, nous n’avions que des patriotismes de chapelles. Cette évolution trouve ses origines en 1981. Pour parler en termes crus, Jacques Chirac choisit alors de faire battre le président sortant. Il le fit battre effectivement et tout le monde crut, notamment dans les rangs du centre, que cela serait pour lui une tunique de Nessus, qu’il ne pourrait jamais se débarrasser de l’infamie d’avoir donné le pouvoir à François Mitterrand. Mais Jacques Chirac inventa alors une assez brillante contre-attaque stratégique : « l’union ». L’union repose sur cette idée que j’énonçais tout à l’heure et que j’ai combattue toute ma vie, consistant à dire : « Nos électeurs sont les mêmes et nos idées sont les mêmes : il faut donc qu’on s’unisse. » Jacques Chirac, lors de la première échéance électorale importante après 1981, les élections européennes de 1984, nous dit : « Faisons une liste unique. » Je rappelle qu’il y avait eu deux listes en 1979, l’une conduite par Simone Veil, l’autre conduite par Jacques Chirac. Nous avions recueilli 28 % des suffrages exprimés et lui, 16 %. En 1984, Jacques Chirac nous dit donc : « Faisons une liste unique. »
9Je raconte cet épisode dans un de mes livres car j’en ai été témoin. Nous étions en réunion. Autour de la table, moi très jeune secrétaire national de l’UDF, pas encore député. Jacques Chirac dit : « Nous faisons une liste unique puisque nous avons les mêmes idées sur l’Europe. » Pierre Méhaignerie s’étrangla – Valéry Giscard d’Estaing n’était pas là encore, c’était sa traversée du désert – et dit : « Mais enfin, Jacques, tu ne peux pas dire que nous avons les mêmes idées sur l’Europe ! » Jacques Chirac avait lancé en 1979 son fameux « Appel de Cochin » où il expliquait en substance que les partisans de l’Europe formaient « le parti de l’étranger ». Pierre Méhaignerie s’étrangle et Jacques Chirac répond : « Comment, on n’a pas les mêmes idées ? Écoute, c’est simple », il prend une feuille blanche et dit : « Voilà, écris le programme, moi, je le signe à l’avance », et il appose son magnifique paraphe au bas de la feuille blanche. Cela est une scène absolument authentique. Sa stratégie consistait à affirmer haut et fort que nous étions tous membres de la même famille, du même courant politique, avec des nuances certes, mais que nous pensions tous au fond la même chose et que, quoi qu’il en soit, les électeurs étaient les mêmes et qu’ils exigeaient que nous soyons ensemble. Vous le constatez, c’était une manière très habile de renforcer la tendance, extrêmement profonde, à la bipolarisation de la politique française. Deux partis, deux camps, deux clans et il faut être soit de l’un, soit de l’autre, ce qui implique que le centre n’a plus d’existence possible.
10Cette stratégie développée à partir de 1981 par Jacques Chirac a été d’une redoutable efficacité. Raymond Barre, qui dut y faire face – j’étais à ses côtés –, l’appelait « la soupe à l’union ». C’était le plat obligatoire, contraints de l’ingurgiter dès l’instant qu’on se laissait prendre à cette rhétorique, négation de l’existence d’un centre autonome. Raymond Barre a résisté comme il a pu mais a finalement échoué en 1988. Ensuite, il y eut les états généraux de l’opposition, puis la victoire électorale en 1993. Victoire facile, le parti socialiste étant revenu à moins de 60 députés sur 577. Vous voyez l’hémicycle ? Cela signifiait que le centre siégeait à l’extrême gauche.
11Puis se produisit une variante de cette stratégie : l’épisode Édouard Balladur. Quel moyen plus efficace de démontrer que nous étions les mêmes que de construire l’affrontement de l’élection présidentielle de 1995 entre deux candidats du RPR. Cela rendit Valéry Giscard d’Estaing furieux. Toute autre candidature n’avait évidemment aucune chance. Le président de l’UDF regardait les sondages avec une loupe ; avec un microscope a-t-il même dit une fois. La question fondamentale est toujours la même : est-ce que vous êtes une variante de la droite ou est-ce que vous avez une identité propre, différente, une vocation propre, différente ? En 1995, Valéry Giscard d’Estaing a commis une faute – nous en parlons chaque fois que nous nous voyons, avec la vigueur nécessaire de sa part et de la mienne – en décidant qu’il ne réunirait pas l’UDF pour choisir son candidat, Jacques Chirac ou Édouard Balladur, à l’élection présidentielle. J’allai le voir dans un climat assez tendu – je venais d’être élu à la tête du CDS de cette époque – et lui dis : « Monsieur, si vous faites cela, c’est fini. Ou bien l’UDF est morte, ou bien vous l’avez perdue. » Valéry Giscard d’Estaing ne tint pas compte de mes propos. Il ne réunit pas l’UDF avant l’élection présidentielle de 1995 et cela entraîna des désordres considérables. Il perdit bientôt la présidence du parti et nous eûmes une confrontation entre François Léotard et Alain Madelin. J’ai apporté nos voix à François Léotard, mais sa présidence n’a pas duré plus de quelques mois parce que, quelques semaines après son élection, survint l’alternance de 1997. Puis quatre présidents de région se firent élire avec les voix du Front national, ce qui pour moi – il y en a qui me le reprochent encore – était insupportable, au sens propre du terme. Je pris donc des initiatives rigoureuses pour essayer de sortir de cette situation. Si le centre fait le grand pont par-dessus le RPR pour se faire élire avec l’extrême droite et pour constituer des majorités avec l’extrême droite, alors les mots n’ont plus aucun sens. C’est moi qui pris cette responsabilité de refuser ces alliances et Alain Madelin créa Démocratie libérale. Ce fut la première scission. Une scission sur le fond, la fracture la plus profonde de toute l’entreprise.
12Toute une partie du pays attendait que l’accord entre la droite et l’extrême droite se fît, mais nous ne pouvions l’accepter. Pour l’histoire – Dieu sait que, par ailleurs, j’avais des liens avec lui – j’ai beaucoup de réticence rétrospective face à la tactique que Philippe Séguin a suivie à ce moment-là. Il était président du RPR, j’étais en situation de responsabilité à l’UDF et nous avions passé un accord : si des candidats du RPR voulaient se faire élire avec les voix du Front national, je ferais voter l’UDF contre eux ; si des candidats de l’UDF voulaient se faire élire avec les voix du Front national, il ferait voter le RPR contre eux. J’ai respecté cet accord. Dans la région Centre par exemple, il y avait un candidat du RPR qui voulait être élu avec des voix du Front national : nous avons voté contre lui. En Île-de-France, il y eut des candidats du RPR, et non des moindres, qui envisagèrent de se faire élire avec des voix du Front national et nous avons dit que nous ne l’accepterions jamais. Mais Philippe Séguin n’a pas pleinement respecté l’accord que nous avions passé. Le RPR a ainsi voté pour Charles Millon en Rhône-Alpes, pour Charles Baur en Picardie, pour Jacques Blanc en Languedoc-Roussillon et pour Jean-Pierre Soisson en Bourgogne. Dans l’esprit de Philippe Séguin, c’était une manière de nous coller à jamais dans les sables mouvants, pour ne pas employer des expressions plus nauséabondes. Ce fut un événement décisif. À partir de 1998 a commencé, sous ma responsabilité, un mouvement d’unification et d’autonomisation de la famille du centre. Cela s’appela « la Nouvelle UDF ». Ce n’est pas le plus beau des sigles qu’on ait trouvés, j’en conviens. Le précédent était très bien mais « nouvelle » signifiait « rassembler ». On a construit, à partir de cet instant, un parti unitaire. Pendant ce temps, le mouvement souterrain d’assimilation de l’UDF au RPR continuait, jusqu’en 2002 où fut créée l’UMP. Je ne pense absolument pas que l’UMP fut un accident. Je pense au contraire que ce fut une stratégie élaborée depuis très longtemps et servie par des hommes qui, tout d’un coup, perdirent le sens de la famille pour croire qu’ils allaient réussir un « coup » politique. En février 2002, à Toulouse, 7 000 personnes étaient réunies pour préparer la candidature de Jacques Chirac. En majesté, je suis monté sur la scène, entouré par une grande émotion de ceux qui étaient face à moi, et je leur dis : « Vous dites que nous pensons tous la même chose, mais si nous pensons tous la même chose, c’est que nous ne pensons plus rien. » C’était de ma part le refus de l’assimilation dans la confusion.
1380 % de nos parlementaires s’en sont finalement allés mais il serait inexact de croire que cette hémorragie survint subitement en 2007. Cela s’amorça bien avant, sur un problème de fond. Dès le 21 avril 2002, Philippe Douste-Blazy prépara cette hémorragie. Je crois que, sans lui, elle ne se serait pas produite. Si d’autres en avaient eu envie, ils n’auraient pas osé…
Dans la salle
14Si je peux me permettre, en 1999, il y a les élections européennes : vous promettez d’aller à Bruxelles, et Philippe Douste-Blazy reprend la présidence du groupe…
François Bayrou
15C’est juste. J’ai choisi en 1999 de rester au Parlement européen et, en effet, Philippe Douste-Blazy a pris la présidence du groupe au Palais-Bourbon et nourri une stratégie contraire à la mienne.
16Quelques jours après cette élection européenne se tint le dernier congrès du Parti populaire européen auquel je participai. J’étais vice-président et fondateur du PPE, qui est aujourd’hui la principale force du Parlement européen. On dit parti de centre droit, en fait il est de droite, mais en 1999, c’était le centre. J’ai quitté le PPE en deux étapes. Je l’ai quitté un jour de 2000 parce que Silvio Berlusconi remplaça Romano Prodi. Je l’ai quitté sur cette phrase qui, à l’époque, a fait beaucoup de bruit en Italie : « Je ne sépare pas la vie politique de la vie de fond, et si je peux confier mes enfants à élever à Romano Prodi, je ne peux pas les confier à Silvio Berlusconi. » Ce qui, avec le recul du temps, n’était pas mal vu. Une intuition. La deuxième étape fut liée à l’intégration de l’UMP, nouvellement créée, dans le PPE en 2002. Je dis : « On ne peut pas avoir deux natures. » Ce jour-là, j’eus ma dernière conversation avec Philippe Douste-Blazy pour dix ans. Je lui dis : « Bravo, tu viens de faire élire Nicolas Sarkozy président de la République. Écoute, c’est très simple. Selon moi, les partis ne tiennent que par leur noyau dur ; le noyau dur de l’UMP, c’est le RPR ; le noyau dur du RPR, c’est Nicolas Sarkozy ; donc, tu viens de le faire élire à la présidence de la République. » Nous étions en 2002. Il me répondit : « C’est complètement faux, tu n’y connais rien. D’ailleurs, si c’est vrai, je ferai un article à la une du Monde et j’écrirai : “Je me suis trompé, Bayrou avait raison.” » Je l’ai croisé il y a quelque temps [automne 2011], à un moment où j’étais haut dans les sondages et il m’a dit : « Je vais faire l’article à la une du Monde. » Puis j’ai un peu baissé dans les sondages, et ses élans se sont amoindris.
17Nous avons vécu tant bien que mal la traversée du désert de 2002 à 2007. Puis arriva 2007 où ceux qui étaient restés dirent : « Il est impossible que nous ne soutenions pas Nicolas Sarkozy à l’élection présidentielle. » Je pris au contraire une position d’éloignement à l’égard de Nicolas Sarkozy en indiquant que je ne voterai pas pour lui. Heureusement que nous avons tenu bon sur cette position. Cela permet que cette question du centre autonome soit toujours ouverte. Autrement, elle serait fermée, elle serait exactement aussi fermée qu’elle a été fermée pour Jean-Louis Borloo et pour Hervé Morin. En effet, si nous étions restés à l’intérieur de la majorité, nous aurions eu six ou huit ministres mais au congrès où il aurait fallu décider d’une candidature, ils seraient montés les uns après les autres à la tribune en disant ce qu’Yvan Lachaud, président du groupe du Nouveau centre à l’Assemblée nationale, a écrit avec ingénuité dans Le Figaro de samedi : « Nous voulons la réélection de Nicolas Sarkozy. » C’est exactement ce qui se passe entre les Verts et le PS. À l’instant même où vous vous considérez comme lié par un accord automatique, vous êtes en orbite autour d’un astre principal et vous ne pouvez pas défendre de thèse différenciée. D’autant moins que vos amis, pour protéger leurs circonscriptions, vous pressent de signer un accord électoral pour la majorité future.
18La question du centre est donc toujours ouverte – je peux me tromper, vous garderez l’enregistrement et vous vous moquerez de moi si je me trompe dans cette analyse. À mon sens, le courant profond du centrisme est intact dans le pays : comme les rivières souterraines qui s’enfoncent sous la terre et font des résurgences un peu plus tard, un peu plus loin, ce courant est toujours là et il va se manifester à nouveau à l’élection présidentielle de 2012 parce qu’il y a des constantes dans les forces politiques, dans l’histoire et dans l’inconscient des peuples2.
19Je vais essayer de tracer à très gros traits, et je finirai là-dessus, le portrait de cette famille.
20Quels sont ses traits distinctifs ? Il y en a cinq.
21Premier trait distinctif : cette famille politique aborde les problèmes plus avec bon sens qu’avec une idéologie. Je n’en veux pour illustration que la ligne que nous avons suivie obstinément, Raymond Barre et moi, sur les questions du déficit et de la dette. Des théories économiques très performantes expliquaient, il y a encore quelques mois, qu’un État était indéfiniment solvable, qu’un État ne pouvait pas être mis en faillite, que l’inquiétude sur l’état des finances publiques du pays était donc vaine, que nous agitions des fantômes. Je voudrais qu’ils s’expriment sur la Grèce. Je voudrais entendre aujourd’hui leur position sur la situation de la Grèce, de l’Espagne, de l’Italie, du Portugal et de la France. Cette idée qu’il existe un petit nombre de certitudes intangibles dans la vie réelle est une idée fondatrice de cette famille politique.
22Deuxième trait distinctif de cette famille politique : les conflits sont faits pour être dépassés. C’est éminemment vrai du conflit historique entre la France et l’Allemagne, par exemple, ce qui a conduit au projet européen. C’est aussi vrai dans la vie politique nationale et nous avons un certain nombre de fois transgressé, Valéry Giscard d’Estaing et moi – moi souvent, lui parfois – la loi du camp. Par exemple, nous avons, lui et moi, fait adopter l’inversion du calendrier électoral, sur la proposition de Lionel Jospin. Pour une raison absolument fondamentale. Si le calendrier n’avait pas été inversé, c’était droite contre gauche à jamais, dans toutes les circonscriptions françaises, avec deux investitures seulement capables de peser. Or, on ne peut remanier le paysage politique français que dans l’élection présidentielle au suffrage universel direct. Valéry Giscard d’Estaing et moi avons été parfaitement conscients, ce jour-là, que nous avions transgressé la loi du camp qui voulait que l’élection législative prélude à l’élection présidentielle. Les conflits sont faits pour être dépassés, notamment dans les périodes de crise. Les conflits obligent à envisager de sortir des affrontements pour leur trouver une solution positive.
23Troisième trait distinctif : le centre récuse le cynisme en politique, même si à titre individuel, certains de ses membres peuvent quelquefois en user. Au fond, il y a deux attitudes en politique, et seulement deux. La première repose sur la conviction que la fin justifie les moyens. On prête cette attitude à Machiavel mais je ne suis pas absolument certain qu’il ait prononcé cette phrase. En tout cas, la vulgate le prétend. L’autre attitude politique, Gandhi l’a illustrée par une formule admirable : « La fin est dans les moyens comme l’arbre est dans la graine. » Autrement dit, il n’y a pas de solution de continuité entre le but que vous vous proposez d’atteindre et les moyens que vous utilisez. C’est une approche – je n’hésite pas à employer un grand mot – éthique de la politique.
24Quatrième trait distinctif : le centre croit au pluralisme. Il est convaincu que la réalité ne peut pas se résumer dans le clivage droite-gauche. C’est une constante tout au long de l’histoire. Quand Valéry Giscard d’Estaing parle de « deux Français sur trois », que dit-il ? Il ne dit pas autre chose que : « Vous croyez que nous sommes séparés en deux camps antagonistes » – débat toujours actuel et qui va l’être avec une acuité renforcée dans les semaines qui viennent – « mais en réalité, il existe une majorité centrale ». Il reliait cette majorité centrale à une majorité sociologique, celle des classes moyennes. Moi, je rechigne à penser que les individus n’ont que des intérêts matériels et qu’ils votent en fonction d’eux seulement. Je pense qu’ils ont aussi de grandes aspirations qui ne correspondent pas toujours à leurs intérêts de classe.
25Enfin, cinquième trait distinctif – Jean-Pierre Rioux a développé cela –, la famille centriste croit à la délibération. Elle croit qu’on peut améliorer des textes de loi et qu’on peut discuter avec des individus dont on ne partage pas les opinions pour arriver à des décisions plus justes que celles uniquement imposées du sommet, sans débat. Voilà pourquoi cette famille politique est favorable à la séparation des pouvoirs. Elle n’accepte pas, elle ne supporte pas que tous les pouvoirs soient concentrés entre les mêmes mains. On m’a souvent accusé d’autocratie, peut-être à juste titre, je n’en sais rien. En tout cas, j’ai toujours essayé de défendre le principe d’une séparation des pouvoirs pour que les citoyens se voient reconnaître le droit à l’information et la possibilité d’influencer les décisions.
26Voilà cinq traits distinctifs de cette famille politique du centre à laquelle j’appartiens par toutes mes fibres. Certains diront qu’elle est européenne, sociale et libérale. Vous voyez que dans les cinq traits que j’ai dessinés, on retrouve aisément ces trois adjectifs. Ils relèvent d’une histoire longue, d’aspirations profondes. C’est une grande entreprise, elle n’est pas achevée, elle a connu bien des traverses. Heureusement. Rien de grand ne se fait sans résistance. Les mois qui viennent vont ouvrir un chapitre nouveau aux chercheurs, aux historiens et aux politistes ici présents. Quoi qu’il en soit, j’essayerai de tenir ma place dans ce grand courant dont je crois à l’actualité et dont je crois à l’avenir.
Notes de bas de page
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