L’UDF de 1978 à 1981 : une insertion réussie dans le système partisan français
p. 13-25
Texte intégral
1Présenter les premières années d’existence de l’UDF n’est pas la tâche la plus malaisée, comparée à celle des sept collègues universitaires chargés d’introduire les autres séquences de cet ouvrage. D’abord parce que les années 1978-1981 furent, si nous pouvons nous exprimer ainsi, des années « heureuses » dans l’histoire de l’UDF : succès électoraux initiaux, consensus autour de Valéry Giscard d’Estaing, espoirs communs de le voir l’emporter en mai 1981. Ensuite et surtout parce que quelques solides travaux existent sur lesquels on peut s’appuyer, au premier rang desquels la thèse de science politique d’Alexis Massart, publiée en 1999 chez L’Harmattan sous le titre L’Union pour la démocratie française (UDF).
2Il n’en reste pas moins encore beaucoup à apprendre sur les débuts de ce parti, les détails de sa création, les conditions de son premier essor. Mais les archives manquent pour l’essentiel, ce qui entrave toujours à ce jour l’écriture de l’histoire globale de l’organisation, à la fois dans ses profondeurs et au fil des jours. Nous avons donc choisi d’aborder les premières années d’existence de l’UDF à travers quatre questions, à nos yeux décisives et, en tout cas, récurrentes, à travers lesquelles les problèmes essentiels qui se posent aux chercheurs, qu’ils soient historiens, politistes ou sociologues, pourront, nous l’espérons, être exposés de façon synthétique et analysés de façon rénovée.
3Voici ces quatre questions :
- Peut-on qualifier de succès la création de l’UDF alors que son leader incontesté, le président Valéry Giscard d’Estaing (il reçut la carte d’adhérent portant le no 1, Jean Lecanuet, président de l’Union, ayant celle portant le no 2) fut battu en mai 1981 ?
- Pourquoi l’UDF fut-elle fondée si tardivement, presque quatre années après l’entrée de Valéry Giscard d’Estaing à l’Élysée, et de façon, au moins en apparence, si improvisée, au fil de négociations en partie secrètes, voire parfois un peu rocambolesques, au Pavillon de musique de l’hôtel Matignon ?
- L’UDF ne fut-elle pas dès le départ, comme l’ont dit nombre de témoins, une sorte d’« auberge espagnole » où se côtoyèrent des forces tout sauf homogènes, cause d’une faiblesse congénitale insurmontable et, dans les faits, jamais surmontée ?
- Enfin, pourquoi fut adoptée cette forme statutaire si curieuse aux yeux de beaucoup, la confédération de partis, l’Union se superposant à des formations partisanes maintenues – les trois partis fondateurs : CDS (Centre des démocrates sociaux), PR (Parti républicain et républicain indépendant1) et Parti radical – tout en englobant des adhérents individuels, les Clubs Perspectives et Réalités et le MDSF (Mouvement démocrate socialiste de France)2 ?
La création de l’UDF : un indéniable succès
4Sans éluder la défaite de « VGE » en 1981 – nous y reviendrons –, notons d’emblée qu’elle n’entraîna pas la disparition de l’Union fondée trois ans plus tôt. Au contraire, celle-ci poursuivit son existence pendant plus d’un quart de siècle. Les succès électoraux enregistrés en 1978 et 1979 avaient été en effet suffisamment nets pour rendre durable une formation dont la naissance avait pourtant d’abord paru improvisée et la structure fragile. Il faut donc revenir sur les deux grandes victoires électorales initiales et fondatrices de l’UDF.
5Les élections législatives de mars 1978 tout d’abord, baptême du feu3. Si elles furent une victoire personnelle du président de la République qui avait pris publiquement position lors de son allocution de Verdun-sur-le-Doubs, et plus largement, une victoire des droites sur les gauches, la division de celles-ci depuis l’abandon du « Programme commun » ayant été la principale cause de leur échec, les élections de mars 1978 furent aussi le moment de cristallisation d’un processus de recomposition interne à la majorité au pouvoir.
6Au soir du 19 mars 1978, les gaullistes avaient perdu 29 sièges – l’érosion électorale du gaullisme, sensible depuis la fin du mandat de Georges Pompidou, était ralentie mais non stoppée4 – quand le parti « giscardien5 » en avait gagné 2. Il avait donc réussi son pari de « rééquilibrage » de la majorité en réduisant nettement l’écart qui le séparait de son rival-allié chiraquien : gain de sièges, bien que modeste ; fusion des composantes dans un groupe parlementaire unique ; en son sein, majorité absolue (53 %) des élus du PR (Parti républicain), ce qui avait facilité l’élection de Roger Chinaud, ancien président du groupe RI, à la présidence du nouveau groupe unifié. Il convient d’ajouter que l’écart entre RPR et UDF était en réalité moins grand encore que ces chiffres le montraient, et le « rééquilibrage » même à peu près atteint car aux élus de l’UDF et apparentés, il fallait ajouter bon nombre de non inscrits, à commencer par Raymond Barre, ainsi que, de façon plus indirecte, un certain nombre de députés du RPR favorables au président, à commencer par les ministres et secrétaires d’État en exercice.
Scrutin de mars 1973 | Membres du groupe | Apparentés au groupe | Total |
UDR (Union des démocrates pour la République) | 159 | 24 | 183 |
RI (Républicains indépendants) | 51 | 4 | 55 |
CDP (Centre démocratie et progrès) | 30 | 30 | |
Réformateurs démocrates sociaux | 30 | 4 | 34 |
Total des députés ni de gauche, ni gaullistes | 111 | 8 | 119 (dont 34 dans l’opposition) |
Scrutin de mars 1978 | Membres du groupe | Apparentés au groupe | Total |
RPR | 137 | 17 | 154 |
UDF | 108 | 13 | 121 |
7Au printemps 1979, l’UDF remporta un nouveau et éclatant succès à l’occasion de la première élection de l’Assemblée européenne de Strasbourg au suffrage universel direct. Le rapport des forces entre RPR et UDF était désormais indiscutablement en nette faveur de celle-ci : presque 28 % des suffrages exprimés pour la liste conduite par Simone Veil contre un peu plus de 16 % pour celle conduite par Jacques Chirac. Encore pouvait-on ajouter au score de l’UDF les voix de deux petites listes dissidentes mais politiquement proches : celle de Jean-Jacques Servan-Schreiber (près de 2 %) – il perdit sur-le-champ la présidence du Parti radical – et celle de Philippe Malaud (« Défense interprofessionnelle », avec Pierre Poujade en deuxième place et Jacques Médecin, député-maire UDF-PR de Nice, en troisième6 ; 1,5 % des suffrages exprimés). Au total, environ 30 % des voix pour la mouvance giscardienne. Certes, la faible participation (40 % d’abstentions, 5 % de bulletins blancs et nuls) minorait la victoire mais l’UDF n’en approchait pas moins du seuil fatidique – un tiers des suffrages – qui depuis les débuts de la Ve République caractérisait le « parti majoritaire ». De plus, le RPR entra dans une crise interne qui sembla servir pendant quelques mois la cause élyséenne. La stratégie de Jacques Chirac fut publiquement contestée à travers la lettre des anciens secrétaires généraux gaullistes, rédigée la veille du scrutin et publiée dans les jours qui suivirent. Cette fronde entraîna la démission des deux plus proches collaborateurs du président du Rassemblement, Pierre Juillet et Marie-France Garaud.
8Tout n’allait cependant pas au mieux pour l’UDF qui se structurait progressivement autour de Jean Lecanuet, son président, et de Michel Pinton, son délégué général.
9Les élections cantonales de mars 1979 n’avaient pas été favorables aux droites dans leur ensemble : elles avaient perdu 158 cantons (61 pour la seule UDF) sur les 1 847 renouvelables, les gauches en gagnant 157 et les écologistes 1. Le PS avait eu plus d’élus que l’UDF. Puis en octobre 1980, le renouvellement partiel du Sénat eut des résultats incertains. Certes, l’Union, dont les élus se répartissaient dans trois groupes distincts – GD (Gauche démocratique), UCDP (Union des centristes et démocrates de progrès), UREI (Union des républicains et des indépendants) – gagna 6 sièges mais les gauches non communistes en gagnèrent autant et le RPR, un de plus7. Le seul aspect positif pour les giscardiens fut la disparition du groupe du CNIP (Centre national des indépendants et paysans) composé jusque-là de 16 élus et présidé par Paul Ribeyre. La majorité des 12 sénateurs indépendants et paysans réélus allèrent à l’UDF (7, dont 6 à l’UCDP) contre 1 au RPR, les 4 autres (proches du RPR) demeurant non inscrits. Les sept élections législatives partielles qui suivirent en novembre 1980 furent franchement mauvaises pour l’Union qui perdit les deux sièges qu’elle détenait et ne put que constater le médiocre report des voix chiraquiennes sur ses candidats.
10Malgré ces éléments préoccupants, l’UDF n’en était pas moins solidement installée dans le système partisan et sur la voie de conquérir la place de premier parti de France. Ses fragilités n’auraient-elles toutefois pas été moindres en ce début des années 1980 si sa création avait été avancée de deux, voire quatre années ?
La création de l’UDF amorcée deux ans avant son lancement officiel
11La mise sur pied de l’UDF peut à bon droit paraître avoir été tâtonnante. Tandis que le « Comité électoral » de la majorité, en place depuis juillet 1977 dans la perspective des élections législatives de mars 1978, négociait laborieusement les investitures communes à la majorité hors présence de la direction du parti radical, le RPR multipliait à l’envi les primaires et les non gaullistes négociaient entre eux, dirigeants radicaux inclus cette fois, la répartition des circonscriptions. Quand le Premier ministre annonça à Blois le programme de la majorité, le 7 janvier 1978, les chiraquiens s’empressèrent de s’en désolidariser, proclamant qu’ils n’avaient pas été associés à son élaboration. L’échéance du 12 mars 1978 se rapprochant, les choses se précipitèrent et l’UDF vit officiellement le jour le 1er février, dans un climat fait tout à la fois d’improvisation et de tension. Mais aurait-il pu en être autrement ?
12Il faut tout d’abord rappeler la raison essentielle pour laquelle Valéry Giscard d’Estaing n’avait pas voulu dissoudre au printemps 1974 l’Assemblée nationale élue l’année précédente. Lui-même élu président d’extrême justesse face aux gauches unies comme jamais depuis 1936, le risque semblait en effet considérable de les voir emporter les élections législatives, l’écart entre les deux camps étant beaucoup trop faible pour prévoir de façon fiable les résultats dans 490 circonscriptions de taille et de nature très hétérogènes. Un tout autre choix fut donc fait, d’une grande cohérence, au moins au départ. Il consista à remodeler progressivement – Michel Poniatowski aurait souhaité une opération plus fulgurante – le système partisan sur trois fronts distincts de façon simultanée :
- « giscardiser » l’UDR en poussant le nouveau et jeune Premier ministre Jacques Chirac à en prendre la tête ;
- renforcer les liens déjà existants entre RI et centristes ;
- créer une aile gauche crédible de la majorité présidentielle, autour du Parti radical (le Mouvement réformateur était enterré depuis avril 1974), en utilisant notamment le style personnel de « JJSS », pour capter la part la plus anticommuniste de l’électorat de gauche et élargir ainsi la marge de manœuvre politique du chef de l’État.
13Les choses avancèrent sur les trois fronts mais pas de façon aussi rapide que prévu, loin s’en fallut.
14Certes, Jacques Chirac prit la tête de l’UDR dans l’année qui suivit l’élection présidentielle mais la manière dont les relations entre Premier ministre et chef de l’État évoluèrent – principalement à cause du second – n’aboutit pas à rapprocher giscardiens et gaullistes. Tout au contraire, on vit émerger au fil des mois deux stratégies antagonistes qui minèrent bientôt de l’intérieur la majorité au pouvoir. Entre RI et centristes, les tensions étaient bien sûr moindres mais il fallut deux années pour voir les seconds se réunifier totalement dans le CDS, lors du congrès de Rennes en mai 1976. Sur l’aile gauche enfin, rien de décisif ne se produisit, même si le MRG (Mouvement des radicaux de gauche) était indiscutablement le maillon faible de « l’union de la gauche ». Le parti radical « valoisien » réintégra au début de 1976 les rescapés de la scission de 1956 (le Centre républicain, présidé par André Morice8) puis le petit parti créé par Olivier Stirn, démissionnaire du RPR en janvier 1977, le MSL (Mouvement des sociaux libéraux). Les socialistes dissidents, hostiles à toute alliance avec le PCF, d’abord organisés en 1970 dans le PDS (Parti de la démocratie socialiste) dirigé par Émile Muller, député-maire socialiste de Mulhouse, et Auguste Lecœur, ancien dirigeant national du PCF exclu en 1954, puis en 1973 dans une formation un peu plus large, le MDSF, présidé par Max Lejeune, restaient peu nombreux même si une nouvelle scission socialiste en janvier 1978, autour d’Éric Hintermann, apporta quelques alliés supplémentaires (le PSD, Parti social-démocrate).
15Ces atermoiements et ces contretemps, alors que le projet de création du RPR émergeait au début de 1976, poussèrent le président de la République et son directeur de la communication, Jean-Philippe Lecat, à mettre en place – en avril selon les souvenirs d’un des principaux acteurs – « quelque chose » de nouveau et de solide en vue de préparer les élections législatives de 1978 d’une autre manière qu’on l’avait fait jusque-là, sans abandonner pour autant les recompositions partisanes en cours au sein du camp des « non gaullistes ». Michel Bassi, journaliste de radio et de télévision – le premier qui avait écrit un livre sur Valéry Giscard d’Estaing – en fut personnellement chargé. Il s’associa immédiatement à François de Sesmaisons9, connu du chef de l’État, fils d’un ancien député RI de Loire-Atlantique, membre des Clubs Perspectives et Réalités depuis leur lancement et alors président de la société de communication Synergie & Kenyon. À l’issue d’un week-end de réflexion dans l’Yonne avec Jean-Pierre Soisson, Michel Bassi et François de Sesmaisons fondèrent l’Association pour la démocratie (AD), placée sous la présidence nominale de Paul Baquet, professeur d’anglais à la Sorbonne.
16Que dire de cette organisation presque inconnue jusqu’à nos jours sauf des initiés mais qui, à bien des égards, fut l’un des principaux jalons sur le chemin qui conduisit à la fondation de l’UDF en 1978 ?
17Lancée au moment où le chef de l’État travaillait à la rédaction d’un ouvrage programmatique, Démocratie française, dans le but de donner au projet libéral une forme adaptée aux circonstances, l’AD se donna pour tâche pratique de faire agir dans l’unité les forces politiques, professionnelles et intellectuelles en phase avec le giscardisme mais éparpillées au sein d’organisations distinctes voire rivales, le but ultime étant de contribuer à terme à leur fusion. Avec des moyens non négligeables, mais pas issus des principaux syndicats patronaux, l’AD, qui éditait un bulletin, AD Informations, développa sur-le-champ une action aussi discrète que méthodique.
- Analyse précise des circonscriptions électorales en liaison avec Pierre Weil (Sofres) et Alain Lancelot pour préparer les investitures, et étude approfondie des attentes de chaque catégorie socio-professionnelle afin de détecter les thématiques à privilégier dans la propagande.
- Relations régulières et étroites avec des journalistes de premier plan (Alain et Patrice Duhamel, Yves Mourousi, etc.) et des hommes d’influence (Robert Delorosoy, président de l’Assemblée permanente des CCI, Francis Combe, son homologue pour les Chambres des métiers, etc.).
- Organisation de débats, modestes par le nombre de participants mais démultipliés et conçus pour qu’un échange direct fût établi entre le public et les personnalités sollicitées (Raymond Barre à Chambéry, Marcel Bigeard à Toul, Edgar Faure à Reims, Simone Veil de Lille à Marvejols, etc.).
- Édition de films, de disques (par exemple, un 45 tours reproduisant le discours de Verdun-sur-le-Doubs), d’une bande dessinée contre le Programme commun (Le Songe d’Atthalie10), d’un montage de diapositives avec une musique de Maurice Jarre pour amorcer le débat dans des circonscriptions préalablement sélectionnées (87 au total, celles jugées ni perdues, ni gagnées d’avance).
- Faire se rencontrer et agir ensemble sur des points concrets les cadres du PR, des Jeunes giscardiens (présidés alors par Jean-Pierre Raffarin), du MDSF, du CDS, du Parti radical, des Clubs Perspectives et Réalités ou du Club de l’Horloge.
- Soutenir, notamment par des aides à la publication, des groupements spécifiques d’intellectuels comme les « Nouveaux économistes » (Edmond Alphandéry, bientôt élu député CDS de la 3e circonscription du Maine-et-Loire, Pascal Salin, Jean-Jacques Rosa, etc.) ou les « Nouveaux philosophes », rassemblés autour des normaliens Michel Prigent, directeur éditorial des Presses universitaires de France, et Jean-Marie Benoist. Tout cela était relayé par un réseau dense d’intellectuels et de personnalités du monde des arts et du spectacle (Pierre Daix, Eugène Ionesco, Jean-Christophe Averty, Michel Astruc, etc.).
18La soixantaine de députés UDF qui envoyèrent à l’AD un message de remerciement pour l’aide apportée à leur élection en 1978 démontre à elle seule que le discret et patient travail politique de l’Association ne contribua pas peu au succès du parti giscardien11. Sans avoir créé de toutes pièces l’union entre des forces politiques composites, elle avait en effet contribué à faire cristalliser une série de processus distincts mais convergents déjà engagés, parfois depuis quinze ans.
Le parti du « libéralisme avancé », aboutissement de quinze années d’efforts
19Malgré la précipitation qui marqua le lancement de l’UDF, six semaines seulement avant le premier tour des élections législatives, une dynamique était déjà à l’œuvre dans les années précédentes comme ce résumé de l’histoire de l’AD le démontre. Celle-ci avait pris appui sur deux séries de phénomènes de moyenne durée qui avaient préparé de plus ou moins longue date les décisions de l’hiver 1978.
20Tout d’abord, il faut souligner l’importance de la publication de Démocratie française, le 11 octobre 1976. Fruit d’un long travail de réflexion et de prospective mené depuis les années 1960 et le lancement des Clubs Perspectives et Réalités, ce que le chef de l’État appelait « le libéralisme avancé » était un projet néolibéral cohérent de grande envergure, adapté au rapport des forces politiques et à l’état de la société française. Du « oui mais » au « non » à Charles de Gaulle, Valéry Giscard d’Estaing et ses plus proches collaborateurs, au premier rang desquels Michel Poniatowski, avaient peu à peu élaboré une doctrine face au gaullisme triomphant. Néolibéralisme économique12, décentralisation de l’État et refus de « l’exercice solitaire du pouvoir », intégration européenne renforcée, adaptation de la législation civile aux aspirations des classes moyennes salariées urbaines, de plus en plus instruites. La mise en forme à la fois officielle et didactique sous la forme d’un livre écrit par le chef de l’État en exercice – une première dans l’histoire de la République – donna une audience renforcée et une légitimité accrue aux libéraux.
21Au-delà de la FNRI, plusieurs autres forces politiques pouvaient assez aisément se reconnaître dans Démocratie française, et d’abord les centristes et les radicaux. Cela d’autant plus aisément que ces forces avaient beaucoup évolué depuis les débuts de la Ve République.
22Le vieux Parti radical avait rompu les amarres avec la SFIO après 1968 et quitté la FGDS (Fédération de la gauche démocrate et socialiste). L’arrivée de Jean-Jacques Servan-Schreiber à la tête du parti (secrétaire général en 1969, président en 1971) avait sonné en fanfare l’heure de sa « rénovation » : le nouveau leader n’avait-il pas publié en 1970 un programme tout sauf « rad-soc », écrit en collaboration avec Michel Albert et intitulé Ciel et terre ? Cette mutation passa aux yeux de certains pour un reniement et entraîna en 1972 la scission des radicaux de gauche. Mais dès lors le Parti radical, allié aux centristes dans le cadre du Mouvement réformateur depuis 1971 puis rallié à « VGE » en 1974, était devenu, sous la direction de son vibrionnant président, souvent écouté du président de la République13, une pièce à part entière du dispositif partisan élyséen.
23Quant aux centristes du CDS présidé par Jean Lecanuet, ils avaient eux aussi beaucoup évolué depuis novembre 1962, quand la direction du CNIP avait appelé ses élus rescapés du naufrage électoral à se rallier au groupe parlementaire du Centre démocratique. La transformation du MRP (Mouvement républicain populaire) en Centre démocrate, à l’occasion de la candidature de son président à l’élection présidentielle de 1965, marqua une sorte de reconnaissance officielle de la dilution de la vieille démocratie-chrétienne dans un ensemble plus large où – comme dans le groupe parlementaire PDM (Progrès et démocratie moderne) créé en mars 1967 – coexistaient désormais d’anciens membres du MRP, certes encore nombreux, et des hommes venus du CNIP tel Jean Poudevigne, du RGR (Rassemblement des gauches républicaines) tel Jacques Duhamel, ou de l’UDSR (Union démocratique et socialiste de la Résistance) tel René Pleven. La scission du CD en 1969 (création du Centre démocratie et progrès), l’alliance avec les radicaux de « JJSS », le CR d’André Morice et les socialistes dissidents d’Émile Muller dans le Mouvement des réformateurs en 1971, puis la réunification des centristes dans le CDS en mai 1976 ne firent qu’accélérer le rapprochement de l’ancienne démocratie-chrétienne avec différents courants antigaullistes, et d’abord les libéraux. Depuis l’été 1972, des négociations discrètes mais régulières avaient d’ailleurs été engagées entre Valéry Giscard d’Estaing et Michel Poniatowski d’une part, Jean Lecanuet et Pierre Abelin d’autre part, au domicile parisien de ce dernier. Elles avaient largement favorisé les désistements entre candidats de la majorité et réformateurs au second tour des élections législatives de mars 1973, et permis le ralliement immédiat du Centre démocrate à la candidature de « VGE » en avril 1974.
24Décidément, au-delà les péripéties des négociations au Pavillon de musique à Matignon, un processus de rapprochement tant idéologique que partisan était bien engagé depuis une quinzaine d’années entre les forces hostiles à l’union des gauches mais refusant aussi de rallier le gaullisme. L’UDF fut l’aboutissement de tout cela.
25Reste à comprendre pourquoi ses différentes composantes s’accordèrent pour lui donner cette forme si particulière de confédération.
L’UDF, une résurrection du CNIP ?
26C’est l’hypothèse que nous faisons et que nous allons essayer de justifier. Pour cela, il est nécessaire de bien préciser plusieurs points.
27Entre UDF et CNIP, nous constatons tout d’abord une série de ressemblances formelles trop évidentes pour qu’elles ne fassent pas sens.
- L’annonce de la création par un bref communiqué de presse avant une échéance électorale : en février 1978 pour l’UDF, avant les élections législatives de mars ; en juillet 1948 pour le CNIP (qui s’appelait encore à ses débuts Centre national des républicains indépendants) avant les élections au Conseil de la République de novembre.
- La publication des statuts après la victoire électorale : en mai 1979 pour l’UDF, en décembre 1948 pour le CNIP, devenu la deuxième force politique dans la Haute Assemblée.
- La formation d’un groupe parlementaire unique au Palais-Bourbon pour rassembler les députés des différents partis préexistants et désormais associés dans la nouvelle formation : groupe de l’UDF en 1978 (PR, CDS, radicaux valoisiens, MDSF et PSD) ; groupe IPAS (Indépendant et paysan d’action sociale) en 1956 (RI, paysans, IARS). Mais maintien de groupes distincts dans la Haute Assemblée (1978 : GD, UCDP et UREI ; RI et CRAPS – Centre républicain d’action paysanne et sociale – à la fin de la IVe République).
- Plus largement, la coexistence de plusieurs niveaux partisans : l’UDF et les différentes forces la composant ; sous la IVe République, le CNRI, le PPUS (Parti paysan d’union sociale, de Paul Antier) et l’UDI (Union des démocrates indépendants, de Raymond Marcellin), ces deux derniers délégant désormais des représentants au comité directeur du Centre national – vu le poids du Parti paysan, on rebaptisa le CNRI « CNIP » – puis en 1954, les IARS (Indépendants d’action républicaine et sociale, gaullistes dissidents de 1952 sous la conduite d’Henry Bergasse et d’Édouard Frédéric-Dupont) et la vieille ARD (Alliance républicaine démocratique de Pierre-Étienne Flandin) qui y adhérèrent à leur tour officiellement.
28Certes, l’UDF eut sur-le-champ des structures partisanes plus fortes que le CNIP qui se construisit sur un temps plus long : un président dès le 23 mars 1978 – il n’y en eut jamais officiellement au Centre national, seulement un « président d’honneur » à compter de janvier 1953 en la personne d’Antoine Pinay – et des congrès – le premier dès février 197914, alors qu’il fallut attendre 1954 pour que se tînt le premier congrès du CNIP qui n’organisait auparavant que des « Journées nationales d’études ». Mais les ressemblances n’en sont pas moins frappantes.
29Face au gaullisme (dans ses versions RPF ou RPR), des forces diverses et même rivales mais d’accord sur un certain nombre de points importants parmi lesquels la nécessaire unification européenne, choisirent, dans une démarche pragmatique, de s’associer afin de constituer une entité politique de grande taille capable de rivaliser avec ses principaux adversaires. Mais elles le firent dans les deux cas en refusant d’adopter le modèle partisan que l’on peut qualifier d’intégré, c’est-à-dire hiérarchique, pyramidal et militaire (autrement dit, gaulliste), conscientes qu’il ne fallait pas brusquer le cours des choses, confiantes dans les effets du temps et sûres de la possibilité d’avancer progressivement, au fil des élections et des événements, vers une intégration renforcée. Le refus du modèle partisan gaulliste était lié plus largement au rejet du parti de masse, à l’attachement viscéral au parlementarisme et au principe de la délégation de pouvoir aux élites : deux points communs fondamentaux entre libéraux, démocrates-chrétiens et radicaux.
30En son temps, Roger Duchet, sénateur-maire de Beaune, avait déjà construit le Centre national sur ce schéma et, dix ans après la fondation de ce parti, il était sur le point de réussir, le CNIP étant en passe de devenir le premier parti de France, maître d’un quart des villes préfectures, de 30 % des présidences de conseils généraux et d’un tiers des grands électeurs du tout nouveau collège électoral présidentiel en 1958.
31Ce fut ce même mode d’organisation – au moins dans ses principes, sinon dans ses détails – que les fondateurs de l’UDF adoptèrent à leur tour en 1978. Pour deux raisons fondamentales : son caractère adapté au besoin d’associer des forces politiques distinctes – libéraux, démocrates-chrétiens et radicaux – qui avaient des histoires distinctes plus que séculaires ; le souvenir précis qu’avaient en 1978 un certain nombre d’acteurs de premier plan, et d’abord Valéry Giscard d’Estaing, de l’expérience précédente du CNIP. Rappelons qu’il commença sa carrière politique au Centre national, élu député IPAS (Indépendant et paysan d’action sociale) en janvier 1956 à la place de son grand-père Jacques Bardoux, lui-même membre du Centre. Immédiatement remarqué par le secrétaire général Roger Duchet et le président Antoine Pinay, il fut proposé comme secrétaire d’État quand ce dernier tenta d’être investi président du Conseil en octobre 1957. Et quinze mois plus tard, le jeune député du Puy-de-Dôme – premier énarque entré au Palais-Bourbon, puis premier énarque devenu ministre – se retrouva effectivement au gouvernement, en tant que secrétaire d’État aux Finances, aux côtés du député-maire de Saint-Chamond.
32À notre connaissance, Valéry Giscard d’Estaing n’a jamais voulu parler en détail de sa formation politique au sein du CNIP alors à son apogée. Mais nous faisons l’hypothèse qu’elle fut essentielle dans son parcours car l’apprentissage fut double : apprentissage de l’organisation partisane au quotidien au contact d’un tacticien hors pair, Roger Duchet, et apprentissage de la stratégie politique dans sa version la plus douloureuse – et donc la plus marquante – quand il faut choisir de rompre avec son parti pour en fonder un autre. En 1961-1962, le brillant secrétaire d’État refusa de suivre plus avant le CNIP dans son soutien jusqu’au-boutiste à l’Algérie française puis dans son opposition frontale à la réforme du mode de scrutin présidentiel. La forte empreinte des années passées au CNIP n’en fut pas pour autant oubliée comme on put s’en rendre compte quand fut lancée la FNRI en 1966, exactement sur les mêmes bases et avec les mêmes méthodes que le jeune CNRI en 1948-1950.
33Le maître reconnut d’ailleurs l’élève. Roger Duchet, qui s’était retiré de la vie politique, était devenu producteur de cinéma et avait changé de vie depuis 1962, décida soudain de publier ses Mémoires quand « VGE » entra à l’Élysée. Avec une plume trempée dans l’acide, il régla ses comptes, sans pitié pour ceux qu’il avait côtoyés. Deux hommes seulement furent épargnés : Michel Junot, son plus fidèle collaborateur, et le vainqueur du scrutin de 1974, malgré sa « trahison » douze ans plus tôt.
« L’heure est venue du changement. C’est le changement que je souhaitais au début même de ma carrière politique. C’est pour le changement que j’ai constitué […] le Centre national des indépendants. C’est pour le changement que j’ai organisé des congrès qui, tous, ont réclamé jusqu’en 1958 une constitution nouvelle, un exécutif fort, une Europe unie et une audacieuse politique de progrès social.
J’ai pensé, au début du règne du Général, que le gaullisme apporterait les transformations que nous souhaitions.
Mais je me suis trompé.
C’est Valéry Giscard d’Estaing, issu du CNI, qui seul – dans un régime libéral – est capable d’imposer le changement.
Michel Poniatowski, qui a fait la preuve de sa ténacité, a d’abord préparé l’implantation de la Fédération nationale des républicains indépendants. Il a créé – comme je l’avais fait moi-même – des structures départementales légères avec des notables surtout.
Il tente maintenant – comme je l’avais souhaité souvent – de réaliser le libéralisme économique, l’ouverture sur l’Europe et le gouvernement des centres. […]
Michel Poniatowski avait besoin, pour imposer une telle politique, d’un leader incontesté. Je n’ai trouvé, moi, qu’Antoine Pinay. Il a eu plus de chance : il a rencontré Valéry Giscard d’Estaing, un homme d’allure jeune et d’une grande intelligence. Et qui est capable de traiter de tous les problèmes que pose une démocratie moderne.
Le giscardisme, c’est l’œuvre posthume du CNI, mort il y a quelques années d’avoir multiplié les intrigues et les divisions15. »
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34Comment interpréter alors la défaite de Valéry Giscard d’Estaing le 10 mai 1981, évoquée rapidement dans l’introduction de notre propos ? Ce n’est pas le lieu de revenir longuement sur les causes de cet événement : les manœuvres chiraquiennes entre les deux tours mais aussi, sinon plus, les effets de la politique économique de Raymond Barre et le report de la majorité des suffrages écologistes en faveur de François Mitterrand16.Nous voudrions plutôt conclure sur la conséquence qu’eut cette défaite sur l’histoire de l’UDF à court et long terme.
35Comme le CNIP, où l’enchaînement des succès électoraux jusqu’en 1958 favorisa beaucoup le travail de Roger Duchet pour rassembler, faire « coaguler » les forces proches des indépendants en une seule et vaste formation à droite, l’UDF, qui associait des partis certes alliés mais aussi distincts et donc rivaux17, ne pouvait se consolider que sur la base de victoires électorales communes et répétées qui démontreraient, au fil des années, l’intérêt d’approfondir l’union. Pour mener à bien ce processus, il lui fallait aussi un leader unique, incontesté et influent. Depuis février 1978, le chef de l’État avait été celui sans qui rien n’aurait pu se faire et celui dans lequel toutes les composantes de l’Union ne pouvaient que se reconnaître. Mais en 1981, le parti était encore jeune et son rival chiraquien particulièrement entreprenant. Dans ces conditions, seul un nouveau mandat présidentiel de « VGE » était probablement capable de permettre l’achèvement de ce qui avait été entamé. Or, il fut battu et l’UDF, au milieu du gué, se retrouva dès lors face à son caractère inachevé. Un inachèvement qui allait peser sur son histoire pendant une vingtaine d’années.
Notes de bas de page
1 Son appellation officielle. Cf. infra le témoignage de Jean-Pierre Soisson.
2 Ces deux dernières composantes n’entrèrent dans l’UDF qu’un peu plus tard. Dans les premiers statuts, CDS, PR et radicaux étaient nommés dans cet ordre-là.
3 Lire les analyses d’un observateur chevronné en même temps qu’acteur engagé : Alain Lancelot, « Les élections législatives des 12 et 19 mars 1978 », dans Serge Berstein et Jean-François Sirinelli (dir.), Les années Giscard : 1978-1981. Les institutions à l’épreuve ?, Armand Colin, 2010, p. 9-20.
4 Gilles Richard et Jacqueline Sainclivier (dir.) Les partis à l’épreuve de 68. L’émergence de nouveaux clivages, 1971-1974, Presses universitaires de Rennes, coll. « Histoire », 2012.
5 Selon une appellation désormais courante, lancée d’abord par Génération sociale et libérale (GSL), le mouvement des jeunes giscardiens, puis reprise avec force par Jean-Pierre Soisson en mai 1977 lors du congrès fondateur du Parti républicain qui prenait la succession de la FNRI (Fédération nationale des républicains indépendants).
6 Il ne fut pas exclu du PR.
7 Des sièges nouveaux avaient été créés.
8 Michel Durafour et André Rossi en étaient les deux figures les plus en vue.
9 Qu’il soit ici chaleureusement remercié de m’avoir, depuis deux ans, beaucoup appris sur la « préhistoire » de l’UDF. Tout récemment, des éléments de ses souvenirs ont été publiés dans François Audigier, David Colon et Frédéric Fogacci (dir.), Les partis politiques. Nouveaux regards. Une contribution au renouvellement de l’histoire politique, Bruxelles, P.I.E. Peter Lang, coll. « France contemporaine », 2012, p. 429-453.
10 Orthographe choisie pour rappeler Jacques Attali et Athalie de Racine.
11 Témoignage de François de Sesmaisons.
12 Mise en perspective dans Olivier Dard et Gilles Richard (dir.), Les droites et l’économie en France au XXe siècle, Riveneuve éditions, 2011.
13 Tous deux étaient polytechniciens (1943 et 1944).
14 S’y firent remarquer quatre jeunes élus, François Léotard, Gérard Longuet, Alain Madelin et Philippe de Villiers, appelés à jouer un grand rôle dans l’histoire de l’Union au cours des années 1980 et 1990.
15 Roger Duchet, La République épinglée, Alain Moreau, coll. « Histoire et actualité », 1975, p. 270-271. Pour une première approche du parcours du fondateur du CNIP : Gilles Richard, « Un homme politique oublié : Roger Duchet et le centre droit », Commentaire, no 136, hiver 2011-2012, p. 953-963.
16 Gilles Richard, « L’élection présidentielle des 26 avril et 10 mai 1981 : fin ou péripétie de “la société libérale avancée” ? », dans Serge Berstein et Jean-François Sirinelli (dir.), Les années Giscard. 1978-1981 : les institutions à l’épreuve ?, Armand Colin, 2010, p. 89-104.
17 Lors de la campagne électorale de 1978, l’UDF n’eut aucun temps de parole en tant que telle à la télévision ni à la radio, mais seulement ses trois composantes fondatrices.
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