Bourses et boursiers de l’enseignement technique dans le Nord et le Pas-de-Calais (1900-1940)
p. 315-331
Texte intégral
1En observateur avisé, lorsqu’il opposait les héritiers et les boursiers, Albert Thibaudet s’intéressait surtout, parmi ces derniers, aux futurs professeurs et, partant, à la promotion d’une élite par l’école, thème majeur de la IIIe République1. La république des boursiers a certes trouvé, sous les traits du « boursier conquérant », l’incarnation d’une méritocratie qui renvoyait aux principes même du régime2. Un peu plus tôt dans le siècle, à propos de l’accroissement des bourses pour les enfants du peuple évoqué au congrès d’Angers de la Ligue de l’Enseignement, tenu en 1906, Jaurès écrivait qu’« entre ce peu et rien la différence est si infinitésimale que, pratiquement, elle est nulle3 ». De manière définitive, le député socialiste soulignait autant l’ampleur du défi éducatif que l’ambiguïté intrinsèque des bourses, tout à la fois remède et caution pour un système encore inaccessible à une majorité. Sans en nier l’importance et l’accroissement pendant les premières décennies du XXe siècle, cet encouragement par les bourses a sans doute été plus varié et complexe qu’on ne le pense4. Pour les enseignements techniques en particulier, la complexité des financements et des dispositifs dissuade trop souvent d’aborder ce domaine qui permet pourtant de jauger des politiques éducatives menées, d’envisager ensemble les principes dont se réclament les promoteurs de ce type d’enseignement et les pratiques adoptées5.
2En raison de la complexité de la question, des lacunes dans les archives conservées et de la masse des informations dans les dossiers disponibles, il faut d’abord se résoudre à n’embrasser qu’un champ réduit. Les départements du Nord et du Pas-de-Calais sont des exemples révélateurs, puisque les dossiers de bourses pour des élèves des écoles pratiques de commerce et d’industrie (EPCI) n’ont été conservés que dans le second, alors que le premier permet en revanche d’aborder le cas d’écoles techniques supérieures6. À ces différents niveaux, qu’il paraît intéressant d’étudier ensemble, du début du XXe siècle aux années 1930, l’enseignement technique associe d’emblée, au niveau des bourses accordées, des financeurs variés et des circuits décisionnels complexes. La réforme intervenue en 1925 crée un concours unique des bourses qui rattache l’enseignement technique à d’autres types d’établissements secondaires et primaires supérieurs. Les responsables locaux obéissent dès lors à un protocole normalisé et interviennent essentiellement au stade du concours des bourses. En mesurant l’évolution des politiques d’attribution de bourses d’enseignement technique avant et après cette réforme, en la comparant aux modifications intervenues dans les attributions de bourses non concernées par cette réforme, avec quelles motivations et selon quels dispositifs des politiques de bourses furent-elles envisagées et entretenues dans l’enseignement technique intermédiaire et supérieur ? Les résultats furent-ils à la mesure d’ambitions à la fois éducatives, assistancielles et économiques ? Au cœur du processus de scolarisation, la place croissante des bourses dans l’institutionnalisation des enseignements techniques se repère particulièrement dans les modalités de l’investissement que représente la bourse : le circuit décisionnel éclaire en effet la diversité et les complémentarités qui en sont les maîtres mots. Plus finement dessinés, les traits du « boursier conquérant » suggèrent quelques conclusions sur la place de l’enseignement technique dans la politique à la fois scolaire, sociale et économique de la IIIe République.
Les bourses d’enseignement technique, un élément d’importance croissante
3Les attributions de bourses de l’enseignement technique ne débutent pas au seuil du XXe siècle, mais leur importance pour les institutions de formation et pour les familles est croissante, au plan financier comme dans les débats consacrés à cette question. On relève trois types d’instances susceptibles de délivrer des bourses dans le Nord-Pas-de-Calais, des années 1900 aux années 1930 : les collectivités publiques (ministères, départements, communes), les entreprises (compagnies minières, Compagnie du chemin de fer du Nord notamment), les fondations, legs et donations.
Les aides du conseil général du Nord
4Le conseil général du Nord organise par exemple son soutien aux EPCI du département7. Bien que des bourses soient versées de manière relativement désordonnée, depuis la création des EPCI en 1892, c’est en avril 1912 que les conseillers généraux décident que 1 000 francs seront attribués à chaque école pratique pour l’entretien de bourses, sauf pour celle de Fourmies dont les effectifs, plus importants, justifient une somme de 1 500 francs. En 1926, après la création par décret du 2 juillet de l’École pratique de garçons de Saint-Amand-les-Eaux, la somme atteint 15 500 francs, répartis entre onze écoles de garçons et quatre écoles de filles. Durant cette même année 1926, le crédit est porté à 2 000 francs par école, soit 30 000 francs pour les quinze écoles pratiques. Compte tenu du renchérissement, la somme est portée à 5 000 francs par école en 1929, soit 80 000 francs pour seize écoles. L’administration préfectorale propose toutefois d’en profiter pour modifier le système en raison des effectifs différents selon les établissements. En effet, en 1929 deux écoles ont moins de cinquante élèves (Cambrai et Saint-Amand), mais trois ont en revanche entre 200 et 250 élèves (les écoles pratiques de garçons de Lille et Tourcoing, l’école pratique de filles de Lille). Un barème est donc fixé pour accorder 2 000 francs aux premières citées et jusqu’à 6 000 francs pour les plus importantes. Ces cinq catégories déterminées par la population scolaire permettent au passage au conseil général d’affecter 66 500 francs au lieu des 80 000 francs nécessaires dans l’ancien système : la justice invoquée pour la répartition semble faire peu de cas de l’encouragement général à la formation technique. Dans les années suivantes, l’ouverture de nouvelles écoles pratiques est suivie financièrement, jusqu’à atteindre 72 500 francs au budget de l’exercice 1935, alors que les EPCI du Nord accueillent 5 364 élèves (en 1936). La mise en ordre porte sur des écoles équivalentes, et s’apparente donc à une volonté de justice distributive territorialisée.
L’importance des financements croisés
5Dans le cas d’établissements plus spécialisés, les attributions de bourses évoluent vers des complémentarités entre différents financeurs. À l’École des maîtres-mineurs de Douai, cinquante-sept élèves sont inscrits en 1903, parmi lesquels quatre seulement ne disposent d’aucune bourse ; trente sont dotés de bourses partielles et vingt-trois de bourses entières d’origines diverses. Dans le détail, les douze élèves originaires du département du Nord se sont partagé les huit demi-bourses de 500 francs prévues dans le budget départemental depuis 1879. De la même manière, le département du Pas-de-Calais affecte aussi 4 000 francs en huit demi-bourses de 500 francs, mais les a partagées entre vingt-quatre élèves sur vingt-sept (en moyenne, chacun de ces vingt-quatre élèves n’a pu obtenir qu’un tiers de bourse). D’autres départements ont soutenu leurs ressortissants : l’Allier a réparti 1 275 francs entre sept élèves, le Puy-de-Dôme a partagé deux bourses entre trois bénéficiaires, les Ardennes une bourse et demie entre deux titulaires. L’Aveyron, la Meurthe-et-Moselle et la Saône-et-Loire ont délivré deux bourses pour trois élèves. Les quatre élèves dépourvus de bourse, même partielle, sont issus respectivement d’Algérie, des Basses-Pyrénées, du Gard, ainsi qu’un seul élève du Pas-de-Calais. Ces financements sont complétés par une quinzaine de bourses entretenues ou garanties par les compagnies houillères, pour une somme totale de 15 300 francs.
6Le montant des bourses s’établit donc à 30 075 francs répartis entre cinquante-trois élèves. À titre de comparaison, si 93 % des élèves maîtres-mineurs reçoivent au moins une fraction de bourse en 1903, 14,4 % des élèves fréquentant l’enseignement secondaire dans l’académie de Lille sont boursiers en 1913 (soit 1 168 élèves), 5,4 % étant boursiers nationaux8. Le soutien départemental et des compagnies houillères est donc important, mais auprès d’une population très réduite au regard de la population minière.
Compagnie | Nombre de bourses | Nombre de bénéficiaires | Somme totale (en francs) |
Anzin | 4 demi-bourses | 2000 | |
Thivencelles | 1 demi-bourse | 500 | |
Escarpelle | 3 demi-bourses | 1 500 | |
Douchy | 2 demi-bourses | 1 000 | |
Aniche | 2 demi-bourses | 1 000 | |
Lens | 2 bourses | 4 bénéficiaires | 250 |
Liévin | 3 bourses 90 | 5 bénéficiaires | 2 000 |
Marles | 2 bourses 65 | 4 bénéficiaires | 3 900 |
Meurchin | 1 demi-bourse | 2 650 | |
Béthune | Un quart de bourse | 500 |
Tableau XXIX. – Répartition des bourses entretenues par les compagnies houillères du Nord et du Pas-de-Calais à l’École des maîtres mineurs de Douai en 1903.
7Le trait se confirme si l’on se penche sur l’École des Arts et Métiers de Lille ouverte en 1900. Pour la promotion admise par concours en 1910, soixante-sept des cent-un élèves bénéficient d’une bourse nationale complète ou partielle ; ils sont quatre-vingt-trois pour la promotion 1913. Ces bourses sont complétées par des bourses départementales (vingt-huit élèves en reçoivent en 1910, quarante-cinq en 1913) et des aides d’autres origines (l’un des principaux contributeurs privés est la Compagnie du chemin de fer du Nord, qui finance une partie des études de cinq élèves de la promotion 1910 et six de la promotion 1913).

Tableau XXX. – Répartition des bourses à l’École des Arts et Métiers de Lille, élèves entrés en 1910 et en 1913.
8Le point commun entre les cas de l’École des maîtres-mineurs et de l’École nationale des Arts et Métiers réside dans la variété des combinaisons. Chaque cas individuel paraît spécifique et, si l’attribution de bourses nationales intervient toujours dans un premier temps, les compléments éventuels versés par les départements et/ou certaines municipalités et/ou quelques entreprises résultent d’ajustements difficiles à apprécier. La règle veut que chaque département, chaque municipalité ou chaque compagnie minière encourage ses propres ressortissants, mais des efforts tels que ceux de la municipalité du Havre ou de la Compagnie du Nord, pour l’École des Arts et Métiers de Lille, résultent à l’évidence d’une politique volontariste isolée. Le fractionnement de ces allocations est une donnée incontournable. Dans ce schéma, les municipalités ont un rôle souvent réduit. Sauf exception, comme l’intervention du Havre auprès de ses élèves admis à l’École des arts et métiers, les conseils municipaux sont surtout invités à se prononcer sur les demandes de bourse nationale. Juges du mérite du candidat et de la situation de famille, ils interviennent exceptionnellement pour soutenir un ressortissant engagé dans des études coûteuses.
Un système essentiellement empirique
9Ce système érigé progressivement paraît essentiellement empirique, malgré les mises en ordre que suscitent un certain nombre de textes réglementaires comme l’arrêté de 1894 sur les bourses d’État dans les EPCI. La complémentarité des bourses de l’État, des départements et des communes est ainsi affirmée pour les écoles pratiques d’agriculture dans la loi du 20 juillet 1875 sur l’enseignement élémentaire pratique de l’agriculture, et dans des termes quasi inchangés dans la loi du 2 août 1918 sur l’organisation de l’enseignement professionnel public de l’agriculture9. Mais derrière cette continuité, l’édifice demeure fragile. Pendant la Première Guerre mondiale, un nombre réduit de bourses continue à être attribué dans la zone non occupée par l’ennemi. En 1916, le conseil général du Nord décide que trois bourses départementales d’entretien de cent francs iront à des élèves de l’EPCI de Dunkerque. Souvent, les bourses suivent les élèves nordistes bénéficiaires : deux bourses d’internat sont accordées en 1916 par le département du Nord pour l’École nationale professionnelle (ENP) de Nantes et une autre envisagée à destination de l’École nationale des Arts et Métiers de Cluny. L’année suivante, une allocation d’entretien est versée à Jeanne Deruelle, issue d’une famille de quatre enfants de Caudry dont le père est mobilisé, et élève à la section commerciale de l’École pratique de Dreux, dans l’Eure-et-Loir. Les transferts de bourse sont monnaie courante dans cette période d’incertitude ; un élève de l’ENP d’Armentières touche d’abord sa bourse à l’École pratique du Mans, puis en 1917 à l’ENP de Vierzon. L’EPCI de Dunkerque s’efforce de fonctionner normalement, et bénéficie en 1917 d’un crédit de 2 500 francs pour les bourses, somme que se partagent douze élèves. Dans l’ensemble, toutefois, le système des bourses est totalement désorganisé, en particulier dans la zone occupée. À l’Institut industriel du Nord de la France, dont l’activité est quasiment nulle durant quatre années, 8 200 francs étaient consacrés par le département du Nord à l’entretien de bourses d’études avant la guerre. Dès la reprise des cours, de nombreuses demandes de bourses parviennent et le conseil général décide en avril 1919 de porter l’effort à 11 200 francs, solution transitoire qui ne permet pas de procéder à un nombre suffisant d’attributions nouvelles. Car à la suite de la guerre, des candidats aux cursus irréguliers prétendent, justificatifs à l’appui, à l’obtention d’une bourse. Robert Bonnet, né à Lille en 1896, sollicite le conseil général du Nord afin d’obtenir un prêt d’honneur de 1 000 francs pour suivre les cours de l’Institut électrotechnique de la faculté des sciences de Grenoble et obtenir le diplôme d’ingénieur électricien et le grade de licencié ès-sciences. Une telle demande pour une institution située hors de la région aurait sans doute échoué, mais les titres du jeune homme plaident en sa faveur : orphelin de père et de mère, engagé volontaire pour la durée de la guerre et blessé, il a achevé à Angers les études commencées à l’École des Arts et Métiers de Lille, sortant major de sa promotion. Difficile à mesurer précisément, l’accroissement du nombre de bourses a toutefois suivi, plus ou moins rapidement, le développement des formations au travail. Mais cet accroissement cache la variété des financements et ne substitue que rarement les bourses aux rétributions scolaires. On ne saurait évoquer une politique de bourses d’enseignement technique avant la Première Guerre mondiale, malgré l’effort continu de certains financeurs. Les ministères, les conseils généraux, les municipalités, les entreprises, les chambres de commerce, les syndicats patronaux, les associations d’anciens élèves : la liste est longue des émetteurs possibles, et la situation se brouille avec la pratique de plus en plus générale des fractionnements de bourses et des combinaisons de fractions de bourse de plusieurs provenances.
Les modalités de l’investissement dans les bourses
10À l’accroissement quantitatif global correspond un affinement des critères pris en compte pour l’octroi de bourses. En différentes occasions, des débats se produisent dans l’enceinte des conseils généraux ou municipaux, débats dont les termes et les conclusions permettent de mieux cerner les motivations des financeurs.
Les critères d’attribution des bourses et les motivations des financeurs
11Les dossiers de candidats aux bourses des EPCI du Pas-de-Calais (école pratique de garçons d’Hénin-Liétard, écoles pratiques de filles et de garçons de Boulogne-sur-Mer) donnent un aperçu du circuit décisionnel et des critères pris en compte. Parmi les onze bourses pour l’EPCI d’Hénin-Liétard accordées en 1912, les familles sont originaires de huit communes différentes, toutes situées dans le bassin minier. Majoritairement issus de familles de mineurs en difficulté, les récipiendaires sont membres en général de familles nombreuses. Un élève aussi méritant qu’Augustin Viseux, qui prépara en travaillant le concours d’entrée à l’École des maîtres-mineurs, ne semble pas disposer de bourse en raison d’une situation familiale moins délicate – notamment grâce aux sacrifices de son père, qui choisit symboliquement et exceptionnellement de travailler un 1er mai pour que la compagnie minière ne retire pas son appui à la candidature de son fils à l’École –, malgré la disparition prématurée de son frère10. Vingt ans plus tard, l’analyse des trente-deux dossiers de demande de bourses nationales d’apprentissage à l’EPCI d’Hénin-Liétard en mai 1933 renvoie à un public plus diversifié. Les professions exercées par les chefs de famille sont encore en majorité liées au monde de la mine (mineurs, surveillant aux mines, porion, chef de carreau, gardien entre autres), mais on trouve aussi un père comptable ou un peintre ainsi qu’un mineur exerçant une fonction de cabaretier, tandis que rares sont les candidats dont le père est décédé (trois) ; douze familles ont quatre enfants ou plus à charge. Les revenus annuels sont inférieurs à 10 000 francs pour vingt familles, vingt-et-une ne paient aucune contribution11.
Bourse | Métier exercé par les parents | Nombre d’enfants | Domicile |
175 frs. | Père raucheur aux mines de Courrières ; mère tient une petite épicerie | 2 enfants à charge | Fouquières-lez-Lens |
175 frs. | Père aide-raucheur à Courrières | 1 enfant à charge | Sallaumines |
350 frs. | Père mécanicien au chemin de fer du Nord | 2 enfants à charge | Avion |
200 frs. | Père décédé (mineur) ; mère tient un estaminet | 1 enfant à charge | Liévin |
175 frs. | Père malade (mineur à Lens) | 4 enfants à charge (8 enfants au total) | Givenchy-en-Gohelle |
200 frs. | Père décédé (porion à Bruay) | 2 enfants à charge (7 enfants au total) | Bruay |
200 frs. | Père décédé (mineur, puis épicier à Marles) | 1 enfant à charge (7 enfants au total) | Auchel |
175 frs. | Père ouvrier mineur | 3 enfants à charge (4 enfants au total) | Hénin-Liétard |
200 frs. | Père décédé (porion à Marles) | 3 enfants à charge (3 enfants au total) | Auchel |
175 frs. | Père ancien mineur à Liévin | 1 enfant à charge (7 enfants au total) | Liévin |
200 frs | Père décédé (mineur à Courrières) | 2 enfants à charge (3 enfants au total) | Sallaumines |
Tableau XXXI. – Bourses délivrées en 1912, EPCI d’Hénin-Liétard12.
12La sociologie du recrutement à l’École des maîtres-mineurs de Douai offre le même tableau des difficultés de la vie. Les dix-neuf bourses de première année distribuées durant l’année scolaire 1929-1930, d’un montant qui s’élève de 700 à 2 100 francs, vont à huit familles où le père est mineur, auxquelles il faut ajouter six autres où le père travaille également pour les compagnies minières (comme employé, surveillant ou encore soudeur). Les difficultés se mesurent aux disparitions et accidents de la vie : deux pères sont décédés, un autre est malade, un troisième est pensionné. On relève aussi un artisan menuisier et un serrurier, une veuve institutrice13. Des caractéristiques assez proches, avec des enfants orphelins de père ou dont le chef de famille ne travaille pas, peuvent être repérées pour les neuf candidats aux bourses d’apprentissage à l’EPCI de garçons de Boulogne-sur-Mer en octobre 1935. Trois ont un père ouvrier, mais ces familles n’ont jamais plus de trois enfants. Trois autres candidats ont une mère veuve, dont une seule a quatre enfants. Un père est journalier, un autre n’a pas de profession déclarée. Enfin, l’un des candidats est le fils d’un contremaître à l’école pratique14. Dans certains cas, le dispositif de bourse est mis en place pour remédier à une situation sociale dramatique. Il en va ainsi de Pierre X, né en 1922, élève à l’École de mécaniciens de marine à Boulogne-sur-Mer, dont le père est chômeur. Le Service social de l’enfance de Paris s’adresse à son sujet au ministre de l’Éducation nationale, en 1934, pour expliquer la situation d’un père qui vient de perdre sa place de gardien de square municipal à Paris, et d’une mère « déséquilibrée et alcoolique [qui] a à peu près ruiné l’honnête aisance que les époux connaissaient jadis15 ». Pour particulier qu’il soit, le cas signale que sont rassemblées dans les politiques de bourses des familles modestes, pour lesquelles la bourse constitue un espoir d’ascension sociale, et des familles en grande difficulté, auxquelles la bourse doit permettre d’enrayer une descente aux enfers.
13Parmi les familles des candidates de l’EPCI de Boulogne-sur-Mer aux bourses départementales en 1936-1937, les cas de familles nombreuses ou en difficulté sociale suite à l’absence du père ou de la mère sont nombreux. Les professions exercées, du fossoyeur au manœuvre en passant par l’ouvrier des PTT pour les hommes, de la journalière à la concierge pour les femmes, sont modestes. Le revenu annuel est inférieur à 10 000 francs pour les familles de onze des dix-sept candidates. L’équilibre des bourses témoigne de la fonction de complément des bourses nationales que remplissent les bourses départementales ; à partir de 12 000 francs de revenu, le montant total des bourses ne dépasse pas 420 francs.
14Bien que justifiées par les conditions sociales de leurs titulaires, les bourses d’enseignement technique font l’objet de plusieurs discussions entre les conseillers généraux du Pas-de-Calais. En 1898, l’inspecteur départemental de l’enseignement technique, Ferdinand Farjon, industriel et président de la Chambre de commerce de Boulogne-sur-Mer16, soutient en effet la création de deux bourses départementales pour les EPCI de Boulogne-sur-Mer. En séance du 19 avril 1898, les conseillers généraux débattent de la proposition de supprimer l’une des bourses attribuées à l’Institut industriel de Lille et l’une de celles accordées à l’École des maîtres-mineurs de Douai, afin de transférer ces bourses à Boulogne-sur-Mer. La mesure est dictée par la décision antérieure de ne plus créer de nouvelle bourse mais, selon certains conseillers, « cette mesure ne s’explique pas dans un pays minier comme le Pas-de-Calais ». L’amendement prévoyant le maintien de la bourse de Douai est voté. En revanche, la bourse accordée pour encourager un élève du Pas-de-Calais à l’Institut industriel du Nord de la France est supprimée. La question revient à l’ordre du jour de la séance du 25 août, car plusieurs conseillers généraux ont entre temps émis le vœu du maintien du crédit de 3 200 francs prévu pour les demandes de bourses à l’Institut industriel. La proposition s’appuie sur le nombre important de demandes – les bourses n’y sont plus attribuées que par fractions d’un quart (soit 200 francs). L’enseignement proposé à l’Institut industriel est jugé « remarquable », et l’établissement « rend de grands services ; les jeunes gens qui en sortent trouvent des emplois : ce ne sont pas des déclassés ». Si les élus boulonnais, sous la houlette de Huret-Lagache, ont obtenu ce qu’ils souhaitaient pour leur EPCI, le conseiller général Ringot, soutenu par plusieurs de ses collègues des différents arrondissements du Pas-de-Calais, fait valoir l’utilité de l’Institut industriel par opposition à l’enseignement supérieur. Farjon, l’un des plus fervents défenseurs de l’enseignement technique, ne s’était pas manifesté lors de la décision de suppression mais s’associe à la demande de rétablissement de la quatrième bourse pour l’Institut industriel à condition que les bourses boulonnaises ne soient pas remises en cause. La politique de bourses d’enseignement technique ne fait donc pas l’unanimité, au tournant des XIXe et XXe siècles. Elle dispose cependant d’un nombre suffisant de partisans attachés à la justice spatiale et de conseillers généraux séduits par les perspectives professionnelles de la formation technique. L’action d’un inspecteur départemental illustre l’ambiguïté de l’engagement en faveur de cet enseignement. Son souci de l’institutionnalisation locale le conduit à desservir d’autres institutions d’enseignement technique. La question des attributions de bourses rebondit en effet en août 1906, lorsque Farjon affirme devant ses homologues du conseil général qu’« avant de donner des subventions aux écoles de l’extérieur, il serait bon de penser à celles du Pas-de-Calais ». Il s’étonne « que l’on veuille exporter l’argent du département » et s’élève contre la proposition de bourse à destination de l’École supérieure de commerce (ESC) de Lille : une seule demi-bourse existe à l’établissement similaire de Boulogne. Malgré les demandes de bourses à l’ESC de Lille et le rapport du préfet en faveur de cette création, l’amendement proposé à l’instigation de Farjon par Charles Guyot et qui prévoit la création de la nouvelle bourse à l’École de commerce de Boulogne plutôt qu’à celle de Lille est adopté. La politique des bourses d’enseignement technique peut donc être un objet de débat, mais cette observation ne se retrouve pas dans le Nord, où rares sont les discussions sur ce thème retranscrites dans les rapports et procès-verbaux des délibérations.

Tableau XXXII. – Bourses délivrées en 1936, EPCI de jeunes filles de Boulogne-sur-Mer17.
Le processus de décision à l’échelle locale
15À l’échelle locale de l’institution de formation, le processus de décision s’articule le plus souvent autour du chef d’établissement, tour à tour interlocuteur des familles et des promoteurs de la formation, quémandeur de bourses auprès des instances susceptibles d’en financer, répartiteur des sommes disponibles, juge des résultats scolaires et du mérite des boursiers en cours d’études. Il est souvent assisté dans cette tâche par un conseil de perfectionnement. À l’École pratique d’agriculture de Wagnonville, près de Douai, le comité de surveillance et de perfectionnement procède aux examens d’admission. En juillet 1920, la commission, qui comprend un inspecteur général de l’agriculture, un député et deux conseillers généraux assistés du directeur des services agricoles, admet vingt-six des vingt-sept candidats en première année. Le comité décide ensuite l’attribution des bourses de l’État et des bourses départementales. Les premières sont distribuées entre six élèves (une bourse complète, trois demi-bourses et deux quarts de bourse), les secondes entre trois élèves qui reçoivent chacun trois quarts de bourse. Après cette première répartition, la démission d’un élève de troisième année laisse trois quarts de bourse d’État disponible, lesquels sont redistribués entre deux élèves18. D’après cet exemple, le comité de surveillance et de perfectionnement a la haute main sur la distribution des bourses, soumise à trois paramètres majeurs : le mérite individuel des élèves, leur situation sociale (inconnue) et le budget dévolu aux bourses qui reste disponible. L’ordre de priorité de ces critères peut toutefois varier.
16L’impression domine que les bourses sont intégrées au fonctionnement même de l’établissement. Aux critères de ressource et de mérite s’ajoute l’intérêt de l’institution : ainsi à l’automne 1909, une bourse entière de l’État étant « libre », le directeur de l’École propose de l’attribuer à Georges Maillard, « qui est un excellent élève [dont le] frère vient d’entrer en première année : les parents arriveraient péniblement à payer la pension des deux ». Le préfet de police de Paris fournit au ministre de l’Agriculture, quelques jours plus tard, des renseignements sur le père, Paul Maillard, domicilié à Neuilly, ancien employé à la Compagnie des Eaux remercié vers 1902 pour raisons de santé, devenu représentant de l’Agence française de publicité, et dont la femme « donne des leçons d’allemand ». Le couple a quatre enfants, dont une fille aînée infirme. Le fonctionnaire atteste d’une situation modeste19. Les besoins familiaux rencontrent ici l’intérêt d’une institution dont le recrutement demeure incertain : l’année précédente, le conseil général du Nord s’interrogeait sur l’efficacité des écoles pratiques d’agriculture qui « ne peuvent atteindre la masse des cultivateurs20 ». Dans ce contexte, la bourse devient un élément du dispositif de pilotage institutionnel de l’enseignement agricole et un instrument du façonnement de l’offre de formation.
17Pour prétendre à de nouvelles bourses, les responsables d’’institutions de formation mettent en avant des critères sociaux et les besoins pressants de financement. Les conseillers généraux sont souvent les interlocuteurs privilégiés, susceptibles de relayer les besoins et de provoquer l’intervention départementale. Le cas de l’école saisonnière d’horticulture installée à l’École pratique d’agriculture de Wagnonville, près de Douai, en témoigne : six conseillers généraux du Nord, dont les socialistes Charles Goniaux, ancien député de la première circonscription de Douai, et Paul Foucaut, maire de la commune voisine de Sin-le-Noble, s’appuient sur un rapport du directeur des services agricoles Charles Vezin pour demander l’attribution de deux bourses en 1933. Selon ce fonctionnaire, en poste depuis l’année précédente, l’École ouverte en 1928 a reçu depuis lors soixante-deux élèves dont quarante-huit originaires du Nord ; tous étaient « des élèves nécessiteux » dont le père n’était pas imposé. Alors que les demandes de bourses ont été satisfaites jusque 1932 grâce à l’Office des pupilles de la Nation (la moitié des candidats étaient concernés) et aux quatre bourses prévues au budget de l’École, la situation devient plus incertaine. Des compléments venaient de la Société d’horticulture et des jardins ouvriers de Valenciennes, qui a attribué deux bourses durant les deux années précédentes. Mais Vezin constate que les pupilles de la Nation vont être plus rares (en 1933, parmi les quinze élèves présents, un seul est dans cette situation) et appelle à diversifier les financements : « Un appel pressant a été fait auprès des Sociétés d’horticulture et des Caisses de crédit agricole, en faveur de ces élèves. Grâce à leur générosité et à celle des particuliers qui s’intéressent à l’École, il a été possible d’attribuer huit bourses entières et une demi-bourse. C’est une solution provisoire et malgré laquelle deux candidats ont dû être déboutés de leur demande et chercher ailleurs une situation ». Le conseil général serait donc sollicité en dernière instance, afin d’assurer la rentrée 1934 dans un contexte de vives difficultés économiques. Le directeur des services agricoles, qui demande l’augmentation de la contribution départementale au budget de l’école de 4 800 francs (soit quatre bourses identiques), plaide l’utilité de l’enseignement de l’horticulture, garante de « débouchés sérieux » alors que « tant de carrières sont encombrées ».
18De fait, la période est propice à l’orientation des dispositifs de bourses vers le monde rural. Charles Vezin justifie la demande par l’objectif de « maintien à la terre de fils d’horticulteurs et le retour à la terre de fils de mineurs et d’ouvriers en chômage ». Les formations industrielles et commerciales, par le biais des EPCI, étant désormais dotées d’un système de bourses raisonné et institutionnalisé, ce sont les formations rurales qui font l’objet de l’attention des pouvoirs publics. À la fin des années 1920, l’État cherche en effet à encourager l’artisanat rural. Des primes aux petits employeurs et des subventions sont accordées par l’intermédiaire des conseils généraux, chargés de la répartition. Le département du Nord tarde à utiliser la subvention de 2 000 francs reçue de l’État en 1927. En 1928, le préfet du Nord cherche à utiliser cette somme, complétée par des versements de la Société des agriculteurs du Nord et la Société d’agriculture de l’arrondissement d’Hazebrouck : un crédit complémentaire de 4 300 francs est donc inscrit au budget de l’exercice 1928. Dans le Pas-de-Calais, ces bourses représentent de 1926 à 1935 un crédit total de 106 550 francs. L’État est le principal contributeur, à hauteur de 80 % environ de la somme totale ; l’appoint est fourni par le département (1 000 francs chaque année) et les chambres de commerce de Béthune, Calais et Saint-Omer. Le nombre des bourses oscille lui-même entre quatre (1926) et quarante (1929), mais à partir de 1931 moins de vingt bourses sont attribuées chaque année. Qu’on l’impute à la crise économique ou au malthusianisme économique des financeurs, l’effort paraît donc limité ; l’opportunité des bourses ne semble pas convaincre, faute de candidats et d’une réelle appropriation de cette politique de bourses par les collectivités locales. Mais l’exemple confirme que les dispositifs sont eux-mêmes subordonnés à des politiques précises, et ne sont donc pas réductibles à des relations clientélistes dont divers courriers attestent continûment l’existence, à défaut d’en prouver l’efficacité. Ces soutiens respectent d’ailleurs souvent les critères sociaux : le député du Pas-de-Calais Paul Thellier, lorsqu’il écrit à l’ingénieur en chef de l’Exploitation de la Compagnie du Nord en juillet 1937, recommande un jeune homme de Saint-Pol-sur-Ternoise candidat aux bourses pour l’École commerciale de Paris, et dont le père est facteur-mixte à la gare de Saint-Pol21.
19L’attribution de bourses est toujours en même temps un secours individuel à destination d’un ou une élève et une forme de subvention en faveur d’un établissement. Certaines subventions sont ainsi modifiées pour prendre la forme de bourses, par exemple à l’ESC de jeunes filles de Lille, pour laquelle la municipalité décide en octobre 1921 de transformer la subvention de 5 000 francs précédemment versée en « fonds municipal en faveur d’étudiants bien doués ». Le changement n’est pas seulement formel, puisque la subvention devient un prêt remboursable sous la forme de bourses qui pourront être accordées aux élèves « jusqu’à concurrence de la somme de 5 000 francs22 ». D’ailleurs, cette somme ne semble pas avoir été dépensée totalement. Alors qu’en 1919 six bourses avaient été octroyées, en 1924, le conseil municipal de Lille vote des subsides de 500 francs, à titre remboursable, pour trois élèves seulement.
Mythe et réalités du « boursier conquérant »
20Il est différentes manières d’interpréter ce développement des bourses. Passer de l’observation de l’ascension individuelle d’un élève particulièrement doué à l’analyse des fonctions collectives des bourses dans la société paraît l’étape la plus difficile.
Le sens des bourses ?
21La perspective la plus répandue assimile plus ou moins explicitement la dépense d’éducation au résultat d’un calcul, celui du coût d’opportunité, évalué par l’accroissement de la productivité marginale du travail attendu d’un supplément d’éducation et par la progression corrélative – quoique différée – du salaire. Ce type de calcul, qui fonde les théories du capital humain, bute néanmoins sur l’hypothèse du comportement rationnel des familles qui s’y livreraient – hypothèse proprement invérifiable, comme bien des critiques de l’économie néo-classique l’ont montré. En outre, cette interprétation ignore le rôle de l’institution scolaire elle-même dans le fait de scolarisation. Si l’attribution d’une bourse peut décider des parents à prolonger la scolarisation de leur enfant, le processus d’attribution constitue encore à bien des égards une boîte noire. Assurément, pour l’institution scolaire, offrir des bourses constitue « une dimension de l’offre de places » : les bourses sont un des moyens par lesquels la « demande sociale d’éducation » peut être « induite par l’offre23 ». Sous couvert d’investissement pour l’avenir, le fonctionnement de l’institution scolaire est en jeu, puisque bien souvent l’accroissement des effectifs est interprété par les responsables de l’institution, aux différents échelons, comme le signe de l’adéquation de l’enseignement aux besoins, l’indice de la bonne gestion de l’établissement. Le brouillage survient avec l’insistance sur la notion de mérite, à moins d’en préciser les trois niveaux de définition, en termes d’idéologie, de réalité sociale et de réalité sociale perçue24. Sans doute les intérêts individuels et collectifs au développement du système des bourses se confondent-ils sur les épaules innocentes du boursier conquérant.
22La politique de bourses se distingue nécessairement de la gratuité. Celle-ci, décidée pour l’enseignement primaire (16 juin 1881) puis pour les études secondaires à partir d’octobre 1928 et étendue en 1933 à toutes les classes secondaires, est le corollaire logique de l’obligation scolaire25. La logique d’institutionnalisation des bourses est intrinsèquement différente, puisque liée à la notion de mérite (celui-ci, pour l’enseignement primaire gratuit, prend la forme d’une économie des honneurs26). La bourse est ici au point de rencontre de l’émulation dont l’école est un terrain privilégié et de la récompense qui signale l’entrée dans la vie adulte, l’introduction dans la logique hiérarchique du système de production et les possibilités de promotion. Après l’inscription dans la loi par les républicains au pouvoir de la gratuité de l’enseignement primaire, le caractère plus souple d’un système de bourses permet aux collectivités locales (conseils municipaux et généraux essentiellement) ou à des entreprises et donateurs privés de récompenser à titre individuel le mérite. Ce système coïncide parfaitement avec l’idée d’adaptation aux besoins locaux qui prévaut pour les enseignements techniques. Même lorsque le système s’unifie après 1925 avec la création du concours unique des bourses pour les candidats classés en plusieurs séries et dont l’inscription est conditionnée à l’âge et à l’insuffisance des ressources de la famille27, les complémentarités qui fondent les politiques de bourses d’enseignement technique supposent que les entreprises et les collectivités locales participent à la reconnaissance du mérite et à l’encouragement aux études. Si le système des bourses est alors normalisé, il faudrait disposer de statistiques bien plus précises pour apprécier finement les conséquences de cette réforme sur l’évolution des écoles primaires supérieures et des EPCI.
23La création simultanée, en 1925, de la taxe d’apprentissage, fondée sur le principe d’institutionnalisation conjointe des formations au travail par l’État et par les principales intéressées – les entreprises bénéficiaires de ce personnel formé – confirme l’idée de l’institutionnalisation d’un système censé associer les entreprises et l’État, sous le contrôle vigilant de ce dernier, même si les processus législatifs sont distincts. De surcroît, les partisans de l’école libre jugent moins sévèrement le système de bourses qu’ils ne dénoncent la gratuité. Auguste Rivet, avocat et professeur à la faculté catholique de droit de Lyon, contempteur virulent de la gratuité, reconnaît lui-même en 1899 la légitimité du principe des bourses, quoiqu’il en déplore la multiplication et l’utilisation dévoyée en vue de remplir les établissements publics28. Ce système de bourses paraît un compromis raisonnable entre volonté d’égalité d’une part, distinction par le mérite d’autre part : pourtant, faut-il alors considérer les bourses comme les outils de la stratification de la société29, ou comme les instruments d’évitement d’une telle stratification ? Sans doute cette alternative est-elle conforme à l’ambiguë « passion française » de l’égalité plutôt qu’à l’argument souvent évanescent du mérite. La bourse d’étude semble aussi un compromis raisonnable entre les besoins individuels et collectifs au sein de la société. L’attribution d’une bourse constitue à la fois le secours d’une personne qui a des titres (jugés légitimes) à en bénéficier pour consolider ou élever sa position sociale, et l’investissement auprès d’une personne dont les capacités promettent une utilité pour la société. Au croisement des intérêts individuels et collectifs, les instances distributives justifient doublement leur politique.
24Derrière l’argument du mérite se dessine cette « justice sociale capacitaire30 ». Qu’une promotion scolaire et professionnelle bâtie sur des bourses d’enseignement technique ait existé est incontestable. Mais il faut veiller, comme y invitait Claude Lelièvre, à examiner l’origine socio-professionnelle des boursiers, à distinguer la méritocratie des concours et celle des services rendus. L’arrêté de 1894 sur les bourses d’État pour les EPCI place le mérite scolaire avant les critères sociaux puis les services rendus à l’État31. L’encouragement suit parfois la scolarité de l’élève, en particulier pour les bourses d’origine privée. La Chambre de commerce de Dunkerque accorde en 1929 et en 1930 un prêt de 1 500 francs à un ancien élève de l’École pratique locale qui fréquente l’ESC de Lille. Classé vingt-sixième sur soixante-quatorze élèves à sa sortie de l’ESC, cet élève choisit de s’inscrire à l’Institut commercial de la faculté de droit de Lille et demande la poursuite de ces subsides, ce que la chambre de commerce accorde sur la foi des « notes excellentes obtenues32 ».
25Aux critères scolaires, sociaux et politiques s’ajoute indéniablement l’enjeu institutionnel. Lorsque la plupart des élèves maîtres-mineurs reçoivent au moins une fraction de bourse, et même si tous ont assurément le courage de poursuivre des études après avoir travaillé si jeunes au fond, ce registre du mérite conserve-t-il sa pertinence ? La même réflexion vaut pour les gadz’arts, quasiment tous aidés par une bourse plus ou moins conséquente. Dans les EPCI, même si les données statistiques font largement défaut, la proportion de boursiers est moins large. Mais elle n’en nuance pas moins la portée méritocratique du système des bourses, au profit d’un rôle crucial pour l’équilibre économique des institutions de formation. Sans ces bourses, il est probable que la fréquentation des établissements serait insuffisante : pour l’école des maîtres-mineurs de Douai, au recrutement étriqué, les bourses sont une condition de survie, et il en va de même pour l’Institut industriel du Nord ou l’École des Arts et Métiers. Il importe donc de distinguer les fonctions des bourses, sans pour autant occulter la dimension pédagogique. Autre utilisation possible de la bourse, la privation constitue un levier disciplinaire parfois utilisé face à des résultats insuffisants ou à des comportements inadéquats. La privation de bourse symbolise la dimension méritoire de son attribution : le mérite n’est jamais définitivement acquis.
L’exemple des bourses de la Compagnie du chemin de fer du Nord
26Ces différentes dimensions de la bourse d’enseignement technique se retrouvent dans la politique de bourses menée dans un cadre paternaliste par la Compagnie du chemin de fer du Nord. Entreprise puissante, celle-ci constitue l’un des principaux financeurs privés de bourses dans le Nord. Dès la fin du XIXe siècle, l’entreprise attribue des bourses, comme ces 600 francs versés aux enfants d’un employé au bureau de l’inspection principale, d’un employé au bureau de l’ingénieur de la voie et d’un surveillant chef à la gare de Boulogne-sur-Mer pour que leurs trois enfants suivent des cours aux écoles pratiques locales33. Chaque année, dans l’entre-deux-guerres, le comité directeur de la Compagnie attribue des bourses à des filles et garçons de ses agents, dans des établissements dont la liste est préalablement établie34. L’effort de formation interne s’accompagne du financement de scolarités externes à la compagnie ; dans les deux cas, la stratégie d’encadrement social vise à stabiliser et moraliser la main-d’œuvre. Une note rédigée en octobre 1930 par le secrétaire général administratif de la Compagnie dresse le tableau des fondations scolaires en faveur des filles d’agents. Pour les lignes françaises, huit établissements sont agréés en juin 1930 afin de recevoir des élèves boursières de la Compagnie : il s’agit de l’Institut professionnel féminin à Paris, des EPCI de Boulogne-sur-Mer, Creil, Dunkerque, Lille, Roubaix, Rouen et Tourcoing. Quarante-et-une demandes ont été transmises pour l’année (trente-huit en 1928 et quinze en 1929), dont trente-trois pour l’enseignement professionnel, une pour l’enseignement ménager. Le secrétariat général classe les demandes en fonction des charges de famille des demandeurs. En 1928, seize bourses ont été attribuées, dont treize à des candidates de familles d’au moins trois enfants ; l’année suivante, cinq bourses ont été versées pour des candidates de familles d’au moins trois enfants. Pour 1930, le responsable préconise l’attribution de onze bourses35. Pour les garçons, l’éventail des écoles paraît plus large. L’École professionnelle des industries lilloises, par exemple, dispose de 1930 à 1937 de quatre bourses permanentes (pour une somme totale de 2 000 francs) dont les bénéficiaires se renouvellent selon la progression de leurs études. Dans le même temps, la compagnie dispose de quatre demi-bourses à l’École des maîtres-mineurs : les quatre sont utilisées jusque 1935, ensuite seules deux demi-bourses de 1 200 francs sont occupées. L’entretien de bourses dans cette école marque l’aboutissement d’une requête du directeur de l’école, en décembre 1929. L’examen de cette possibilité par les responsables de la compagnie révèle que si l’intérêt de soutenir la scolarité d’enfants d’agents dans cette institution n’est pas direct, il paraît néanmoins utile de « faciliter l’entrée à l’École des maîtres mineurs des jeunes gens manifestant une préférence marquée pour les Mines et dont les parents cheminots, de situation modeste, auraient peine à payer la pension exigée », selon les termes d’une note interne36.
27Si l’on considère les enseignements techniques, la figure du boursier conquérant perd de sa netteté, au profit du portrait d’un groupe dont la composition elle-même obéit à de multiples enjeux économiques et sociaux. Force est donc de distinguer une grande variété de bourses d’enseignement technique, qui s’étend du prêt d’honneur et de la fraction de bourse jusqu’à la prise en charge complète des pupilles de la nation ou des enfants des 1 100 ouvriers victimes de la catastrophe de Courrières de mars 1906. Bien que l’exemple soit exceptionnel – autant que le fut la catastrophe –, il établit une relation entre l’enseignement technique et la protection sociale. L’élan de générosité qui accompagne le retentissement de la catastrophe permet de prévoir, sur le reliquat de la collecte de fonds, des bourses dans les écoles professionnelles37. Les bourses d’enseignement technique sont ainsi associées, à peine une décennie après la loi sur les accidents de travail de 1898, à la protection sociale. Le fonds de la catastrophe de Courrières permet jusqu’aux années 1920 d’encourager des enfants de mineurs qui fréquentent l’École des maîtres-mineurs de Douai et l’EPCI de Boulogne-sur-Mer. Mise en relation avec la sécurité et la prévention des risques, la formation au travail trouve un titre supplémentaire à l’encouragement pécuniaire. Loin de se réduire à l’instrument d’ascensions sociales individuelles – auxquelles elles ont néanmoins pu contribuer –, les bourses d’enseignement technique se caractérisent essentiellement par l’hétérogénéité des financements, des montants et des finalités. Cette diversité des fonctions assignées aux bourses (encouragement individuel, prévention des risques, institutionnalisation de l’enseignement technique, formation de travailleurs qualifiés) les place au centre de l’effort que la société entreprend pour maîtriser son avenir social et économique. Mais la course aux bourses, leur intégration dans les stratégies individuelles et institutionnelles lorsque les institutions de formation comptent sur ces bourses pour l’équilibre de leur budget et de leur recrutement, soulignent la difficulté à distinguer les effets souhaités et les effets pervers voire contradictoires des politiques menées. Placée sous les auspices de la méritocratie et de la justice sociale, la bourse devient une sorte de droit individuel ou de cache-misère institutionnel. Son fractionnement entre un nombre trop élevé de candidats en limite l’efficacité, tandis que sa multiplication souligne surtout les limites durables de l’enseignement technique. Reste qu’un tableau plus complet des investissements différenciés des collectivités et des entreprises dans ces dispositifs de bourses, étayé par les études au long cours de cohortes détaillées, serait assurément nécessaire pour aboutir à des conclusions plus précises.
Notes de bas de page
1 Albert Thibaudet, La République des professeurs, Paris, réédition Hachette 2006, p. 81 et suiv.
2 Jean-François Sirinelli, « Des boursiers conquérants ? École et promotion républicaine sous la IIIe République », dans Serge Berstein et Odile Rudelle (dir.), Le modèle républicain, Paris, PUF, 1992, p. 243-262.
3 Jean Jaures, « Après le Congrès d’Angers », L’Humanité, 7 août 1906, texte repris dans Jean Jaurès, De l’éducation (anthologie), édition par Madeleine Reberioux, Guy Dreux et Christian Laval, Paris, Syllepse, 2005, p. 259-263.
4 En particulier par Philippe Hugot, dont l’étude fournit des repères précieux : L’accès à l’enseignement secondaire dans l’académie de Lille 1918-1939. L’application des premières mesures démocratiques dans les établissements secondaires publics, thèse d’histoire contemporaine, Université de Lille 3, 2001.
5 Voir Jean-Pierre Briand et Jean-Michel Chapoulie, « L’institution scolaire et la scolarisation : une perspective d’ensemble », Revue française de sociologie, 1993, 34-1, p. 3-42 ; Marianne Thivend, « L’enseignement technique et la promotion scolaire et professionnelle sous la IIIe République », Revue française de pédagogie, no 159, avril-mai-juin 2007, p. 59-67. Claude Lelievre, « Bourses, méritocratie et politique(s) scolaire(s) dans la Somme, 1850-1914 », Revue française de sociologie, 1985, vol. 26, no 3, p. 409-429.
6 Les sources mobilisées pour cette étude sont les procès-verbaux des conseils généraux du Nord et du Pas-de-Calais, de quelques conseils municipaux, les dossiers d’attribution de bourses d’enseignement technique dans les EPCI du Pas-de-Calais (Hénin-Liétard et Boulogne-sur-Mer ; AD du Pas-de-Calais, série T) et le registre des versements des droits d’inscription à l’École des arts et métiers de Lille (AD du Nord, 4 T). Les Archives nationales du monde du travail (ANMT) conservent des pièces intéressantes sur les politiques de bourses de la Compagnie du chemin de fer du Nord (202 AQ).
7 Voir Philippe Marchand, « Les écoles pratiques de commerce et d’industrie dans le Nord de la France, 1892-1940. Jalons pour une histoire nationale de l’enseignement technique et professionnel moyen », dans Thérèse Charmasson (dir.), Formation au travail, enseignement technique et apprentissage, Paris, CTHS, 2005, p. 31-51.
8 Voir Philippe Hugot, L’accès à l’enseignement secondaire dans l’académie de Lille 1918-1939..., op. cit., p. 219.
9 Thérèse Charmasson et al., L’enseignement agricole et vétérinaire de la Révolution à la Libération, Paris, INRP/Publications de la Sorbonne, 1992, p. 144 et p. 315.
10 Augustin Viseux, Mineur de fond, Paris, Plon, 1991.
11 AD du Pas-de-Calais, T634.
12 AD du Pas-de-Calais, T9.
13 AD du Pas-de-Calais, T 644.
14 AD du Pas-de-Calais, T 622.
15 Ibid.
16 Olivier Chovaux, La dynastie des Farjon à Boulogne-sur-Mer, mémoire de maîtrise, Université de Lille 3, 1985.
17 AD du Pas-de-Calais, T 617.
18 Archives nationales, F10 2593, copie du procès-verbal des examens d’admission à l’École pratique d’agriculture de Wagnonville, adressée par le directeur intérimaire de l’établissement au ministre de l’Agriculture le 4 janvier 1921.
19 Archives nationales, F10 2593.
20 AD du Nord, 1 N 152, séance du conseil général du Nord du 12 mai 1908.
21 Archives nationales du Monde du Travail (Roubaix), 202 AQ 258, lettre de Paul Thellier à M. Goursat, 12 juillet 1937.
22 AD du Nord, 76 J 1313, correspondance entre le maire de Lille et la directrice de l’ESC.
23 Jean-Pierre Briand et Jean-Michel Chapoulie, « L’institution scolaire, les familles, les collectivités locales, la politique d’État. Le développement de la scolarisation sous la IIIe République », Histoire de l’éducation, no 66, 1995, p. 23.
24 Élise Tenret, L’école et la croyance en la méritocratie, thèse de sociologie, Université de Bourgogne, 2008, p. 6.
25 Jean-Michel Chapoulie, L’École d’État conquiert la France. Deux siècles de politique scolaire, Rennes, PUR, 2010.
26 Olivier IHL, Le Mérite et la République. Essai sur la société des émules, Paris, Gallimard, 2007.
27 Sur cette réforme, Philippe Hugot, L’accès à l’enseignement secondaire dans l’académie de Lille 1918-1939..., op. cit.
28 Auguste Rivet, La pratique loyale de la liberté, Paris, Imp. Quelquejeu, 1899.
29 Olivier IHL, Le Mérite et la République..., op. cit., p. 315.
30 Patrick Savidan, Repenser l’égalité des chances, Paris, Grasset, 2007.
31 Claude Lelievre, « Bourses, méritocratie et politique(s) scolaire(s) dans la Somme, 1850-1914 », Revue française de sociologie, 1985, vol. 26, no 3, p. 409-429.
32 Chambre de commerce de Dunkerque, août 1931.
33 AD du Pas-de-Calais, T 409, extrait du registre aux délibérations du conseil municipal de Boulogne-sur-Mer, séance du 10 mars 1897.
34 Voir Enseignement technique sur le Réseau du Nord, conférence faite par M. Servonnet, année 1930-1931, Lille, Danel, 1931 ; François Caron, Histoire de l’exploitation d’un grand réseau : la Compagnie du chemin de fer du Nord, Paris, Mouton, 1973 ; Chantal Petillon et Didier Terrier, « Le temps de la compagnie du Nord », dans Alain Barre (dir.), Cheminots et chemins de fer en Nord-Pas-de-Calais, Paris, La Vie du Rail, 2004, p. 7-60.
35 Archives nationales du Monde du Travail, 202 AQ 258.
36 Archives nationales du Monde du Travail, 202 AQ 262.
37 Comité central de secours aux familles des victimes de la catastrophe de Courrières (10 mars 1906). Compte rendu des opérations du comité, Paris, Imprimerie nationale, 1908 ; voir Marie-France Conus, Sébastien Cordeau et Jean-Louis Escudier, « Les secours et l’indemnisation aux familles des victimes », 10 mars 1906. Compagnie de Courrières. Enquête sur la plus grande catastrophe minière d’Europe, Centre historique minier du Nord-Pas-de-Calais, « Mémoires de Gaillette », no 9, 2006, p. 119-135.
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