Recrutement social et bourses d’études. Les élèves des classes préparatoires littéraires à Lyon entre 1924 et 1968
p. 293-313
Texte intégral
« Mère divorcée (le père a abandonné le domicile conjugal et depuis de longues années ne donne pas signe de vie). Mme X a élevé ses 2 fils, le candidat et son frère ainé, devenu ingénieur chimiste, avec les ressources d’un petit commerce d’articles de ménages (loyer du magasin et de l’appartement attenant 3 000 francs/an). Atteinte de tuberculose, elle vient d’être hospitalisée dans un sanatorium. Tenant compte de la situation difficile où Mme X se trouve brusquement placée et du mérite exceptionnel de notre élève (3e prix de français au concours général en 1933,1er accessit de dissertation philosophique en 1934), je propose que la bourse soit transformée en une bourse complète d’internat : 5 292 francs à dater du 1er janvier 19351. »
1« Mère divorcée », « petit commerce », « situation difficile ». Ces quelques mots utilisés par le proviseur du lycée du Parc en 1934 pour demander une promotion de bourse en faveur du jeune Serge X sont révélateurs d’une situation familiale délicate. Dans l’entre-deux-guerres, l’enseignement en France reste cloisonné entre un enseignement primaire et primaire supérieur qu’empruntent majoritairement les enfants des milieux modestes et un enseignement secondaire réservé essentiellement aux enfants des milieux plus aisés. Le coût des études dans les lycées et la culture secondaire construite sur le poids considérable des Humanités contribuent à ce phénomène de ségrégation sociale. Cependant, cet enseignement « cloisonné » n’est pas totalement étanche. En effet, le système de bourses mis en place par la IIIe République permet aux meilleurs élèves des écoles primaires de rejoindre la classe de sixième d’un collège ou d’un lycée. Basé sur le principe de méritocratie, les jeunes garçons et les jeunes filles doivent se présenter au concours des bourses. Pour répondre aux baisses des effectifs des collèges et lycées avec le passage des classes creuses dues à la guerre, et alors que les écoles primaires supérieures (EPS) sont davantage prisées que l’enseignement secondaire, jugé trop long et trop abstrait, les concours des bourses des écoles primaires supérieures et de l’enseignement secondaire fusionnent dès 1925. Mais la mise en place de la gratuité des classes secondaires, entre 1928 et 1933, modifie ensuite la situation. Bien que les meilleurs élèves des écoles primaires continuent de choisir majoritairement la formation du primaire supérieur, la gratuité, conjuguée au manque de places proposées dans les EPS, amène certains enfants de milieu plus modeste à fréquenter l’enseignement secondaire2. Après l’obtention du baccalauréat, les élèves peuvent poursuivre des études supérieures.
2Si les études universitaires représentent les principaux débouchés, une autre voie est possible pour les meilleurs élèves des lycées : intégrer une Classe Préparatoire aux Grandes Écoles et notamment une classe préparatoire littéraire au concours d’entrée à l’École normale supérieure. Depuis sa fondation, l’ENS de la rue d’Ulm forme les futurs professeurs des lycées mais aussi les futures élites de la République : ministres, ambassadeurs, savants, écrivains... Dès 1818, les premiers concours d’entrée à l’ENS sont organisés en charge de sélectionner chaque année une trentaine d’élèves. Les réformes républicaines des années 1880, en instaurant un enseignement secondaire féminin, entraînent également l’ouverture de l’École normale de jeunes filles de Sèvres3. Cette dernière doit permettre à ses élèves de préparer les concours des nouvelles agrégations féminines. L’entrée à l’École de Sèvres est conditionnée par la réussite d’un concours. Rapidement, des classes préparatoires apparaissent donc au sein des lycées : à Lyon, le lycée du Parc accueille des jeunes gens, le lycée de la place Edgar Quinet, des jeunes filles4. Bien que rattachées aux lycées, les khâgnes, comme l’ensemble des CPGE, ne sont pas concernées par la gratuité de l’enseignement secondaire. De plus, leur répartition dans quelques lycées de villes universitaires nécessite des frais importants (logement, transport...), difficilement supportables par les familles issues des classes moyennes ou populaires. Le système de bourses mis en place est alors élargi aux CPGE. N’est-ce pas le cas du jeune Serge X pour lequel le proviseur du lycée du Parc relève un « mérite exceptionnel » ? Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la question de la méritocratie reste au centre du système d’attribution des bourses. Toutefois le contexte est bien différent. En effet à partir de 1945 s’installe un long mouvement de démocratisation de l’enseignement secondaire. Cette démocratisation, même relative, de l’enseignement secondaire a-t-elle dès lors modifié le recrutement social des khâgnes lyonnaises entre 1924 et 1967 ? Le système de bourses en place dans l’entre-deux-guerres, basé sur le principe de méritocratie, connaît-il des évolutions et les khâgneux-ses en bénéficient-ils toujours ? Notre analyse s’organise en deux parties : la première concerne les khâgneux et les khâgneuses des promotions 1924-1944 dans leur ensemble alors que la seconde, concernant les élèves des promotions 1945-1967, s’appuie sur une enquête effectuée par questionnaires5.
Dans l’entre-deux-guerres : boursiers et boursières issus des classes moyennes
3Les informations fournies par les archives ne permettent qu’une approche du recrutement social des khâgnes lyonnaises entre 1924 et 1944 à l’aune des seules professions des pères de famille. Des précautions s’imposent : cette approche s’accompagne le plus souvent de biais dans la classification d’une population selon son milieu d’origine. Ainsi, un fils d’employé et d’une enseignante, enfant unique, présente-t-il le même profil sociologique qu’un fils d’employé dont la mère ne travaille pas, avec trois ou quatre frères et sœurs ? À l’évidence non. Néanmoins, ce premier axe permet de déterminer une tendance sur les profils sociologiques des khâgnes lyonnaises dans l’entre-deux-guerres.
Des enfants issus des classes moyennes
4Les khâgnes lyonnaises accueillent, entre 1924 et 1934, 36,8 % de fils et 42,2 % de filles enfants de fonctionnaires ; entre 1935 et 1944, 32,3 % des khâgneux et 50,7 % des khâgneuses sont enfants de fonctionnaires, alors que cette catégorie ne représente, dans l’entre-deux-guerres, que 5 % de la population active6. Le monde de l’enseignement regroupe à lui seul entre 15,9 % et 20,3 % des garçons – entre 22,9 % et 23,8 % des filles – alors qu’il ne forme que moins de 1 % de la population active. Les écarts observés entre les deux classes préparatoires s’expliquent par la part systématiquement supérieure chez les filles des enfants d’instituteurs, notamment entre 1935 et 1944. Au niveau des autres catégories socioprofessionnelles, les milieux populaires ne sont que marginalement présents : le lycée du Parc compte autour de 2 % d’élèves fils d’agriculteurs, près de 2,5 % de fils d’ouvriers. Le lycée de jeunes filles présente des chiffres proches, autour de 1 % pour la première catégorie et 2 % pour la seconde. Notons que, dans l’entre-deux-guerres, les ouvriers et les agriculteurs constituent près des deux tiers de la population active. Les enfants de commerçants, bien que leur part reste minime, sont plus nombreux, représentant près de 5 % des khâgneux et des khâgneuses. Le gros du recrutement s’effectue davantage parmi les fils et les filles d’employés/postes intermédiaires, et ce, sur l’ensemble de la période, qui forment en moyenne 20 % des élèves des deux khâgnes. À l’autre extrémité, la catégorie Professions libérales/Postes supérieurs du privé rassemble au lycée du Parc entre 14,3 et 20,4 % des élèves selon la période considérée ; au lycée de jeunes filles, autour de 10 %. Un premier écart s’observe, notamment concernant les promotions 1935-1944 : les garçons dont le père exerce une profession libérale ou occupe un poste supérieur dans le privé sont davantage représentés que les filles. Enfin les classes préparatoires littéraires lyonnaises se caractérisent également par le nombre important d’enfants dont le père est décédé, notamment entre 1924 et 1934 : 16,5 % des élèves du Parc et 18,5 % des élèves du lycée de jeunes filles. Parmi eux, on compte de nombreux et de nombreuses Pupilles de la Nation dont le père est mort lors de la Première Guerre mondiale.

Tableau XXIV. – Répartition des khâgneux du lycée du Parc et des khâgneuses du lycée de jeunes filles de Lyon selon la profession des pères, promotions 1924-19447.
5L’ensemble de ces données permet de conclure que les khâgnes lyonnaises recrutent essentiellement des enfants de fonctionnaires, particulièrement d’enseignants, et plus généralement des élèves issus des classes moyennes. Néanmoins, quelques différences apparaissent entre les deux établissements notamment sur la période 1935-1944 qui voit le recrutement du lycée du Parc s’élever légèrement. Quoi qu’il en soit, les profils sociologiques dressés ne différent pas de ceux décrits par Jean-François Sirinelli concernant les khâgnes parisiennes8. La venue de ces fils et de ces filles des classes moyennes soulève la question du coût des études et des bourses9. En effet, seul un cinquième des khâgneux et des khâgneuses sont Lyonnais. Les autres élèves proviennent essentiellement de villes comme Saint-Étienne, Grenoble, Besançon, Bourg-en-Bresse, Mâcon... et doivent se loger à Lyon. Les trois quarts fréquentent alors les internats des lycées en question quand quelques autres intègrent une pension, ce qui entraine, dans les deux cas, des frais importants pour les familles.
Le coût des études et le système des bourses entre 1924 et 1944
6En 1927, les frais d’internat au lycée du Parc s’élève à 4 212 francs, ceux de la demi-pension à 2 430 francs, ceux de l’externat surveillé à 1 296 francs et ceux de l’externat simple à 918 francs10. À ces frais de scolarité s’ajoutent 155 francs de droits d’inscriptions annuels par certificat d’études supérieures à la Faculté des Lettres de Lyon que la plupart des khâgneux et des khâgneuses préparent en parallèle, en vue d’une licence d’enseignement. En résumé pour un élève interne préparant deux CES11, le montant des frais de scolarité totalise une somme de 4 522 francs, auquel doivent s’ajouter les frais d’entretien, de voyage, de fournitures scolaires. Dès lors, si l’on considère qu’en 1926, un instituteur gagne annuellement entre 10 500 francs et 16 500 francs, ou encore, qu’un receveur des Postes d’une localité moyenne perçoit 16 000 francs, on devine la nécessité vitale pour ses familles de pouvoir disposer d’une aide de l’État. Ces aides sont déterminées en fonction des revenus des parents, du nombre d’enfants à charge mais aussi selon les résultats scolaires obtenus. Ces aides sont renouvelables d’une année sur l’autre selon certaines conditions et sont attribuées sous plusieurs formes : des bourses nationales, départementales, communales, des remises universitaires ou de principe, mais également sous forme d’exonérations des droits d’inscription et d’immatriculation à la Faculté des Lettres de Lyon.
7Les premières peuvent être attribuées soit au titre d’une prolongation de l’aide obtenue lors des concours de bourses des classes secondaires, soit au « titre de bachelier », sans concours avant d’intégrer une classe préparatoire. Les taux des bourses sont définis par sixième en fonction du régime de l’élève (interne, demi-pensionnaire, externe) et donc des frais engagés. De plus, instituées par le décret du 25 mai 1929, des bourses d’entretien peuvent également être accordées à l’ensemble des élèves, en sus d’une bourse complète ou de fractions de bourse. La circulaire ministérielle du 8 juin 1929 adressée aux recteurs y fait référence en ces termes :
« L’attribution de bourses d’entretien et de complément d’entretien [...] doit permettre d’ouvrir les portes de nos lycées et collèges aux enfants bien doués, que l’insuffisance des ressources de leurs parents en aurait tenus écartés [...]. Le rôle des bourses d’entretien et de compléments d’entretien doit être d’aider les boursiers méritants, d’encourager les familles à opter pour les études secondaires quand leurs enfants s’y sont révélés aptes et de recruter pour la haute culture les intelligences les plus vigoureuses en quelques milieux qu’elles se trouvent12. »
8Des bourses municipales et départementales peuvent être attribuées mais de manière marginale. Régies par les mêmes règles, elles peuvent compléter une fraction de bourse nationale. Les premières sont attribuées par la ville de Lyon, uniquement à des Lyonnais et des Lyonnaises. La municipalité peut également rembourser les frais de fournitures scolaires et de livres nécessaires13 aux familles qui en font la demande14. Les bourses départementales, quant à elles, sont attribuées par les départements d’origine des élèves. Par exemple, dans un courrier du 13 octobre 1934, le préfet du Gard informe le proviseur du lycée du Parc de l’attribution d’une bourse à un khâgneux originaire d’Alès. Cette bourse comprend alors les frais de pension, d’études, de trousseau et de fournitures scolaires pour les internes ; les frais d’externat et de fournitures scolaires pour les externes. Le boursier doit obtenir de très bons résultats scolaires comme l’indique le préfet du Gard en écrivant :
« Je vous rappelle, en outre, que vous devrez me fournir à la fin de l’année scolaire tous renseignements sur cet élève, ainsi que ses notes scolaires pour que le Conseil Général puisse apprécier si les sacrifices qu’il s’impose en sa faveur sont justifiés15. »
9Enfin, en cas de changement de situation familiale en cours d’année (perte d’emploi, décès), un élève non boursier peut bénéficier d’exonération rectorale qui doit lui permettre de poursuivre ses études jusqu’au prochain mouvement des bourses. C’est le cas par exemple de Martin F. Né le 25 juillet 1915 en Haute-Savoie, ce fils de comptable et de receveuse des Postes effectue des études secondaires au collège de Bonneville, bénéficiant d’une bourse d’internat. Après l’obtention d’un baccalauréat, il intègre l’hypokhâgne du lycée du Parc en octobre 1932 comme pensionnaire. Alors que les frais d’internat s’élèvent à 5 130 francs, il perçoit une bourse de 3 600 francs. Suite au décès de son père au début de l’année 1933, il bénéficie d’une exonération rectorale de 510 francs par trimestre. Additionnée à la somme déjà perçue, la bourse d’internat devient alors complète. L’État relève sa bourse à 5 292 francs l’année suivante, couvrant ainsi la totalité des frais d’internat.
10Au-delà des bourses traditionnelles, d’autres types d’aides peuvent être attribuées : au niveau des lycées, des remises universitaires et de principe, au niveau de la Faculté des Lettres de Lyon, des exonérations des droits d’inscription et d’immatriculation. Les premières correspondent aux frais d’externat simple et surveillé et sont réservées aux enfants des personnels enseignants, des personnels administratifs ou encore à certaines catégories de fonctionnaires (bibliothèque, archivistes...). Dans un premier temps attribuées sans condition de revenus, les lois du 19 décembre 1926 et du 19 mars 192816 instaurent des conditions de traitements concernant les membres de l’enseignement supérieur. Le décret du 30 octobre 193517, qui suit la gratuité de l’enseignement secondaire, réduit les remises universitaires à l’externat simple. Ce décret exclut également certaines catégories de bénéficiaires : seuls les enfants des personnels exerçant à l’intérieur des établissements dépendant directement de l’Éducation nationale peuvent, à partir de cette date, en bénéficier.
11Les remises de principe, quant à elles, sont instaurées par le décret du 1er octobre 194118 et concernent les familles nombreuses dans le sens des politiques natalistes du régime de Vichy. Ainsi, la présence de trois enfants au sein de l’enseignement secondaire ou technique octroie une remise de 20 % sur les frais d’internat, de demi-pension ou d’externat. Pour quatre enfants, la remise est de 30 % ; au cinquième enfant, 40 % et à partir du sixième enfant, la gratuité s’applique. Le décret du 15 mars 1943 complète le décret précédent en distinguant les remises de principe d’internat et celles d’externat. Si les premières restent définies par les dispositions du décret de 1941, les secondes prennent en compte le nombre d’enfants à la charge de la famille, qu’il soit dans l’enseignement secondaire ou non. Ainsi, pour trois enfants, la remise est de 20 % ; elle est de 30 % pour quatre enfants (40 % pour 5 enfants, 50 % pour 6 enfants, etc.). Ces remises sont soumises aux résultats scolaires de l’élève. Tout bénéficiaire qui, durant les deux premiers trimestres de l’année scolaire, n’a pas obtenu aux compositions la note moyenne générale de 10 sur 20, reçoit un avertissement du chef de l’établissement. Si la moyenne n’est pas obtenue au troisième trimestre, l’élève peut être déchu de sa remise. Enfin, la Faculté des Lettres accorde des exonérations de droit d’inscription et d’immatriculation. La loi du 26 février 1887 prévoit qu’un quart des étudiants et des étudiantes peuvent être dispensés de la totalité de ces droits et un dixième de la moitié des droits. De plus, le décret du 22 novembre 1925 accorde des dispenses de frais aux familles nombreuses, à partir du troisième enfant à charge.
Une majorité d’élèves aidés
12À Lyon, 79,9 % des khâgneux et 90,4 %19 des khâgneuses des promotions 1924-1934 puis 58,1 % des garçons et 72,4 % des filles des promotions 1935-1944, perçoivent une aide, quelle qu’en soit la forme. On compte notamment près 80 % d’internes aidés, et ce, sur les deux établissements. Ces taux de boursiers et de boursières en classe préparatoire littéraire sont d’autant plus remarquables si on les confronte à ceux constatés sur l’ensemble des lycées. Par exemple, entre 1924 et 1938, le lycée du Parc accueille chaque année entre 10 et 20 % de boursiers. Mais quels profils présentent les khâgneux et les khâgneuses aidés ? Le tableau ci-dessous met en relief quelques caractéristiques des khâgnes lyonnaises. Tout d’abord, 86,6 % des khâgneux de 1924-1934 et 88,6 % des khâgneuses des promotions 1924-1934, enfants de fonctionnaires, perçoivent une aide de l’État. Ces taux évoluent entre 1934 et 1944 entre 70,3 % des fils et 79,7 % des filles. Pour Antoine Prost l’attribution d’une bourse ne se décide pas seulement en fonction du mérite des enfants et de la fortune des parents mais « c’est aussi un moyen pour l’État d’administrer son personnel, le récompenser, à défaut d’une promotion ou d’une mutation flatteuse, un fonctionnaire dont on est satisfait20 ». Ces taux de boursiers et de boursières parmi les enfants de fonctionnaires sont également grossis par le nombre de fils et de filles d’enseignants et d’enseignantes qui perçoivent automatiquement une remise universitaire.

Tableau XXV. – Répartition des khâgneux du lycée du Parc et des khâgneuses du lycée de jeunes filles aidés selon la profession exercée par le chef de famille (1924-1944)21.
13En ce qui concerne les autres catégories, la majorité des enfants de commerçants, d’artisans et d’employés touche une bourse tout comme la quasi-totalité des fils et des filles d’ouvriers et d’agriculteurs. De même, les orphelins et les orphelines de père sont pratiquement tous aidés, l’État se substituant au rôle de chef de famille des Pupilles de la Nation22 comme le prévoit la loi du 17 juillet 192723. Néanmoins, le pupille de la Nation doit avant tout répondre aux exigences de réussite scolaire et le montant de la bourse attribuée dépend des revenus de la famille et des charges familiales. La majorité jouit d’une aide complète à laquelle s’ajoute parfois une bourse d’entretien ou une subvention de l’Office départemental des Pupilles de la nation. Si les enfants issus des classes modestes ou moyennes bénéficient majoritairement d’aides, les enfants des catégories des professions libérales, des postes supérieurs du privé et des ingénieurs regroupent bien moins de boursiers et de boursières. Néanmoins, leur part reste importante. Plusieurs facteurs expliquent cette situation : la profession des mères quand elles sont institutrices ou professeures mais aussi le fait d’appartenir à une famille nombreuse. Édouard H. par exemple, né le 17 octobre 1918 à Lyon, fils d’ingénieur et dont la mère ne travaille pas, habite chez ses parents avec ses douze frères et sœurs, avenue Berthelot à Lyon. Il effectue des études secondaires au sein de l’enseignement privé, à l’Externat Saint-Joseph, jusqu’en classe de première. En 1934, il intègre la classe de Philosophie du lycée du Parc puis poursuit en hypokhâgne l’année suivante. Demi-pensionnaire, il perçoit une bourse complète au titre de famille nombreuse, couvrant ainsi l’ensemble des frais incombant à la famille. Cette bourse est revalorisée tout au long de sa scolarité au lycée du Parc suivant l’évolution des tarifs de l’établissement. Après deux échecs au concours, il est autorisé à redoubler mais préfère rejoindre la khâgne du lycée Henri IV à Paris où il perçoit une bourse complète d’internat.
14Le recrutement social des khâgnes lyonnaises dans l’entre-deux-guerres s’effectue donc parmi les classes moyennes. Les fils et les filles d’instituteurs et de professeurs côtoient les enfants d’employés, d’artisans et de commerçants. Les CSP populaires, ouvriers, agriculteurs, auxquelles s’ajoutent celle des pasteurs, ne sont que marginalement représentées. Dans leurs ensembles, les khâgneux et les khâgneuses lyonnais présentent des profils sociaux relativement proches. La majorité d’entre eux bénéficie d’une aide financière, sous forme de bourse ou de remise.
De 1945 à 1968 : recrutement social et évolution du système des bourses
15La question du recrutement social après la Seconde Guerre mondiale doit être traitée à l’aune des bouleversements que connaît l’enseignement en France entre 1945 et 1967. Pour répondre aux attentes économiques du pays, l’enseignement secondaire connaît des profondes évolutions qui entrainent une hausse de la scolarisation. Quels impacts le processus de démocratisation a-t-il cependant sur l’accès à l’enseignement supérieur et de quel enseignement supérieur s’agit-il ? Dans Les Héritiers24, Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron ont montré qu’en 1962 les catégories les plus représentées dans la population active sont aussi les moins présentes à l’université. Ainsi les étudiants et les étudiantes d’origine populaire (ouvriers, agriculteurs...) investissent bien moins les Facultés que leur homologues des catégories supérieures. Les sociologues parlent d’élimination des enfants issus des couches défavorisées et de restriction des choix offerts à ceux et celles qui échappent à cette élimination. Ce processus se construit tout au long de la scolarité, à commencer par l’orientation dans le premier cycle. Au début des années 1960, les inégalités d’accès en sixième sont encore bien présentes25. À ceci s’ajoute une répartition inégale des milieux sociaux selon les établissements. Les enfants des catégories supérieures s’inscrivent majoritairement en lycée alors que ceux des milieux populaires investissent davantage l’enseignement secondaire court des collèges d’enseignement général (CEG). Même quand ils rejoignent un lycée, les enfants des milieux populaires sont davantage orientés vers la filière moderne26 ce qui influence nécessairement leur poursuite d’études. Cela détermine encore plus l’orientation en khâgne dont les élèves doivent avoir suivi la formation classique de l’enseignement secondaire. Antoine Prost explique cette situation par plusieurs facteurs, notamment par les mécanismes d’orientation où les « maîtres tiennent compte de l’origine sociale des enfants, et qu’à réussite égale, ils ne donnent pas les mêmes conseils aux enfants d’ouvriers et de bourgeois27 » et par un réseau scolaire disparate affectant davantage les milieux ruraux. L’historien cite également les travaux de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron qui expliquent les inégalités face à l’école par des causes socioculturelles28. Quels impacts ce processus a-t-il, dès lors, sur le recrutement des khâgnes lyonnaises ?
Le recrutement social des khâgnes lyonnaises après la Seconde Guerre mondiale
16L’étude du recrutement social des khâgnes lyonnaises au lendemain de la guerre s’appuie sur un travail de recherche effectué par questionnaires auprès d’anciens khâgneux du lycée du Parc et d’anciennes khâgneuses du lycée de jeunes filles. Quatre-vingt-seize anciens khâgneux, scolarisés entre 1945 et 1967, ont répondu au questionnaire29 pour soixante-et-une anciennes khâgneuses30. Cette démarche permet de dresser les « portraits » de ces élèves selon les professions des deux parents. Plusieurs groupes se distinguent : les enfants d’enseignants et d’enseignantes, les enfants dont au moins l’un des parents a effectué des études supérieures et les enfants dont les parents n’ont pas effectué d’études. Les discours de chacun apportent des précisions quant aux motivations sur l’orientation choisie.
17Entre 1945 et 1967, sur les 96 réponses reçues au questionnaire concernant le lycée du Parc, 29 khâgneux déclarent avoir au moins un parent enseignant ou enseignante, soit près d’un tiers. Cette part se monte à 26 khâgneuses sur 61, soit plus de 40 %31. Les raisons de la venue en khâgne avancées par les enfants des uns et des autres diffèrent. Les fils et les filles d’instituteurs ou d’institutrices sont généralement motivés par un désir de promotion sociale. C’est le cas de Valentin A. qui explique que « les études, moyen de promotion sociale, étaient sacrées chez mes parents32 ». Ce fils d’inspecteur départemental de l’enseignement primaire et d’institutrice effectue des études secondaires au collège de Villefranche avant de rejoindre en 1960 l’hypokhâgne du lycée du Parc, encouragé par ses parents. Reçu à l’ENS de la rue d’Ulm en 1962, il devient agrégé de Lettres classiques en 1966 puis docteur en 1977. Valentin A. mène alors une carrière comme professeur de Faculté. Les discours des enfants de professeurs, quant à eux, relèvent bien plus de la reproduction sociale. On constate même de véritables fratries d’enseignants et d’enseignantes. Par exemple, Louis M., khâgneux en 1956, est fils de professeur. Sur les dix enfants que compte la fratrie, six deviennent enseignants ou enseignantes par la suite. Certains parcours s’inscrivent dans la tradition familiale, avec un ou plusieurs membres de la famille anciens khâgneux ou anciennes khâgneuses, anciens normaliens ou anciennes sévriennes. L’exemple le plus illustre concerne la famille Débidour. Michel, khâgneux du lycée du Parc en 1964 et normalien en 1966, s’inscrit dans la tradition familiale puisque son arrière-grand-père était normalien (1866), tout comme son grand-père (1895), son grand-oncle (1908), son oncle (1921) et oncle par alliance (1921), son père (1929) auxquels s’ajoutent 2 normaliens scientifiques. Ainsi, les anciens khâgneux et les anciennes khâgneuses des lycées lyonnais avec au moins un parent enseignant rejoignent les préparations littéraires poussés par diverses motivations. Tout d’abord, les enfants d’instituteurs et d’institutrices mettent régulièrement en avant « la filière normale de promotion » alors que les fils et les filles de professeurs y voient plutôt, ce que l’on pourrait qualifier, de filière normale de reproduction. Ces orientations sont facilitées par la connaissance familiale du système scolaire et des voix d’excellence. Dès lors, qu’en est-il des autres khâgneux et d’autres khâgneuses dont ni le père ni la mère n’est enseignant ?
18Un tiers des khâgneuses et un quart des khâgneuses ont au moins un parent cadre, ingénieur, patron ou exerçant une profession libérale. Il s’agit le plus souvent des professions des pères puisque seules 4 khâgneuses sur 16 et 4 khâgneux sur 33 ont une mère active. On compte ainsi parmi les parents des élèves du Parc un couple de médecins, un de pharmacien et de médecin, un autre de pharmacien et de préparatrice en pharmacie, un d’entrepreneur en bâtiments et d’une agent comptable. Au lycée de jeunes filles, il s’agit d’un couple de médecins, un de pharmaciens, un d’entrepreneur et de secrétaire et un de dirigeant de bureau d’études et de secrétaire. La grande majorité des mères dont le mari occupe un poste de cadre, d’ingénieur, de patron ou est membre d’une profession libérale n’exerce pas de profession. Toutefois, une approche par les diplômes obtenus par chacune prouve que certaines d’entre elles ne sont pas étrangères au monde des études. Par exemple, au lycée du Parc, 29 khâgneux ont une mère sans profession : si l’on ignore les parcours scolaires de 11 d’entre elles, on sait que 5 ont effectué des études supérieures : une a suivi la formation des Beaux-Arts de Paris, une a obtenu une Licence de Lettres, une le CAPES et enfin 2 sont titulaires du diplôme d’infirmière. Quatre autres ont suivi des études secondaires, sanctionnées par le baccalauréat ou non ; 2 ont obtenu le Brevet élémentaire et 2 le Brevet supérieur. Deux khâgneux ont une mère titulaire d’un brevet professionnel de dactylographie et 2 autres le Certificat d’études primaires. Seule une mère n’a aucun diplôme : fille d’avocat, docteur en Droit, sa mère avant elle avait effectué des études secondaires avant d’intégrer l’École de Chant de Paris. La mère de ce khâgneux suit alors des cours à domicile, accompagnée d’une préceptrice, et des cours de piano. Bien que non diplômée, la mère de ce khâgneux reste issue d’une famille « éclairée ». De manière générale, la question du capital culturel des parents joue un rôle important dans l’orientation scolaire et notamment en khâgne.
19Il n’en reste pas moins que certains parcours apparaissent plutôt à contre-courant des traditions familiales. Yves P., qui se présente comme « le littéraire de la famille », indique par exemple que son père, ingénieur des mines, aurait souhaité qu’il fasse Médecine comme « 60 % de sa classe de Philo en 195533 ». Cet élève rejoint une préparation littéraire alors que ses frères aînés sont orientés en sciences et en écoles d’ingénieur. Pour d’autres, intégrer une khâgne relève de la stratégie scolaire. Par exemple, René H. explique que « la khâgne pouvait mener à tout34 ». Ce fils de directeur commercial dont la mère, titulaire du brevet élémentaire, ne travaille pas, a toujours souhaité suivre le modèle paternel. L’originalité du parcours de René H. résulte alors dans le choix de la khâgne, préparation littéraire, au regard de ses projets. C’est dès le plus jeune âge qu’il apprend l’existence de l’École normale supérieure et de la khâgne du lycée du Parc lors d’un séjour, en juillet 1945, chez un de ses oncles, professeur à la Faculté catholique de Lyon et dont le fils fréquentait la classe préparatoire du lycée du Parc. Après avoir été admissible au concours d’entrée à l’ENS, ce cousin quitte la préparation lyonnaise pour prendre en charge une importante exploitation agricole qu’une parente venait de léguer à la famille. Sans aucune connaissance du métier, il réussit à « redresser » et à développer l’exploitation et à devenir un « expert agricole renommé dans la région et expert auprès des tribunaux ». Le parcours de ce cousin apparaît fondamental dans les choix scolaires de cet élève. Les deux parcours décrits ci-dessus retracent des trajectoires à contre-courant des traditions familiales. Toutefois, ils concernent des catégories socioprofessionnelles supérieures, enclines à effectuer des études supérieures quelles qu’elles soient. La venue d’élèves issus de milieux moyens ou modestes présente davantage d’originalité dans la mesure où le contexte familial ne laisse pas présager d’un accès aux études supérieures systématique, encore moins aux classes préparatoires, notamment pour les milieux les plus populaires.
20En effet, 34 khâgneux et 19 khâgneuses sont issus des classes moyennes ou populaires. On trouve des couples de commerçants, d’employés mais aussi, dans une moindre mesure, d’agriculteurs et d’ouvriers. Plus de la moitié des mères n’exerce pas de profession. Aucune d’entre elles35 n’a effectué d’études supérieures. Par exemple au lycée du Parc, 6 khâgneux ont une mère ayant uniquement suivi des études primaires (4 sont titulaires du CEP), une est titulaire du Brevet élémentaire, une du Brevet supérieur et 3 ont effectué des études secondaires. Plusieurs témoignages justifient le choix du professorat par un désir d’ascension sociale et par de brillants résultats scolaires. Les enseignants et les enseignantes jouent alors un rôle fondamental dans l’orientation en khâgne. Gérard N., fils d’employé de bureau à l’EDF et dont la mère ne travaille pas, explique que ses parents ont pendant longtemps envisagé pour lui une carrière d’employé de banque. Cependant, devant ses brillants résultats au baccalauréat, sanctionné par deux mentions Bien, ses professeurs de Philosophie l’encouragent à intégrer la classe préparatoire du lycée du Parc. Ces conseils trouvent écho auprès d’amis de la famille et notamment du surveillant général du lycée Ampère dont la femme est amie de la mère de Gérard N. Les projets familiaux se reportent alors sur la sœur cadette qui devient employée de bureau avant de cesser de travailler après son mariage. Quant à Gérard N., après deux échecs au concours de l’ENS, il poursuit des études de Lettres classiques à la faculté des Lettres de Lyon où il obtient une licence et un DES. Certifié, il exerce plusieurs années à l’école normale de Montbrison avant d’en prendre la direction. Il termine sa carrière comme inspecteur départemental de l’Éducation nationale.
21D’autres anciens khâgneux et khâgneuses témoignent qu’une rencontre est à l’origine de leur orientation. Jacques I., fils d’employé de banque et dont la mère ne travaille pas, explique par exemple que la rencontre avec un professeur d’Université est décisive dans le choix de préparer l’ENS alors que « L’École normale supérieure ne représentait absolument rien pour lui, et à plus forte raison la Rue d’Ulm36 ». Avant cette rencontre, Jacques I. n’avait jamais entendu parler de ces cursus, que ce soit au sein du petit collège dont il est issu ou dans son entourage. Ses cinq frères et sœurs ne poursuivent pas d’études. En effet, seul Jacques I. dépasse la classe de quatrième par ses brillants résultats scolaires. Normalien, il obtient l’agrégation de grammaire en 1957 puis soutient une thèse d’État en 1966. Professeur des universités, il termine sa carrière à la Sorbonne. Jacques I. déclare alors : « Mes parents étaient d’honnêtes gens, des gens simples, qui n’auraient jamais imaginé qu’un de leurs six enfants devienne normalien (ils ignoraient l’existence même de l’ENS), agrégé et plus tard professeur à la Sorbonne37 ».
22Certaines trajectoires s’inscrivent également dans l’idée de revanche d’un fils ou d’une fille sur le parcours scolaire maternel ou paternel non abouti. Par exemple, Marcel F., fils de coiffeur et de commerçante, explique que « sa mère avait rêvé d’enseigner. Cette frustration était vécue par ces quatre fils38 ». L’impossibilité de la mère de Marcel F. de mener à bien ses projets apparaît ici comme un élément moteur à la poursuite d’études de ses fils. Trois d’entre eux suivent un cursus supérieur quand le cadet reproduit le modèle paternel en devenant coiffeur. Marcel F., après avoir intégré l’ENS de Saint-Cloud, mène une brillante carrière intellectuelle et associative. D’autres encore déclarent vouloir échapper au destin familial. Ainée de la famille, les parents de Françoise T. souhaitent la voir reprendre leur magasin de prêt-à-porter mais en vain. Cette élève trouve un appui auprès de son professeur de Lettres de Terminale qui insiste auprès de ses parents pour lui faire intégrer la classe d’Hypokhâgne du lycée de jeunes filles. Sévrienne en 1967, agrégée de grammaire en 1970, diplômée d’études politiques en 1973, elle mène une carrière dans la haute Fonction publique, vie professionnelle bien éloignée de celle que lui proposait ses parents. Sa sœur cadette, quant à elle, suit les vœux de ses parents et rejoint l’École de commerce de Lyon. Les mêmes caractéristiques s’observent au sein de la famille B. En effet, fils d’agriculteur et aîné de la famille, Jean aurait dû reprendre la ferme de ses parents. Cependant, devant ses brillants résultats scolaires, il est poussé par ses professeurs à poursuivre des études. Le projet familial se reporte une nouvelle fois sur le frère cadet. Jean B. explique à ce sujet « mon frère a choisi de poursuivre l’exploitation de la ferme familiale puisque moi, l’aîné, j’avais la possibilité de poursuivre des études39 ».
23Entre 1945 et 1967, les khâgnes lyonnaises recrutent des élèves de divers milieux sociaux. Les fils et les filles d’enseignants et d’enseignantes apparaissent surreprésentés. Processus de reproduction sociale pour les enfants de professeurs et professeures, de promotion pour les instituteurs et institutrices, ils ont pour camarades de classes des enfants issus de milieux dotés d’un fort capital culturel – enfants d’ingénieurs, de cadres, de membre des professions libérales, mais aussi des enfants issus de milieux plus modestes aux brillants parcours scolaires et généralement orientés par leurs professeurs. Comme dans l’entre-deux-guerres, les élèves des khâgnes lyonnaises doivent faire face à des frais scolaires importants, d’autant plus que seule une minorité est lyonnaise. En effet, dans les années cinquante, 28,9 % des khâgneux du lycée du Parc et 30,3 % des khâgneuses du lycée de jeunes filles habitent Lyon ou sa banlieue proche40. Dix ans plus tard, les Lyonnais et Lyonnaises forment autour d’un tiers des effectifs des deux classes préparatoires.
Le coût des études et l’évolution du système des bourses en CPGE
24Comme l’indique le proviseur du lycée du Parc dans un courrier adressé à un parent d’élève en 1948, « Je vous signale que les élèves dont les parents n’habitent pas Lyon doivent être internes et doivent avoir un correspondant dans cette ville41 ». Dans les faits, deux tiers (65,7 %) des khâgneux de 1945-1959 et la moitié (51,9 %) de ceux de 1960-1961 sont internes du lycée du Parc. La situation du lycée de jeunes filles est quelque peu différente : seul un quart (24,7 %) des khâgneuses des promotions 1945-1957 et un tiers (37,2 %) de celles des promotions 1963-1967 ont le statut d’interne. Il faut dire qu’à partir de 1946 l’établissement ne possède plus d’internat42 et quand il se voit attribuer des nouveaux locaux en 1953, le nombre de places disponibles est bien plus restreint. Se pose la question du logement des autres élèves qui rejoignent un foyer d’étudiantes ou encore une pension, situés non loin du lycée. En termes de tarifs, si depuis l’ordonnance du 8 janvier 194543, l’externat simple concernant les CPGE est gratuit, l’internat et la demi-pension des lycées ou le logement au sein d’un foyer ont un coût. Au 1er janvier 1949, les tarifs annuels de l’internat s’élève à 61 380 francs, celui de la demi-pension à 33 660 francs. Un an et demi plus tard, les tarifs se fixent respectivement à 84 150 francs et 33 660 francs, suivant la hausse des prix que connait la France après la Seconde Guerre mondiale.
25Entre 1946 et 1953, les khâgneuses intègrent des foyers de jeunes filles. La Maison des étudiantes44, en 1950-1951, applique un tarif mensuel de 6 500 francs pour une pension complète (chambre comprise). Sur une année scolaire, comprise entre octobre et juin, la somme totale s’élève à 58 500 francs, proche de celui des internats défini au 1er janvier 1949. Toutefois, il convient de nuancer ce montant dans la mesure où la Maison des étudiantes bénéficie d’un statut particulier. Installée dans un immeuble municipal, elle est administrée par la Comité de patronage des Étudiants français et étrangers. Le Livret de l’étudiant de l’Université de Lyon décrit cette pension dans la catégorie « Œuvres en faveur des étudiants » d’où ces tarifs. Il faut donc ici considérer les tarifs de la Maison des étudiantes comme un minimum. Ces frais d’internat, de demi-pension ou de pension doivent être supportés par les familles. Il s’y ajoute les frais universitaires puisque les khâgneux et les khâgneuses préparent en parallèle des Certificats d’Études Supérieures de licence en Facultés. Depuis 1948, l’année d’hypokhâgne est l’occasion de préparer le Certificat d’Études Littéraires Général (Propédeutique), la khâgne celle de présenter un ou deux CES. Les familles doivent alors acquitter les frais inhérents aux différents droits universitaires. Par exemple, en 195645, un étudiant ou une étudiante de la Faculté des Lettres de Lyon doit régler 2 425 francs pour un certificat et 200 francs de Médecine préventive par an. En résumé, les frais engagés par un khâgneux interne au lycée du Parc, préparant un certificat, s’élèvent à 91 825 francs (frais d’internat de 89 100 francs et frais universitaires pour un CES : 2 425 francs + 200 francs de Médecine préventive). Le tableau suivant regroupe quelques profils de khâgneux selon les déclarations de revenus de leurs parents (en mars 1956) et permet de constater que les frais scolaires n’ont pas le même impact selon le milieu d’origine des familles. Ainsi, les frais engagés représentent 5,1 % des ressources déclarées par l’Inspecteur d’Académie, 5,9 % de celles déclarées par le couple d’instituteur et d’institutrice mais 15,4 % des ressources de cette famille de gendarme dont la mère ne travaille pas et 27,8 % de celles de la famille de cultivateur et cultivatrice. Et ce tableau n’informe que des revenus déclarés par les parents sans tenir compte des charges familiales.

Tableau XXVI. – Exemples de ressources déclarées par des familles de khâgneux en mars 195646.
26Entre 1945 et 1967, les khâgneux et les khâgneuses peuvent encore percevoir des bourses d’études qu’elles soient nationales, départementales, communales, etc. Le cumul de diverses bourses est autorisé. Cependant, si le montant total des bourses dépasse le montant de la bourse à laquelle l’élève peut réglementairement prétendre, le taux de la bourse nationale est réduit en conséquence. De plus, les élèves des CPGE peuvent toujours prétendre à des remises de principe correspondant à une réduction des frais de scolarité pour les familles nombreuses. Toutefois, la mise en place de la gratuité de l’externat simple supprime les remises de principe d’externat. Seules les remises de principe d’internat sont conservées telle qu’elles ont été créées en 1943, et ce, encore en 1967. Le décret 11 février 195747 intègre les élèves des établissements d’enseignement du premier degré dans le nombre d’enfants comptabilisé pour l’attribution d’une remise de principe. La gratuité de l’externat entraîne également la suppression des remises universitaires dont bénéficiait le monde enseignant.
27Au lendemain de la guerre, un élève de CPGE doit toujours adresser une demande au Recteur de l’académie dont dépend l’établissement dans lequel le candidat sollicite son affectation. Les conditions d’attribution sont régies par des règles strictes. Dans la revue Avenirs, le Bureau universitaire de statistiques indique que « les bourses ne peuvent être attribuées qu’à des étudiants dont la situation de famille et les aptitudes intellectuelles justifient l’aide de l’État48 ». Une commission académique est alors en charge de vérifier les conditions requises et de transmettre les dossiers au Ministère qui prend la décision finale.
28Depuis la circulaire du 1er mars 1946, « les décisions portant attribution des bourses ne fix[ent] plus le taux de cette bourse en francs mais indiqu[ent] seulement s’il est accordé une bourse entière ou une fraction de bourse49 ». Les fractions accordées correspondent alors à la moitié, aux deux-tiers, aux cinq-sixièmes ou à la totalité des tarifs appliqués par l’établissement, selon le régime de chacun. Les bourses d’entretien suivent les mêmes règles mais le taux maximum reste fixé par le ministre chaque année. D’une année à l’autre, en cas d’augmentation des tarifs, le boursier ou la boursière bénéficie d’une promotion automatique. Cette situation perdure jusqu’à l’arrêté ministériel du 6 juin 1952 qui modifie les taux d’attribution des bourses dans les CPGE sur deux points50 : il rajoute deux parts de bourses (au tiers et au un-sixième) et fixe un taux maximum commun à l’ensemble des établissements. Seuls les élèves internes ou externés peuvent percevoir une bourse entière. Le taux maximum perçu par les demi-pensionnaires ou les externes est égal aux deux tiers de celui des internes. Par exemple, en 1952-1953, le montant maximum est fixé à 150 000 francs. Pour l’internat, les montants sont les suivants : 6/6 (150 000 francs), 5/6 (125 000 Frs), 2/3 (100 000 Frs), ½ (75 000 Frs) et 1/3 (50 000 Frs). Pour la demi-pension ou l’externat, les taux des bourses de khâgne sont respectivement de : 2/3 (100 000 Frs), 1/2 (75 000 Frs), 1/3 (50 000 Frs), 1/6 (25 000 Frs) ou 25 000 Frs selon la décision prise par le recteur après examen de la situation de famille. Les bourses sont accordées pour un an, renouvelables sous certaines conditions. Les boursiers de plus de dix-neuf ans et de moins de vingt ans peuvent obtenir une première prolongation d’une année s’ils sont proposés par le conseil de classe. Ceux et celles âgés de plus de 20 ans et de moins de 23 ans ne peuvent bénéficier d’un renouvellement uniquement s’ils justifient de l’admissibilité à une Grande École de l’État, « à moins que par mesure tout à fait exceptionnelle ils ne soient, en raison de leurs notes et de leur chance de succès à un concours ultérieur, l’objet d’une proposition spéciale du recteur51 ». En cas de faute grave, le retrait de la bourse peut être décidé par le ministre sur les avis motivés du recteur, de l’inspecteur d’académie et du chef d’établissement. Le système de bourses en place entre 1945 et 1957 demeure donc proche de celui de l’entre-deux-guerres concernant les modes d’attributions et les obligations scolaires des élèves boursiers. Seule la répartition des taux de bourses change avec une organisation en fraction appliquée dans un premier temps aux tarifs de chaque établissement.
29La réforme de 1958 modifie en profondeur le système des bourses des CPGE en les assimilant aux bourses d’enseignement supérieur. Les objectifs sont de deux ordres : d’une part, harmoniser les conditions d’attribution entre les différentes académies et les établissements ; d’autre part, organiser la transformation automatique des bourses de l’enseignement du Second degré en bourse d’enseignement supérieur lorsque l’élève accède à une faculté de telle sorte que « tout enfant de classe modeste accédant aux enseignements de second degré, aura l’assurance de recevoir une aide de l’État jusqu’à la fin de ses études52 ». Ce dernier point est conditionné à ce que la situation de la famille ne se soit pas sensiblement améliorée (une vérification est prévue) et que l’élève ait satisfait aux obligations normales de scolarité. Les étudiants sollicitant une bourse pour la première fois doivent établir un dossier régulier de candidature. L’attribution relève toujours du ministre mais à partir de 1958 les recteurs peuvent être chargés de cette tâche. Les taux des bourses s’organisent de manière progressive et il n’existe plus de distinction entre bourse d’entretien, de demi-pension et d’internat. Dorénavant, à trois niveaux de scolarité correspondent trois échelles de bourses, avec chacune un minimum et un maximum : le premier niveau correspond à une année d’études après le baccalauréat ou dans certains cas aux deux premières années après le baccalauréat (CPGE, Préparation de Propédeutique...) ; le deuxième correspond à la Licence ou à un niveau d’études équivalent et enfin le troisième niveau correspond aux préparation aux DES, CAPES, Agrégations. Toutes les bourses pour CPGE sont classées à l’échelle 1, à l’exception des bourses pour les classes de Mathématiques Spéciales et de Premières Supérieures53 qui donnent droit à l’échelle 2 (circulaire du 28 juillet 195854). La réforme des bourses distingue deux catégories d’élèves : les étudiants vivant en dehors de leur famille sans toutefois être internes dans un lycée (catégorie A) et les étudiants vivant au foyer familial ou internes dans un lycée (catégorie B). Le Service central des bourses justifie cette distinction par « les enquêtes effectuées, tant par la Ministère de l’Éducation nationale que par les Associations d’Étudiants [qui], prouvent que ces élèves [de la catégorie A], qui doivent se loger en cité universitaire, chez des particuliers, sont astreints à des dépenses sensiblement plus élevées que leurs camarades hébergés dans leur famille ou soumis à un régime d’internat55 ». Dès lors des écarts de 25 % sont prévus entre les montants des bourses. La réforme de 1958 entraîne une autre modification. Les bourses attribuées dans les CPGE ne comprennent plus que cinq parts dénommées échelons. De même, les critères d’attribution changent : seule est prise en compte la situation sociale des familles et aucune distinction n’est effectuée selon la valeur scolaire des candidats. Comme le précise la circulaire du 23 mai 1958, « le succès au baccalauréat et l’admission dans l’établissement pour lequel la bourse est sollicitée rendent une candidature recevable dès l’instant que la situation de la famille justifie l’aide de l’État ». Finalement, concernant les khâgnes, rien ne change vraiment dans la mesure où l’admission en classe préparatoire littéraire est assujettie à d’excellents résultats scolaires dans les classes secondaires et au baccalauréat. La réforme de 1958 a bien plus d’impacts au niveau des étudiants des facultés pour qui aucune sélection n’est effectuée.
Boursiers et boursières des lycées de Lyon
30La mise en perspective de la part d’élèves percevant une aide financière, quelle qu’elle soit, entre 1924 et 1967, montre un déclin continu sur la longue durée. Pour les Khâgneux du lycée du Parc, la part des élèves percevant une aide financière, passe ainsi de 79,9 % en 1924-1934 à 58,1 % en 1935-1944, à 37 % en 1945-1958/59 et 31,5 % en 1960-1967. Pour les élèves khâgneuses du lycée de jeunes filles, la part des élèves aidées financièrement passe de 90,4 % en 1924-1934, à 72,4 % en 1935-1944, à 40,4 % en 1945-1958/59 et 31,5 % en 1960-1967.
31Près 80 % des garçons et 90 % des filles étaient aidées entre 1924 et 1934 contre 37 % des premiers et 40,4 %56 des secondes dans les années cinquante, même si l’enquête menée par questionnaire, partielle, peut aussi avoir des répercussions sur les chiffres. Cette tendance s’accentue dans les années soixante où moins d’un tiers des khâgneuses perçoit une aide57. Ces évolutions s’expliquent pas trois facteurs majeurs : la suppression des remises universitaires dont bénéficiaient automatiquement les fils et les filles d’enseignants ou d’enseignantes ; la mise en place de la gratuité de l’externat simple ; l’évolution du recrutement social des khâgnes lyonnaises au lendemain de la Seconde Guerre mondiale vers des milieux plus aisés. Dans le détail, 90 % des élèves aidés perçoivent une bourse nationale ; les autres se voient attribuer une bourse départementale, communale, de protectorat ou bénéficient d’une remise de principe. Plusieurs portraits de boursiers et de boursières peuvent être dressés. Un premier tableau présente les profils d’élèves bénéficiant d’aides ou ceux n’en bénéficiant pas. L’ensemble des données ci-dessous concerne les déclarations de revenus présentes dans les demandes de bourse effectuées par certains khâgneux du lycée du Parc en mars 1956. Les tarifs appliqués par l’établissement à la rentrée 1957 sont de 89 100 Francs pour un élève interne, 35 640 francs pour un demi-pensionnaire et 27 000 francs pour un externe surveillé.

Tableau XXVII. – Exemple de khâgneux du lycée du Parc boursiers et non boursiers. Déclarations de revenus mars 195658.
32On retrouve dans ce tableau les principales caractéristiques déterminant l’attribution d’une bourse : les revenus des parents, le nombre d’enfants à charge et le régime de l’élève. Certaines familles présentent des situations précaires qui nécessitent l’obtention d’une bourse d’études pour faire face aux frais engagés. C’est particulièrement vrai des enfants issus des milieux les plus populaires (parents ouvriers, agriculteurs...) mais aussi en partie issus des classes moyennes (parents employés, commerçants...). Certaines familles se voient attribuer une aide en raison du nombre important d’enfants. C’est le cas de ce fils d’inspecteur d’académie qui a six enfants. Les deux exemples de fils d’instituteur et d’institutrice, l’un boursier et l’autre non, permettent de situer le seuil d’attribution d’une bourse. Tous deux sont internes. Les parents du premier déclarent des revenus de 1 509 773 Frs ; ceux du second 1 558 904 francs, soit des revenus proches. En revanche, les charges de familles diffèrent : alors que le premier n’a qu’un frère, le second est l’aîné de trois enfants. La grand-mère de ce dernier vit également avec la famille. Dès lors, une bourse au 2/6 d’internat lui est attribuée. Bien que les ressources déclarées par ces deux familles soient proches, le nombre d’enfants à charge détermine l’attribution d’une bourse. La présence d’une aïeule n’apparaît pas comme une caractéristique fondamentale à l’attribution d’une bourse mais influence certainement les décisions des commissions académiques.
33Le régime des bourses en CPGE prévoit toujours deux possibilités : soit l’élève voit l’aide qui lui a été attribuée dans l’enseignement secondaire se prolonger durant son année de khâgne, soit il perçoit cette aide à partir de son entrée en CPGE. Entre 1945 et 1954, 299 khâgneux intègrent la classe d’hypokhâgne du lycée du Parc dont 130 boursiers (43,5 %). Parmi eux, 82 percevaient déjà une aide dans l’enseignement secondaire (63,1 %) alors que les autres deviennent boursiers à « titre de bachelier ». Le parcours de Théophile V. représente un bon exemple d’élève aidé financièrement tout au long de sa scolarité. Aîné de quatre enfants, fils de mécanicien (ouvrier spécialisé) et dont la mère, ancienne manœuvre, n’exerce plus de profession, les revenus de sa famille ne lui permettent pas d’envisager une scolarité secondaire sans l’obtention d’une aide financière. Brillant élève, il se présente en 1945 à l’examen des bourses afin d’intégrer l’enseignement secondaire. Reçu premier, il rejoint le lycée de Besançon avec une bourse complète, couvrant l’ensemble des frais d’internat. Il obtient son baccalauréat B-Philosophie avec les mentions Bien et Très-Bien respectivement aux deux parties. Il intègre la classe préparatoire littéraire du lycée du Parc en 1952, classe qu’il fréquente quatre années durant lesquelles il perçoit une bourse complète d’internat. Reçu 1er au concours de la rue d’Ulm en 1956, il devient agrégé de Philosophie en 1960. Cet exemple concerne des élèves percevant déjà des aides dans l’enseignement secondaire.
34D’autres khâgneux et khâgneuses deviennent boursiers uniquement à leur entrée en khâgne. L’éloignement du domicile familial, le passage en CPGE et les tarifs du lycée du Parc entrainent des frais plus conséquents pour ces familles qui jusqu’à présent ne remplissaient pas les critères d’attributions des bourses. Certains précisent même que le choix de poursuivre des études en hypokhâgne à Lyon est motivé par les avantages matériels que cela comporte : tout d’abord l’internat puis la possibilité d’obtenir une bourse. Jacqueline P. explique ainsi que sa venue en khâgne est motivée, outre ses brillants résultats scolaires, par la possibilité d’« obtenir une bourse d’internat à Lyon dès la rentrée 194759 ». Et dans les faits, entre 1945 et 1957, la moitié des internes des deux lycées lyonnais perçoivent une bourse alors que seuls 18,3 % des khâgneux et 33,7 % des khâgneuses externes sont aidés. Ce dernier écart entre les deux lycées s’explique par le cas particulier des élèves externes qui logent dans les pensions et dont 57 % bénéficient d’une bourse d’entretien provisoire60. Comme dans l’entre-deux-guerres, les orphelins et les orphelines représentent des cas particuliers. Tout comme l’ensemble des élèves, l’attribution ou non d’une bourse ainsi que les taux accordés dépendent des ressources et des charges déclarées par la famille. Selon la profession exercée par les mères de famille – et donc selon les revenus déclarés – ainsi que le nombre d’enfants à charge, l’État attribue ou non une bourse aux orphelins et aux orphelines de père. Un fils de médecin, seul enfant de la famille, ne perçoit pas d’aide alors que celui d’une infirmière, avec un frère, se voit attribuer une bourse aux 2/3 d’internat ; celui d’une institutrice, avec deux frères et sœurs, une bourse aux 5/6e et celui d’une couturière, seul enfant à charge, une bourse complète. Enfin, les élèves issus de milieux supérieurs sont généralement exclus des bourses. Toutefois, le statut de famille nombreuse donne toujours droit à des remises de principe dont le fonctionnement perdure en 1967 mais aussi à des bourses si celles-ci ne suffisent pas. C’est le cas de Philippe C., fils d’un directeur technique d’une entreprise privée et dont la mère ne travaille pas. Deuxième de six enfants, la famille déclare en 1956 pour 1 200 000 frs de revenus alors que les frais de demi-pension s’élèvent à 35 640 francs. Ces frais s’ajoutent à ceux engagés pour les études des autres enfants. En effet, en 1955-1956, son frère aîné effectue des études de Médecine, Hélène de Lettres, Étienne et Frédéric sont lycéens et le dernier Jean-Yves, âgé de 4 ans, ne fréquente pas encore l’école. Philippe est alors le seul de la fratrie à percevoir une bourse de demi-pension, aide qui lui est attribuée pour ses deux années de khâgne. L’attribution d’une bourse s’appuie donc sur plusieurs critères : les ressources de la famille, les charges (nombre d’enfants...), les frais engagés selon le régime mais aussi, tout du moins jusqu’en 1958, sur les compétences scolaires de l’élève. Dès lors, la majorité des khâgneux et des khâgneuses aidés sont de brillants et de brillantes élèves issus de milieux modestes ou moyens (ouvriers, agriculteurs, employés...) ou connaissent des situations familiales complexes (orphelins et orphelines...).
35L’étude des origines sociales a permis de souligner de nombreuses similitudes concernant le recrutement des deux khâgnes lyonnaises. En 1924-1944, on est frappé par la place prépondérante des enfants de fonctionnaires et notamment celle des enseignants et des enseignantes, et plus généralement des fils et des filles issus des classes moyennes. La plupart bénéficie d’une aide que ce soit sous la forme d’une bourse nationale d’internat, de demi-pension ou d’externat ou d’une remise universitaire. Les années 1945-1967 se caractérisent toujours par une forte présence des enfants d’enseignants et d’enseignantes. Les familles d’instituteurs et d’institutrices poussent le plus souvent leurs enfants à embrasser les carrières du professorat motivées par un désir d’ascension sociale. Les enfants de professeurs, quant à eux, reproduisent bien souvent le modèle parental dans le choix d’un métier. Quelle meilleure préparation aux métiers du professorat que celle dispensée par les khâgnes qui, même en cas d’échec au concours de la rue Ulm ou de Sèvres, apporte une formation générale jugée solide ? Et ces différentes voies d’orientation sont familières au monde enseignant. C’est lui aussi qui oriente les meilleurs élèves de l’enseignement secondaire. Les changements de structure (gratuité de l’externat) et l’évolution du recrutement social vers des milieux plus élevés entraînent une baisse importante de la part des élèves aidés entre 1924 et 1967. On peut dès lors s’interroger : la démocratisation de l’enseignement secondaire et l’augmentation de l’offre scolaire dans les années cinquante et soixante n’ont-elles pas eu pour conséquence d’accentuer le processus de sélection à l’entrée en khâgne, et ce, bien avant les classes terminales des lycées ? Les filières classiques de l’enseignement secondaire, ouvrant la voie des classes préparatoires littéraires, n’apparaissent-elles davantage sélectives en terme de capital culturel et d’exigences scolaires, processus où les familles au fort « capital diplôme » seraient avantagées ?
Notes de bas de page
1 AD du Rhône, 1T2571, Fonds du lycée du Parc, Bourses d’enseignement, suivi des attributions, 1934-1935.
2 Antoine Prost, Histoire de l’enseignement en France, 1800-1967, Paris, Armand Colin, 1968, p. 251.
3 École normale de Sèvres devient l’École normale supérieure de jeunes filles en 1936.
4 Le lycée du Parc hérite dès son ouverture en 1919 des CPGE et des khâgnes (auparavant au lycée Ampère) ; le lycée de jeunes filles de Lyon possède une classe de khâgne dès sa création en 1882.
5 L'étude s’appuie sur les fonds du lycée du Parc (1T 2341-2639/3919W1-655) et du lycée Édouard Herriot, ancien lycée de jeunes filles de Lyon (fonds non classé), déposés aux Archives Départementales du Rhône. L’enquête par questionnaires a été réalisée auprès d’anciens et d’anciennes élèves des khâgnes lyonnaises, entre septembre 2008 et septembre 2010 : 115 réponses reçues pour le lycée du Parc (dont 96 anciens élèves des promotions 1945-1967) et 61 pour le lycée de jeunes filles (promotions postérieures à 1945).
6 Olivier Marchand et Claude Thelot, Deux siècles de travail en France, INSEE, Paris, 1991.
7 AD du Rhône, 1T 2506-3919W309, Fonds du lycée du Parc, Tableaux des élèves de premières supérieures, 1915-1949 ; AD du Rhône, non classé, Fonds du lycée de jeunes filles de Lyon, Livres de classes et fiches d’inscription.
8 Jean-François Sirinelli, Génération intellectuelle, khâgneux et normaliens dans l’entre-deux-guerres, Paris, Fayard, 1988, p. 172.
9 AD du Rhône, 1T 2506-3919W309, Fonds du lycée du Parc, Tableaux des élèves de premières supérieures, 1915-1949 ; AD du Rhône, non classé, Fonds du lycée de jeunes filles de Lyon, Livres de classes et fiches d’inscription.
10 AD du Rhône, 1T 2341, Fonds du lycée du Parc, Conseils d’administration, 1914-1936.
11 Un CES par semestre.
12 AD du Rhône, 1T 2566, Fonds du lycée du Parc, Attribution des bourses, Directives des autorités compétentes, 1915-1929, Circulaire ministérielle du 8 juin 1929.
13 AD du Rhône, 1T 2570, Fonds du lycée du Parc, Bourses d’enseignement, propositions et suivi des attributions, 1933-1934.
14 AD du Rhône, 1T 2573, Fonds du lycée du Parc, Bourses d’enseignement, propositions et suivi des attributions. Par décision du 10 août 1936, le Conseil municipal de Lyon décide que la ville de Lyon ne prend à sa charge que la fourniture des livres classiques. à partir de la rentrée 1936, les fournitures scolaires ne sont plus remboursées. D’autre part, la lettre-circulaire adressée aux familles stipule : « L’Administration municipale, désireuse de réprimer des abus souvent constatés dans les demandes de remboursement de livres et fournitures manifestement exagérées, a décidé que les livres classiques seraient fournis gratuitement par la librairie Moraud, adjudicataire de la ville de Lyon. »
15 AD du Rhône, 1T 2571, Fonds du lycée du Parc, Bourses d’enseignement, propositions et suivi des attributions, 1934-1935.
16 AD du Rhône, 1T 2562, Fonds du lycée du Parc, Situation des bourses, remises et exonérations, 1931-1939.
17 AD du Rhône, Journal Officiel, 31 octobre 1935.
18 AD du Rhône, 3919W540, Fonds du lycée du Parc, Bourses, propositions et suivi des attributions, 1942-1943.
19 AD du Rhône, 1T 2556, Élèves boursiers : répertoires alphabétiques, 1924-1932 ; 1T 2561-1T 2565/3919 W553-557, États des boursiers, 1932-1944 ; AD du Rhône, non classé, Fonds du lycée de jeunes filles de Lyon, Registres des droits constatés, 1925-1944.
20 Antoine Prost, Histoire de l’enseignement en France, 1800-1967, Paris, Armand Colin, 1968, p. 328.
21 AD du Rhône, 1T 2506-3919W309, Fonds du lycée du Parc, Tableaux des élèves de premières supérieures, 1915-1949 ; AD du Rhône, 1T 2556, Élèves boursiers : répertoires alphabétiques, 1924-1932, 1T 2561-1T 2565/3919W553-557, États des boursiers, 1932-1944 ; AD du Rhône, non classé, Fonds du lycée de jeunes filles de Lyon.
22 Voir Olivier Faron, Les enfants du deuil. Orphelins et Pupilles de la Nation de la Première Guerre mondiale (1914-1941), Paris, La Découverte, 2001, 335 p.
23 AD du Rhône, 1T 2557, Fonds du lycée du Parc, Pupilles de la Nation, 1925-1934.
24 Pierre Bourdieu, Jean-Claude Passeron, Les Héritiers, Paris, Les Éditions de Minuit, 1964, 189 p.
25 Alain Girard, Henri Batide, Guy Pourcher, « Enquête nationale sur l’entrée en sixième et la démocratisation de l’enseignement », dans Population, 18e année, no 1, 1963, p. 9 à 48.
26 Alain Girard et Roland Pressat, « L’origine sociale des élèves des classes de 6e », dans Population, 17e année, no 1, 1962, p. 9 à 23.
27 Antoine Prost, Histoire de l’enseignement en France, 1800-1967, op. cit., p. 417.
28 Voir Pierre Bourdieu, Jean-Claude Passeron, Les Héritiers, les étudiants et la culture, Paris, Les Éditions de Minuit, 1964, 189 p. ; Pierre Bourdieu, Jean-Claude Passeron, La Reproduction, éléments pour une théorie du système d’enseignement, Paris, Les Éditions de Minuit, 1970, 280 p.
29 La répartition des 96 anciens élèves par la profession du père est la suivante : Universitaires/inspecteurs (5), Professeurs (7), Instituteurs/directeurs (6), postes sup. Public (8), Professions libérales/postes Sup. Privé (21), Ingénieurs (11), Professions intermédiaires/employés (20), Commerçants et artisans (4), Agriculteurs (3), Ouvriers et contremaîtres (8), divers (1), Décédés (2). La répartition par profession de la mère est la suivante : Professeures (8), Institutrices (15), postes sup. Public (1), Professions libérales/postes Sup. Privé (1), Professions intermédiaires/employés (5), Commerçants et artisans (5), Agricultrices (3), Ouvrières (5), sans profession (50), Décédés (3).
30 La répartition des 61 anciennes élèves par la profession du père est la suivante : Universitaires/inspecteurs (5), Professeurs (2), Instituteurs/directeurs (10), postes sup. Public (7), Professions libérales/postes Sup. Privé (10), Ingénieurs (4), Professions intermédiaires/employés (12), Commerçants et artisans (1), Agriculteurs (7), Ouvriers et contremaîtres (1), Décédés (2). La répartition par professions de ma mère est la suivante : Professeures (6), Institutrices (14), Professions libérales/postes Sup. Privé (2), Professions intermédiaires/employés (7), Commerçants et artisans (1), Agricultrices (2), sans profession (27), Décédés (2).
31 En 1962, les instituteurs représentent 1,2 % de la population active, les professeurs 0,7 %.
32 Questionnaire Valentin A.
33 Questionnaire Yves P.
34 Questionnaire René H.
35 Pour celles dont l’information est donnée.
36 Questionnaire Jacques I.
37 Ibid.
38 Questionnaire Marcel F.
39 Questionnaire Jean B.
40 AD du Rhône, 3919 W280-299, Fonds du lycée du Parc, Répertoires d’adresses des élèves, 1945-1967 ; AD du Rhône, non classé, Fonds du lycée de jeunes filles de Lyon, Livres de classes et fiches d’inscription.
41 AD du Rhône, 3919 W206, Fonds du lycée du Parc, dossiers des élèves.
42 L’ancien internat est rattaché au nouveau lycée de jeunes filles de Lyon, le lycée Saint-Just.
43 INRP, Journal Officiel du 9 janvier 1945, p. 918.
44 INRP, Annuaire de l’Université de Lyon, 1950.
45 Ibid., 1956.
46 AD du Rhône, 3919W165-166, Fonds du lycée du Parc, Dossiers individuels d’élèves de CPGE, 1954-1955.
47 INRP, Journal Officiel du 15 février 1957.
48 INRP, Avenirs, no 66, Janvier 1955.
49 INRP, Bulletin Officiel du 7 mars 1946.
50 AD du Rhône, 3919 W549, Fonds du lycée du Parc, Bourses d’enseignement, 1951-1952.
51 INRP, Bulletin Officiel no 20, 1946, Article 5 de l’Arrêté du 29 mars 1946.
52 INRP, Bulletin Officiel no 23, 1958, Circulaire ministérielle du 23 mai 1958.
53 La circulaire du 22 mai 1959 ajoute les classes d’ENSI, Agronomie, Navale, ENSET à celles donnant droit à l’échelle 2.
54 INRP, Bulletin Officiel du 4 septembre 1958.
55 INRP, Bulletin Officiel no 23, 1958, Circulaire ministérielle du 23 mai 1958.
56 AD du Rhône, 1T 2506-3919W309, Fonds du lycée du Parc, Tableaux des élèves de premières supérieures, 1915-1949 ; AD du Rhône, 3919 W543-552, Élèves boursiers 1945-1959 ; AD du Rhône, non classé, Fonds du lycée de jeunes filles.
57 Les lacunes des archives ne permettent pas une étude équivalente concernant le lycée du Parc.
58 AD du Rhône, 3919 W165-166, Fonds du lycée du Parc, Dossiers individuels d’élèves de CPGE, 1954-1955.
59 Questionnaire Jacqueline P.
60 Pour rappel, le lycée de jeunes filles ne possède plus d’internat entre 1946 et 1952.
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