L’instruction primaire à Roubaix au XIXe siècle. L’enjeu majeur de son financement
p. 77-98
Texte intégral
1L’histoire de la mise en place, du développement et du financement de l’instruction à Roubaix apparaît un peu comme le reflet de l’évolution sociale et politique de cette ville. Loin d’être « un long fleuve tranquille », le développement de l’enseignement primaire a répondu à des logiques industrielles, parfois contradictoires, à des demandes sociales et à des injonctions réglementaires ou législatives1. La ville de Roubaix connaît durant tout le XIXe siècle un des plus fort taux de croissance démographique d’Europe2 : dix fois celui de la France, trois fois celui de Paris. Les plans montrent qu’au début de ce siècle, les 9/10e du terroir communal sont encore consacrés aux prairies, aux vergers et aux cultures. Roubaix n’est encore qu’un bourg de 8 000 habitants où l’on travaille la laine et le lin depuis cinq siècles lorsqu’en 1802, les machines à vapeur font leur apparition dans les filatures. La grande période de prospérité débute en 1890, date de l’établissement de tarifs protectionnistes par le gouvernement français. À cette date, la ville compte déjà 70 000 habitants. La période 1900-1910 marque une sorte d’apogée ; Roubaix occupe près de 40 000 ouvriers pour une population qui atteint son point culminant en 1910 avec 124 000 habitants. L’accroissement important de la population au cours du XIXe siècle est lié à une immigration venue à la fois des campagnes voisines et de Belgique. Dans les faits, de 1872 à 1891, plus de 50 % de la population roubaisienne est de nationalité belge. Cette immigration a des conséquences diverses, en premier lieu démographiques : la population qui immigre est une population jeune, active ce qui a des répercussions sur les taux de natalité et de nuptialité, plus élevés à Roubaix que dans le reste de la France. Au niveau économique et politique ensuite, si les industriels s’accommodent longtemps d’une main-d’œuvre abondante et peu organisée pour fixer au plus bas les rémunérations, ils doivent ensuite apprendre à composer avec des ouvriers qui vont, bénéficiant grandement de l’expérience acquise par les ouvriers belges, acquérir une conscience de classe de plus en plus revendicative. Roubaix peut alors s’afficher comme un des berceaux d’un mouvement ouvrier qui s’organisa en syndicat et en parti politique dont le Parti ouvrier français dont Jules Guesde, élu député de Roubaix, fut un illustre représentant. Enfin, des conséquences d’ordre social : si les Belges ont joué un rôle important dans le mouvement ouvrier, leur venu n’a pas manqué de soulever le problème de leur intégration, mission à laquelle l’école devait immanquablement apporter sa contribution.
Le difficile développement des structures scolaires primaires à Roubaix
2En 1863, Théodore Leuridan, archiviste de la ville de Roubaix, consacre un chapitre de son Histoire des institutions communales et municipales à l’histoire de l’instruction publique. On y apprend qu’à une époque antérieure au XVe siècle, les seigneurs de Roubaix avaient fondé en l’église paroissiale, un office de coutre3 (sacristain) et chantre, dont le titulaire avait la charge de résider dans le bourg et d’y tenir école pour instruire la jeunesse. Au XVIIe siècle, les religieuses de l’Hôpital Sainte Elizabeth tenaient une école régulière, consacrant ainsi à l’instruction de la jeunesse, un temps que le soin des vieilles femmes infirmes ne pouvait absorber entièrement. Au XVIIIe siècle, plus d’une tentative fut faite par le magistrat et les principaux habitants pour amener dans le bourg, la création d’un enseignement plus élevé. Ainsi, en 1705, une demande est adressée aux Jésuites pour qu’ils ouvrent à Roubaix, un établissement où serait enseignée la langue latine. En 1769, la commune charge le sieur Prouvost, grammairien et maître de musique, d’enseigner à la jeunesse de Roubaix à raison d’une classe de deux heures deux fois par jour, les premiers rudiments de la langue latine de manière à permettre à ses élèves d’entrer en cinquième dans les collèges. Son engagement est résilié cinq ans plus tard. En 1789, Roubaix, bourg de 8 000 habitants, reste une des rares communes de l’arrondissement de Lille qui ne possède pas d’école. Ceci explique en partie pourquoi le canton de Roubaix présente dans la statistique Maggiolo (1786-1790) un taux si faible d’alphabétisation (guère plus d’un tiers de signataires sur les actes de mariage).
De la Révolution à 1830 : peu d’intérêt et d’argent pour l’école
3La Révolution, écrit Leuridan, ne fit que « détruire et n’amena d’autres progrès dans l’instruction publique à Roubaix que l’enseignement des Droits de l’Homme, de la constitution, et du calendrier républicain. Les institutions privées, où l’on admettait quelques élèves gratuits, restèrent sous l’Empire et les premiers temps de la Restauration, les seules ressources bien insuffisantes pour une population qui allait toujours croissante4 ». La première dépense figurant au budget communal pour l’instruction primaire date de 1795. Son montant est inscrit sous la rubrique « dépenses pour l’enseignement primaire, à l’instituteur, 400 francs ». Deux ans plus tard, le 20 vendémiaire an 5, dans un rapport sur l’état des écoles primaires de l’arrondissement de Lille, le jury d’instruction constate qu’il n’existe à Roubaix qu’une seule école, installée dans la maison presbytérale, tenue par un instituteur et une institutrice. Si le rapporteur précise que « l’administration communale n’en demande pas davantage », il conclut toutefois son rapport par cette question : « Comment croire cependant qu’une seule école puisse suffire dans un canton si peuplé ? Les pauvres seuls sont capables de la remplir alors comment l’instituteur pourra-t-il subsister5 » ? Cinq ans plus tard, en fructidor an 11, le préfet autorise une Dame Bouteiller à ouvrir une école privée de filles en précisant que « les renseignements donnés sur les mœurs et l’aptitude du pétitionnaire sont favorables6 ».
4Durant toute cette période, la commune ne pourvoit donc qu’à un seul poste d’instituteur. Le relevé des dépenses montre cependant que le poste n’est plus occupé en 1800 et 1801. Le 26 janvier 1802, le citoyen Pierre Antoine Watteau est nommé à la « place d’instituteur primaire vacante dans ladite commune ». La part de l’instruction primaire dans le budget communal reste stable (autour de 500 francs/an) jusqu’en 1820, alors que la population passe de 7 500 à 12 000 habitants, ce qui laisse évidemment supposer une détérioration de l’instruction primaire publique. Cette situation ne va pas sans poser quelques problèmes aux fabricants. En 1818, le président des membres de la Chambre consultative de Roubaix écrit au ministre des Finances : « Les ouvriers employés à la fabrication de nos étoffes sont en général assez ignorants pour trouver beaucoup de difficultés à imprimer les marques et numéros dans les tissus et à ne pas confondre les pièces qu’ils fabriquent tantôt pour l’un, tantôt pour l’autre7. » Il conclut par un vibrant appel au développement de l’instruction. En 1820, l’administration municipale se propose alors de créer une école communale. Une somme de 5 000 francs est versée comme premier acompte sur l’acquisition d’un terrain destiné à la construction d’une école ou d’un collège. Mais cet établissement que la municipalité confiera aux frères de la Doctrine chrétienne n’ouvrira qu’en 1830. Faute de pourvoir, elle-même, à son obligation d’instruction la commune consacre néanmoins, en 1828, 2 000 francs à l’instruction des pauvres, en attendant l’ouverture de l’école des Frères, somme versée à des écoles privées. De la Révolution de 1789 à celle de 1830, de gros bourg rural, la commune de Roubaix est devenue une ville industrielle en pleine expansion. La municipalité a donc dû gérer dans l’urgence le développement de ses infrastructures collectives, essentiellement la voirie et l’assainissement. Dans ce contexte, le développement de l’enseignement primaire ne semble pas avoir été une priorité dans le budget communal. Il a de fait été presque exclusivement tributaire d’institutions privées. Ce n’est qu’en 1830, avec le projet d’ouverture de deux écoles congréganistes, que le budget d’investissement connaît son premier développement.
Les premières écoles communales (1830-1849)
5En 1830, littéralement harcelée par le Préfet, la municipalité de Roubaix décide enfin de construire un établissement scolaire. Cette école, dont la création avait été décidée dix ans plus tôt, coûte 10 400 francs (le salaire annuel d’un instituteur est d’environ 400 francs). Pour la diriger, on fit appel aux Frères de la Doctrine chrétienne. Dès son ouverture, en mai 1830, l’école accueille gratuitement 255 garçons puis 600 à la rentrée d’octobre. Les élèves les plus pauvres sont même dispensés de payer le papier et les plumes. Un mois plus tard, le 20 juillet 1830, s’ouvre l’école des filles, dans un bâtiment offert par le fabricant Louis Lepoutre-Decottegnies. L’école, confiée à 12 sœurs de Sainte-Thérèse de l’ordre des Carmélites, reçoit 300 filles à la rentrée suivante.
6Les Frères étaient à peine installés que la municipalité reçut des plaintes de la part des instituteurs des écoles privées (payantes) dont les classes se vidèrent. Mais quand, en 1833, en vertu de l’article 14 de la loi Guizot, la municipalité crut pouvoir imposer une rétribution mensuelle aux élèves non indigents, les Frères opposèrent l’article premier de leur règle : « Les frères de la Doctrine chrétienne n’acceptent d’établissement qu’autant que ces écoles sont parfaitement gratuites, sans que les enfants ou les parents y contribuent en rien. » Un conflit divisa la ville, le conseil municipal et l’administration à un point tel, que l’existence de l’école chrétienne fut un instant menacée. Le 8 octobre 1833, le conseil municipal transigea. Il décida que l’instruction chez les Frères serait entièrement gratuite mais précisa que seuls les enfants pauvres continueraient à y être admis. Toutefois cette solution ne pouvait satisfaire certaines familles qui, parce qu’elles avaient quelques moyens, voyaient à regret leurs enfants privés d’une instruction de qualité. Elles formèrent donc, entre elles, une association aux frais de laquelle une école particulière de Frères de la Doctrine chrétienne fut fondée le 15 mars 1834. On admettait dans ces nouvelles classes, tous les élèves qui se présentaient, en réclamant seulement de ceux qui pouvaient payer une légère rétribution. Cette œuvre continua jusqu’en 1844, date à laquelle les administrateurs, contraints par des difficultés financières, proposèrent à la ville de reprendre à sa charge l’école, offrant de faire l’abandon du mobilier et du trousseau des Frères, ce qui fut accepté.
7C’est dans ce contexte que deux nouvelles écoles ouvrent leurs portes en 1833. Une école primaire supérieure, sur initiative privée, et une école communale d’enseignement mutuel. L’école primaire supérieure privée accueillit entre 70 et 100 élèves (dont 6 à 27 gratuits) jusqu’en 1852, année de sa fermeture. L’école mutuelle, installée d’abord dans une dépendance de la mairie, fut victime de la disgrâce nationale de cette méthode. Elle revint à la méthode simultanée à la fin de la monarchie de Juillet, tout en conservant son nom d’école mutuelle (jusqu’en 1870). Destinée à pratiquer une méthode d’urgence, en traitant de gros bataillons à moindre frais (1500 francs pour la ville la 1ère année), elle enregistra 200 inscriptions à son ouverture et 300 l’année suivante. Le 29 novembre 1839, le comité d’instruction adresse son rapport à l’administration communale, donnant les effectifs pour les écoles communales et privées. Le nombre d’enfants scolarisés est de 1 668 pour un nombre d’enfants de 5 à 14 ans d’environ 5 000, soit un taux de scolarisation de 33 % (contre 51 % pour le département)8.
8Les inspecteurs primaires du département, corps créé par François Guizot, furent impuissants à enrayer la baisse du taux de scolarisation entre 1837 et 1843, baisse imputable à la crise économique qui frappe cette région en plein développement industriel, et dont la première des conséquences fut de conduire des enfants qui pouvaient être scolarisés à s’employer pour gagner les quelques sous permettant à leurs familles de subsister. L’absence de mesure coercitive mise au service des inspecteurs primaires (l’obligation scolaire ne sera décrétée qu’en 1882), et les besoins croissants des manufactures en main-d’œuvre enfantine, font que le département du Nord est le département de France qui connaît la plus faible progression (celui du Pas-de-Calais étant le seul à enregistrer une diminution) de son rapport du nombre des élèves à la population entre 1830 et 1842, année de la mise en application de la loi de mars 1841 réglementant le travail des enfants9.
Les causes de la non-fréquentation scolaire
9Impuissants à conduire les enfants dans les écoles publiques qui se généralisent pourtant dans toutes les communes du département, les inspecteurs primaires eurent à réfléchir sur les causes de cette non-fréquentation. Pour François Carlier, le premier inspecteur primaire du département du Nord, il ne fait pas de doute que la pauvreté tient de nombreux enfants éloignés des écoles publiques car constate-t-il au cours d’une inspection dans l’arrondissement de Cambrai, dans les familles indigentes « à peine les enfants des deux sexes sont-ils âgés de sept ans, qu’on les occupe à broder le tulle, ce qui leur rapporte 40 à 50 centimes, par jour10 ». Malgré sa modicité (moins du quart du salaire d’un adulte), ce salaire représente, selon l’inspecteur, « une somme bien supérieure à ce qui peut leur revenir des distributions de bienfaisance », rendant de ce fait inopérante la mesure adoptée par certains maires, mesure qui consiste à priver des secours ordinaires, des familles indigentes dont les enfants ne fréquenteraient pas les écoles. Autre fait aggravant cette situation, la fabrication du textile, qui connaît durant cette période une forte industrialisation, nécessite la présence de nombreux enfants pour des travaux sur les métiers à tisser rendus impossibles à l’adulte par l’étroitesse d’accès ou la minutie du travail. Quinze ans après l’inspecteur Carlier, l’un de ses successeurs, Hilaire fera le même constat : « Les enfants sont des machines qu’on exploite sitôt qu’ils peuvent rapporter le plus léger gain à la maison. Cette classe (la classe ouvrière) qui forme peut-être les 3/4 de la population totale de l’arrondissement ne comprend nullement le besoin de s’instruire et se soucie peu des avantages que procure une instruction bien donnée11. » Mais si la pauvreté est désignée par les inspecteurs du Nord comme le motif de non-fréquentation de l’école pour près d’un enfant sur cinq (18 %), celui-ci se situe néanmoins très loin du critère évoqué dans les deux tiers des cas : l’indifférence des parents. Triste constat donc pour les inspecteurs primaires imprégnés de l’esprit de la loi du 28 juin 1833 et qui en viennent à regretter, à l’instar de l’inspecteur Hilaire, que Guizot n’ait pas inscrit dans son texte des mesures plus radicales. En 1846, le préfet invite à nouveau la municipalité à étudier un projet de création d’une nouvelle salle d’asile et l’agrandissement de l’école mutuelle, encore florissante à cette date12. Dans sa réponse du 11 novembre 1847, le maire, Bulteau, s’étonne que la commission d’inspection ait pu signaler qu’il y avait insuffisance d’établissements pour recevoir tous les jeunes des fabriques car il existe une classe à l’école chrétienne pour accueillir les garçons et une autre à l’école des Carmélites pour les filles. Le maire prie le Préfet de croire « que tout a été fait et que cette partie essentielle du service ne laisse plus rien à désirer13 ». Il n’ignore pas que le nombre de ceux qui fréquentent les écoles n’est pas proportionné à l’importance de la ville mais « pour satisfaire à tous les besoins, pour donner toutes améliorations utiles, ce ne peut être l’œuvre de quelques années » et surtout, affirme-t-il, il faut des ressources plus importantes que celles que reçoit la ville. Ainsi, en 1848, le budget des dépenses est de 640 000 francs (dont 30 000 francs pour l’instruction primaire soit 4,7 %) alors que les recettes prévues sont de 300 000 francs. En conclusion, le maire sollicite l’autorisation d’augmenter le tarif d’octroi. N’ayant pas reçu de réponse favorable à cette demande, l’administration communale décide par un arrêté du 2 septembre 1848, que les admissions aux écoles communales seront prononcées par le comité communal d’instruction afin d’éviter que les enfants des familles aisées fréquentent ces écoles qui sont gratuites. Cet arrêté établit également que les enfants de plus de 16 ans ne seront plus acceptés dans les écoles élémentaires et qu’ils devront aller à l’école primaire supérieure.
De Falloux à Duruy (1850 à 1863)
10La IIe République réorganise par la loi Falloux (15 mars 1850) l’école primaire, les cours d’adultes et d’apprentis. Cette loi a été rédigée par la majorité conservatrice qui, effrayée par le sursaut révolutionnaire de 1848, conçoit l’instruction d’abord comme un moyen d’éducation morale et religieuse, comme une garantie pour le maintien de l’ordre social. Elle conserve globalement les structures mises en place par la loi Guizot, mais en change l’esprit. La distinction entre école publique et libre se met en place. On appelle « école publique » les écoles fondées ou entretenues par les communes, le département ou l’état et « école libre », les écoles fondées ou entretenues par des particuliers ou des associations.
11S’appuyant sur la loi Falloux, le ministère de l’Instruction publique poursuit l’épuration du corps enseignant des instituteurs suspects de socialisme, commencée dès 1849, et laisse le clergé accentuer son influence sur l’école primaire. Le mouvement s’inverse après 1863, lorsque Victor Duruy devient ministre de l’Instruction publique. Ce dernier, s’appuyant sur la statistique de l’instruction primaire de 1863, constate que 600 000 enfants sont encore privés d’instruction et que la plupart d’entre eux appartiennent à des familles hors d’état de payer le mois d’école. Il adresse donc une circulaire aux préfets, rappelant qu’ils ont le devoir de maintenir le principe énoncé par la loi du 15 mars 1850 (loi Falloux), article 24 : « L’enseignement primaire est donné gratuitement à tous les enfants dont les familles sont hors d’état de le payer. » Certes l’article 45 de cette même loi confiait au maire, de concert avec les ministres des différents cultes, le soin de dresser la liste des enfants devant être admis gratuitement dans les écoles publiques, mais un règlement du 31 décembre 1853 (art. 13) était venu le modifier, en donnant au préfet le devoir de fixer le nombre d’enfants pouvant être admis gracieusement. Or la rétribution scolaire dans le département du Nord était en moyenne de 1,50 franc par mois, ce qui représentait une charge assez lourde pour les plus pauvres de la commune qui n’étaient plus admis sur les listes de gratuité. Les conséquences ne se sont pas fait attendre comme le souligne un rapport de l’inspecteur Grimon : « Par suite de la restriction des listes de gratuité, le nombre d’élèves va sensiblement diminuer et je crains d’avoir à la fin de l’année à signaler une notable diminution dans le personnel écolier des communes environnant Roubaix, Tourcoing, Lille, Lannoy14. »
La marche vers la gratuité à Roubaix : les salles d’asile puis l’école primaire
12Souhait exprimé par tous les ministres de l’Instruction publique afin de généraliser l’instruction, la marche vers la gratuité de l’enseignement s’est, durant tout le XIXe siècle, heurtée à un impératif économique, le financement de l’école et le traitement de l’instituteur.
Les salles d’asile de Roubaix et la gratuité
13Dans les salles d’asile, niveau d’enseignement où prédominait la dimension charitable, la gratuité fut un principe érigé très rapidement. Implantées dans les citées industrielles, les salles d’asile répondaient en premier lieu à un devoir d’hygiène et de salubrité. Œuvre de bienfaisance, ces établissements se donnaient pour missions de soustraire les jeunes enfants, laissés sans soins par des mères appelées à fournir de la main-d’œuvre aux usines textiles, aux risques épidémiques et à de mauvaises conditions de garde et aux dangers de la rue. Bien qu’aucune obligation n’ait été faite aux communes d’entretenir ce type d’établissement, les salles d’asile ont donc connu à Roubaix, comme à Lille, Tourcoing ou Dunkerque, une croissance constante à partir de 1840. Au lendemain de la promulgation de la loi du 28 juin 1833, qui ne faisait pourtant aucune place aux salles d’asile, François Guizot signalait très officiellement aux préfets les avantages de ces institutions et les invitait « à ne rien négliger pour inspirer aux populations le désir de voir fonder des établissements partout où en existe le besoin ». Mais dans la lettre circulaire qu’il adresse aux inspecteurs primaires le 13 août 1835, il juge le développement des salles d’asile encore trop limité pour leur en confier la surveillance. Il laisse toutefois entendre qu’il n’en exclut pas la possibilité, ces institutions étant très clairement assimilées à des établissements d’instruction primaire. C’est à Pelet de la Lozère, son successeur au ministère de l’Instruction publique, que revint l’honneur d’avoir, par sa circulaire du 9 avril 1836, jeté les premiers fondements de l’éducation populaire maternelle. À la suite de cette circulaire, un véritable conflit allait naître, sur fond de querelle politico-religieuse entre les fondateurs des premières salles d’asile, qui estimaient que ces établissements ne devaient relever que de la charité, et le ministère de l’Instruction publique qui cherchait à intégrer « les plus élémentaires de toutes les écoles » à l’Université. Après quelques mois de conflit, et quelques concessions faites aux « amis des salles d’asile », c’est finalement la conception défendue par Salvandy et l’Université qui l’emporte. L’ordonnance du 22 décembre 1837 dresse la liste des matières que les surveillants, qui doivent être désormais munis d’un brevet de capacité et d’un certificat de moralité, doivent y enseigner. S’il reprend toutes les dispositions de la circulaire de Pelet de la Lozère relative à la surveillance des salles d’asile, Salvandy intègre également les inspecteurs et les sous-inspecteurs primaires à ce dispositif en les invitant à inclure les salles d’asile dans leurs tournées et en leur donnant une place dans les commissions d’examen des candidats à la fonction de surveillant15.
14À compter de la fin de l’année 1837, les inspecteurs du département du Nord vont effectivement inclure ces établissements dans leurs tournées d’inspection et régulièrement dresser les tableaux statistiques propres à cet enseignement16. Cependant, l’intérêt de l’inspecteur Carlier et des sous-inspecteurs Dantec et Joly pour les salles d’asile semble demeurer très relatif puisque de 1837 à 1845, hormis quelques lignes dans les rapports annuels de l’inspecteur Carlier, rendant compte de l’augmentation du nombre de ces institutions, nous n’avons retrouvé aucun rapport concernant les salles d’asile du département.
15Pour la bourgeoisie d’affaire et financière, soucieuse de rétablir la paix sociale après la révolution de Juillet, et pour un patronat industriel dont les besoins en main-d’œuvre ne cessent de croître dans les grands centres manufacturiers, notamment du Nord et de l’Est, les salles d’asile apportent une réponse à une nécessité économique et une solution à un fait social. En effet, ces institutions peuvent permettre aux mères des jeunes enfants de travailler, mais elles ont également le mérite de remédier au problème posé par l’errance des enfants d’âge préélémentaire en leur fournissant un lieu de garde. La bourgeoisie de Juillet, sous le couvert d’une œuvre indiscutablement charitable, a donc, pour des raisons économiques, sociales et sanitaires, promu et, dans une large mesure, financé ces établissements. Cette position est parfaitement résumée par Ambroise Rendu, haut fonctionnaire au ministère de l’Instruction publique qui présida la Commission supérieure des salles d’asile, établie par Salvandy : « Les pères et mères de ces pauvres enfants ont toute la liberté de se livrer aux occupations et aux labeurs qui assurent leur existence. Ils continueront sans doute de manger leur pain à la sueur de leur front ; mais du moins, tranquilles pour ce qu’ils ont de plus cher au monde, ils se soumettront sans trouble et sans murmure à cette grande loi du travail qui leur deviendra tout à la fois plus facile et plus fructueuse [...]. On ne peut trop le redire, le contentement du pauvre est le bonheur du riche17. »
16Cette prise de conscience, par la bourgeoisie et le patronat, de l’utilité des salles d’asile s’est traduite très concrètement, dans le département du Nord et à Roubaix en particulier, par une prise en charge croissante des dépenses d’investissement et de fonctionnement de ces établissements par les communes. À cet effet, en 1853, les 16 communes possédant une salle d’asile ont alloué à ces institutions, une somme totale de 32 538 francs qui représente environ le tiers des sommes allouées, par les communes, aux écoles de filles (91 076 francs) et un peu moins du dixième de celles qui sont allouées aux écoles de garçons (397 272 francs).
17Conscient de la dimension sociale et pédagogique de ces institutions préélémentaires, le clergé et le parti clérical en général, cherchant également à contrer l’offensive universitaire, ne restèrent pas insensibles au développement des salles d’asile. À l’instar de ce qu’ils firent pour les écoles privées de filles, ils réunirent des fonds pour permettre l’ouverture d’établissements privés dont ils confièrent la direction à des congrégations religieuses et usèrent de toute leur influence pour que les municipalités confient également à des Sœurs la tenue des salles d’asile communales. Gagné à la cause de ces établissements, l’archevêque de Cambrai, qui souhaite voir s’ouvrir une salle d’asile à côté de chaque école, écrit que si le clergé avait un choix à faire, faute de ressources suffisantes pour faire face au frais de deux fondations, « nous n’hésiterions pas à nous prononcer pour l’asile en attendant l’école, comme on pose d’abord une première pierre avant d’élever l’édifice ». Cette volonté de faire coexister l’école primaire de filles et la salle d’asile, idée dont le principe sera généralisé durant la IIIe République par la loi du 16 juin 1881 donnant une existence légale aux « écoles maternelles », apparaît dans ce texte de 1846 très novatrice.
18En réaction à cette politique de congréganisation des salles d’asile, les inspecteurs primaires du Nord commencent à considérer avec plus d’intérêt leur développement. En 1846, les inspecteurs déclarent avoir visité toutes les salles d’asile et les écoles gardiennes du département. Ils ont ensuite établi une classification en trois ordres, selon la tenue de l’établissement. Ainsi, ils font une réelle distinction entre les trente-trois salles d’asile dont les directrices sont munies d’un brevet, et les écoles gardiennes tenues par des femmes qui en sont dépourvues. Les premières, divisées en deux ordres, sont, selon les inspecteurs, en général toutes tenues d’une manière satisfaisante : les directrices y ont toutes de l’ordre, de la propreté et de l’affection mais certaines, dont les asiles sont classés dans le second ordre, manquent encore de méthodes. Par contre, les inspecteurs se disent consternés par la tenue des écoles gardiennes (asiles de troisième ordre). Ils ont en effet constaté que dans un grand nombre de ces établissements, dont beaucoup de « surveillantes » embrassent cette carrière parce qu’elles sont incapables de toutes autres choses, « les enfants restent assis toute la journée sur une petite chaise ». Sincèrement révolté, le sous-inspecteur Debruyne écrit que son service doit tout faire pour que la première éducation des 10 000 enfants de ces salles d’asile de troisième ordre (pour 4 300 dans les asiles de premier et second ordres) ne soit pas abandonnée « au caprice, à l’inexpérience ou à l’ignorance de la première venue18 ».
19L’intérêt manifeste de l’inspection primaire de ce département pour les salles d’asile et les écoles gardiennes est cependant de courte durée. En effet, l’année qui suivit ce rapport, le conseil général, en refusant de renouveler les crédits votés depuis 1843 pour subvenir aux traitements de deux sous-inspecteurs, contraint le bureau de l’inspection primaire de ce département à recentrer ses activités sur les écoles primaires. Durant trois ans, de 1847 à 1850, les salles d’asile n’ont plus reçu la visite des inspecteurs primaires, de nombreux changements dans le personnel de l’inspection ayant prolongé, durant toute la IIe République, la situation engendrée par le désistement financier du conseil général. De fait, les inspecteurs primaires ne pourront que constater, quatre ans après la révolution de Février 1848, une congréganisation accrue des salles d’asile. En effet, dans un rapport établi sur les trois arrondissements d’Avesnes, Cambrai et Valenciennes, les inspecteurs notent que 35 des 78 salles d’asile (soit 45 %) sont dirigées par des Sœurs (contre 5 % en 1846)19. Pourtant, à l’inverse des écoles primaires dont l’organisation et la surveillance avaient été fortement modifiées par la loi du 15 mars 1850, aucune loi n’était venue supprimer ou compléter, entre février 1848 et le début du Second Empire, l’ordonnance du 22 décembre 1837 relative aux salles d’asile. Seule une disposition de l’arrêté du 28 avril 1848, portant création du Cours pratique, prévoyait que « les salles d’asile, improprement qualifiées d’établissements charitables par l’ordonnance du 22 décembre 1837, étaient des établissements d’instruction publique », et qu’elles prendraient désormais le nom d’écoles maternelles. Mais cette prescription resta lettre morte, tout comme la disposition du projet de loi du 15 décembre de la même année qui spécifiait que toute commune au-dessus de 2 000 âmes serait tenue d’avoir une salle d’asile au moins.
La gratuité dans les écoles primaires : une situation contrastée
20En ce qui concerne la gratuité dans les écoles primaires publiques et privées du Nord, la situation varie considérablement d’un arrondissement à l’autre. Pour l’ensemble du département, la gratuité de l’enseignement est pratiquement acquise, dès 1850, dans près de la moitié des écoles primaires. Cette donnée masque toutefois de grosses disparités entre les arrondissements, comme le démontre une enquête de 1860. Nous n’avons, malheureusement, pas pu retrouver de documents pour la décennie 1850-1859 à Roubaix. Nous pouvons néanmoins supposer que la situation scolaire ne s’est guère améliorée malgré l’ouverture de deux écoles de garçons (en 1851 et 1857) confiées aux frères de la Doctrine chrétienne, d’une école de filles et d’un nouvel asile. En effet, plusieurs lettres du Préfet du Nord (avril 1855, juin 1857, octobre 1857) signalent l’exiguïté des locaux affectés à l’enseignement à Roubaix, ainsi que l’insuffisance de personnel20. La loi Duruy du 10 avril 1867 ne touche aux lois Guizot et Falloux que sur deux points : la limitation des privilèges accordés aux congréganistes et le développement de l’instruction publique dans les milieux où il restait médiocre, par l’extension de la gratuité et par la création d’école pour les filles. Cette politique de l’Empire libéral s’inscrit dans un mouvement d’ensemble de l’opinion publique, notamment de la bourgeoisie libérale et des associations ouvrières en faveur des enfants pauvres. Les communes sont autorisées à voter une imposition de 4 centimes extraordinaires pour assurer la gratuité de l’enseignement dans leurs écoles. Elles reçoivent alors éventuellement une aide de l’État (art. 8). Il est aussi signalé que les instituteurs ou institutrices qui assureront les cours du soir pour les adultes recevront une indemnité (art. 7).
21Toutes les conditions semblent dès lors mises en place pour une meilleure instruction. Le compte-rendu de la séance du 27 août 1868 du Conseil général du Nord est à ce sujet éloquent. Le rapporteur note : « L’instruction primaire a pris dans le département du Nord un développement et une importance qui méritent toute l’attention du Conseil général. Les progrès constatés se sont surtout manifestés dans les écoles spéciales aux filles et dans les cours d’adultes spéciaux aux femmes ; c’est là un des bienfaits de la loi du 10 avril 186721. » En ajoutant aux écoles primaires, les cours d’adultes, les classes d’apprentis, les réunions dominicales, les orphelinats et ouvroirs spéciaux, le rapporteur arrive à une population scolaire de 300 000 âmes pour 1 771 établissements (dont 1 213 écoles publiques, 346 écoles libres et 212 salles d’asile)22. Toutefois l’enthousiasme de ce rapporteur se trouve fortement atténué par le rapport du Conseil départemental de l’Instruction publique devant ce même Conseil général dans la séance du 1er juillet 1868. S’intéressant à l’école publique (1 213 écoles primaires), le Conseil chiffre à 166 000 (86 000 garçons et 80 000 filles) les enfants bénéficiant de cette instruction. Sur ce total, 99 500 (60 %) sont admis gratuitement. Mais, selon l’inspection, les enfants privés d’instruction, sont plus de 10 500. Le Conseil conclut :
« Le mal est certain, quel remède ? Multiplier les écoles dans les grandes villes industrielles où sévit surtout ce fléau de l’ignorance et de l’incurie, combattre l’indifférence à l’égard de l’instruction et l’âpreté au gain de la plupart des familles d’ouvriers, étendre la gratuité, recommandation presque superflue, veiller à une exécution plus consciencieuse et plus sévère de la loi sur le travail des enfants dans les manufactures, loi que tous les gens de cœur voudraient voir remise à l’étude, fonder comme l’ont fait de riches et généreux industriels, des écoles spéciales auprès des fabriques. Le conseil départemental appelle de tous ses vœux une amélioration sur ce point23. »
22La correspondance entre le Recteur de l’académie de Douai, le Préfet du Nord, le ministre de l’Instruction publique et le maire de Roubaix, nous renseigne sur la situation des écoles à cette époque. La ville de Roubaix, sommée de pourvoir à la construction de nouvelles écoles, confie à la Commission de l’Instruction publique le soin de rédiger un rapport établissant les besoins. Ce rapport, établi sur les effectifs des années 1862 à 1866 et sur les locaux disponibles, estime qu’il reste à bâtir pour 1870 : des salles d’asiles pour 2 955 enfants, des écoles de filles pour 2 856 filles, des écoles de garçons pour 1 796 garçons, soit, précise le rapport, 11 écoles pour 7 607 enfants. En conclusion de ce rapport, la commission affirme que la municipalité ne peut avoir « la prétention d’exécuter simultanément ces divers travaux, malgré les justes et incessantes réclamations de Monsieur le Ministre de l’Instruction publique24 ». Elle regrette cependant l’attitude de l’un des premiers corps de l’État (le ministère de l’Intérieur) qui s’est « récrié contre notre demande d’une augmentation de taxe sur quelques articles de l’octroi, qui pourrait nous procurer annuellement une recette supplémentaire de 100 000 francs ». La commission estime dès lors qu’il est impossible à la municipalité d’envisager cette dépense pour généraliser « l’instruction publique et gratuite ».
23Alexandre Faidherbe, directeur d’école, cofondateur en 1866 de la Société d’Émulation de Roubaix, tout en défendant la politique scolaire de la ville, explique les difficultés auxquelles elle doit faire face :
« Roubaix est d’hier, et pour satisfaire au besoin résultant d’un accroissement de population sans exemple, il a fallu, en quelque sorte, y improviser instantanément des organisations et dotations de service qui dans toutes les autres villes ont été l’œuvre du temps [...]. Les dépenses considérables faites annuellement par la ville prouvent que la municipalité, autant sinon qu’en aucune autre cité en France, attache une grande importance à l’instruction primaire et l’on peut dire encore ici, sous ce rapport, que le passé répond de l’avenir. Il importe d’ailleurs de remarquer qu’une partie notable de la population de Roubaix n’est pas née et n’a pas été élevée dans cette ville, que les ouvriers flamands y viennent résider et s’y marient en grand nombre et que nos écoles sont et doivent demeurer exclusivement françaises25. »
24Nous ne sommes donc pas étonnés lorsqu’au début de l’année 1869, le conseiller d’État, chargé de l’administration du département du Nord, écrit au maire de Roubaix que le recteur a signalé au ministre de l’Instruction « l’état d’abandon dans lequel se trouvent un grand nombre d’enfants de la population ouvrière de Roubaix par suite de l’insuffisance de locaux affectés au service de l’enseignement26 ». Poursuivant, le conseiller d’État ajoute que le ministre est disposé à seconder les efforts personnels faits par le maire de Roubaix en venant en aide à la ville dans la mesure la plus large mais, précise-t-il, il est indispensable que l’autorité locale prépare des projets de construction ou d’appropriation. Quelques jours auparavant, le recteur d’académie s’est adressé au ministre de l’Instruction publique, pour plaider la cause de Roubaix. Il commence par une description très sombre de la situation :
« Je n’ai jamais cessé un seul instant d’appeler l’attention de la municipalité roubaisienne sur les trop nombreux enfants qui, à l’entrée de chaque hiver, viennent frapper à la porte des asiles et des écoles, mais en sont refoulés souvent plusieurs années de suite, à cause du manque de place. J’ai compté moi-même, dans une seule classe, 190 enfants avec un seul maître. Sans doute, ceux-là sont à l’abri des intempéries, mais au point de vue du développement de leur intelligence, il est vraiment permis de se demander s’ils sont beaucoup mieux partagés que leurs petits camarades restés dans la rue27. »
25Le recteur Fleury demande donc au ministre d’intervenir auprès de son collègue de l’Intérieur afin que la municipalité obtienne une modification de son tarif d’octroi. Pour conclure, il use d’un argument propre à convaincre un ministre de l’Intérieur : « Votre excellence, qui a visité Elle-même Roubaix et qui connaît en outre les dernières émeutes qui ont affligé cette ville, n’a pas besoin que j’insiste auprès d’Elle sur la gravité toute spéciale des questions scolaires dans la banlieue de Lille notamment à Roubaix28. » Les dégâts causés par les émeutes qu’évoque le recteur sont une des charges qui pèsent sur les finances communales et pour lesquels la municipalité envisage un impôt supplémentaire (déjà plusieurs fois évoqué et ajourné car impopulaire). On comprend mieux l’administration communale lorsqu’elle demande, pour « compléter ses écoles gratuites, à être autorisée à mettre une surtaxe sur cinq articles d’octroi pour les mettre à peu près au niveau de ceux de Lille et Tourcoing ».
26La démarche du Recteur Fleury n’a pas été vaine. En effet, le 12 juin, Victor Duruy, écrit au maire, dans une de ses dernières lettres de ministre de l’Instruction publique, qu’il se déclare attaché au succès de la demande formée par la ville afin d’obtenir des modifications de son tarif d’octroi29. Le 14 octobre, le préfet envoie un rapport au nouveau ministre de l’Instruction rendant compte des possibilités de financement de la ville. Il nous apprend que l’administration communale est sur le point de faire construire 3 écoles de garçons, 5 écoles de filles et 5 salles d’asile pour un coût prévisible de 562 000 francs, financés par un emprunt de 400 000 francs (remboursable à l’aide du produit résultant de l’augmentation de certaines taxes d’octroi) et un secours espéré de l’État d’un montant de 150 000 francs. Le ministre de l’Intérieur invite son collègue de l’Instruction, dans une lettre datée du 26 décembre, à répondre favorablement à cette demande de secours. En mai 1870, le maire peut enfin se féliciter de la conclusion donnée à cette affaire. L’État accorde un secours de 80 000 francs aussitôt complété par une aide du département. D’autre part, un décret impérial autorise la municipalité à percevoir des suppléments de droits sur « les vins, les alcools et les bières de l’intérieur et les charbons30 ». Seule l’augmentation sur les bières venant du dehors a été refusée. La municipalité charge immédiatement la Commission des écoles de s’occuper du choix de deux emplacements reconnus « le plus convenable pour l’exécution de nos projets ».
27Le bilan, en sept ans, fut le suivant : ouverture d’une salle d’asile, ouverture ou agrandissement de trois écoles de filles, ouverture ou agrandissement de trois écoles de garçons. On peut toutefois être réservé sur la réussite du plan municipal, surtout qu’il faut, dans ces créations tenir compte de la simple transformation de deux écoles et de l’ajout de classes pour une autre. L’Empire n’a donc pas réglé, malgré de multiples injonctions et certains efforts financiers, le grave problème de l’instruction primaire à Roubaix.
L’école à Roubaix dans les débuts de la IIIe République (1871 à 1900)
28À leur arrivé au pouvoir, les républicains font des trois principes, obligation, gratuité, laïcité, l’enjeu majeur de leur combat contre le cléricalisme dont se prévaut le conservatisme monarchique. Cette politique se traduit dans les faits par les lois Ferry et Goblet. Ministre de l’Instruction publique à trois reprises (1879-1881, janvier à août 1882, février à novembre 1883) Jules Ferry procède par touches successives pour constituer finalement un nouveau système scolaire dont la loi Goblet (30 octobre 1886) fera la synthèse. Les conséquences des lois Ferry et Goblet furent diverses. L’obligation ne s’imposa que lentement car la loi fut détournée par les dispenses accordées par l’inspection académique, entre autres, aux enfants retenus pour les travaux des champs. La gratuité ne fut que relative car si les communes, puis l’État ont effectivement pris en charge le traitement de l’instituteur, les livres, les fournitures scolaires et l’habillement des écoliers restèrent à la charge des familles. La laïcité, quant à elle, fut à l’origine d’un double mouvement. D’une part, l’éviction progressive du personnel religieux ainsi que la disparition des marques de la religion (prières, présence à la messe, crucifix dans les classes...) dans les classes de l’enseignement public ; d’autre part, en sens inverse, le développement de l’enseignement catholique privé.
Les écoles « de Mollins » (1877-1879)
29Mais avant de se positionner dans cette « guerre scolaire », la municipalité doit à nouveau faire face à une nouvelle demande d’école. Moins de dix ans après les constructions « imposées » de 1869, une circulaire ministérielle, adressée à tous les préfets et inspecteurs d’Académie, demande la création d’établissements scolaires « en assez grand nombre pour que l’école se trouve partout à la portée de la famille et que, dans aucun cas, l’enfant n’ait à parcourir une distance assez grande pour qu’elle soit un obstacle à son assiduité31 ». Il faut en outre, ajoute cette circulaire, rendre la fréquentation de la classe attrayante pour l’élève et donner aux familles cette assurance que la santé de l’enfant ne sera pas compromise par son séjour à l’école. Il faut enfin que les nouvelles constructions soient conçues dans des conditions telles que, tout en satisfaisant au programme ministériel, elles ne grèvent pas le budget municipal. Contrairement à 1869, l’administration communale semble vouloir prendre des mesures sans attendre les injonctions préfectorales. En trois ans (1877 à 1879), elle fait construire 6 écoles de garçons, 6 écoles de filles et 7 salles d’asile. Le financement des écoles construites en 1877, sur le même modèle, suscita, par l’originalité de son montage, un véritable intérêt national, mais déclencha également, sous le couvert d’accusation de mauvaise gestion des fonds communaux, une véritable polémique politique. La situation scolaire de la ville de Roubaix, à nouveau problématique, nous est décrite dans un rapport de l’inspecteur primaire Toussaint adressé au maire en février 187732.

Tableau III. – Situation de l’instruction primaire à Roubaix en 1876.
30En conclusion de son rapport, l’inspecteur primaire note qu’il y a donc lieu à pourvoir à 2 290 places pour les garçons et à 1 846 places pour les filles.
31En janvier 1877, Alexandre Famechon, maire depuis un mois, se voit proposer par une Société dite en participation des écoles de Roubaix, représentée par M. de Mollins, un projet d’installation d’écoles primaires33. Cette société de « capitalistes ayant soucis des intérêts populaires, se contentant d’un bénéfice très léger, strictement rémunérateur de ses capitaux » soumet un projet réunissant quatre conditions qui lui paraissent essentielles : Économie, Salubrité, Facilité de dégagement et de surveillance et Division des agglomérations d’enfants.
32Sur le chapitre de l’économie, la société établit une comparaison avec deux écoles communales existantes. Calculant le prix de revient de ces deux écoles, elle établit un prix par élève d’environ 210 francs. Le prix estimé d’une école de 400 élèves est donc de 400 x 210 soit 84 000 francs (l’intérêt annuel à 5 % étant par élève d’un peu plus de 10 francs). Or la société propose de construire, à ses frais, des écoles (de 400 places) qu’elle louerait ensuite à la ville pour une somme annuelle de 3 000 francs (pour chaque école) soit un projet à 7,50 francs par élève (contre 10 francs pour les écoles existantes). La société envisage deux types de baux : un bail de 5 à 6 ans à 3 000 francs annuels, permettant à la ville de racheter quand elle le désire les écoles au prix unitaire de 60 000 francs. Si la ville veut louer sans racheter les immeubles, une location au même prix que ce que paye actuellement la ville par élève (10 francs), soit pour une école de 400 élèves, une location annuelle de 4 000 francs avec un bail fixe de 9 ans. Sur le plan de la salubrité, les écoles proposées offrent plus d’aération, de dégagement, que les écoles existantes, prévoyant un mètre carré par élève au lieu des 0,90 en vigueur. Les écoles sont prévues pour 400 enfants, « chiffre bien inférieur au 700, 1 000 voire 1 200 généralement adopté » ce qui a pour but de réduire les sources d’épidémie et aussi de permettre l’ouverture de deux écoles dans le même quartier, une pour les filles et une pour les garçons, « en évitant de lointains déplacements, impossibles aux jeunes enfants ». Enfin, dernier argument, non négligeable compte tenu des injonctions préfectorales, la société propose de construire ces 6 écoles pour la rentrée suivante (octobre 1877).
33Le 9 février, le projet est soumis au Conseil municipal et la Commission des finances du conseil municipal donne son accord le 16 février. Pour la partie technique du projet, elle fait appel à l’expérience du directeur des travaux municipaux et aux conseils de l’inspecteur des Écoles primaires « qui s’est empressé de nous aider de ses connaissances spéciales en la matière34 ». Pour la partie financière, la commission accepte la seconde proposition de la Société. Elle se félicite car ainsi : « La ville n’a pas à recourir pour les écoles à l’emprunt dont nous avons l’emploi facile pour des travaux dont nous connaissons tous l’urgence. En un mot, sans bourse déliée le conseil pourvoit en quelques mois à l’instruction de 2 400 enfants qui s’en trouveraient privés encore quelques années car nous connaissons toutes les lenteurs qu’entraînent les formalités nécessaires pour contracter un emprunt35. » La ville pouvant devenir acquéreuse des écoles, un cahier des charges a été imposé à la Société pour garantir la bonne construction des bâtiments et pour s’assurer qu’ils seront établis conformément aux règles imposées par le Conseil d’Instruction publique, tant au point de vue de la salubrité, de l’hygiène que des leçons scolaires. Le cahier des charges stipule, à son article 2, que « les matériaux employés devront tous être de premières qualités et des meilleures provenances. La maçonnerie sera en belles briques du pays. La charpente et les poutres seront en sapin rouge de Riga. Les plafonds seront peints en blanc et les murs en gris blanchi ». L’article 3 relève que « dans la cour formant préau, il y aura un trottoir en briques de champs avec caniveau arrondi, faisant le tour de la cour. Le milieu de la cour sera garni de scories. Elle sera aussi plantée de jeunes arbres dont l’essence sera indiquée par l’administration [...]. Au rez-de-chaussée de l’école, il y aura 3 classes de 80 jeunes enfants ; à l’étage, il y aura de même 3 classes qui pourront contenir 70 à 80 élèves [...] ; Il y aura six cabinets pour les enfants, un pour les professeurs et huit urinoirs séparés36 ».
34La convention signée, le 14 avril, la construction peut commencer sur les six emplacements désignés (3 écoles de garçons, 3 écoles de filles), emplacements situés dans des quartiers neufs. Les rapports du directeur du Service des bâtiments, Deniau, nous permettent de suivre l’avancement des travaux. À plusieurs reprises, ce dernier se plaint de la mauvaise qualité du travail (mauvais ciment, technique douteuse). Le maire doit se déplacer pour arbitrer le différend qui oppose le directeur du Service des bâtiments au délégué de la Société, M. de Mollins, et constater que l’état des travaux est satisfaisant. Quatre écoles (sur les six prévues) sont terminées à la rentrée d’octobre 1878. Le chapitre des constructions « de Mollins » pourrait se clore sur ce constat, si l’opposition n’avait choisi ce dossier pour attaquer la gestion municipale d’Alexandre Famechon, républicain progressiste. Pendant toute la durée des travaux, l’opposition conservatrice, sur la base des rapports de Deniau, directeur du Service des bâtiments, critique la qualité du travail, le choix des matériaux et les coûts. En décembre, l’administration communale confie à l’architecte du département, Marteau, le soin de se livrer à l’estimation détaillée d’une maison d’école y compris habitation, cour et préau couvert. Son rapport, d’une grande précision, estime le coût d’une école à 57 281 francs, le projet adopté s’élevant quant à lui à 76 500 francs. Le « léger bénéfice strictement rémunérateur des capitaux engagé » devient donc, d’après ce calcul, nettement plus conséquent (18 500 francs, ce qui, multiplié par 6 écoles, fait 111 000 francs, soit plus que le coût d’une école). Le 6 janvier 1878, le puissant Journal de Roubaix publie un article dans lequel il est écrit que le maire « a livré à merci et sans défense, l’administration qu’il représente, à une société dont on ignore la composition et d’où seraient résultés pour la société un bénéfice illicite et pour la ville, un préjudice considérable ». Alfred Reboux, directeur du journal, saisit là l’occasion de mettre en fâcheuse position la municipalité républicaine, la veille des élections : « Il n’en reste pas moins acquis que la ville de Roubaix doit considérer l’opération de Mollins comme un véritable désastre pour ses finances [...]. Que les électeurs protestent demain par leur abstention contre les auteurs de cet acte inouï de légèreté et d’incapacité. »
35Le 7 janvier, Famechon, fait état de l’estimation de l’architecte départemental à de Mollins, délégué de la Société en participation des écoles de Roubaix. Ce dernier fait établir un nouveau devis par deux architectes, Dupire et Barbotin, état très différent de celui de Marteau, et qui sera présenté dans une brochure intitulée Aux détracteurs des écoles de Roubaix. Dans la préface, le délégué précise que : « La société des écoles publie cet état pour l’édification de toute personne désireuse de se rendre un compte exact de la valeur des écoles, en dehors des questions de parti et des querelles soulevées par des adversaires des écoles laïques que cette œuvre a blessés, non pas au point de vue des intérêts municipaux qu’ils feignent de défendre, mais uniquement dans leur amour propre et dans leurs tendances antilibérales37. » Dans le mois qui suit, trois pétitions circulent. L’une, signée par les contribuables et habitants de Roubaix, demande une expertise contradictoire des différentes estimations, expertise confiée à trois architectes choisis par le président du Tribunal. Les deux autres, signées par « des pères de familles » et « des élèves des cours d’adultes », apportent un soutien à « l’honorable Monsieur Famechon » pour « le remercier de la sollicitude qu’il a montrée pour la classe ouvrière en ouvrant de nouvelles écoles qui répondent à un besoin urgent38 ». Le 20 février 1878, le Tribunal de première instance de Lille met un terme à ce conflit en condamnant Alfred Reboux pour diffamation. Il doit payer une amende de 100 francs, verser 200 francs de dommages intérêts à Alexandre Famechon et insérer le jugement, dans trois journaux. Dans ses arrêtés, le Tribunal note que l’intention de Reboux, à travers son article, était « d’éloigner de Famechon les suffrages de ses concitoyens ». À ce niveau, l’objectif fut atteint.

Plan type d’une école de Mollins en 1877. Sources : AM de Roubaix, M IV, no 2, 1877.
36Malgré la signature d’un bail de 15 ans, La ville n’a pas loué longtemps ces écoles. En février 1879, moins de deux ans après la signature de la convention, le conseil municipal signifie son intention d’acquérir les écoles. En mars, Charles Daudet, successeur de Famechon, demande à l’administration supérieure l’autorisation de réaliser cette acquisition au moyen de fonds provenant de la Caisse des écoles, considérant que « la situation de son service d’instruction primaire ne sera pas réellement assurée, tant que nous n’aurons pas acquis ces six écoles ». Une lettre du maire de Périgueux, datée du 10 juillet, nous apprend que le ministre de l’Instruction a alloué à la ville de Roubaix une subvention de 80 000 francs, « en considération des sacrifices considérables39 » consentis. En avril 1880, la municipalité informe donc le délégué de la Société en participation des Écoles de Roubaix que moyennant l’exécution de la clause du contrat du 14 avril 1877, elle désire se porter acquéreur des écoles et s’engage donc à verser les 459 000 francs convenus. Nous n’avons pas de précision sur la façon de financer cette acquisition. Toutefois, un rapport du directeur des travaux municipaux nous apprend que ce même mois d’avril 1880, la municipalité contracte un emprunt de 501 000 francs qui, ajouté aux 80 000 francs de subvention ministérielle, va permettre la construction de six nouvelles écoles.
Le rapport Anthoine (1878)
37L’effort consenti pour l’instruction primaire par la ville de Roubaix bien que considérable, doit être ramené à sa juste mesure. On dispose pour cela du bilan du passage dans le département (1868 à 1877) de l’inspecteur général de l’enseignement primaire, Ernest Anthoine40. Dans ce département, « second département le plus peuplé après la Seine », son action s’est portée essentiellement sur la création de salles d’asile et sur le besoin d’augmenter le nombre de classes dans les écoles primaires. Mais très vite, il se rend compte que le développement de l’instruction n’est pas seulement une question d’argent : « une nouvelle classe exige un nouveau maître. Or les maîtres, surtout les bons, ne s’improvisent pas ; il faut les former. Il faut même les trouver : j’ai appris à mes dépens qu’en cherchant la quantité, on n’a pas toujours la qualité ». Il constate pourtant dans le domaine de l’instruction, de réel progrès, notamment à Roubaix : « Pour atteindre ce but, le Conseil général a déjà consenti de lourds sacrifices ; la plupart des communes ne se montrent pas moins disposées. Les grandes villes donnent l’exemple. Lille est au premier rang. Roubaix, la deuxième ville du département, qui était longtemps restée en arrière, marche à grands pas ; elle a ouvert cette année (1877) 8 écoles avec 29 classes et 3 salles d’asile. Un tel mouvement fait honneur à cette région. Elle montre avec les ressources dont elle dispose, l’esprit qui l’anime. Il semble qu’avant peu, nous devrons avoir assez d’écoles construites pour recevoir tous les enfants qui sont d’âge scolaire : il restera alors à les y amener tous41. »
38Alexandre Faidherbe, directeur d’école, dans un discours prononcé sept ans plus tard devant la Société d’émulation, fait preuve du même souci que son inspecteur d’académie : « Il y a progrès du reste, nous aimons à le reconnaître : on n’entend plus de parents vous dire qu’on n’a pas besoin de savoir lire et écrire pour boire, manger et travailler, mais tous n’apprécient pas à sa juste valeur l’importance de l’instruction42. » En annexe à son rapport, l’inspecteur Anthoine nous propose l’état des dépenses ordinaires et extraordinaires (aujourd’hui fonctionnement et investissement) d’une quinzaine de communes du Nord. Ce tableau nous montre ainsi que la ville de Roubaix, qui consacre aux besoins de l’instruction primaire 12,8 % de ses dépenses ordinaires, n’arrive qu’en 7e position, loin derrière Lille. Elle est, par contre, la ville qui, pour l’année 1877 (année exceptionnelle), a le plus investi.
Ville | Nombre d’habitants | Dépenses ordinaire pour l’instruction | Dépenses extraordinaires pour l’instruction | Rapport en % des dépenses ordinaires pour l’instruction aux dépenses ordinaires |
Lille | 162775 | 591468 | 106196 | 19,7 % |
Tableau IV. – Montant des dépenses ordinaires (fonctionnement) et extraordinaires (investissement) en francs relatives à l’instruction primaire dans quelques villes du département du Nord pour l’année 1877.
La République laïque (1882-1891)
39À Roubaix, la laïcisation des écoles communales tenues par les frères et sœurs des diverses congrégations enseignantes, se fait en moins de deux ans. Le 17 janvier 1881, le Conseil municipal de Roubaix déclare que l’enseignement public, dans les écoles de la ville, doit être essentiellement laïc. Il précise (art. 2) que « la laïcisation des écoles de garçons présente un caractère d’urgence exceptionnel » et (art. 4) que « l’enseignement primaire, dans son programme et ses exemples, devra s’inspirer du milieu industriel auquel il s’applique43 ». Le rapporteur de cette séance, Émile Moreau, déplore le fait que « depuis 40 ans, toutes les écoles qui se fondent à Roubaix sont aussitôt abandonnées aux Frères ». Il ajoute qu’en 1872, « l’administration communale, voulant réagir contre cette invasion, fit construire plusieurs écoles destinées aux laïques mais, précise-t-il, c’était sans compter sur l’ordre moral qui intervint lors de l’achèvement de ces écoles en les appelant à diriger par des congréganistes ».
40Dans les faits, en 1881, les ordres enseignants assuraient la direction de 6 des 15 écoles communales de garçons, de 6 des 13 écoles communales de filles et de 4 des 10 salles d’asile (devenues écoles maternelles en 1881), des établissements qui accueillaient entre 40 et 60 % des enfants admis dans les écoles communales. Conséquence directe des lois de laïcisation, les écoles communales « congréganistes » virent leurs effectifs chuter au profit d’écoles libres qui s’ouvrirent à proximité44. Ainsi, pour un nombre d’écoles et d’enseignants doublé (40 contre 22 et 180 contre 92), les écoles communales laïques, n’accueillent, en 1884, qu’un quart d’élèves supplémentaires (10 888 contre 8 377), augmentation qui peut être liée au simple accroissement de la population scolaire. Autre constat, la part de l’enseignement laïc n’augmente pas de façon significative dans l’ensemble des écoles (52 % des effectifs en 1883, 53 % en 1884 et 57 % en 1888). Ce n’est qu’une dizaine d’années plus tard, suite à l’élection d’une municipalité socialiste, que l’ensemble des écoles communales laïcisées retrouvèrent leurs effectifs d’avant 1883. Il est vrai que la poussée démographique constante de la ville devait à plus ou moins long terme conduire les écoles communales à se remplir.
41Ville ouvrière, marquée par les luttes sociales, Roubaix ne fut pas, en 1882 et 1883, le théâtre de violents affrontements lors de la laïcisation de ses écoles communales. Il est vrai que la municipalité se contenta d’appliquer, sans excès, les directives ministérielles. Ainsi, dans un premier temps, elle ne fit qu’enlever les emblèmes « extérieurs » de la religion (croix sur les façades, statues de Saint Patron). Il fallut attendre 1892 et l’élection du tisserand Henri Carrette à la mairie pour que les crucifix soient retirés des classes. Une polémique naît cependant sur la manière d’attirer les élèves dans telle ou telle école. Laïcs et catholiques dénoncent les pressions exercées sur les parents. Il s’agit, par exemple, de la pression exercée par les patrons sur leurs ouvriers et leurs employés pour qu’ils inscrivent leurs enfants dans les écoles congréganistes. L’inspecteur de l’enseignement primaire de Lille peut d’ailleurs le constater au cours d’une de ses tournées : « De l’aveu des parents, beaucoup étaient envoyés à l’école privée, soit pour obtenir des secours promis, soit pour conserver du travail au père45. » Pour faire face à ces pressions, le conseil municipal, majoritairement républicain, décide, le 20 septembre 1882, la gratuité des fournitures scolaires pour les enfants des écoles publiques. Le 17 janvier de cette même année, la municipalité crée la Caisse des Écoles « destinée à encourager et à faciliter la fréquentation de l’école par des récompenses aux élèves assidus et par des secours aux élèves indigents ».
42En 1884, les conservateurs, qui viennent de remporter les élections municipales, votent d’importants subsides aux écoles privées. Ainsi le 27 décembre 1884, un crédit de 18 000 francs est voté pour les fournitures scolaires de « tous » les établissements de la ville (dont 10 000 francs pour les écoles libres). Toutefois, la loi du 30 octobre 1886, en établissant une distinction très nette entre les écoles publiques fondées et entretenues par des collectivités publiques et les écoles privées à la charge des particuliers, pose, sans y répondre, le problème du maintien de ces subventions. En 1892, l’élection d’une municipalité collectiviste qui dirige sans interruption la ville jusqu’en 1902 (trois fois réélue) met un terme à cette « guerre scolaire » entre les laïcs et les congréganistes, en consacrant la prédominance des « sans Dieu ». Ainsi, les écoles congréganistes qui accueillaient plus de la moitié des enfants scolarisés en 1879 n’en reçoivent plus, en 1899 qu’un peu plus du tiers. L’instruction maternelle et primaire étant généralisée, son action porte essentiellement sur le développement de l’enseignement technique46 et sur l’affirmation des œuvres périscolaires. Le 13 novembre 1885, le Conseil municipal décide la création d’un Service médical scolaire à Roubaix. Ce service est ainsi défini dans un arrêté du maire du 30 octobre 1885 : « Il est institué un service hygiénique médical des écoles primaires et maternelles gratuites publiques ou libres de la ville de Roubaix (article 1) ; Un médecin pourvu du titre de docteur est chargé de l’inspection médicale des écoles comprises dans la circonscription pour laquelle il a été affecté. Il doit visiter les écoles primaires au moins une fois par mois, et les écoles maternelles au moins une fois par quinzaine47 » (article 2). Chaque médecin inspecteur touche en cette qualité une indemnité annuelle de 50 francs par école confiée à ses soins. Conformément à son programme, la nouvelle municipalité collectiviste décide de créer des cantines scolaires. La gestion de ce service est confiée à la Caisse des écoles, institution créée le 27 décembre 1889. Les deux premières cantines ouvrent le 23 décembre 1892 dans des écoles maternelles. Ces deux cantines servent 300 repas par jour, soit un 1/6 des effectifs de ces écoles. Fin 1893, toutes les écoles maternelles sont dotées d’une cantine. Pendant l’année scolaire, 161 432 repas sont servis pour un prix de revient du repas (aliments et traitement du personnel) de 0,17 francs. En 1896, le conseil municipal décide d’y admettre gratuitement tous les enfants nécessiteux des écoles primaires. Les élèves dont les parents sont aisés peuvent également prendre leurs repas à l’école mais en payant une somme de 0,15 francs pour les écoles maternelles et de 0,20 francs pour les écoles primaires. Les menus sont établis à partir d’aliments mis en adjudication en septembre pour l’année scolaire. Seuls le pain et la bière ne sont pas mis en adjudication par un accord entre l’administration des Hospices et la Caisse des écoles. La surveillance des élèves prenant leurs repas dans les écoles maternelles est assurée par une maîtresse de l’école. Elle n’est pas rétribuée, mais la cantine lui sert un repas chaque jour. Dans les écoles primaires, jusqu’en mars 1896, la surveillance est confiée aux cantinières et à quelques grands enfants à qui l’on sert un repas gratuitement. À partir de mars, le Comité de la Caisse des écoles décide d’allouer une indemnité de 40 francs par mois à chacune des cantines pour rémunérer la surveillance exercée par les directeurs et directrices d’école. Le Comité de la Caisse des écoles est également chargé de procéder chaque année, dans le courant du mois de novembre, à une distribution de vêtements.
43En étudiant l’histoire de l’instruction primaire à Roubaix et en particulier celle de son coût, nous avons montré à quel point les diverses municipalités en charge du dossier ont véritablement « jonglé » entre leurs obligations réglementaires, leurs moyens financiers, les besoins de l’industrie et la demande sociale d’instruction. Ainsi aux municipalités conservatrices du Second Empire qui ont œuvré à donner à l’enseignement congréganiste une place prépondérante dans les écoles communales, ont succédé durant la IIIe République des municipalités républicaines plus soucieuses du développement de l’enseignement laïc et de l’ouverture des écoles maternelles, alors que la gestion collectiviste d’Henri Carrette met davantage l’accent sur les œuvres sociales en créant la médecine scolaire et les premières cantines scolaires. Dans le domaine de l’alphabétisation, les études ont révélé l’existence d’une France double traversée par une ligne de partage qui va de Saint-Malo à Genève48. Cette ligne, qui renvoie à une inégalité de développement, marque la frontière entre une France du nord-est, alphabétisée et une France méridionale, caractérisée par un net retard, retard qui ne se comble qu’à partir de la fin du XIXe siècle et ses lois scolaires. Roubaix, cité industrielle, a grandement contribué au développement économique de la France. Pourtant l’étude de la mise en place et du développement de son réseau d’instruction primaire montre que cette ville se caractérise par des taux d’alphabétisation et de scolarisation très médiocres, toujours inférieurs à ceux du département. Le même type d’étude, menée à Lille ou Tourcoing met en évidence la même caractéristique : « L’urbanisation provoquée par le développement de l’industrie du textile entraîne [...] un retard culturel49. » Il y aurait donc comme un paradoxe à constater que les villes qui font, par leur industrie, la richesse d’un pays n’en perçoivent pas de bénéfices en matière d’instruction. Les causes, comme le montre cette étude, en sont multiples : nécessité d’une main-d’œuvre enfantine importante, présence d’une forte population immigrée non francophone et surtout, longtemps, l’absence d’une volonté de mise en place d’une politique scolaire ambitieuse. Il n’est qu’à constater la nette corrélation existante entre les dépenses d’éducation inscrite dans le budget de la ville de Roubaix et le nombre d’enfants scolarisés pour comprendre que le taux de scolarisation dépend en tout premier lieu de cette volonté et des moyens financiers qui en sont l’émanation.
Notes de bas de page
1 Voir Joël Ravier, Histoire de l’enseignement primaire à Roubaix, mémoire de maîtrise, Université de Lille 3, 1989 ; Joël Ravier, Mise en place et développement de l’inspection primaire dans le département du Nord (1833-1850), thèse de doctorat, université de Paris IV-Sorbonne, 1995 (Françoise Mayeur directrice).
2 Chantal Petillon, La population de Roubaix – Industrialisation, démographie et société 1750-1880, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2006.
3 Achille Delmasure, « L’enseignement primaire au XVIe siècle dans la partie française du diocèse de Tournai », Revue du Nord, no 217, 1973, p. 93.
4 Bibliothèque Municipale de Roubaix, manuscrit non publié repris par Julien Lagache, Monographie de l’enseignement primaire à Roubaix, 1889, 34 p.
5 Ibid.
6 Ibid.
7 Cité par Paul Delsalle, La brouette et la navette, Westhock, Éditions des Beffrois, 1985, p. 213.
8 Maryvonne Leblond, « La scolarisation dans le département du Nord au XIXe siècle », Revue du Nord, no 206, 1970, p. 387-398.
9 D’après Allard, Recueil méthodique des lois, ordonnances règlements, arrêtés et instructions relatifs à l’enseignement, à l’administration et à la comptabilité des écoles normales primaires, Paris, Paul Dupont et Cie, 1843, p. 316-318.
10 AD du Nord, 1 T 105/25, rapport de l’inspecteur Carlier, arrondissement de Cambrai, canton de Solesmes, 1836.
11 AD du Nord, 1 T 107/3, rapport de l’inspecteur Hilaire, arrondissement de Cambrai, 1851.
12 AD du Nord, 1T79/68, lettre du préfet au maire de Roubaix, 1er juillet 1847.
13 Ibid., lettre du maire au préfet, 11 novembre 1847.
14 Francis Bailleul, Instituteur et instruction primaire dans le département du Nord d’après l’enquête Rouland de 1860, mémoire de maîtrise, Université de Lille III, 1984, p. 46.
15 Voir Jean-Noël Luc, L’invention du jeune enfant au XIXe siècle : De la salle d’asile à l’école maternelle, Paris, Belin, réédition 1999, 512 p ; Jean-Noël Luc, La petite enfance à l’école. XIXe-XXe siècles. Textes officiels relatifs aux salles d’asile, aux écoles maternelles, aux classes et sections enfantines (1821-1981), Paris, Economica, 1982, 390 p.
16 Les rapports d’inspection sont conservés aux Archives nationales (Sous-série F17) et, en partie, aux archives départementales du Nord (série 2 T du rectorat).
17 Octave Greard, La législation de l’instruction primaire en France depuis 1789 jusqu’à nos jours (7 vol.), t. 2 : 1833-1848, Paris, Éditions Charles de Mourgues, 1890.
18 AN, F17 9311, Rapport des inspecteurs primaires du Nord sur les salles d’asile, inspecteur Debruyne, 1846.
19 AN, F17 9315, Rapport sur les salles d’asile du département du Nord, 1852.
20 Archives municipales de Roubaix, MIV, no 1, 5 avril 1855, 10 juin 1857 et 15 octobre 1857.
21 AD du Nord, 1 T 110, rapport du conseil départemental de l’Instruction publique devant le Conseil général du Nord, séance du 1er juillet 1868.
22 Jean-Noël Luc, La statistique de l’enseignement primaire : XIXe-XXe siècles, Paris, INRP Economica, 1985, p. 23.
23 AD du Nord 1T110, rapport du Conseil départemental de l’Instruction publique devant le Conseil général du Nord, séance du 1er juillet 1868.
24 Archives municipales de Roubaix, M IV no 1, rapport de la Commission de l’Instruction publique, janvier 1869.
25 Ibid.
26 Ibid., lettre du conseiller d’État chargé de l’administration du département du Nord au maire de Roubaix, 12 février 1869.
27 AD du Nord, 1T 79/68, lettre du recteur de l’académie de Douai au ministre, 15 avril 1869.
28 Ibid.
29 AM de Roubaix, M IV, no 1, lettre du ministre Victor Duruy au maire de Roubaix, 12 juin 1869.
30 AM de Roubaix, M IV, no 3, séance du conseil municipal, 24 mai 1870.
31 AM de Roubaix, M IV, no 1, Circulaire du ministère de l’Instruction publique, décembre 1876.
32 AM de Roubaix, M IV, no 1, courrier de l’inspecteur primaire Toussaint au maire de Roubaix, 17 février 1877.
33 Ce dossier est conservé aux archives municipales de Roubaix, série M IV no 1.
34 AM de Roubaix, M IV, no 1, registre des délibérations du conseil municipal, 17 février 1877.
35 Ibid.
36 Ibid., Cahier des charges pour la construction de six écoles sises à Roubaix.
37 AM de Roubaix, M IV, no 2, plaquette intitulée « Aux détracteurs des écoles de Roubaix », sans date.
38 Ibid., Pétition, « Adresse à Monsieur Famechon, maire de Roubaix », non datée (février 1877).
39 Ibid., Courrier du maire de Périgueux au maire de Roubaix, 10 juillet 1879.
40 Ernest Anthoine, L’instruction dans le département du Nord (1868-1877), Lille, Imprimerie Robbe, 1878, p. 78.
41 Ibid., annexe 1.
42 Alexandre Faidherbe, « Des moyens d’assurer la fréquentation scolaire », Revue de la société d’émulation de Roubaix, 2e série, t. 1, 1885, p. 101.
43 AM de Roubaix, M IV, no 3, registre des délibérations du conseil municipal, 17 janvier 1881.
44 Bernard Menager, La laïcisation des écoles communales dans le département du Nord, Lille, Centre régional d’études historiques, 1971, p. 101.
45 Ibid., p. 136.
46 Joël Ravier, « Histoire de la formation technique et professionnelle à Roubaix », dans Brigitte Carrier-Reynaud (dir.), L’enseignement professionnel et la formation technique aux XIXe-XXe siècles, Saint-Étienne, Publications de l’université de Saint-Étienne, 2006, p. 53-70.
47 AM de Roubaix, M IV, no 3, Arrêté municipal du 30 octobre 1885.
48 François Furet et Jacques Ozouf (dir), Lire et écrire. L’alphabétisation des Français de Calvin à Ferry, Paris, Éditions de Minuit, 1977, 2 t.
49 Dominique Julia (dir.), Atlas de la Révolution française, t. 2 : L’enseignement, 1760-1815, Paris, École des Hautes études en sciences sociales, 1987, p. 15.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008