Chapitre V. Lancelot et le sens des blessures
p. 183-207
Texte intégral
Ils ressemblaient à des êtres vivants. Leur aspect était celui de brandons enflammés ; c’était comme une vision de torches ; entre les vivants c’était comme un va-et-vient ; et puis il y avait la clarté du feu, et sortant du feu, des éclairs.
Et les vivants s’élançaient en tous sens : une vision de foudre. Je regardai les vivants, et je vis à terre, à côté des vivants, une roue, pour chaque face.
[...] Elles [les roues] étaient imbriquées l’une dans l’autre. Lorsqu’elles avançaient, elles allaient dans les quatre directions ; elles n’obliquaient pas en avançant.
Ézéchiel 1 : 13-17
La technique littéraire des entrelacs
1La notion d’entrelacs est déterminante dans l’Iliade comme dans Beowulf. Or, elle a servi à désigner une technique littéraire, selon un parallèle établi avec les entrelacs picturaux propres à un certain art médiéval. Dans les pages qui suivent, je propose une redéfinition de cette technique au vu des résultats obtenus dans les chapitres précédents.
2En 1918, Ferdinand Lot employa le terme d’entrelacement pour définir la technique narrative du Lancelot en prose1. Il fut suivi en 1966 par Eugène Vinaver qui reprit le sujet dans une allocution présidentielle2, et la conférence devint un chapitre de son livre publié en 1971, The Rise of Romance, le chapitre s’intitulant « The Poetry of Interlace ». Vinaver s’intéressait aux auteurs arthuriens des cycles en prose du XIIIe siècle. En revanche, John Leyerle en 1967, Lewis Nicholson en 1980 et Morton Bloomfield en 1986 analysèrent la possible relation de l’art des entrelacs avec le poème anglo-saxon Beowulf.
3Bien que tous utilisent la même appellation, les critiques ne s’accordent pas sur les implications d’une analogie entre les entrelacs picturaux et d’hypothétiques entrelacs littéraires. Le sens de base de l’entrelacs est défini par Bloomfield comme indiquant un entrecroisement physique tel qu’il peut exister dans un tissu ou dans les enluminures, en particulier dans les bordures où diverses bandes passent les unes sur les autres3. Pour Vinaver, l’entrelacs est caractéristique de l’art roman.
« Les Historiens de l’art roman nous ont montré, entre autres, que l’ornement dit “en ruban” (“ribbon ornament”), qui n’a ni commencement ni fin et surtout qui n’a pas de centre [...], est néanmoins une composition remarquablement cohérente. Il comporte la même combinaison d’acentricité et de cohésion qui caractérise la structure des romans cycliques.4 »
4« La progression linéaire est abandonnée en faveur de motifs entremêlés5 », comme les aventures des chevaliers et les thèmes qui en font partie s’entre-croisent constamment, étant annoncés à l’avance ou évoqués après avoir disparu de la scène.
« Le thème est alors à nouveau abandonné, mais il revient périodiquement, tandis que, dans les intervalles, d’autres thèmes font surface, chacun segmenté en fragments semblablement courts, segments tous soigneusement tissés les uns avec les autres, entrefiés, lacés, noués ou tressés comme les thèmes dans un ornement roman pris dans un mouvement constant de complexité illimitée.6 »
5L’entrelacs littéraire est constitué, d’après Vinaver, de thèmes et de lignes narratives, l’entrelacs relevant donc de l’agencement de l’intrigue7. Le texte commence par les aventures de tel chevalier, puis fait disparaître celui-ci pour enfin retourner au même personnage en un point du récit qui respecte le temps écoulé. Ce serait en ce sens qu’il existerait un parallèle entre des lignes narratives et les lignes d’un entrelacs ornemental : dans les deux cas, les lignes semblent continuer d’exister quand bien même elles ne sont pas offertes à la vue, et ce jusqu’au moment où elles font à nouveau surface.
6Leyerle voit une analogie entre les entrelacs picturaux et littéraires dans l’art anglo-saxon des VIIe et VIIIe siècles.
« Depuis la haute période anglo-saxonne il existe des milliers de dessins d’entrelacs, ayant survécu dans les enluminures des manuscrits ou dans les gravures faites sur des os, sur les pierres et sur les ornements métalliques des armes et des bijoux. Ils sont si prolifiques que le septième et le huitième siècles pourraient à juste titre être connus comme la période des entrelacs.8 »
7Il est clair pour Leyerle que les entrelacs picturaux ont des parallèles littéraires aussi bien dans la structure que dans le style. Aux VIIe et VIIIe siècles, les auteurs anglais qui écrivaient en latin produisaient dans leurs écrits des entrelacs, « tresses verbales dans lesquelles d’allusives références littéraires du passé croisent et recroisent le sujet présent9 ». Il s’agit donc cette fois d’entrelacs doublés d’intertextualité. Les auteurs décrivaient leur technique par les phrases fingere serta ou texere serta « fabriquer ou tisser des entrelacements »10. Enfin, Leyerle reconnaît l’art de l’entrelacs dans la structure de Beowulf : « Le poète entrelace [...] des épisodes afin de produire des juxtapositions impossibles dans une narration linéaire11 ». L’entrelacs, pour Leyerle comme pour Vinaver, est un principe d’organisation de la diégèse, il s’agit de lignes narratives (« narrative threads »).
8Bloomfield, par contre, met en cause l’analogie de l’entrelacs ornemental avec les lignes narratives d’un texte, pour cette raison que l’élément de base d’une narration est la séquentialité12.
« En peinture nous pouvons voir et comprendre (quand bien même incomplètement) plusieurs événements ou objets (ou personnes) présents au même moment, alors que dans la lecture nous ne pouvons pas lire au sujet de deux événements en même temps afin d’obtenir (quand nécessaire) l’illusion de la simultanéité.13 »
9Les lignes narratives peuvent se succéder étroitement, mais elles ne peuvent pas s’entremêler, et il serait vain que le lecteur, cherchant à suppléer à cela et à produire de la simultanéité, lise deux passages en même temps.
10« Contrairement à l’art plastique, la nature même de la narration impose une seule ligne d’action à la fois. Cette réalité de l’art verbal rend impossible un entrelacs basé sur des événements simultanés14 ». Bloomfield souligne enfin que l’usage de plusieurs lignes narratives est un lieu commun dans la littérature de toutes périodes et de tous pays15, ce procédé n’est pas propre aux auteurs médiévaux. Je partage cet avis que la complexité d’une intrigue ne suffit pas à légitimer une analogie avec l’entrelacs pictural.
11Lewis Nicholson s’inscrit à la suite de Vinaver et de Leyerle mais s’attache à observer plus particulièrement ce qu’il appelle la microstructure du texte16.
« Le poème abonde en motifs, mots clés et phrases, allusions et métaphores qui sont répétés et diversifiés ; ce qui apparaît en premier comme un méandre dépourvu de plan ressemble graduellement à une narration entreliée ou à une tapisserie, tandis que nous observons comment les petits détails s’intègrent dans une composition cohérente avec plusieurs thèmes emboîtés.17 »
12Les analyses proposées tiennent compte de l’agencement des mots mais, pour définir sa méthode, Nicholson, tout comme Vinaver et Leyerle, se base sur les notions de thème et de motif. Or ces notions ne sont jamais définies par les critiques, certainement parce que leur sens paraît évident. Ce sens me paraît vague : les termes en question peuvent englober indifféremment un personnage, une idée, un objet, une action, un événement, une figure de style, etc., le seul dénominateur commun étant la répétition.
13Vinaver donne un exemple de thème pris dans le Lancelot en prose. Le thème est l’aventure entreprise par Lancelot qui accepte de venger un chevalier blessé à la tête par une épée et dans le corps par deux lances. Leyerle, quant à lui, choisit quatre passages qui concernent un même personnage, Hygelac. Il explique comment ces passages participent du thème majeur de Beowulf, à savoir « la contradiction fatale présente au cœur de la société héroïque » : « Le héros suit un code qui exalte une volonté indomptable et la valeur dans l’individu, mais la société requiert un roi qui agisse pour le bien commun, non pour sa gloire personnelle18 ». Le thème est donc une idée exprimée par la mise en scène d’un personnage. Enfin, Nicholson se concentre sur une métaphore : la métaphore du corps comme maison19. Ainsi, chaque critique emploie la notion de thème à sa façon.
14L’analyse de Nicholson sur la métaphore du corps comme maison est intéressante, mais elle comporte une difficulté explicitée par l’auteur lui-même : « Il n’y a dans Beowulf que peu d’associations directes ou ouvertes (« direct or open associations ») de la maison avec le corps humain20 ». C’est un problème puisque le thème proposé par Nicholson est la métaphore elle-même. Si la métaphore apparaît rarement, alors il n’est pas pertinent de la présenter comme thème. Nicholson propose donc d’observer la juxtaposition du mot « maison » et de toutes références à ce qui relève de l’humain. L’un des exemples qui lui paraît le plus convaincant est celui du destin de Heorot, la grande demeure des Danois.
« L’un des exemples les plus impressionnants de la façon dont le poète entrelace les motifs de la maison et du corps est initié tôt dans le poème avec l’annonce simple et apparemment sans lien que la grande halle des Danois est terminée et qu’elle fait face à une destinée sombre et incertaine.21 »
15Le passage cité par Nicholson montre la demeure attendant les ravages du feu. Il n’y est fait aucune référence au corps.
16Pourtant, la métaphore de la maison existe bien dans un composé signifiant « maison osseuse ». Beowulf raconte comment il tua le champion franc Dæghrefn : « sa poigne cassa (gebræc) la maison osseuse (banhus) (à savoir la cage thoracique) de son adversaire (2508) ». La même phrase est employée pour décrire l’action du feu sur la dépouille de Beowulf étendu sur son bûcher funéraire : banhus gebrocen (3147), « la cage thoracique est cassée » par les flammes. Plutôt que d’isoler l’idée de maison pour parler de métaphore, il est préférable de prendre en compte l’association répétée de hus « maison » et de ban « os » avec le verbe ge-brecan « casser ». Car on voit le danger de baser une analyse concernant le corps sur l’idée de métaphore : c’est le meilleur moyen de perdre la trace d’une logique corporelle. Avant de réfléchir en termes de rhétorique et de symboles au sujet d’un texte comme Beowulf, il convient de mettre en évidence ce qui est nommé du corps. En l’occurrence, l’importance de l’ossature prévaut largement, nous l’avons vu, sur l’idée de maison.
17Charles Méla, dans le préambule de La Reine et le Graal, donne la clé de la technique de l’entrelacs : « [C]e qui est, dans l’entrelacs, véritablement aux commandes, n’opère que sous le couvert des mots, lesquels se miment et se riment effrontément, histoire sans doute de mieux résonner !22 ». L’entrelacs s’élabore par l’organisation des signifiants. Cette conception limite grandement le nombre des textes pour lesquels il est pertinent de parler de technique de l’entrelacs. Le deuxième point le plus important concernant les entrelacs littéraires a été formulé par Vinaver décrivant la technique des auteurs arthuriens.
« [La méthode] consistait moins à expliquer l’action en tant de mots qu’en forgeant des liens signifiants et tangibles entre des épisodes à l’origine indépendants ; elle visait à établir, ou tout du moins à suggérer, des relations entre des thèmes jusque là sans rapport.23 »
18Vinaver souligne ici ce qu’il y a de plus spécifique à la technique de l’entrelacs : la mise en rapport. La répétition crée une relation. Ainsi, la technique des entrelacs peut être reformulée comme suit :
La ligne d’un entrelacs littéraire est constituée de la réitération d’un signifiant. La ligne formée par la répétition du signifiant croise d’autres lignes similaires et participe alors à la formation d’un réseau lexical. Par exemple, une phrase comme hond-locen lic-syrce (551) est le croisement de quatre lignes fondamentales dans Beowulf à savoir celles de « la main » (hond), de « la boucle entrecroisée » (locen), de « l’entrelacscotte de mailles » (syrce) et du « corps articulé » (lic). On peut parler ici de simultanéité car il n’est pas question de lignes narratives mais d’association lexicale.
Ce qui est formulé au moyen de l’entrelacs n’est jamais explicité en tant que tel. C’est en ceci que consiste la spécificité de cette technique littéraire : l’organisation du texte élabore un sens - démontrable par l’analyse — qui reste non formulé au niveau de l’intrigue. Il s’agit d’observer le croisement répété de certaines lignes lexicales et de mettre en relation ces points de croisement. Alors apparaît progressivement l’image constitutive de l’entrelacs littéraire. La portée signifiante d’une phrase comme hond-locen lic-syrce n’est compréhensible que par l’observation des autres occurrences des termes qui la constituent. Tandis que le motif a un sens donné qui se répète ailleurs, le croisement lexical n’a de portée qu’en ce qu’il fait partie d’un tissu verbal particulier ; son sens n’est jamais donné en tant que tel au niveau des lignes narratives, il a lieu par le texte. Nous avons vu dans l’Iliade et Beowulf qu’il s’agissait d’événements corporels ; il en va de même pour Le Chevalier de la Charrette.
19C’est l’enseignement de Charles Méla qui m’a appris l’importance cruciale de prendre un texte au pied de la lettre, et c’est en appliquant cette méthode soucieuse de respecter le choix des mots et leur organisation que j’ai fait l’analyse du Chevalier de la Charrette.
20Roger Sherman Loomis s’est offusqué à l’idée qu’un héros puisse s’humilier pour une femme : « La soumission abjecte de Lancelot aux caprices de la Reine dépasse les limites du croyable, et la matière de l’histoire part souvent à vau-l’eau24 ». Cherchant à prouver l’ineptie de certains passages, Loomis renvoie à l’épisode du peigne porteur des cheveux adorés par le chevalier, puis continue ainsi :
« Une autre fois, il [Lancelot] est si perdu dans la contemplation de sa dame qu’il est mis au défi trois fois par un chevalier et qu’il est précipité de son cheval dans un gué avant de revenir à lui. Plus tard, en entendant la fausse annonce de la mort de Guenièvre, il fait une tentative de suicide en plaçant un nœud coulant autour de son cou, attachant la corde fermement à l’arçon de sa selle et se laissant tomber. Il semble que nombre de lecteurs médiévaux, y compris l’auteur du Lancelot en prose, aient pris ces aberrations avec une certaine solennité, mais Chrétien était bien trop sain. Son Lancelot est une caricature, un Don Quichotte.25 »
21Loomis explique que ce dont Chrétien fait la caricature est la religion de l’amour qui contaminait depuis le Sud les cercles littéraires de France. Quand bien même Loomis est un grand érudit, son argument est le résultat d’une lecture superficielle. Le critique réduit les épisodes à l’intrigue en les résumant. Ce faisant, il montre qu’il est resté aveugle au travail du poète — ce qui d’ailleurs ne l’empêche pas de décider de l’état de santé mentale de celui-ci : « Chrétien was far too sane » (Chrétien était bien trop sain).
22Je vais prendre en compte l’organisation des signifiants en cherchant à cerner une logique qui nécessite d’être assez naïf pour prendre au sérieux les paroles de l’auteur, « [a]ussi convient-il d’être dupe pour devenir quelque peu entendu26 ». Je vais prêter attention principalement — mais non exclusivement — aux synonymes de lanière (courroie, rêne, lacet, etc.) et aux passages dans lesquels les lignes formées par la réitération de ces termes croisent des lignes lexicales constituées par des signifiants référant au corps (cuisse, cou, doigt, épaule, etc.).
Intégrité corporelle et transgression
23Absorbé par son amour pour la reine Guenièvre, Lancelot reste sourd aux menaces proférées par le gardien d’un gué. Celui-ci charge, et l’amant se trouve propulsé dans les flots. Lancelot recouvre ses esprits au contact de l’eau et défie le chevalier : il veut le tenir d’une main par le frein de son cheval, et l’adversaire approche.
Lors vient li chevaliers avant
Enmi le gué et cil le prant
Par la resne a la main senestre
Et par la cuisse a la main destre,
Sel sache et tire et si l’estraint
Si duremant que cil se plaint,
Qu’il li sanble que tote fors
Li traie la cuisse del cors.
(803-810)
[Le chevalier s’avance alors jusqu’au milieu du gué, et lui le saisit par la rêne, de la main gauche, et par la cuisse, de la main droite, et le tire et le serre tellement fort que l’autre gémit, car il a l’impression qu’il lui arrache tout entière la cuisse du corps.27]
24La revanche de Lancelot consiste à tirer sur la cuisse du chevalier, et il tire si fort que la victime sent sa jambe se séparer de son corps. Cette action étonnante est formulée de la façon suivante : Lancelot empoigne la rêne du cheval de la main gauche, la cuisse du cavalier de la main droite, puis tire. La mention juxtaposée de la main gauche et de la main droite crée un parallèle entre la rêne et la cuisse. Mais le cheval ne souffre pas de la poigne de Lancelot ; c’est le corps du chevalier qui est menacé dans son intégrité. Le passage concerne donc 1) une traction, 2) une lanière (la rêne) et 3) une cuisse presque arrachée.
25Puis Lancelot lâche son emprise, et les deux chevaliers engagent le combat. Bientôt le défenseur du gué se retrouve dans l’eau : « [...] el gué tot plat desoz le flot, / Si que l’eve sor lui reclot » (851-852) [dans le gué, tout à plat, au fond de l’eau qui se referme sur lui]. Un instant plus tôt, Lancelot a été lui-même renversé dans l’eau par le défenseur : « Et fiert celui si qui l’abat / Enmi le gué tot estandu » (762-763) [Et il vient le frapper, au point de l’abattre tout à plat au beau milieu du gué]. Le plongeon de Lancelot et celui du défenseur du gué résultent en la même image d’un corps étendu au milieu des eaux. Lancelot tombe tout étendu et le défenseur tout plat ; Lancelot tombe au milieu du gué et l’eau se referme sur le défenseur. Dans l’épisode qui précède le passage du gué, une demoiselle décrit le Pont de l’Épée et le Pont sous l’Eau à Lancelot et à Gauvain. Les deux ponts sont les seules voies d’accès au pays de Gorre où la reine Guenièvre est tenue prisonnière. La demoiselle insiste sur le fait que le Pont sous l’Eau se situe au milieu des eaux exactement.
Et s’a des le pont jusqu’au fonz
Autant desoz corne desus,
Ne deça moins ne dela plus,
Einz est li ponz tot droit enmi.
(658-661)
[Et il y a sous le pont jusqu’au fond autant d’eau qu’il y en a au-dessus, ni moins par ici, ni plus par là : le pont est exactement au milieu.]
26La demoiselle indique ensuite la route à suivre aux deux chevaliers, l’un ayant opté pour le Pont sous l’Eau et l’autre se dirigeant vers le Pont de l’Épée. Mais, alors que Lancelot s’engage en direction du Pont de l’Épée, il se plonge dans la pensée de son amour et se retrouve bientôt étendu au milieu d’un gué.
27Le signifiant cuisse apparaît ailleurs. Lancelot est accompagné d’une demoiselle et se retrouve nez à nez avec le prétendant de celle-ci. Ils sont sur un chemin de forêt très étroit : deux chevaux ne pourraient s’y tenir côte à côte (1505). La demoiselle ne partage pas les sentiments de son prétendant et daigne tout juste répondre à son salut. Ce peu, néanmoins, suffit à la joie de l’amoureux qui saisit la demoiselle par la rêne (« l’a par la resne del frain prise », 1568). Il veut l’emmener avec lui, mais c’est sans compter avec Lancelot qui se doit de protéger la jeune fille. Il s’agit, dès lors, de trouver un espace qui permette le duel. Comme le prétendant doit se retourner sur le chemin étroit, il s’inquiète pour la cuisse de son cheval.
« Ja iert mes chevax si destroiz,
Einçois que ge corner le puisse,
Que je crien qu’il se brit la cuisse. »
(1620-1622)
[« Mon cheval y est déjà si serré qu’avant qu’il puisse faire demi-tour, je crains de lui briser la cuisse. »]
28Ici comme dans l’épisode du gué, quelqu’un est tenu par une rêne, et une cuisse est mise à mal. Ainsi que la cuisse du défenseur du gué est serrée par la main de Lancelot, le corps du cheval est serré dans l’étroitesse du chemin. Étant donné que le corps du cheval est déjà serré alors qu’il suit le chemin en longueur, le pivotement paraît impossible. Pourtant, dans une grande détresse (1623), le cavalier et sa monture font demi-tour. Les limites contraignantes du passage paraissent avoir été transgressées.
29Ailleurs, Lancelot rencontre une famille originaire du pays de Logres, retenue prisonnière au pays de Gorre : « Il estoient la an serre / Et prison tenu i avoient / Molt longuement » (2052-2054) [Ils y étaient enfermés et ils y vivaient en captivité depuis bien longtemps]. L’expression « an serre » fait voir la captivité comme un enserrement. Lancelot rencontre cette famille enfermée au pays de Gorre alors qu’il n’a pas encore passé le Pont de l’Épée qui est censé le conduire à ce même pays de Gorre. Pour continuer sa route, Lancelot doit franchir le « passage des pierres ». Le père de famille prévient le chevalier contre cette épreuve :
N’i puet passer c’uns seus chevax,
Lez a lez n’i iroient pas
Dui home, et si est li trespas
Bien gardez et bien desfanduz.
(2166-2169)
[Il ne peut y passer qu’un seul cheval, deux hommes ne pourraient y aller de front. Le passage à franchir est bien gardé et bien défendu.]
30Le passage des pierres présente la même difficulté que le chemin sur lequel le prétendant fait tourner son cheval : il est étroit, sa largeur ne permet la présence que d’un seul cheval. Par ailleurs, il est défendu comme l’est le gué dans lequel Lancelot fait un plongeon et se retrouve étendu. En effet, un chevalier sort d’une bretèche placée au milieu du passage et défie Lancelot qui approche. Le combat s’engage et bientôt Lancelot transperce la gorge de son adversaire pour le jeter en travers du passage : « Si le giete anvers / Desus les pierres an travers » (2227-2228) [Il le jette à la renverse tout en travers des pierres]. Ainsi, un homme, la gorge traversée d’une lance, est étendu en travers d’un passage défendu. Le signifiant homme est utilisé pour décrire l’étroitesse du passage (deux hommes ne peuvent se tenir de front sur ce chemin), là où un homme précisément va être étendu en travers. La transgression de limites s’exprime ici trois fois : 1) une gorge est transpercée, 2) un homme est jeté en travers d’un passage trop étroit pour que deux hommes s’y tiennent côte à côte, et 3) Lancelot franchit un passage défendu. Or Lancelot continue sa route pour entendre un écuyer annoncer la révolte des gens de Logres, prisonniers dans le pays de Gorre. Les détenus se soulèvent car un chevalier est arrivé à qui nul passage ne peut être interdit (2297-2298). Lancelot est ce libérateur : il a franchi les frontières de Gorre avant même la traversée du Pont de l’Épée.
31Le passage de frontières interdites est donc un événement qui a lieu à plusieurs reprises dans le texte, et la transgression est commise sur trois types de frontières. Les premières sont des frontières géographiques aux pourtours mobiles puisqu’il est possible de les franchir avant même d’entrer dans le pays quelles délimitent ; les secondes sont les frontières d’un chemin enserrant le corps qui s’y meut ; et les troisièmes sont les frontières du corps dont l’intégrité est mise en péril, que ce soit par une cuisse arrachée ou par une gorge transpercée.
32Puis vient le passage du Pont de l’Épée. Courant au-dessus d’une eau noire aux profondeurs mortelles, le pont est placé en travers (« Et li ponz qui est an travers », 3017). Cet aspect — bien naturel pour un pont — rappelle néanmoins la position du chevalier jeté par Lancelot en travers du passage des pierres.
33Le pont promet un sort funeste, comme il est fait d’une épée, laquelle est brillante de blancheur, solide et rigide (« forz et roide », 3024). L’épée est fichée de part et d’autre dans un grand billot et il n’y a pas à craindre une chute, car l’épée est capable de supporter un grand poids. Pourtant, les deux jeunes gens qui accompagnent Lancelot s’inquiètent du sort de celui-ci.
Et dient : « Sire, car creez
Consoil de ce que vos veez,
Qu’il vos est mestiers et besoinz.
Malveisemant est fez et joinz
Cist ponz, et mal fu charpantez. »
(3041-3045)
[Et ils disent : « Monseigneur, écoutez donc un conseil sur ce que vous voyez, car vous en avez le plus grand besoin. Sinistre est la façon et l’art de ce pont, et sinistre l’ouvrage de charpente.]
34Le pont — fait pourtant d’une épée très résistante — présente un danger : il est mal joint (« Malveisemant est fez et joinz »). Sa longueur est définie de telle manière que l’image d’un milieu se présente à l’esprit puisque sa longueur est dite être celle de deux lances (« et avoit .II. lances de lonc », 3025), suggérant ainsi un point de jonction situé à l’endroit où les longueurs des lances se rencontrent pour s’additionner.
35L’effroi des deux jeunes gens augmente encore quand ils croient voir de l’autre côté du pont deux lions féroces attendant leur victime. En admettant que Lancelot parvienne à traverser le pont — ce qui leur paraît tout à fait impossible — les lions ne feront qu’une bouchée du chevalier.
Il vos occiront, ce sachiez.
Molt tost ronpuz et arachiez
Les manbres del cors vos avront,
Que merci avoir n’an savront.
(3069-3072)
[Ils vous tueront, sachez-le ! Ils auront tôt fait de vous briser et de vous arracher tous les membres, incapables, comme ils sont, de pitié !]
36Mais Lancelot, porté par son amour pour Guenièvre, ne recule devant rien. Il s’apprête à s’engager sur le pont et — chose étrange et merveilleuse (3096) — il désarme ses pieds et ses mains. « N’iert mie toz antiers ne sains/Quant de l’autre part iert venuz » (3098-3099) [Il n’en sortira pas indemne ni tout à fait valide, s’il parvient de l’autre côté]. Sur le fil d’une épée plus affilée que faux (3101), Lancelot mutile (« mahaigne », 3107) ses mains, ses genoux et ses pieds (3112). Et tandis que le héros sort victorieux de l’épreuve, les lions se volatilisent. Bientôt le roi du pays de Gorre, Baudemagus, vient accueillir le chevalier. Le roi s’oppose à l’idée d’un duel entre Lancelot et Méléagant, car Lancelot est gravement blessé : « Si n’a il mains ne piez antiers, / Einz les a fanduz et plaiez » (3448-3449) [Ses mains ni ses pieds ne sont valides, mais ne sont que plaies et coupures].
37Ainsi, le passage du Pont de l’Épée réunit l’image d’une jointure périlleuse avec celles de membres fendus, arrachés et brisés. De même que la cuisse du défenseur du gué menaçait d’être arrachée et la cuisse du cheval du prétendant menaçait de se briser, les lions menacent d’arracher et de briser les membres de Lancelot. Mais Lancelot, en définitive, n’a que les mains, les pieds et les genoux fendus. En traversant un passage mortel, il ouvre les extrémités de son corps (à quatre pattes, les genoux deviennent des extrémités). Si, effectivement, il n’est plus entier, il ne perd pourtant aucun membre. Son intégrité corporelle est paradoxalement à la fois perdue et conservée.
38Les actions de fendre et de disjoindre apparaissent ailleurs dans le texte. Lancelot accepte l’hospitalité d’une demoiselle qui, arrivée dans son propre château, est victime d’un viol. Après maintes réflexions, Lancelot vole à son secours et se bat à mains nues contre des sergents armés jusques aux dents. Il lui faut affronter deux chevaliers munis d’épées et quatre serviteurs chacun armé d’une hache « tel don l’en poïst une vache / Tranchier outre parmi l’eschine » (1092-1093) [capable de trancher en deux une vache à travers l’échine]. Les sergents se tiennent de part et d’autre de la porte qui ouvre sur la scène du viol. Lancelot, prudent, risque tout d’abord la tête et le cou à l’intérieur de la pièce (« Et bote anz le col et la teste », 1127). Il se retire rapidement quand il voit les épées s’abattre. Puis il bondit dans la mêlée et donne des coups de coude (« Puis saut entr’ax et fiert del cote », 1138). Il met à terre trois des serviteurs, mais le quatrième l’atteint de sa hache.
Fiert si que lo mantel li tranche
Et la chemise, et la char blanche
Li rom anprés l’espaule tote
Si que li sans jus an degote.
(1145-1148)
[Il assène un coup qui lui fend le manteau et la chemise et, au plus près de l’épaule, glisse au ras de la peau toute blanche, faisant goutte à goutte couler le sang.]
39Ceci n’arrête pourtant pas Lancelot qui se précipite sur le violeur, le saisit par les tempes, le redresse et le tient face au sergent. Ce dernier, croyant fendre le crâne de Lancelot, assène un coup mortel à l’agresseur de la demoiselle.
Et cil de la hache l’ancontre
La ou I’espaule au col se joint,
Si que l’un de l’autre desjoint.
(1164-1166)
[Il l’atteint de sa hache à la jointure de l’épaule et du cou, qu’il a séparé l’un de l’autre.]
40La disjonction de l’épaule et du cou se fait en quatre étapes : 1) les haches des sergents sont capables de trancher une échine plus forte que celle d’un homme, 2) Lancelot avance la tête et le cou à l’intérieur de la pièce et se retire juste à temps pour ne pas être décapité par les épées, 3) Lancelot est blessé par une hache au plus près de l’épaule, 4) le violeur a la jointure du cou et de l’épaule disjointe par la même hache. C’est ainsi que le texte oriente la lecture. La compréhension de la phrase Lancelot est blessé au plus près de l’épaule est influencée par les phrases une échine est virtuellement tranchée, un cou est presque tranché et une épaule est séparée du cou. Le texte est organisé de façon à suggérer que la blessure de Lancelot - qui pourrait se trouver sur l’omoplate, à l’aisselle, sur toute zone, en somme, proche de l’épaule — a touché la jonction du cou et de l’épaule. Puis, cette lecture trouve un écho dans d’autres passages.
41Lancelot s’avance, prêt à lutter contre un chevalier présomptueux. Lancelot porte un heaume si bien adapté à son crâne que la pièce métallique semble faire partie de son corps. Si vous l’aviez vu, dit le narrateur, vous auriez pensé que Lancelot était né et avait grandi coiffé de ce heaume (2670-2676). Puis la joute commence et les deux chevaliers se battent avec une sauvagerie extrême. Les chevaux reçoivent tant de coups qu’ils s’éteignent dans leur sang, obligeant les deux adversaires à continuer à pied jusqu’à ce que Lancelot réduise son ennemi à sa merci par un coup décisif.
Si li passe et tel le conroie
Qu’il n’i remaint laz ne corroie
Qu’il ne ronpe antor le coler,
Si li fet le hiaume voler
Del chief et cheoir la vantaille.
(2737-2741)
[Il fait alors une passe et il le met en tel état qu’il n’y a plus d’entier autour du collet le moindre lacet ni la moindre attache, il lui fait voler le heaume de la tête et retomber la ventaille.]
42Lancelot, malgré la violence extraordinaire et la rapidité des coups échangés (les coups tombent comme dés lancés sans relâche, 2702-2709), s’arrange pour faire tomber le heaume de son adversaire en tranchant toutes les courroies qui entourent le collet. Lancelot rompt les lacets qui entourent un cou sans pourfendre celui-ci : précision remarquable dans la frénésie des armes.
43Le vaincu demande une grâce que Lancelot accepte à la condition d’un nouveau combat. Magnanime, Lancelot permet au chevalier défait de réajuster son armure et surtout de recoiffer son heaume (2871). Le duel est réengagé et Lancelot l’emporte à nouveau.
Que cil par le hiaume le sache
Si que trestoz les laz an tranche,
La vantaille et la coiffe blanche
Li abat de la teste jus.
(2906-2909)
[Car il le tire à lui par le heaume, dont il rompt tous les lacets, et fait tomber de sa tête la ventaille et la coiffe qui brillait.]
44Puis, malgré les cris du vaincu, Lancelot fait voler la tête du chevalier jusqu’au milieu de la lande, et le corps s’écroule.
45Ainsi, Lancelot sectionne deux fois les lanières qui se trouvent au niveau du cou et qui attachent le heaume au reste de l’armure. La première fois, le cou reste étrangement sauf ; la deuxième fois, il est tranché complètement. Cette décapitation en deux temps est décrite après que le narrateur a insisté — et il veut être cru ! (2676) — sur l’adéquation pratiquement organique du heaume au crâne de Lancelot. Des courroies elles-mêmes très adéquates doivent donc également entourer le cou de Lancelot.
46La tentative de strangulation dont Lancelot est sauvé in extremis s’inscrit dans la même image d’un cou entouré de lanières. Mal avisés, les gens de Gorre croient plaire à leur seigneur en constituant Lancelot prisonnier. Ils le conduisent au château de Baudemagus les pieds attachés sous son cheval, et une fausse rumeur les précède, annonçant que Lancelot a été non seulement capturé mais aussi tué. Si Baudemagus est consterné de la nouvelle, Guenièvre, elle, veut mourir. Elle perd presque la voix (« Qu’a po la parole n’an pert », 4165) ; souvent elle se prend à la gorge (« Que sovant se prant a la gole », 4181) ; et elle se promet de se laisser dépérir en refusant le boire et le manger.
La reine an tel duel estut
.II. jorz que ne manja nebut,
Tant qu’an cuida qu’ele fust morte.
(4245-4247)
[Ainsi prostrée resta la reine deux jours durant, sans boire ni manger, si bien qu’à la fin on la crut morte.]
47L’exagération du diagnostic qui voit dans une diète de deux jours le signe d’un trépas souligne l’importance de la zone de la gorge. La voix sort avec peine de la gorge de la reine, celle-ci se prend à la gorge, et aucun aliment ne passe plus par sa gorge.
48Bientôt la fausse nouvelle arrive à Lancelot de la mort de Guenièvre. Et c’est au tour du chevalier amoureux de s’en prendre à sa gorge et de vouloir mourir : « Si ferai [...] / Cest laz antor ma gole estraindre » (4272-4273) [Je ferai serrer ce nœud autour de ma gorge]. Il fait un nœud à sa ceinture et y passe sa tête jusqu’à ce que la lanière tienne autour de son cou (« Tant qu’antor le col li areste », 4286). Puis il attache l’autre extrémité de la ceinture à l’arçon de la selle et se laisse glisser à terre dans l’espoir que son cheval le traîne et l’étrangle. Le voyant ainsi, les gardiens de Lancelot le croient évanoui car personne ne remarque le nœud qui lui serre la gorge (« Que nus del laz ne s’aperçoit/Qu’antor son col avoir lacié », 4298-4299). Bien vite ils le relèvent et découvrent la lanière qui l’étrangle. Ils coupent aussitôt la ceinture.
Mes la gorge si duremant
Li laz justisiee li ot
Que de piece parler ne pot,
Qu’a po ne sont les voinnes rotes
Del col et de la gorge totes.
(4306-4310)
[Mais le lacet avait déjà si peu épargné sa gorge qu’il resta longtemps sans parler, car les veines du cou et de la gorge avaient bien failli se rompre toutes.]
49Lancelot, comme la reine, perd presque la parole. Les veines de son cou ont failli être toutes tranchées par le lacet. Le chevalier décapité par Lancelot a vu les lanières qui courent autour de son cou être tranchées deux fois avant de mourir, et Lancelot s’étrangle d’une lanière étrangement invisible à ses gardiens, pour ensuite recouvrer le souffle comme la ceinture est sectionnée.
50Enfin, la troupe arrive au château. Guenièvre et son amant se retrouvent et parlent tout leur soûl. Ils désirent s’unir la nuit venue, mais la reine est bien gardée et les épais barreaux de la fenêtre à laquelle ils se parlent les séparent cruellement. Lancelot se charge d’en venir à bout. Il les tire (« sache et tire », 4636), les fait plier, et « fors de lor leus les tret » (4638) [Il les extrait de leur place]. Ce nouvel exploit ne le laisse pas indemne.
Mes si estoit tranchanz li fers
Que del doi marne jusqu’as ners
La premiere once s’an creva,
Et de l’autre doi se trancha
La premerainne jointe tote.
(4639-4643)
[Mais leur fer était si coupant qu’au petit doigt il s’entailla jusqu’au nerf la première phalange et se trancha au doigt voisin toute la première jointure.]
51Lancelot fend la première phalange de son auriculaire et tranche la première articulation de son annulaire. Mais son amour le transporte et il ne sent pas ses blessures. Enfin réunis, les amants jouissent de leurs êtres. Puis ils doivent se quitter. Lancelot repasse par la fenêtre, redresse les barreaux et les remet en place, si bien qu’il ne paraît ni d’un côté ni de l’autre qu’ils ont été tordus. Arrivé en son logis, Lancelot se couche et voit à sa grande surprise ses doigts mutilés. C’est pour rejoindre la reine qu’il s’est ouvert ainsi,
Car il se volsist mialz del cors
Andeus les braz avoir traiz fors
Que il ne fust oltre passez,
Mes s’il se fust aillors quassez
Et si laidement anpiriez,
Molt an fust dolanz et iriez.
(4731-4736)
[Car il voudrait mieux en avoir les deux bras arrachés du corps que de n’être pas allé plus avant. Mais s’il s’était en une autre occasion aussi laidement meurtri et diminué, il en aurait été très mécontent.]
52Le passage du Pont de l’Épée réunit 1) l’acte de fendre (Lancelot se fend pieds et mains en traversant le pont), 2) l’idée d’une jointure périlleuse (la jointure du pont paraît devoir céder), et 3) la menace de membres arrachés (les lions semblent prêts à démembrer Lancelot). Nous retrouvons dans l’épisode de la fenêtre 1) l’acte de fendre (une phalange est ouverte), 2) la section d’une jointure (celle de l’annulaire), et 3) l’imagination de membres arrachés (Lancelot aurait préféré avoir les bras arrachés du corps plutôt que de ne pas rejoindre Guenièvre).
53La menace des membres arrachés a deux effets contradictoires. Comme l’horreur d’une perte si extrême est suggérée, la blessure semble avoir une portée plus grande qu’il n’y paraît à première vue ; mais comme, en définitive, cette mutilation n’a pas lieu, la blessure paraît moindre. La blessure au doigt de Lancelot exprime cette ambivalence : il s’ouvre le petit doigt, il tranche la jointure du doigt suivant et il aurait été d’accord d’avoir les bras arrachés. La perte de toute une jointure est une mutilation considérable, mais Lancelot pourrait perdre l’intégralité des bras dont les doigts ne sont que l’extrémité. La blessure est ainsi magnifiée puis minimisée. Ceci fait penser que l’événement narré a un fort impact — l’écartèlement est évoqué — en même temps que ses conséquences sur le corps sont relativement minimes. L’action de sortir les barreaux de leur lieu rappelle l’image du membre empoigné et tiré dont l’articulation menace d’être déboîtée. Le couple des verbes sachier et tirer (807 et 4636) est employé dans les deux cas. Or les barres sont finalement remises en place.
54Ainsi, les jointures font l’objet d’une insistance particulière. Quelque chose est tranché dans la zone du cou. Cette action peut être fatale (le chevalier est décapité qui perd son heaume deux fois), comme elle peut être salvatrice (Lancelot est sauvé du suicide). Mais si, grâce à la section du lacet qui l’étrangle, Lancelot ne meurt pas, il est néanmoins fendu à la jointure du cou et de l’épaule lors de la scène de viol. Une jointure est fendue mais le membre n’est pas arraché. L’atteinte physique promet le pire et finalement laisse le corps entier, voir même le délivre : non seulement Lancelot n’a pas la tête tranchée, mais la lame sectionne ce qui l’étrangle, permettant le retour du souffle.
Apesanteur
55Après les tentatives infructueuses de Keu pour sauver la reine, sa monture est retrouvée sans cavalier.
Le cheval Keu, sel reconurent,
Et virent que les regnes furent
Del frain ronpues anbedeus.
Li chevax venoit trestoz seus,
S’ot de sanc tainte l’estriviere,
Et de la sele fu derriere
Li arçon frez et empiriez.
(259-265)
[Ils reconnurent le cheval de Keu. Ils ont aussi vu que les rênes de la bride étaient rompues toutes deux. Le cheval venait tout seul, l’étrivière tachée de sang, et à l’arrière de la selle l’arçon brisé était en triste état.]
56L’étrivière est la courroie à laquelle pend l’étrier où se place le pied du cavalier. Si l’étrivière est tachée de sang, c’est donc que la cheville a été blessée. De plus, les rênes sont rompues. On se souvient que Lancelot tire sur la rêne du défenseur du gué et menace de lui arracher la cuisse. Ici, les rênes ont lâché et la cheville saigne. En outre, Lancelot capturé a les pieds attachés sous son cheval, puis il se pend à son destrier au moyen de sa ceinture. La ligature des pieds implique que la lanière enserre les chevilles du prisonnier ; pourtant le lacs semble s’être volatilisé pour que Lancelot puisse se laisser tomber à terre, pendu par le cou. Or nous avons vu comment la ceinture qui étrangle Lancelot est tout d’abord invisible, pour être ensuite sectionnée. Le lacs est donc très présent, tout en ayant un statut étrange : il peut être sectionné puis être à nouveau intact (les courroies du heaume) ; il peut disparaître (la lanière des chevilles) ou être invisible pour être enfin coupé (la ceinture) ; il peut être ensanglanté (l’étrivière) et être rompu (les rênes) tandis que le cavalier de la monture a disparu.
57Après avoir vaincu une première fois le chevalier qu’il va bientôt décapiter, Lancelot donne cet avantage à son adversaire qu’il reste en un point fixe (« Ja ne me movrai / D’ensi con ge sui ci elués », 2880-2881). En d’autres termes, Lancelot ne va ni en avant, ni en arrière, ni de côté, et le seul mouvement qui lui reste possible d’effectuer est le pivotement. Le mouvement tournant apparaît ailleurs. Ayant survécu à l’épreuve du Pont de l’Épée, Lancelot est soigné de ses multiples blessures avant de se préparer à affronter celui qui a enlevé la reine, Méléagant, fils du roi Baudemagus. Tout le peuple vient assister au combat. Suite à la joute, les deux chevaliers, à terre, en viennent aux épées. Lancelot ignore que la reine du haut d’une tour le voit. Comme Méléagant semble prendre le dessus, une suivante de la reine crie le nom de Lancelot afin qu’il s’aperçoive de la présence de Guenièvre et se ressaisisse, mais l’effet produit est tout autre.
Ne puis l’ore qu’il s’aparçut
Ne se torna ne ne se mut
Devers li ses ialz ne sa chiere,
Einz se desfandoit par derriere.
(3675-3678)
[Dès le moment qu’il l’aperçut, il se figea, sans plus détourner d’elle ses yeux ni son visage. Plutôt se défendre par derrière !]
58Lancelot est à la fois mobile et immobile. Il a les yeux fixés sur la reine en même temps qu’il se bat par derrière. L’incongruité de sa posture accentue l’importance de l’association de la fixité et du mouvement.
59Voyant les difficultés de Lancelot, la demoiselle lui crie de reprendre ses esprits et de faire volte face. Celui-ci alors se retourne, puis oblige Méléagant à tourner, jusqu’à le placer entre lui et la tour. Mais ce dernier s’efforce de revenir à sa position antérieure. Pour l’en empêcher, Lancelot se rue sur lui et le heurte avec violence.
Sel hurte de si grant vertu
De tot le cors atot l’escu,
Quant d’autre part se vialt torner,
Que il le fet tot trestorner
.II. foiz ou plus, mes bien lipoist.
(3715-3719)
[Il le heurte si violemment de tout son poids avec l’écu, quand il veut lui aussi faire le tour, qu’il l’en détourne tout à fait, à deux reprises ou plus, malgré lui.]
60L’un veut tourner et l’autre le fait tourner en sens inverse. Les mouvements des deux adversaires se répondent : ils sont semblables (ce sont des tours) tout en étant inverses (ils vont en sens opposés). Méléagant doit bientôt fuir les coups de Lancelot, comme celui-ci le chasse vers la tour.
De tant que si pres l’i venoit
Qu’a remenoir li covenoit
Por ce qu’il ne la veïst pas
Se il alast avant un pas.
Ensi Lanceloz molt sovant
Le menoit arriers et avant
Par tot la ou boen li estoit,
Et totevoies s’arestoit,
Devant la reine sa dame.
(3741-3749)
[Il se rapprochait d’elle (de la reine à la fenêtre de la tour) de si près qu’il lui fallait s’arrêter là, car il eût cessé de la voir en avançant d’un pas de plus. Ainsi Lancelot très souvent le (Méléagant) refoulait puis le ramenait de toutes parts là où il le voulait, mais toujours il s’arrêtait devant sa dame, la reine.]
61Lancelot avance et recule, chassant son ennemi devant lui, en même temps qu’il s’arrête devant sa dame, prenant garde de ne pas dépasser la limite au-delà de laquelle il la perd de vue. Il y a donc ici l’association des idées de mouvement avant-arrière et de limite fixe.
62Puis le poète chante la flamme dont la dame a embrasé l’amant.
Et totevoies s’arestoit,
Devant la reine sa dame
Qui li a mis el cors la flame,
Por qu’il la va si regardant,
Et cele flame si ardant
Vers Meleagant le feisoit
Que par tot la ou li pleisoit
Le pooit mener et chacier.
(3748-3755)
[Et toujours il s’arrêtait devant sa dame, la reine, elle qui a mis en lui cette flamme d’où lui vient tant de constance à la regarder, cette flamme qui lui donnait si grande ardeur contre Méléagant qu’il le menait partout à sa guise, en le chassant devant lui.]
63Le feu intérieur doit certainement être interprété ici comme une métaphore des sentiments de Lancelot pour son amour. Après tout, Lancelot est bien le parangon de l’amant courtois. Cependant, une dimension supplémentaire, plus concrète, est également à prendre en compte. Ici comme en Grèce et au Nord, le corps articulaire a partie liée avec le feu et le mouvement tournant.
64Lancelot reçoit l’hospitalité dans un château où sa couche est préparée à côté d’un grand lit, lequel lui est interdit. Mais Lancelot méprise le danger et s’étend sur la couche luxueuse, s’exposant à l’épreuve d’une lance comparée à la foudre.
A mie nuit de vers les lates
Vint une lance corne foudre,
Le fer desoz, et cuida coudre
Le chevalier parmi les flans
Au covertor et as dras blans
Et au lit, la ou il gisoit.
(514-519)
[À minuit, des lattes du toit une lance jaillit comme la foudre, le fer pointé en bas dans la visée de coudre par les flancs le chevalier à la couverture, aux draps blancs et au lit, là où il était couché !]
65Une banderole enflammée est attachée à la lance, et le feu embrase en un instant couverture, draps et lit en bloc. Or, il est précisé que Lancelot est sur le lit et sous les draps et la couverture. À ce stade, Lancelot paraît devoir être pris dans un brasier général. Mais on apprend que le chevalier ne ressort de l’épreuve que légèrement écorché.
Et li fers de la lance passe
Au chevalier lez le costé
Si qu’il li a del cuir osté
Un po, mes n’est mie bleciez,
Et li chevaliers s’est dreciez,
S’estaint le feu et prant la lance,
Enmi la sale la balance.
(524-530)
[Et le fer de la lance frôle au côté le chevalier, lui écorchant un peu la peau, sans vraiment le blesser. Le chevalier s’est dressé, il éteint le feu et saisit la lance, il la jette au milieu de la salle.]
66Il serait tentant d’accepter simplement l’idée d’une épreuve peu efficace. Toutefois, l’observation des aspects de fendre et d’arracher a montré comment l’impact des événements décrits par le texte ne trouve pas toujours sa dimension finale au niveau de la diégèse. Se trouve minimisé, dans ce passage, ce qui est peut-être l’expression d’une réalité de plus grande envergure. Les indices en sont les suivants : d’une part, l’image est suggérée de Lancelot pris dans le brasier du lit, un brasier immédiat et qui l’enveloppe ; d’autre part, sa petite blessure lui a pris de la peau, du cuir (526). Le terme employé est trop proche de l’idée de feu et de cuisson pour qu’un lien sémantique ne se fasse pas sentir. Lancelot est couché dans un feu et seul son cuir est touché. Le moins suggère ici encore le plus.
67Lancelot est écorché par le fer d’une lance comparée à la foudre. Si cette lance n’atteint que son côté, une autre par contre touche au but. Le premier affrontement entre Lancelot et Méléagant s’engage dans une immédiateté surprenante.
Et cil font lors sanz demorance
Arriere treire les genz totes,
Et hurtent les escuz des cotes,
S’ont les enarmes anbraciees
Et poignent si que.II. braciees
Parmi les escuz s’antranbatent
Des lances si qu’eles esclatent
Et esmient come brandon.
(3584-3591)
[Les deux chevaliers font alors sans tarder reculer tous les présents. Heurtant l’écu du coude, ils l’embrassent par les brides. Piquant des deux, dans l’élan ils enfoncent de deux bons bras leurs lances dans les écus, si bien qu’elles volent en éclats et se brisent comme du menu bois.]
68L’assemblée fait place, les adversaires saisissent leurs écus et, sans transition dans le texte, les écus sont transpercés et les lances brisées. La description juxtapose immédiatement le geste de passer le bras dans la courroie de l’écu et le coup réciproque qui transperce les écus de deux brassées. Or, comme on a imaginé le bras des chevaliers passé derrière l’écu, on sent bien que les écus ne peuvent être éloignés du corps de deux brassées (soit de deux fois ce que les bras peuvent entourer).
69En outre, les deux chevaliers et leurs montures sont dépeints dans une frontalité insistante.
Et li cheval tot de randon
S’antrevienent que front a front
Et piz a piz hurté se sont
Et li escu hurtent ansanble
Et li heaume [...].
(3592-3596)
[Les chevaux viennent à fond de train l’un sur l’autre. Front contre front, poitrail contre poitrail, les écus et les heaumes se heurtent (...)]
70Les fronts et les poitrails des chevaux, comme les heaumes et les écus de leurs cavaliers, se heurtent dans une frontalité parfaite, et cette frontalité est d’autant plus remarquable que la distance qui se trouve entre l’avant du cheval et le cavalier n’empêche pas les heaumes et les écus de se joindre. Il n’y a donc pas moyen d’imaginer que les lances puissent transpercer les écus de biais, épargnant ainsi les cavaliers.
71Le deuxième combat entre Lancelot et Méléagant montre la même action mais la décrit différemment.
Et li uns contre l’autre muet
Tant con chevax porter le puet,
Et es plus granz cors des chevax
Fiert li uns l’autre des vasax
Si qu’il ne lor remaint nes poinz
Des .II. lances tres qu’anz es poinz.
(4991-4996)
[Et ils fondent l’un sur l’autre de tout l’élan de leur cheval. C’est au plus fort de leur galop que ces guerriers se portent un tel coup qu’il ne reste rien de leurs lances, hormis ce que leurs poings en gardent.]
72Le corps des deux lances se volatilise. Le dernier combat, enfin, nous apprend où passent les lances.
Et a ce qu’il fierent granz cos
Sor les escuz qu’il ont as cos,
Les lances sont oltre passees
Qui fraites ne sont ne quassees,
Et sont a force parvenues
Desi qu’a lor charz totes nues.
(7027-7032)
[Dans la violence de ce choc, les écus qu’ils portent au cou sont traversés par les deux lances qui, sans avoir été brisées, sont parvenues de vive force jusqu’au contact de leur chair.]
73La réitération de la même action offre des informations complémentaires : les lances trouent les écus, atteignent la chair des chevaliers et disparaissent.
74Or, dans le premier combat, la formulation fait penser que les chevaliers sont transpercés par les lances.
75Par ailleurs, les lances éclatent et la collision des deux ennemis est tonitruante.
[...] Si qu’il resanble
de l’escrois que il ont doné
Que il eüst molt fort toné,
Qu’il n’i remest peitrax ne cengle,
Estriés ne resne ne sorcengle
A ronpre, et des seles peçoient
li arçon, qui molt fort estoient.
(3596-3602)
[(...) On aurait cru, dans le fracas qui s’ensuivit, entendre un vrai coup de tonnerre. Les pièces du poitrail, les deux rangées de sangles, les étriers, les rênes, tout s’est rompu, et les arçons des selles, pourtant solides, sont en pièces.]
76Le choc s’entend comme le tonnerre et le harnais entier des chevaux explose. Dans l’épisode du lit défendu, Lancelot voit une lance descendre sur lui comme la foudre et le lit brûle. Lors des combats, les lances, accompagnées d’un bruit de tonnerre, éclatent, traversent les chairs et disparaissent. Tout pousse à voir un corps foudroyé. Mais ici encore, tandis que le pire est suggéré, le corps n’est pas anéanti, il n’est pas réduit en cendres, au contraire, il se met à tourner.
77Non seulement les pièces du poitrail et les arçons des selles se fracassent, mais toutes les lanières du harnais des chevaux se trouvent rompues. Ainsi, plusieurs signifiants renvoient à l’idée de lanière et, systématiquement, ces diverses lanières sont sectionnées ou menacent de l’être : 1) Lancelot tranche deux fois les lacets du heaume d’un ennemi avant de le décapiter, 2) il veut s’étrangler avec sa ceinture, mais la lanière est tranchée, 3) il tire sur les rênes et sur la cuisse du défenseur de gué, 4) les étrivières du cheval de Keu sont couvertes de sang. La partie du corps qui est blessée est chaque fois une articulation : il s’agit soit du cou (lacets du heaume, ceinture), soit de la hanche (défenseur du gué), soit de la cheville (étrivières du cheval de Keu). Or les articulations se caractérisent sur le corps humain par la présence palpable de ce qui ressemble à une lanière, le tendon. Les tendons ne sont absents d’aucune zone articulaire.
78Les blessures articulaires sont prévalantes et des lanières sont à plusieurs reprises sectionnées. Nous avons rencontré l’association du tendon et de la lanière au sujet de Weland dans Deor. En outre, les blessures paraissent très graves en même temps quelles sont relativisées. Sans être démembré, le corps est fendu. La rupture d’une lanière implique un danger de mort mais semble aussi pouvoir être vecteur de délivrance, comme Lancelot respire à nouveau et sa transgression des frontières de Gorre libère la reine ainsi que les gens de Logres.
79Lancelot ouvre les frontières du pays de Gorre et délivre les gens qui y étaient enserrés, mais il devient alors lui-même prisonnier de Méléagant.
Meleaganz si m’a tenu,
Li fel traîtres, an prison
Des cele ore que li prison
De sa terre furent delivre,
Si m’a fet a grant honte vivre
En une tor qui est sor mer.
(6868-6873)
[Méléagant m’a maintenu, cet infâme traître, en prison depuis le jour où les captifs en son pays ont été libérés. Il m’a fait vivre indignement dans une tour en bord de mer.]
80Méléagant prend Lancelot au piège et le fait enfermer dans une tour à l’insu de tous. Le lecteur est informé à la fin de l’ouvrage que la claustration de Lancelot correspond à un changement d’auteurs : Godefroi de Leigni, un clerc, a continué l’œuvre de Chrétien — avec l’accord de celui-ci — à partir du moment où Lancelot est emmuré (« Ou Lanceloz fu anmurez », 7109). On peut se demander si cette indication — réelle ou fictive — ne vise pas à redoubler le grand changement dont Lancelot va être le lieu.
81Le chevalier reste prisonnier pendant plus d’un an (6506), jusqu’au jour où la sœur de Méléagant le découvre et le sauve. Pour ce faire, elle lui fait parvenir au moyen d’une corde un pic avec lequel il agrandit la seule ouverture aménagée dans la tour.
Or est a grant alegemant,
Or a grant joie, ce sachiez,
Quant il est de prison sachiez
Et quant il d’iluec se remue
Ou tel piece a esté an mue,
Or est au large et a l’essor !
(6626-6631)
[Quel grand soulagement pour lui ! Quelle immense joie, sachez-le, de se voir tiré de prison et de s’échapper à ce lieu où il fut si longtemps gardé en mue. Le voici à l’air libre et prenant son essor !]
82L’évocation d’un envol et d’une transformation fondamentale (« mue ») est encore renforcée lorsque la sœur de Méléagant « renouvelle » le chevalier :
Soef le menoie et atire
Si com ele feïst son pere,
Tot le renovele et repere,
Tot le remue, tot le change.
Or n’est moins biax d’un ange,
Or est plus tornanz et plus vistes
C’onques rien plus ne veïstes.
N’est mes roigneux n’esgeünez,
Mes forz et biax, si s’est levez,
Et la pucele quis lit ot
Robe plus bele qu’ele pot,
Dom au lever le revesti,
Et cil lieemant la vesti
Plus legiers que oisiax qui vole.
(6666-6677)
[Sa main s’est faite douce, elle le traite comme s’il eût été son père, le rétablit, lui donne vie nouvelle, et change en profondeur son être. Il égale en beauté un ange, vous ne verriez pas de créature plus prompte, ou plus agile à se tourner. Toute trace de faim et de gale a disparu, le voici fort, le voici beau, il se relève. La jeune fille est allée lui chercher la plus belle robe de chevalier, et elle l’en revêt, quand il se lève. En la passant, il s’est senti de joie plus léger qu’un oiseau en vol. ]
83La logique du corps articulaire est présente dans la Charrette et, sans s’arrêter aux blessures articulaires, le texte fait référence à cet aspect récurrent d’une modification de la capacité motrice. Völund prisonnier prend son essor après une mutilation articulaire ; Zeus a les tendons sectionnés et prélevés, puis replacés par Hermès le dieu pivotant qui le sauve en lui rendant une mobilité aérienne et foudroyante. Dans la Charrette, la mobilité de Lancelot est non seulement mise en récit, mais son accroissement est exprimé par l’idée de pivotement si souvent rencontrée dans cette étude : le chevalier est devenu « plus rapide et plus tournant que quiconque ! » De plus, la sœur de Méléagant donne à Lancelot un cheval exceptionnel :
Un merveilleus cheval qu’ele a,
Le meillor c’onques veïst nus,
Li done cele, et cil saut sus,
Qu’as estriés congié n’an rova,
N’e sot mot quant sus se trova.
(6700-6704)
[Or elle avait un cheval merveilleux, le meilleur qu’on ait jamais vu. Elle le lui donne, il l’enfourche, brûlant la politesse aux étriers, et le voilà par surprise en selle.]
84Lancelot se rend à la cour d’Arthur le jour du combat prévu avec Méléagant. Gauvain s’apprêtait à combattre à sa place, quand il le voit descendre de son cheval devant lui. Sa surprise est grande :
Mervoilles li sont avenues
Ausins granz con s’il fust des nues
Devant lui cheüz maintenant.
(6791-6793)
[Quelle merveille de le voir, quand il est si soudainement survenu ! Vraiment, sans mentir, Gauvain s’en est émerveillé comme s’il était à l’instant, devant ses yeux, tombé du ciel.]
85Zeus, sauvé par Hermès, s’élance sur un char tiré par des chevaux ailés ; Achille, comparé à un cheval dans sa course, vole grâce aux entrelacs d’Héphaistos ; Völund s’élève dans les nues sur un cheval hors d’atteinte. Lancelot également est associé à l’image d’un cheval aérien.
86Méléagant est frappé de stupeur à la vue de Lancelot et il pense que le prisonnier a été aidé, sans quoi il ne se serait pas envolé : « Aide ot quant il en issi, / Ne s’an est autremant volez » 6946-6947). Les adversaires finissent par se battre. Les lances atteignent les chairs nues, puis les chevaliers se frappent de leurs épées sur lesquelles des lettres ont été écrites (« Qui de letres erent portraites », 7046). Enfin, Lancelot tranche le bras droit couvert de fer de Méléagant (« El braz destre de fer covert, / Si li a colpé et tranchié », 7062-7063) ; il percute son nasal au niveau des dents et brise trois d’entre elles (« Que le nasal li hurte as danz / Que trois l’en a brisiez dedanz », 7079-7080).
Et Meliaganz a tele ire
Qu’il ne puet parler ne mot dire,
Ne merci demander ne daingne,
Car ses fos cuers li desansaigne,
Qui trop l’enprisone et anlace.
Lanceloz vient, si li deslace
Le hiaume et la teste li tranche.
(7081-7087)
[Méléagant suffoque de colère au point d’en perdre la parole, il ne daigne non plus demander grâce, il est trop prisonnier de la folie de son cœur qui l’instruit à contresens. Lancelot vient et lui délace le heaume et lui tranche la tête.]
87Les blessures fatales que subit Méléagant ont toutes trois été préparées par l’évocation d’un bras tranché, d’une blessure au cou et d’une séparation du cou et de l’épaule. Pour ce qui est des dents, l’impact de la blessure est l’incapacité à parler, incapacité dont furent affectés Guenièvre aussi bien que Lancelot. Or, il est apparu concernant Lancelot que la section d’une lanière permet le retour du souffle puis de la parole. Ici, Méléagant est rendu fou par son cœur qui l’emprisonne et l’enlace, quand Lancelot délace les lacets de son heaume pour le décapiter. La rime anlace / deslace joue sur l’association de l’affect et du corps en faisant aboutir un geste qui, s’il fut salvateur pour l’un, est mortel pour l’autre.
88Cette ambivalence suggère un événement corporel en deux temps : 1) le corps menace d’être désarticulé par la section des liens physiologiques, 2) le corps est réarticulé, renouvelé et rendu supérieurement mobile. Il va s’agir, en conclusion, de comprendre les motivations de ce scénario de base.
Notes de bas de page
1 Ferdinand Lot, Étude sur le Lancelot en prose, p. 17-28.
2 Eugène Vinaver, Presidential Address of the Modem Humanities Research Association: « Form and Meaning in Medieval Romance ».
3 Morton Bloomfield, « “Interlace” as a Medieval Narrative Technique », p. 54.
4 E. Vinaver, The Rise of Romance, p. 77 (traduction de l’auteur).
5 Idem.
6 Ibidem, p. 82 (traduction de l’auteur).
7 Ibid., p. 71.
8 John Leyerle, « The Interlace Structure of Beowulf », p. 148 (traduction de l’auteur).
9 Ibidem, p.
10 Ibid., p. 149. « Serta est le participe passé du latin sero “entrelier”, parent du sanscrit sarat “fil” et du grec σειρὰ “corde” » p. 149 (traduction de l’auteur). On reconnaît les mots de la famille de l’anglo-saxon searo.
11 Ibid., p. 152 (traduction de l’auteur).
12 M. Bloomfield, op. cit, p. 49.
13 Ibidem, p. 50 (traduction de l’auteur).
14 Ibid., p. 51 (traduction de l’auteur).
15 Ibid., p. 54.
16 Lewis Nicholson, « The Art of Interlace in Beowulf », p. 239.
17 Ibidem, p. 241 (traduction de l’auteur).
18 J. Leyerle, op. cit, p. 152-153 (traduction de l’auteur).
19 L. Nicholson, op. cit, p. 241: « the metaphore of the body as a house ».
20 Ibidem, p. 242 (traduction de l’auteur).
21 Ibid., p. 243.
22 Charles Méla, La Reine et le Graal, Préambule.
23 E. Vinaver, op. cit, p. 68 (traduction de l’auteur).
24 Roger Sherman Loomis, The Development of Arthurian Romance, p. 48 (traduction de l’auteur).
25 Ibidem, p. 51 (traduction de l’auteur).
26 Ch. Méla, La Reine et le Graal, Préambule.
27 Édition et traductions de Charles Méla pour toute les citations de ce texte.
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