Chapitre II. La motricité des dieux
p. 61-99
Texte intégral
Héphaistos et Dédale (daidala)
1Achille fut éduqué par le centaure Chiron, lequel, d’après Apollodore, dut renoncer à l’immortalité en raison d’une blessure au genou. Comme son maître, Achille mourra d’une blessure articulaire, l’articulation étant cette fois la cheville. La supériorité d’Achille se manifeste par sa vélocité. Dans sa poursuite d’Hector, Achille est comparé à un cheval car sa rapidité rejoint celle de l’animal. Or, il a été éduqué par un être hybride, un homme aux jambes de cheval1.
2La façon de marcher est significative dans l’Iliade. Au chant V, Athéna assouplit les membres de Diomède et lui dit qu’elle a jeté dans sa poitrine le menos de son père. Elle a également dissipé les ténèbres qui voilaient ses yeux « afin que le guerrier puisse distinguer le dieu de l’homme » (ὄϕρ’ εὖ γιγνώσκῃς ἠμὲν θεòν ἠδὲ καὶ ἄνδρα, V, 128). Au chant XIII, reconnaître un dieu consiste à reconnaître ses traces. Tandis qu’il vient assouplir les membres des deux Ajax en les emplissant d’un puissant menos (XIII, 60), Poséidon « a pris la stature et la voix puissante de Calchas » (εἰσάµενoς Κάλχαντι δέμας καὶ ἀτειρέα ϕωνήν, XIII, 45). Mais, au moment de partir, il s’élance (ἤιζε ao. de ἀίσσω, XIII, 65), et l’un des guerriers le reconnaît. S’adressant à son compagnon, il affirme qu’au lieu de Calchas, c’est un dieu qui s’est présenté à eux : ἴχνια γὰρ μετόπισθε ποδῶν ἠδὲ κνημάων / ῥεῖ’ ἔγνων ἀπιόντος · ἀρίγνωτοι δὲ θεοί περ (XIII, 71-72), « de celui qui partait (ἀπιóντoς) j’ai reconnu (ἔγνων) facilement (ῥεῖ’) les traces (ἴχνια) des pieds et des jambes (ποδῶν ἠδὲ κνημάων) derrière lui (μετόπισθε). Les dieux (θεοί) sont reconnaissables (ἀρίγνωτοι) précisément (περ) ». Les dieux sont donc reconnaissables à leurs pieds et à leurs traces, un aspect auquel s’apparente celui de leur mobilité. Héphaistos dans l’Iliade et Hermès dans l’Hymne homérique qui lui est dédié sont caractérisés par une démarche anormale, Hermès laissant des traces phénoménales et illisibles pour Apollon lui-même, Héphaistos pivotant comme une hélice alors qu’il est boiteux. Nous commencerons par Héphaistos et, pour mieux comprendre la portée de ce qui définit sa mobilité, il convient en premier lieu d’analyser son art.
3Le chant XVIII de l’Iliade montre Héphaistos dans sa forge céleste au moment où Thétis vient lui demander des armes pour Achille. L’épithète homérique de Thétis la désigne comme Θέτις ἀργυρόπεζα, « Thétis aux pieds d’argent ». Il se pourrait que l’information dépasse une simple métaphore visant à indiquer la couleur des pieds de la déesse. Car Thétis recueillit Héphaistos précipité du haut de l’Olympe par Héra honteuse d’avoir engendré un fils difforme, et c’est avec elle et Eurynomé que le dieu de la forge fut initié à son art. On peut donc supposer que Thétis participe du savoir métallurgique. Dès lors, son épithète homérique serait à entendre littéralement : quelque chose en elle relève de la nature du métal précieux. Or, ce rapport particulier au métal s’incarnerait au niveau des pieds ou des jambes, soit les membres qui permettent le contact au sol et le déploiement de la mobilité. Nous verrons comment cette zone du corps est également investie de sens chez Héphaistos.
4Après avoir narré sa chute originelle, Héphaistos nomme les objets qu’il fabriquait dans la grotte marine de ses protectrices.
τῇσι παρ’ εἰνάετες χάλκευον δαίδαλα πολλά,
πόρπας τε γναμπτάς· θ’ ἕλικας· κάλυκάς τε καὶ ὅρμους
ἐν σπῆι γλαϕυρῷ · περὶ δὲ ῥóoς’ Ωκεανoῖο
ἀϕρῷ μορμύρων ῥέεν ἄσπετος · οὐδέ τις ἄλλος
ᾔδεεν οὔτε θεῶν οὔτε θνητῶν ἀνθρώπων,
ἀλλὰ Θέτις τε καὶ Εὐρυνόμη ἴσαν, αἵ μ’ἐσάωσαν.
(XVIII, 400-405)
[Pendant neuf ans, près d’elles, j’ai forgé bien des bijoux, des broches, de fins bracelets, des colliers, des rosettes, dans une vaste grotte, où vient gronder parmi l’écume le flot sans fin de l’Océan. Mais nul dieu, nul mortel ne savait où j’étais, sauf Thétis et Eurynomé, puisque c’est par ces deux déesses que je fus sauvé.]
5Pendant neuf ans, le dieu caché « forgea (χάλκευον) de nombreux daidala (δαίδαλα πολλά), des agrafes (πόρπας) recourbées (γναμπτάς), des spirales (ἕλικας), des calices (κάλυκάς) et des liens (ὅρμους)2 ». Le mot daidala résume le sens des autres termes qui, réunis, renvoient à l’idée d’entrelacs : ce sont des liens, des courbes, des spirales et des entrecroisements.
6Françoise Frontisi-Ducroux (en 1975)3 et Sarah P. Morris (en 1992)4 ont fait une étude détaillée de l’utilisation du terme daidala. La racine *δαλ- redoublée dans δαιδαλ- a un sens indéterminé et son étymologie est inconnue. Les hypothèses à ce sujet restent cependant intéressantes, comme il pourrait s’agir d’une racine sémitique en *dal- et/ou indo-européenne en *del-, donnant δέλτος « tablettes (pour écrire) », δηλέομαι « blesser » et le latin dolo « tailler, façonner le bois », d’où vient le français « doloire » ; s’ajoute enfin une corrélation possible avec le sanskrit dar-dar-ti « fendre »5.
7L’usage le plus fréquent chez Homère est celui des adjectifs (δαιδάλεος, δαιδαλόεις, πολυδαίδαλος) ; le nom neutre, moins fréquent, est toujours au pluriel (δαίδαλα), et deux fois le participe présent est utilisé (δαιδάλλων). Sur vingt-huit occurrences dans l’Iliade, le terme apparaît huit fois dans le chant dix-huit décrivant Héphaistos dans sa forge6. La célèbre description du bouclier élaboré par Héphaistos pour Achille commence ainsi : Ποίει δὲ πρώτιστα σάκος μέγα τε στιβαρόν τε / πάντοσε δαιδάλλων [...] αὐτὰ ρ ἐν αὐτῷ / ποίει δαίδαλα πολλὰ ἰδυίῃσι πραπίδεσσιν, « Il fabriqua d’abord un bouclier grand et solide le “daidalisant” partout (πάντοσε δαιδάλλων), [...] il fabriqua sur [le bouclier] beaucoup de daidala par de savantes réflexions (ἰδυίῃσι πραπίδεσσιν) » (XVIII, 478-479 et 481-482). Πάντοσε dans πάντοσε δαιδάλλων implique le mouvement, évoquant les gestes de l’artisan qui multiplie les entrelacs. L’adjectif ἰδυῖα signifie « savant, expert » et ἡ πραπίς, ίδος est en premier lieu « le diaphragme » et en second lieu « l’intelligence, la pensée, la réflexion ». Dans les deux acceptions, le mot s’emploie au pluriel. Le sens duel de πραπίς indique que le type de réflexions dont il s’agit est le résultat d’une capacité à ressentir, les pensées s’inscrivant dans la manifestation sensorielle de cette surface de jonction-séparation qu’est le diaphragme. La pensée dans l’Iliade est incarnée et plurielle.
8Le texte réfère de façon générique aux motifs forgés sur le bouclier au moyen du terme daidala. L’emploi répété de ce mot trouve son aboutissement dans une référence à Dédale, Δαίδαλος. C’est ici la première et la dernière mention de Dédale chez Homère.
« Ainsi, Dédale fait son entrée dans le poème et par là même dans la tradition grecque, presque par accident, tandis que la métaphore s’aide de la comparaison et qu’une personnification fournit une alternative à d’autres mots de la même famille [...]. Son émergence est clairement fonction de variations poétiques sur une racine appropriée à l’éloge de l’art.7 »
9Il faudra attendre le Ve siècle pour que la légende de Dédale émerge à nouveau, et Dédale est alors devenu sculpteur. « Ainsi, sa brève apparition dans le chapitre XVIII de l’Iliade représente non seulement sa première incarnation en compagnie des mots qui inspirèrent son nom, mais aussi son seul rôle littéraire jusqu’à l’époque Attique »8.
10L’Iliade fait mention de Dédale pour expliquer l’origine d’une danse représentée par Héphaistos sur le bouclier.
’Eν δὲ χορòν ποίκιλλε περικλυτòς ἀμϕιγυήεις,
τῷ ἴκελον οἷóν ποτ’ ἐνι Κνωσῷ εὐρείῃ
Δαίδαλος ἤσκησεν καλλιπλοκάμῳ ’Αριάδνῃ.
ἔνθα μὲν ἠίθεοι καὶ παρθένοι ἀλϕεσίβοιαι
ὠρχεῦντ’, ἀλλήλων ἐπὶ καρπῷ χεῖρας ἔχοντες.
(XVIII, 590-594)
[Il y représenta aussi une place de danse pareille à celle que jadis, dans la vaste Cnossos, Dédale construisit pour Ariane aux belles tresses, et où garçons et jeunes filles des plus recherchées dansaient en se tenant la main au-dessus du poignet.]
11L’association ici de Cnossos et d’un mot en δαίδαλ- est certainement fondée sur un substrat pré-homérique. « Le terme δαιδάλειος est attesté en mycénien : da-da-re-jo-de, sur deux tablettes de Cnossos9 ». Par ailleurs, il est question de danse. Le terme χορός peut renvoyer au lieu de danse et donc à une œuvre architecturale, mais aussi à la danse elle-même10.
« Pour beaucoup, les implications architecturales de cette description ont dominé son interprétation et encouragé la vision de Dédale comme architecte. Cette interprétation a commencé dans l’Antiquité, quand les scholiastes firent de χορός un lieu (τόπος) complété de colonnes et de statues aménagées en cercle.11 »
12Morris insiste toutefois sur le fait que Dédale n’est devenu un architecte qu’à la période classique, bien que la lecture de χορός comme lieu de danse soit corroborée par la préposition ἔνθα : « là des jeunes gens (ἠίθεοι) dansaient (ὠρχεῦντ’) » (XVIII, 593-594). Précisément, le texte dit ceci : « Héphaistos fabriqua (ποίκιλλε) dans [l’espace du bouclier] (ἐν) une danse/lieu (χορòν) semblable à celle/celui que Dédale élabora (ἤσκησεν) pour Ariane dans la vaste Cnossos » (XVIII, 590-592).
13L’ambiguïté de χορός est porteuse de sens. Car toute la description du bouclier est marquée par la relation entre l’espace et le mouvement. En effet, Héphaistos crée une surface couverte de daidala qui ont la semblance du vivant en ceci qu’ils paraissent bouger. Le texte multiplie les verbes de mouvement tels que courir, sauter, s’élancer, et le verbe ποικίλλω dont χορός est l’objet au vers 590 renvoie à l’idée d’un artefact aux qualités changeantes ou variées, par exemple une broderie aux multiples couleurs. Le verbe se traduit par « rendre divers » quand il est transitif et « changer, se modifier » quand il est intransitif. Ce verbe s’applique donc parfaitement aux daidala du bouclier, d’autant plus que l’acte créateur qui leur donne forme s’inscrit lui-même dans une mobilité démultipliée.
14La danse apparaît avant dans la description du bouclier cosmique. Le dieu « fabriqua » (ἔτευξ’, XVIII, 483) la terre, le ciel, la mer, le soleil, la lune et les astres, et « fit » (ποίησε, XVIII, 490) deux cités, lieux d’activité des humains. La première ville célèbre des noces avec les danses qui l’accompagnent : κούροι δ’ όρχηστῆρες ἐδίνεον, « les jeunes gens (κοῦροι) et les danseurs (ὀρχηστῆρες) tournoyaient (ἐδίνεον) » (XVIII, 494)12. Se déploient ensuite les actions des mortels dans la paix comme dans la guerre, et la description aboutit enfin à la danse de Dédale.
15Après la mention du χορός de Dédale, les jeunes gens, hommes et femmes, sont brièvement dépeints dans leurs habits de fête, puis leurs mouvements sont décrits.
οί δ’ ὁτὲ μὲν θρέξασκον ἐπισταμένοισι πόδεσσι
ῥεῖα μάλ’, ὡς ὅτε τις τροχòν ἄρμενον ἐν παλάμῃσιν
ἑζόμενος κεραμεὺς πειρήσεται, αἴ κε θέῃσιν ·
ἄλλοτε δ’ αὖ θρέξασκον ἐπὶ στίχας ἀλλήλοισιν.
πολλòς δ’ ἱμερόεντα χορòν περιίσταθ’ ὅμιλος
τερπόμενοι · δοιὼ δὲ κυβιστητῆρε κατ’ αὐτοὺς
μολπῆς ἐξάρχοντες ἐδίνευον κατὰ μέσσους.
(XVIII, 599-606)
[Tantôt, avec une parfaite aisance, ils tournoyaient à pas savants, comme un tour de potier, que l’artisan assis, et l’ayant bien en main, essaie et met en marche ; tantôt ils couraient les uns vers les autres sur deux rangs ; une foule immense et ravie, autour du chœur charmant, s’était massée, et, au milieu de tous, deux acrobates pirouettaient dans l’intervalle et dansaient en cadence.]
16Les mouvements effectués par les danseurs sont désignés par le verbe τρέχω (θρέξασκον) « aller de toute la vitesse de ses pieds, se mouvoir rapidement, marcher et courir » ; le verbe est répété deux fois13. Les mouvements sont comparés à la rotation du tour d’un « potier » (κεραμεύς). Le tour se dit τροχός, c’est-à-dire « roue ». Ainsi, les danseurs « courent » (θέῃσιν) comme la roue que le potier fait pivoter. Puis, en rangées, ils s’élancent les uns vers les autres. Le mot χορός apparaît à nouveau pour désigner cette fois le groupe des danseurs, le chœur. Enfin, deux « acrobates » (κυβιστητῆρε) au milieu de la foule « tournoient » (ἐδίνευον), et on retrouve le verbe δινέω « tournoyer » apparu au début de la description14.
17L’emploi de χορός indique que le sens de ce terme ne peut pas être uniquement architectural et qu’il est à chercher au croisement de l’espace et du corps. Françoise Frontisi-Ducroux trouve des indications à ce sujet dans le Thésée de Plutarque. Ce dernier raconte comment, après la mort du Minotaure, Thésée fit escale à Délos, où il procéda à des actes rituels, dont une danse.
Μίμημα τῶν ἐν τῷ λαβυρίνθῳ περιόδων καὶ διεξόδων ἔν
τινι ῥυθμῷ παραλλάξεις καὶ ἀνελίξεις ἔχοντι (Thésée 21, 1).
[(Il exécuta avec les jeunes gens un chœur de danse) [...] dont les figures imitaient les tours et les détours du labyrinthe, sur un rythme scandé de mouvements alternatifs et circulaires.]15
18Cette danse, explique Frontisi-Ducroux, fut abandonnée à l’époque de Lucien et portait le nom de geranos, c’est-à-dire « danse de la grue ». « Il ne fait aucun doute [...] que, pour les Anciens, la geranos était une représentation mimées des errances et des détours de Thésée dans le labyrinthe16 ». D’après Frontisi-Ducroux, seule compte l’association de Dédale à la danse ; peu importe de savoir si le χορός du chant XVIII de l’Iliade est un bas-relief ou une architecture. Effectivement, c’est la danse du chœur qui crée l’espace dédalien ; c’est la chorégraphie qui construit le lieu labyrinthique. L’architecture « daidalique » existe exclusivement par le corps mobile qui à la fois l’élabore et l’abolit, comme le geste se crée et se termine au moment où il s’accomplit.
19L’idée de tournoiement est répétée avec insistance. La danse effectuée par Thésée selon Plutarque est faite de « mouvements alternatifs et circulaires » : παραλλάξεις καὶ ἀνελίξεις. J’ai souligné l’intérêt du passage de l’Iliade montrant Zeus et Poséidon tirant alternativement sur le peirar (πεῖραρ ἐπαλλάξαντες). Le verbe ἐπ-αλλάττω « faire alterner » (dans ἐπαλλάξαντες) et le nom ἡ παρ-άλλαξις « action d’alterner, mouvement alternatif » (dans παραλλάξεις) sont tous deux formés sur la racine ἀλλ- « autre » impliquant l’idée d’alternance. Quand au nom ἡ ἀν-έλιξις « action de se dérouler », il est de la famille de ἑλίσσω « faire tourner », ἡ ἕλιξ, ικoς « spirale » et ἡ ἕλιξις, εως « action d’enrouler ». Les spirales font partie des artefacts forgés par Héphaistos demeurant auprès de Thétis et Eurynomé, et le pivotement, nous allons le voir, marque la mobilité même du dieu.
20Après avoir forgé un χορός semblable à celui de Dédale, Héphaistos termine son œuvre en entourant le bouclier avec l’océan. Le caractère cosmique du bouclier est manifeste. Le forgeron commence par la terre, le ciel, la mer, les astres et termine par l’océan ; ce sont les premiers daidala. Puis le monde des humains est fabriqué. Or ce monde est inauguré et achevé par une danse. Le texte décrit des mouvements de pivotement ou de rotation, terminant sur une comparaison entre la danse et l’élan imparti par le potier à sa roue.
21La roue apparaît ailleurs encore, associée à Héphaistos et à ses œuvres. Lorsque Thétis arrive dans la demeure d’Héphaistos, elle trouve celui-ci en plein labeur : il est entrain de forger des « trépieds » (τρίποδας) munis de « roues d’or » (χρύσεα [...] κύκλα), « capables de se mouvoir spontanément » (αὐτόματοι) (XVIII, 373-376). Par ailleurs, les jeunes filles qui ensuite soutiennent le dieu dans sa marche sont automates, tout comme les trépieds.
[...] ὑπò δ’ ἀμϕίπολοι ῥώοντο ἄνακτι
χρύσειαι, ζωτῇσι νεήνισιν εἱοικυῖαι.
τῇς ἐν μὲν νόος ἐστὶ μετὰ ϕρεσίν, ἰν δὲ καὶ αὐδὴ
καὶ σθένος, ἀθανάτων δὲ θεῶν ἄπο ἄργα ἴσασιν.
(XVIII, 417-420)
[Le maître s’appuyait sur deux servantes, qui étaient tout en or, mais semblaient des vierges vivantes. Elles avaient de la raison, possédaient voix et force, et tenaient des dieux mêmes leur science du travail.]
22Les jeunes filles « se déplacent rapidement » (ῥώοντο) ; elles sont douées de mouvements mais aussi de raison, de voix et de force, et elles ont des phrénès, surfaces de connexion qui permettent le fonctionnement psychophysique par la sensation. Elles se distinguent par là du fantôme de Patrocle privé de phrénès, un manque incompatible avec la vie.
Forge et inversion articulaire (amphigueeis)
23Tandis qu’il rend la matière mobile, Héphaistos est lui-même le lieu de mouvements complexes qui évoquent directement ou indirectement l’idée de pivotement. Héphaistos est appelé le Boiteux, Κυλλοποδίων (XVIII, 371), de l’adjectif κυλλοποδίων « boiteux » et plus précisément « aux pieds tordus, courbes, aux membres tortus17 ». Cette appellation est formée sur πους « pied » et sur l’adjectif κυλλός « courbé, tortu, estropié ». Chantraine explique que l’adjectif κυλλός a le même radical que le verbe κυλίνδω « rouler ». La racine commune de κυλλός et de κυλίνδω fait penser que l’adjectif a reçu le sens secondaire de « tordu », mais que le sens premier renvoie au mouvement tournant sans connotation négative. En outre, Héphaistos est décrit par la phrase τòν δ’ εὗρ’ ἱδρώοντα ἑλισσόμενον περὶ ϕύσας / σπεύδοντα, « elle [Thétis] le trouva (τòν δ’ εὗρ’) transpirant (ἱδρώοντα), se hâtant (σπεύδοντα) en pivotant (ἑλισσόμενον) autour des soufflets (περὶ ϕύσας) » (XVIII, 372-373). Le verbe ἑλίσσω signifie « tourner, faire tourner, mouvoir ses pieds en rond, rouler, tourner autour, tournoyer, danser ». Le nom employé par Plutarque pour désigner le déploiement des danseurs, ἡ ἀν-έλιξις, est formé sur la même racine ἑλι(ξ)-18.
24La mobilité d’Héphaistos est ambiguë : elle allie les deux idées en apparence contradictoires de la claudication et du pivotement, un pivotement présent dans les scènes de danse forgées par le dieu sur le bouclier. L’association paradoxale du handicap et d’une grande mobilité est encore décelable dans la phrase suivante : ἀπ’ ἀκμοθέτοιο πέλωρ αἴητον ἀνέστη / χωλεύων · ὑπò δὲ κνῆμαι ῥώοντο ἀραιαί (XVIII, 410-411). Mugler traduit par « le Bancal monstrueux et poussif quitta le pied de son enclume en agitant ses jambes grêles ». Le verbe χωλεύω signifie « être boiteux, boiter ». En revanche, le verbe ῥώομαι « bouger avec force, avec rapidité » suggère que les jambes d’Héphaistos sont véloces. Ce verbe s’emploie dans l’Iliade au sujet des guerriers (Achille y compris) (XI, 50 ; XVI, 166) et dans la description des jeunes filles automates qui soutiennent la marche du forgeron (XVIII, 417). Par ailleurs, τò πέλωρ est un « être prodigieux, un prodige, un monstre » ; l’adjectif dérivé désigne Hadès. Quant à l’adjectif αἴητος, il a un sens douteux, écrit Bailly qui renvoie à ἄητος « impétueux, terrible » (Il. XXI, 395) ; il peut se traduire par « au souffle bruyant ou puissant »19.
25La traduction de Mugler vient à la suite d’une longue tradition. Daremberg traduit la deuxième partie de la phrase par « ses jambes faibles s’agitaient sous lui » puis explique entre parenthèses qu’il faut entendre : ses jambes « flageolaient »20. Pourtant, « mince » n’est pas synonyme de « faible » et « s’agiter » n’est pas synonyme de « flageoler ». Parmi les traducteurs anglophones, Murray et Wyatt proposent : « Il [...] se dressa de l’enclume, masse énorme et haletante, boitant, mais sous lui ses jambes minces bougeaient agilement21 », et Lattimore : « Il [...] enleva l’énorme soufflet du bloc de l’enclume en boitant ; et pourtant ses jambes rétrécies bougeaient avec légèreté sous lui22 » (Lattimore voit dans πέλωρ αἴητον une référence au soufflet de la forge) ; enfin Fagles : « Il se souleva du bloc de l’enclume — son immense carcasse boitillant mais ses jambes rétrécies bougeaient agilement23 ».
26Ces traductions tentent de résoudre l’association contradictoire de χωλεύω « boiter » et de ῥώομαι « bouger avec rapidité » en introduisant des connecteurs concessifs tels que « mais ses jambes bougeaient agilement » ou « et pourtant ses jambes bougeaient avec légèreté ». Ces connecteurs concessifs n’existent pas dans le texte et les traductions, au lieu de résoudre le problème, l’accentuent. L’adjectif ἀραιαί « minces » ne devrait pas être rendu par l’idée négative de jambes « rétrécies, rabougries » (shrunken), « faibles » ou « grêles ». Nous verrons dans l’Hymne homérique à Hermès que ce même adjectif qualifie les branches avec lesquelles Hermès marche et laisse des traces prodigieuses (ses traces ou ses pas sont désignés par πέλωρ « prodige »). En outre, la branche sera associée à la production du feu quand Hermès inventera le foret-à-feu et le feu lui-même.
27Il est également arbitraire d’imposer une connotation négative à αἴητον (dans πέλωρ αἴητον) et de traduire cet adjectif par « haletant » (panting) ou « poussif », quand il est morphologiquement si proche de ἄητος « terrible, impétueux », du nom ἡ ἀήτης « le souffle, le vent » et du verbe ἄημι employé pour décrire l’action des vents faisant gonfler les flots et permettant au bûcher funéraire de Patrocle de s’embraser enfin. Les traductions viennent à la suite d’une longue tradition décrivant Héphaistos comme un être amoindri et ridicule24 alors que l’étude des termes suggère qu’il s’agit plutôt d’une figure prodigieuse, puissante, bruyante et rapide.
28À la fin du chant I, le dieu « s’élance » pour servir Héra (ἀναίξας participe de ἀν-αίσσω, I, 584). Le verbe ἀίσσω sert à décrire l’envol de Poséidon quittant les Ajax après les avoir emplis de vigueur (XIII, 65). Son élan est comparé à celui d’un « faucon à l’aile rapide », ἴρηξ ὠκύπτερος (XIII, 62). Tandis qu’il leur verse le doux nectar, Héphaistos suscite le rire inextinguible des dieux qui le « voient soufflant à travers le palais » : ἴδον [...] διὰ δώματα ποιπνύοντα (I, 600)25. Le verbe ποιπνύω, de la famille de πνέω « souffler », évoque un souffle rapide en raison du redoublement du π, d’où l’idée généralement admise d’essoufflement26. Cependant, la référence à un souffle accéléré n’indique pas pour autant une difficulté à se mouvoir ; en effet, le souffle accompagne le mouvement et peut manifester, au lieu d’une limitation, un accroissement moteur27. Les verbes ἀναίσσω, ῥώομαι, ἑλίσσω indiquent bien qu’Héphaistos est très mobile. De plus, il existe un verbe renvoyant cette fois clairement à l’essoufflement : ἀσθμαίνω « respirer péniblement, haleter », employé au sujet de Diomède et Ulysse qui poursuivent Dolon et le rattrapent « haletants », ἀσθμαίνοντε (X, 376).
29Nous avons vu que le terme thumos est en rapport aussi bien avec le souffle qu’avec le mouvement. Héphaistos rappelle à sa mère comment jadis Zeus le « saisit par le pied » (ῥιψε ποδòς, I, 591) pour le précipiter hors de l’Olympe. Il tomba durant un jour entier pour enfin atterrir à Lemnos où il fut recueilli par les Sintiens (I, 591-594). Or, il décrit son état par la phrase ὀλίγος δ’ ἔτι θυμòς ἐνῆεν, « peu de thumos restait en moi (était encore à l’intérieur) » (I, 593). Héphaistos explique plus tard comment Héra le précipita du haut des cieux et comment il fut sauvé par Thétis et Eurynomé, auprès desquelles il apprit à forger. Marie Delcourt a vu dans les péripéties du dieu les indices d’une épreuve de type initiatique28. Si tel est le cas, les bénéfices de l’initiation pourraient être — outre la science métallurgique — l’accroissement du thumos, ce qui se manifesterait par une motricité et un souffle augmentés.
30L’art et le pouvoir d’Héphaistos relèvent du feu. Héphaistos l’emporte sur le Xanthe, opposant ses flammes invincibles aux tourbillons déchaînés du fleuve, et le Xanthe de s’écrier : ῞ Ηϕαιστ’, oὔ τις σοί γε θεῶν δύνατ’ ἀντιϕερίζειν, « Héphaistos, aucun des dieux n’est capable (δύνατ’) de se mesurer, de se comparer (ἀντιϕερίζειν) à toi (σοί) » (XXI, 357). Le dieu n’est plus affaibli comme il l’était après sa chute, il est puissant et mobile, ce qui laisse supposer que son thumos est à la mesure de sa force.
31Cependant, le verbe χωλεύω « être boiteux, boiter » est employé pour décrire les mouvements du dieu dans sa forge (XVIII, 411), et dans le second récit qu’il fait de sa chute originelle, Héphaistos explique que sa mère Héra le précipita du haut des deux pour cacher son infirmité (χωλòν, XVIII, 397). L’étymologie de ces termes est obscure, écrit Bailly, par opposition à celle du verbe σκάζω « boiter », liée au sanskrit kháñjati « boiter ». Le verbe σκάζω signale clairement une difficulté à marcher quand Ulysse et Diomède sont décrits « boitant » (σκάζοντε, XIX, 47) en raison des blessures qu’ils ont reçues. On peut dès lors se demander si des nuances sémantiques oubliées par la suite ne différenciaient pas les verbes χωλεύω et σκάζω, deux verbes qui devinrent synonymes quand la mobilité ne fut plus considérée comme jouant un rôle fondamental, nécessitant des spécifications précises. Il faut peut-être entendre que la mobilité du dieu est en rapport avec son élément : elle est irrégulière et imprévisible comme l’est celle du feu ; en même temps, elle est prononcée et centrale dans la définition d’Héphaistos, car les flammes, tout comme le dieu qui les représente, n’existent pas en dehors du mouvement (un feu immobile est un oxymoron).
32Le feu et le souffle sont clairement associés dans le chant XXIII, quand Achille s’apprête à livrer au feu le corps de son ami : comme le bûcher de Patrocle trépassé ne brûle pas (Οὐδὲ πυρὴ Πατρόκλου ἐκαίετο τεθνηῶτος, XXIII, 192), Achille implore Zéphyr et Borée et leur promet de splendides offrandes. Iris porte le message aux vents qu’elle trouve en train de festoyer et qui s’élancent aussitôt après l’avoir entendue.
[...] τoὶ δ’ὀρέοντο
ἠχῇ θεσπεσίη, νέϕεα κλονέοντε πάροιθεν.
αἶψα δὲ πόντον ἵκανον ἀήμεναι, ὦρτο δὲ κῦμα
πνοιῇ ὕπο λιγυρῇ · Τροίην δ’ ἐρίβωλον ἱκέσθην,
ἐν δὲ πυρῇ πεσέτην, μέγα δ’ ἴαχε θεσπιδαὲς πῦρ.
παννύχιοι δ’ ἄρα τοί γε πυρῆς ἄμυδις ϕλόγ’ ἔβαλλον,
ϕυσῶντες λιγέως.
(XXIII, 212-218)
[Alors ils se levèrent dans un fracas terrible, en poussant devant eux les nues. Ils se ruèrent sur les flots, que leur souffle strident fit grossir. Puis, gagnant la riche Troade, ils fondirent sur le bûcher, où crépita bientôt un feu terrible. Toute la nuit, soufflant avec fureur, ils attisèrent la flamme du bûcher.]
33Ce passage réunit le mouvement rapide (ὀρέοντο), le souffle (πνοιῇ, ἀήμεναι) et le feu (πῦρ), trois aspects qui font partie des descriptions d’Héphaistos (πέλωρ αἴητον « prodige à la respiration impétueuse », ποιπνύοντα « soufflant »). Au chant XVIII (372-373), Thétis trouve le dieu forgeron transpirant, se hâtant en pivotant « autour de ses soufflets » (περὶ ϕύσας). Le soufflet est un instrument indispensable au travail du forgeron qui module ainsi la force des flammes. Lorsqu’il se met au travail après la requête de Thétis, Héphaistos commande à ses nombreux soufflets, lesquels accélèrent ou ralentissent suivant les besoins de la tâche (XVIII, 468-473). Les vents, dans le chant XXIII, jouent le même rôle : ils attisent les flammes « en soufflant » (ϕυσῶντες) dessus. Dès lors, il est probable que la référence à la respiration d’Héphaistos dans le chant I s’intégrait, à l’origine, à la vision d’un dieu rapide et capable d’un souffle considérable. Les caractéristiques du dieu forgeron relèvent du souffle qui fait grandir les flammes et du feu par lequel l’artisan divin fait fondre le métal.
34Au moment de répondre à Thétis qui lui a fait sa requête, Héphaistos est appelé περικλυτòς ἀμϕιγυήεις « boiteux illustre » (XVIII, 393). Le sens de ἀμϕιγυήεις est énigmatique. Il a été traduit par « boiteux des deux jambes » car γυιός est proche de γυήτης « estropié, boiteux ». Mais Louis Deroy a proposé une analyse linguistique qui se distingue de l’interprétation commune — depuis l’époque classique déjà — d’un Héphaistos handicapé29.
« Ce n’est plus un paradoxe d’affirmer que la signification de nombreux mots homériques échappait aux Grecs de l’époque classique et des périodes postérieures. Le plus souvent, les rhapsodes qui récitaient et commentaient l’Iliade et l’Odyssée, n’avaient d’autre recours, pour interpréter les termes ignorés, que le contexte et des rapprochements lexicaux apparents. Ces interprétations, popularisées par l’école, se sont fréquemment imposées dans la tradition, une tradition qui a traversé les siècles pour se retrouver aujourd’hui dans les ouvrages des hellénistes. Il n’empêche que beaucoup de ces interprétations sont mal fondées et il n’est pas interdit aux linguistes d’en reprendre complètement l’étude avec des arguments qui manquaient aux plus savants des exégètes et des lexicographes de l’antiquité.30 »
35L’épithète ἀμϕιγυήεις comporte le préfixe ἀμϕι- « de part et d’autre, de deux côtés opposés, à gauche et à droite, devant et derrière, en avant et en arrière », et le suffixe -εις (génitif -εντoς) « pourvu de, doué de ». La racine γυ-, γυο-, γυα- renvoie aux notions de « courbure, flexion, inclinaison ». Il semble qu’à partir du sens de « courber, fléchir, incliner », γυ- est passé, dans certains cas, à celui d’« orienter, diriger ». C’est ce qu’implique une glose d’Hésychius, γύαι ὁδοί, dans laquelle la notion de « chemin » (ὁδοί) procède vraisemblablement de celle de « direction ».
36Dès lors, l’adjectif ἀμϕίγυος devait signifier « orienté dans deux directions opposées, dirigé en même temps vers la gauche et vers la droite, ou vers l’avant et vers l’arrière31 ». Ceci, enfin, permet à Deroy de proposer une traduction décomposante de ἀμϕιγυήεις : « doué (-εις) d’une direction (-γυη-) double et divergente (ἀμϕι-)32 ».
« Ainsi, au témoignage de la linguistique, Homère aurait appliqué à Héphaistos une épithète savante, tirée d’on ne sait quel répertoire théologique, et qui nous apprend que ce dieu avait la réputation de pouvoir se déplacer non seulement en avant comme tout le monde, mais aussi, fort étonnamment, en sens inverse, vers l’arrière. »33
37Je ne crois pas que la référence à Hésychius soit nécessaire. Le sens fondamental de la racine γυ- suffit, impliquant effectivement la directionalité mais par l’idée d’angle.
38L’iconographie corrobore la lecture de Deroy. Sur le Vase François (Fig. 1), le dieu forgeron a le pied gauche dirigé vers l’avant, tandis que son pied droit, visible sous la panse de sa monture, est tourné vers l’arrière. En outre, Fiéphaistos tient sa main sur sa poitrine avec deux doigts tendus vers l’arrière, ce qui accentue la dualité des directions, et son nom est écrit à l’envers contrairement à celui d’un Silène qui le suit. Une autre pièce intéressante est un amphoriscos corinthien montrant le pied d’Héphaistos nettement et anormalement recourbé vers l’arrière (Fig. 2). D’autres représentations similaires existent. L’argument qui fait l’objet de l’article de Deroy suggère que le type le plus ancien est celui du Vase François, l’autre étant une altération due au fait que la signification de cet aspect du dieu était déjà mal comprise34. Car, dans le premier cas, l’inversion du pied paraît réversible, plus que dans le deuxième cas où le pied est tordu vers l’arrière. Or, l’idée saillante est la bi-directionalité (ἀμϕι-) et non celle d’un handicap irréversible.
39J’ai insisté sur l’importance du terme guia dans l’Iliade en proposant qu’il s’agit là des articulations en propre. On retrouve la même racine -yu dans l’épithète d’un dieu dont les créations sont caractérisées par la mobilité et en particulier le pivotement. Il est dès lors envisageable de lire dans ἀμϕιγυήεις la référence à une capacité articulaire hors du commun par laquelle la direction des articulations s’inverse.
40L’inversion articulaire se retrouve à l’état de détail dans certains textes postérieurs. Strabon rapporte ce que dit Mégasthènes de certains monstres exotiques dont les pieds sont inversés : ἔχειν δὲ τὰς µὲν πτέρνας πρόσθεν, τoὺς δὲ ταρσοὺς ὄπισθεν καὶ τoὺς δακτύλους, « ils ont les talons en avant et les orteils et le plat du pied en arrière »35. Ces personnages vivent dans des pays lointains et sont considérés comme des curiosités. Pline explique comment au-delà des Scythes cannibales vivent les habitants d’une région appelée Abarimon : [...] in qua silvestres vivunt homines aversis post crura plantis, eximiae velocitatis, passim cum feris vagantes, « des êtres humains y vivent dans les forêts, avec les pieds tournés à l’arrière de la jambe, d’une vélocité exceptionnelle, allant partout en compagnie des animaux sauvages36 ». Malgré leur anomalie physique, ces humains sont dotés d’une extrême vélocité. Ceci tend à confirmer cette idée que le pied d’Héphaistos a pu être à l’origine un pied multi-directionnel et rapide.

Fig. 1 - Héphaistos au pied inversé Cratère dit « Vase François », début du VIe siècle av. J.-C. (Musée archéologique de Florence).

Fig. 2 - Héphaistos au pied tordu Amphoriskos corinthien, début du VIe siècle av. J.-C. (Athènes).
41La puissance d’Héphaistos est le feu. Or, le pivotement et l’inversion articulaire ont été directement associés au feu. Dans Les Phéniciennes d’Euripide, un messager raconte la mort de Capanée à Jocaste inquiète pour ses fils. Celui-là escaladait les remparts de Thèbes au moyen d’une échelle, quand il se vanta de ne pouvoir être empêché par rien, pas même par la foudre de Zeus. Le dieu aussitôt punit sa démesure et son blasphème.
῎Ηδη δ’ ὑπερβαίνοντα γεῖσα τειχέων
βάλλει κεραυνῷ Ζεύς νιν ἐκτύπησε δὲ
χθών, ὥστε δεῖσαι πάντας · ἐκ δὲ κλιμάκων
ἐσϕενδονᾶτο χωρὶς ἀλλήλων μέλη,
κόμαι μὲν εἰς ῎Ολυμπον αἷμα δ’ ἐς χθόνα,
χεῖρες δὲ καὶ κῶλ’ ὡς κύκλωμ’ ’Iξίονος
εἱλίσσετ’ εἰς γῆν δ’ ἔμπυρος πίπτει νεκρός.
(Les Phéniciennes, 1180-1186)37
[Alors qu’il enjambait les rebords des remparts, Zeus lança la foudre sur lui. La terre retentit, si bien que tous furent pris d’effroi ; loin de l’échelle les membres furent projetés séparément les uns des autres, la chevelure dans l’Olympe, le sang sur le sol, les bras et les jambes tournaient comme la roue d’Ixion ; le cadavre tomba enflammé sur terre.38]
42Le verbe σϕενδονάω est formé sur ἡ σϕενδόνη « la fronde », il signifie « lancer avec une fronde » et par extension « lancer vivement ». L’image est donc celle d’un corps dont les membres disloqués par l’impact de la foudre sont propulsés à distance les uns des autres : « les membres (μέλη) furent catapultés (ἐσϕενδονᾶτο) séparément (χωρὶς) les uns des autres (ἀλλήλων) ». Ensuite, la chevelure monte vers l’Olympe et le sang se répand sur le sol ; ils sont lancés dans deux directions opposées, l’une vers le haut et l’autre vers le bas. Puis « les bras (χεῖρες) et les cuisses (κῶλ’) se mettent à pivoter (εἱλίσσετ’) comme la roue d’Ixion (ὡς κύκλωμ’ ’Iξίονος) », et le cadavre de s’effondrer, « en-flammé » (ἔμ-πυρος)39. Le verbe εἱλίσσω/ἑλίσσω est employé dans l’Iliade pour décrire Héphaistos pivotant dans sa forge. Ici, les bras et les cuisses pivotent, ce qui les rend semblables à la roue d’Ixion. Ainsi, le pivotement et la roue s’inscrivent dans le corps lors d’un événement violent qui engage le feu. Le foudroiement est cause d’un démantèlement qui rappelle l’action d’Agni dans le passage du Rig Veda cité par Bergren.
43Dans l’Iliade, Hector tournoie après avoir été frappé par Ajax près de la gorge, et ses mouvements sont comparés à ceux d’un chêne foudroyé par Zeus.
[...] τῶν ἓν ἀείρας
στῆθος βεβλήκει ὑπὲ ρ ἄντυγος ἀγχόθι δειρῆς,
στρόμβον δ’ ὣς ἔσσευε βαλών, περὶ δ’ ἔδραμε πάντῃ.
ὡς δ’ ὅθ’ ὑπò πληγῆς πατρòς Διòς ἐξερίπῃ δρῦς
πρόρριζος, δεινὴ δὲ θεείου γίγνεται ὀδμὴ
ἐξ αὐτῆς, τòν δ’ οὔ περ ἔχει θράσος ὅς κεν ἴδηται
ἐγγὺς ἐών, χαλεπòς δὲ Διòς μεγάλοιο κεραυνός,
ὣς ἔπεσ’ ῞Εκτορος ὦκα χαμαὶ μένος ἐν κονίῃσι.
(XIV, 411-418)
[Et il l’atteignit près de la gorge, au bord de son écu, le faisant tourner telle une toupie en délire. Comme un chêne frappé par Zeus croule, déraciné, tandis qu’une effrayante odeur de soufre s’en dégage et que le cœur vous manque, à voir ce spectacle de près, tant paraît terrible à chacun la foudre du grand Zeus : ainsi le brave Hector mordit à l’instant la poussière.]
44Le nom ὁ στρόμβος, ου désigne un objet qui tourne ou tournoie (tourbillon, toupie, fuseau) ou qui est en spirale. Hector ne meurt pas de cette blessure et le foudroiement n’apparaît que dans la comparaison. Il n’en reste pas moins qu’une même logique associe tournoiement, foudre et blessure articulaire. En outre, Hector sera à nouveau frappé au cou — et cette fois mortellement — par Achille brandissant la lance que Chiron donna jadis à Pélée. Dans Les Phéniciennes, les bras et les cuisses de Capaneus se mettent à pivoter comme la roue d’Ixion, lequel est le père de la race des centaures40. Chiron est un centaure et il existe une relation entre la lance d’Achille et la foudre.
La lance du centaure Chiron
45Richard Shannon a mis en évidence l’importance de la lance avec laquelle Achille tue Hector. Seul Achille est capable de se servir de cette arme et, lorsque Patrocle emprunte l’armement d’Achille, il prend tout sauf cette pièce. Deux fois, le texte en explique la raison : Chiron lui-même avait coupé le frêne du Pélion pour le donner à Pélée en guise d’arme meurtrière (XVI, 139-144 et XIX, 387-391).
46Dans l’Iliade, le mot µελίη signifie « lance de frêne » dans la grande majorité des cas. Il apparaît une fois au pluriel (II, 543) et onze fois au singulier ; sur ces onze fois, il désigne dix fois la lance d’Achille. La première mention en est faite au moment où Patrocle s’arme et précisément ne peut prendre la lance (XVI, 143). Puis, la lance réapparaît quand c’est au tour d’Achille de s’armer (XIX, 390). L’arme va ensuite être nommée lors de trois confrontations : celles qui opposent Achille à Énée, Astéropée et Hector41. Le nom µελίη est employé huit fois et l’adjectif µείλινoν quatre fois.
47Après avoir retracé sa généalogie pour montrer qu’il descend de Zeus, Énée plante sa lance dans le bouclier d’Achille. Le bouclier est divin, il a été forgé par Héphaistos, et l’arme est arrêtée. La lance d’Énée est dite être de frêne cette fois uniquement (XX, 272). C’est ensuite au tour d’Achille de frapper, et sa lance de frêne traverse l’écu du Troyen qui cependant parvient à éviter la mort. Puis, Énée est sauvé in extremis par Poséidon qui le propulse au-dessus des rangs. Avant de s’éloigner, le dieu dépose la lance de frêne aux pieds d’Achille (XX, 324).
48Astéropée, descendant du fleuve Axios, affronte le Péléide. Il porte une lance dans chaque main. La première lance frappe le bouclier d’Achille, la deuxième égratigne le coude du bras droit de son adversaire, faisant gicler un sang noir. Puis Achille lance son arme qui va se ficher dans la falaise. Trois fois, Astéropée tente de s’emparer de la lance de frêne, mais en vain. Achille s’approche de lui et le tue avec son épée : il le frappe au ventre près du nombril et les entrailles se répandent à terre. Le Grec se met alors à invectiver sa victime, affirmant qu’il descend de Zeus par Pélée (XXI, 187). Shannon souligne que c’est ici la première mention dans l’Iliade de cette filiation42. Achille est descendant de Zeus, tout comme Énée, et il évoque son origine divine pour expliquer sa victoire : Astéropée peut bien être descendant du fleuve Axios, il est quant à lui descendant du dieu qui brandit la foudre. Or, l’Océan lui-même — dont sont issus les fleuves — craint « la foudre » (κεραυνòν) et « le tonnerre » (βροντὴν) du Cronide (XXI, 198-199). Shannon souligne que les deux branches de la généalogie d’Achille sont donc divines et que le héros fait remonter la source de sa puissance ignée, concentrée dans la lance reçue de son père, petit-fils de Zeus, à la foudre et au tonnerre de ce même dieu43.
49Lorsqu’Achille et Hector se retrouvent face à face, le Troyen lance son arme qui rebondit sur le bouclier du Péléide. Il est alors dépourvu de lance et le texte précise qu’il n’avait pas de lance de frêne : οὐδ’ ἄλλ’ ἔχε μείλινον ἔγχος (XXII, 293). Les adversaires se précipitent l’un contre l’autre et Achille blesse son adversaire à mort, tandis que la lance de frêne est comparée à l’astre Vesper. Le substantif ὁ ἀστήρ, έρος, désigne « l’étoile, l’étoile filante, le météore, la flamme, la lumière ». Il est à noter que le nom ’Aστεροπαῖος (Astéropée) rappelle l’adjectif ἀστερ-ωπός « brillant comme une étoile, étoilé ». Mais aussi, Zeus est appelé ’Oλύμπιος ἀστεροπητὴς « l’Olympien à la foudre » (I, 580 ; I, 609 ; VII, 443 ; XII, 275).
50Dans les trois combats qui mettent en scène l’utilisation de la lance de frêne, un détail fait participer l’adversaire d’Achille à ce qui caractérise le Grec lui-même, à savoir son arme. En effet, Énée est dit avoir une lance de frêne dans ce passage unique ; le nom Astéropée annonce la comparaison qui servira dans le chant XXII à caractériser la lance de frêne ; enfin, Hector est démuni de ne pas avoir précisément une lance de frêne.
51Le texte compare la lance à Vesper.
oἷoς δ’ἀστὴρ εἶσι μετ’ ἀστράσι νυκτòς ἀμολγῷ
ἕσπερος, ὃs κάλλιστος ἐν οὐρανῷ ἵσταται ἀστήρ,
ὣς αἰχμῆς ἀπέλαμπ’ εὐήκεος, ἣν ἄρ’ ’Aχιλλεὺς
πάλλεν δεξιτερῆ [...].
(XXII, 317-320)
[Comme au cœur de la nuit s’avance, au milieu des étoiles, Vesper, l’astre le plus brillant qui soit au firmament : tel flamboyait l’épieu pointu qu’Achille brandissait de sa main droite.]
52La lance pointue « brillait, resplendissait » (ἀπέλαμπ’) comme Vesper, l’astre le plus beau qui soit au ciel. La lance est tel « l’astre » (ἀστὴρ) qui va parmi les astres au plus profond de la nuit. Achille plante cette arme extraordinaire dans la gorge de sa victime, au point de jonction du cou et de l’épaule, au-dessus de la clavicule. La valeur de l’arme accentue encore l’importance de la blessure. Le meurtre d’Hector est perpétré au moyen d’une arme semblable à un astre qui traverse la nuit la plus profonde, venant se ficher en un point de jonction, et annulant ainsi la cohésion du corps d’un guerrier jusque-là invincible. Shannon souligne à juste titre que la lance de frêne ne blesse aucun autre combattant : elle est réservée à Hector. Après la mort du Troyen, il n’est plus fait mention de cette arme.
53La mobilité de l’astre en question indique qu’il s’agit d’un météore comme, par exemple, la foudre. Mais le texte désigne Vesper et non la foudre. Il n’est donc pas judicieux d’assimiler sans autre la lance à la foudre, comme le fait Shannon. Les aspects déterminants de l’astre qui servent à définir la lance sont l’origine céleste, la rapidité et la luminosité. Il est très probable que ce météore soit mythiquement apparenté à la foudre, mais il est néanmoins intéressant de respecter la distinction, comme elle permet de garder à l’esprit les caractéristiques essentielles de l’arme, dont fait partie la rapidité. Nous trouverons au Nord la même image d’une arme foudroyante affectant les articulations du corps.
Hermès polutropos et l’invention du feu (L’Hymne homérique)
54La spécificité des mouvements d’Hermès dans l’hymne homérique qui lui est consacré permet de mieux comprendre la logique qui sous-tend la motricité d’Héphaistos. Tout comme Héphaistos, Hermès fabrique ou, plus précisément, il invente. Il invente la lyre, le foret-à-feu et le sacrifice. Laurence Kahn dit d’Hermès qu’il « semble être toujours en même temps celui qui fonde et celui qui transgresse. [...] L’ambiguïté est sa fonction, le renversement son pouvoir44 ». Or, cet aspect du dieu se manifeste par ses mouvements, lesquels ont pour caractéristique d’être simultanément contradictoires.
55Hermès naît des amours de Zeus et de la nymphe Maia. Celle-ci engendre un παῖδα πολύτροπον, « un enfant aux mille tours, aux ruses multiples » (13)45. Πολύτροπος est formé sur πολύς « nombreux » et τρόπος « tour », dérivé de τρέπω « tourner ». L’adjectif signifie 1) « qui se tourne en beaucoup de sens », puis par extension 2) « qui erre çà et là, qui parcourt mille lieux divers », 3) « souple, habile, industrieux », 4) « fourbe, rusé ». Aux nombreux tours, Hermès l’est au littéral comme au figuré ; ceci apparaîtra dans l’analyse des mouvements du dieu et de l’invention du foret-à-feu.
56Hermès bondit des guia immortels de sa mère : μητρòς ἀπ’ ἀθανάτων θóρε γυίων, « [l’enfant] s’élance (θóρε) des (ἀπ’) guia immortels (γυίων ἀθανάτων) de sa mère (μητρòς) » (20). C’est ainsi que la naissance d’Hermès est splendidement décrite. En raison du contexte, il a été considéré que guia signifiait ici « matrice », mais ce serait la seule occurrence de ce sens pour guia46. On peut donc se demander s’il ne faut pas tout de même entendre ici « articulations », les guia renvoyant au corps en tant que système articulé. Ainsi, le nouveau-né divin jaillirait du corps de sa mère. Quand bien même la naissance implique évidemment une expulsion de l’enfant hors de la matrice, ce n’est pas spécifiquement cette partie de l’anatomie féminine qui a été désignée. La logique corporelle dans ce texte est articulaire, elle concerne la mobilité et, dans leur étrangeté même, les mouvements d’Hermès constituent l’une des caractéristiques essentielles de ce dieu polutropos. La naissance d’une divinité peut mettre en scène ce qui va définir sa puissance : Athéna jaillit de la tête de Zeus car elle est fille de mètis, l’intelligence47. Hermès se définit également par l’intelligence, mais une intelligence qui se manifeste par la motricité.
57Passé le seuil de l’antre maternel, Hermès trouve une tortue au moyen de laquelle il invente la lyre. Sur cet instrument, il chante sa propre création : ἥν τ’ αὐτοῦ γενεὴν ὀνομακλυτòν ἐξονομάζων (59), « nommant (ἐξονομάζων) la genèse (γενεὴν) rendue célèbre (ὀνομακλυτòν) de lui-même (αὐτου) ». Le sujet du chant d’Hermès est exactement celui de l’Hymne à Hermès jusqu’à ce point ; le dieu chante ce que le texte vient de narrer et il met en mots la création de sa personne, participant ainsi au processus de son engendrement par le maniement du langage et le jeu des harmonies sonores.
58La fabrication de la lyre est inaugurée par la mort de la tortue. Susan Shelmerdine a insisté sur la relation qui existe entre cet épisode et celui du sacrifice des bœufs d’Apollon.
« Hermès est dit avoir “transpercé la force de vie de la tortue des montagnes” (αἰῶν’ ἐξετόρησεν ὀρεσκῴοιο χελώνης), tout comme, dans la scène ultérieure, il transperça la vie [moelle] des bœufs (δι’ αἰῶνας τετορήσας). La répétition de αἰών et de τορέω pour décrire les deux meurtres mérite d’être remarquée, d’autant plus que cette combinaison de mots ne se trouve ni dans l’Iliade, ni dans l’Odyssée. Également notable, l’image apparaît dans les deux cas du dieu retournant ses victimes avant d’asséner le coup final (ἀναπηλήσας, 41 ; ἐγκλίνων δ’ ἐκύλινδε, 119).48 »
59L’acte premier d’Hermès est de retourner sa victime et de lui sectionner la moelle épinière, mettant un terme à la vie de l’animal. Le substantif αἰών, oνoς (ὁ, ἡ) signifie « temps, durée de vie, vie » et « moelle épinière ». Le dieu interrompt la vie de l’animal sacrifié en lui tranchant la moelle épinière et, de ce fait, crée le moyen de nommer et de chanter le commencement de sa propre vie. Nous retrouverons au chapitre suivant cette association d’un sacrifice primordial et d’une parole créatrice.
60L’enfant part ensuite à la recherche des bœufs d’Apollon. Il les trouve bientôt et les entraîne en vue de les dissimuler : πλανoδίας δ’ ἤλαυνε διὰ ψαμαθώδεα χῶρον/ ἴχνι’ ἀποστρέψας (75-76), « il conduisait (ἤλαυνε) les bœufs égarés (πλανoδίας) à travers un lieu sablonneux (διὰ ψαμαθώδεα χῶρον) en inversant (ἀποστρέψας) leurs traces (ἴχνι’) ». Pour Kahn, l’emploi de l’adjectif πλαν-όδιος (formé sur ὀδός « chemin » et πλάνος « errant, vagabond, qui égare, qui trompe ») indique que le dieu évolue « en dehors des chemins, à l’écart des lieux insérés dans le quadrillage social de l’espace.49 » Cet aspect est renforcé par la caractéristique du lieu sur lequel Hermès entraîne les bêtes : le sable, mobile, s’enfonce facilement et ne laisse pas d’empreintes stables. En outre, le dieu détourne les traces laissées par le bétail : ἀποστρέψας est le participe aoriste de ἀπο-στρέϕω « tourner en sens contraire, retourner ». Le participe aoriste accompagnant un verbe à l’aoriste indique la simultanéité et il convient donc de traduire « Hermès conduisait en inversant les traces », signifiant que l’enfant est capable d’inverser la marque des pas au moment où ceux-ci s’impriment sur le sol. Le texte dit ensuite que le dieu inverse les sabots eux-mêmes, ἀντία ποιήσας ὁπλάς, « faisant, rendant (ποιήσας) les sabots (ὁπλάς) opposés (ἀντία) (77) », c’est-à-dire les tournant en sens contraire, plaçant « l’avant en arrière et l’arrière en avant » : τὰς πρόσθεν ὄπισθεν, τὰς δ’ ὄπιθεν πρόσθεν (77-78). Quant au dieu, κατὰ δ’ ἔμπαλιν αὐτòς ἔβαινε (78), « lui-même (αὐτòς) marchait (ἔβαινε) à côté [du troupeau] (κατὰ) à rebours (ἔμπαλιν) ».
61Ayant découvert le larcin, Apollon part à la recherche de son troupeau et rencontre un vieillard qui fut témoin de la scène de rapt et rend compte de celle-ci en ces termes : ἐπιστροϕάδην δ’ἐβάδιζεν, « [l’enfant] marchait (ἐβάδιζεν) en se tournant de tous côtés (ἐπιστροϕάδην) » (210). L’adverbe ἐπιστροϕάδην est formé sur στρέϕω « tourner ». Le vieillard ajoute : ἐξοπίσω δ’ἀνέεργε, « il faisait reculer (ἀνέεργε) [les bœufs] en arrière (ἐξοπίσω) » (211). Et enfin, κάρη δ’ ἔχεν ἀντίον αὐτῷ, « il tenait (ἔχεν) la tête (κάρη) opposée (ἀντίον) à lui-même (αὐτῷ) » (211). Hugh Evelyn-White traduit « he was driving them backwards way, with their heads towards him ». Il considère donc que « tête » renvoie au troupeau, le singulier désignant chacune des têtes, ce qui est une lecture possible. Toutefois, étant donné les circonstances, on peut imaginer qu’il s’agit là de la tête d’Hermès lui-même, laquelle serait tournée vers l’arrière. Car, littéralement, on a bien « il tenait (ἔχεν) la tête (κάρη) opposée (ἀντίον) à lui-même (αὐτῷ) ».
62Vernant et Detienne expliquent la démarche inversée du dieu :
« [...] Hermès chemine, tête tournée vers ses bêtes et pieds inversés. [...] Hermès et ses vaches forment un équipage à direction double et divergente, dont l’étrangeté se loge tout entière dans la silhouette déconcertante d’un personnage que le haut et le bas tiraillent dans des directions opposées, exactement comme l’Héphaistos à double sens, dit amphigueeis.50 »
63Hermès est semblable par ses mouvements au dieu de la forge. Le participe aoriste αὐτοτροπήσας est employé au vers 86 pour décrire les mouvements de l’enfant divin. « Αὐτοτροπήσας, écrit Laurence Kahn, est généralement traduit par “avec des moyens tout personnels” », mais étant dérivé de τρέπω « tourner », le terme « peut aussi s’entendre dans le sens d’un mouvement, d’un geste d’Hermès, “se retournant sur lui-même”51 ». Cette traduction me paraît être la meilleure puisque le composé est fait de αὐτο (« soi-même ») et de τρέπω « tourner ». En outre, ce terme vient après la description répétée de mouvements de pivotement et d’inversion. Il est donc envisageable que le vers 211 (κάρη δ’ ἔχεν ἀντίον αὐτῷ) signifie qu’Hermès inverse le sens de sa tête. Le dieu ferait ainsi pivoter son cou de la même manière qu’Héphaistos fait pivoter ses guia multi-directionnels et en particulier ses chevilles.
64Hermès transforme non seulement les empreintes du bétail, mais aussi les siennes. Il tisse en effet « des sandales (σάνδαλα) en entremêlant (συμμίσγων) les branches (ὄζoυς) d’un tamaris (μυρίκας) et d’un buisson semblable au myrte (μυρσινοειδέας) » (81). Quand Apollon part à la recherche de son voleur, il est stupéfait des traces qu’il découvre. Il reconnaît bien « les traces » (ἴχνια, 220) des bœufs — encore que celles-ci soient inversées, remarque-t-il — mais en revanche, il ne parvient pas à identifier les empreintes laissées de l’autre côté du chemin. Ces « enjambées » (βήματα, 222) ne peuvent être celles ni d’un homme, ni d’une femme, ni de loups, ni d’ours, ni de lions, ni d’un centaure. Puis il termine par la phrase ὅs τις τοῖα πέλωρα βιβᾷ ποσὶ καρπαλίμοισιν (225), « celui qui fait des pas (βιβᾷ) aussi prodigieux (τοῖα πέλωρα) de ses pieds (ποσὶ) rapides (καρπαλίμοισιν) ». Humbert traduit de telle manière que ὅς renvoie au centaure, « [Je ne crois pas qu’ils (les pas) puissent être ceux] d’un centaure à l’encolure velue qui, lui, fait avec ses pieds rapides des enjambées aussi monstrueuses. » Cette interprétation n’est pas convaincante puisque le dieu est entrain de décrire les traces qu’il a vues, et non celles — précisément absentes — d’un centaure. Evelyn-White traduit: « whoever it be that with swift feet makes such monstrous footprints », ce qui me semble plus juste. En effet, les empreintes monstrueuses sont bien celles laissées sur le chemin.
65L’adjectif πέλωρος est dérivé du substantif πέλωρ « être prodigieux, prodige, monstre », par lequel sont désignés Hadès et Héphaistos dans l’Iliade, tous deux figures considérables. Il désigne également Polyphème (IX, 428) et Scylla (XII, 87) dans l’Odyssée, ainsi que Python dans l’Hymne homérique à Apollon (374). Hermès crée la déroute chez Apollon par des pieds lassés de tamarisque s’imprimant sur le sol de telle manière qu’ils suggèrent l’énormité ; les marques laissées par le nouveau-né paraissent gigantesques et prodigieuses au dieu solaire. Pour Laurence Kahn, « Hermès a métaphoriquement tissé ses empreintes, noué leurs recoupements, tout comme il a tissé et noué ses sandales, sandales qui métamorphosaient à ce point les ichnia (traces) qu’Apollon ne pouvait décider de son identité52 ».
66Apollon explique à nouveau son étonnement après que les deux frères se sont rendus devant Zeus chargé de résoudre le conflit : οὔτ’ ἄρα ποσσὶν / οὔτ’ ἄρα χερσὶν ἔβαινε διὰ ψαμαθώδεα χῶρον, « il [Hermès] marchait à travers un endroit sablonneux [en usant] ni de ses pieds (οὔτ’ἄρα ποσσὶv), ni de ses mains (οὔτ’ ἄρα χερσὶν) » (346-347). [...] διέτριβε κέλευθα / ποῖα πέλωρ’ ὡς εἴ τις ἀραιῇσι δρυσὶ βαίνοι, littéralement, « il frotta (διέτριβε) les routes (κέλευθα) — quels prodiges ! (ποῖα πέλωρ’) — comme si quelqu’un (ὡς εἴ τις) marchait (βαίνοι) avec de minces (ἀραιῇσι) chênes (arbres) (δρυσὶ) » (348-349). Cette phrase est pour le moins mystérieuse. Le terme ὁ κέλευθος signifie « chemin, route » ou aussi « manière de marcher, marche », et il est donc peut-être question de la démarche du dieu plutôt que de la route qu’il parcourt. Le verbe διατρίβω signifie « frotter, user en frottant, réduire en poudre, consumer ». Humbert traduit par « fouler le sentier »; Hugh Evelyn-White traduit « he trudged his way — wonder of wonders! — as though one walked on slender oak-trees ». La traduction « he trudged his way » est problématique car le verbe « to trudge » suppose une marche lourde et pénible, incompatible avec l’hypermobilité d’Hermès. Pourtant, il est bien question d’un frottement. L’idée est peut-être celle d’une friction produite par la démarche du dieu. Car il est également dit que le dieu marchait au moyen d’arbres minces. Deux lectures sont ici envisageables. La première consiste à reconnaître le tamaris et le myrte dans le mot qui normalement signifie « chêne » mais qui aurait ici le sens générique d’arbre ; c’est la lecture que fait Humbert. La deuxième possibilité est celle du dieu marchant au moyen d’arbres utilisés comme des échasses.
67Cette image s’éclaire d’être mise en relation avec la description des pivotements d’Hermès, lesquels conduisent à sa deuxième invention, celle du forêt-à-feu. Car un arbre est en grand par la forme et la matière, ce qu’un foret est en petit. Et un foret produit des flammes par friction. Héphaistos est désigné par le terme πέλωρ et ses jambes sont qualifiées de minces, κνῆμαι ἀραιαί (Il. XVIII, 410-411). Ses jambes sont minces comme les arbres avec lesquels marche Hermès (ἀραιῇσι δρυσι), il pivote, et sa figure est indissociable du feu, comme celle d’Hermès, inventeur du forêt-à-feu.
68Avant d’en venir à la scène de l’invention du feu, il convient de prendre en considération le verbe διαπυρπαλαμάω employé par Apollon pour accuser Hermès : διαπυρπαλάμησεν « il forgea des ruses, mit en œuvre des artifices » (357). Πυρ-πάλαμος signifie « forgé au feu ». Le terme est construit sur τò πῦρ « le feu » et ἡ παλάμη « la paume de la main » qui par extension a pu signifier « main », « acte violent », « art, moyen, expédient ». Concernant le verbe en question, Kahn parle de jongleries et souligne que « cette façon de s’agiter mise en relation avec le feu [...] est directement articulée à la méchané non sous son aspect technique, mais au contraire sous l’angle de l’artifice et du mauvais tour dont sont capables ceux qui ont un caractère poikilos53 ». Elle s’appuie sur la définition de Hésychius :
πυρπαλάμης · πυρπαλάμους ἔλεγον τοὺς δὶα τάχους τι
μηχανᾶσθαι δυναμένους καὶ τοὺς ποικίλους τò ἦθος.
[πυρπαλάμης : on appelle purpalamoi (feu follet) ceux qui par leurs tours, sont capables de machiner quelque chose et qui ont l’esprit plein d’artifices.]54
69Tout en comprenant que le verbe renvoie à la ruse et à l’artifice, il me paraît important de rester proche de son sens premier : διαπυρπαλαμάω est composé de « feu » et de « paume ». Car, dans son ingéniosité, Hermès produit du feu par les paumes de ses mains. Il en va des mains du dieu polutropos comme de ses pieds : leurs gestes sont à entendre aussi bien littéralement que métaphoriquement.
70La double acception de polutropos trouve une confirmation dans l’Odyssée. En effet, Ulysse est dit polutropos dès le premier vers du texte. Il reçoit cette épithète dans l’Odyssée mais jamais dans l’Iliade où il est dit πολυ-μήχανος « au génie inventif, industrieux, fertile en expédients » (VIII, 93) et πολύ-μητις « très prudent, très sage » (XIX, 215). Dans l’Odyssée, le héros aveugle le Cyclope au moyen d’un pieu désigné par un terme qui signifie foret. L’importance de l’épisode du Cyclope est explicitée au début de l’œuvre : la cause directe des tourments d’Ulysse est la vengeance de Poséidon furieux que son fils Polyphème ait été rendu aveugle (I, 68-69). Dans son récit, Ulysse explique comment « il fit pivoter (δίνεoν) un pieu durci au feu (πυριήκεα μοχλòν) » dans l’œil de Polyphème et comment le mouvement imparti au bois était double et divergent.
οἱ μὲν μοχλòν ἑλόντες ἐλάινον, ὀζὺν ἑπ’ ἄκρῳ,
ὀϕθαλμῷ ἐνέρεισαν · ἐγῶ δ’ ἐϕύπερθεν ἐρεισθεὶς
δίνεον, ὡς ὅτε τις τρυπῳ δόρυ νήιοιν ἀνὴρ
τρυπάνῳ, οἱ δέ τ’ ἔνερθεν ὑποσσείουσιν ἱμάντι
ἁψάμενοι ἑκάτερθε, τò δὲ τρέχει ἐμμενὲς· αἰεί.
ὣς τοῦ ἐν ὀϕθαλμῷ πυριήκεα μοχλòν ἑλόντες
δινέομεν, τòν δ’ αἷμα περίρρεε θερμòν ἐόντα.
πάντα δέ οἱ βλέϕαρ’ ἀμϕὶ και ὀϕρύας εὗσεν ἀυτμὴ
γλήνης καιομένης, σϕαραγεῦντο δέ οἱ πυρὶ ῥίζαι.
ὡς δ’ ὅτ’ ἀνὴρ χαλκεὺα πέλεκυν μέγαν ἠὲ σκέπαρνον
εἰν ὕδατι ψυχρῷ βάπτῃ μεγάλα ἰάχοντα
ϕαρμάσσων · τò γὰρ αὖτε σιδήρου γε κράτος ἐστίν·
ὣς τοῦ σίζ’ ὀϕθαλμòς ἐλαινέῳ περὶ μοχλῷ.
(Odyssée IX, 382-394)55
[Soulevant le pieu d’olivier à la pointe acérée, ils (mes gens) l’enfoncèrent dans son œil. Moi je pesais d’en haut et je tournais. Comme on fore une poutre de navire à la tarière ; en bas, les aides tirent la courroie qu’ils tiennent des deux bouts, et la mèche tourne sans fin : ainsi, tenant dans l’œil le pieu affûté à la flamme, nous tournions, et le sang coulait autour du bois brûlant. Partout sur la paupière et le sourcil grillait l’ardeur de la prunelle en feu, et ses racines grésillaient. Comme lorsque le forgeron plonge une grande hache ou un merlin dans de l’eau froide afin de le tremper ; le fer crie et gémit, et c’est de là que vient sa force : ainsi son œil sifflait autour de ce pieu d’olivier.]56
71Cette description réunit par la comparaison le mouvement double et divergent du foret, le feu et le trempage du métal forgé. En effet, la tarière est tenue par des courroies qui la font pivoter alternativement dans un sens puis dans l’autre, les racines de l’œil brûlent, et l’événement est comparé au trempage du fer par le forgeron (ἀνὴρ χαλκεὺς « homme bronzier »).
72Le foret-à-feu opère grâce au mouvement avant-arrière des mains, mais il peut également être entouré d’une corde tirée alternativement de côté57. Le foret-à-feu est constitué de deux pièces de bois, l’une étant appelée τρύπανον, l’autre ἐσχάρα58. Le terme τρύπανον désigne la tarière dans le récit d’Ulysse. Par ailleurs, le verbe employé pour « tremper » est ϕαρμάσσω « travailler ou altérer à l’aide d’une drogue ». Ce verbe, rarement employé dans le sens de tremper un métal, renvoie a priori à l’impact (positif ou négatif) d’une drogue sur le corps humain.
73Dans l’hymne homérique, au moment du sacrifice des bœufs, le feu (πῦρ) est appelé « la force du renommé Héphaistos » (βίη κλυτοῦ ‛Ηϕαίστoιo, 115). Vient ensuite la découpe des bovins, les morceaux étant répartis en douze parts offertes aux dieux59. La condition du sacrifice tel qu’il est décrit dans le texte est l’invention d’une « technique du feu » (πυρòς [...] τέχνην, 108) permettant la combustion de l’offrande. ‛Eρμῆς τoι πρώτιστα πυρήια πῦρ τ’ἀνέδωκε, « Hermès produisit (ἀνέδωκε) les premiers instruments à faire le feu (πρώτιστα πυρήια) et le feu lui-même (πῦρ) » (111). Le texte explique les gestes du dieu : δάϕνης ἀγλαòν ὄζον ἑλὼν ἐπέλεψε σιδήρῳ), « prenant (ἑλὼν) une branche (ὄζον) magnifique (ἀγλαòν) du laurier (δάϕνης), il enleva l’écorce (ἀπέλεψε) avec le fer (σιδήρῳ) » (109). Le texte continue ensuite par ἄρμενον ἐν παλάμῃ · ἄμπνυτο δὲ θερμòς αὐτμή, « bien ajusté (ἄρμενον) dans sa paume (ἐν παλάμη) ; le souffle (αὐτμή) chaud (θερμòς) s’exhala (ἄμπνυτο) » (110). Ainsi, il est question de la branche de laurier, celle-ci est bien ajustée dans la main d’Hermès, et la fumée s’élève.
74D’après Evelyn-White qui suit Kuhn, le texte présente ici une lacune. Il manque, en effet, la description du mouvement de rotation et de friction du foret. Allen, Halliday et Sikes sont d’accord pour dire que « si ὄζoν et ἄρμενον renvoient à deux choses différentes, et si, comme tous les anthropologues l’ont vu, le processus de friction est omis, la lacune demandée par Kuhn doit être admise60 ». Il manque bien la description du mouvement de friction, mais ἄρμενον est au neutre singulier et peut donc parfaitement s’accorder à ὄζoν : ὄζον et ἄρμενον ne renvoient pas nécessairement à deux choses différentes, d’autant plus que la branche est cela même qu’Hermès tient bien ajustée entre ses mains. Dès lors, il est possible que le texte ne soit pas lacunaire. Auquel cas, l’intérêt du passage est encore plus grand. Car le texte omettrait, à ce moment crucial, de décrire le pivotement qui est par ailleurs réitéré chez Hermès lui-même, et ce serait donc la mobilité du dieu et les mouvements d’inversions simultanées dont il est capable qui seraient à l’origine du feu. Le corps multidirectionnel du dieu est la source des flammes. Si le texte décrivait le geste pratique d’un mouvement alternatif des mains, nous serions dans une logique instrumentale où le mode d’emploi serait donné d’un outil novateur. Au lieu de cela, le texte fait le récit d’un événement corporel qui relève d’une capacité motrice globale.
75Apollon voit un danger en son frère qui dès sa naissance est si puissant. Il cherche alors à l’emporter sur lui précisément en affectant sa mobilité. Près du troupeau, Apollon « place des liens solides autour des mains d’Hermès » (χερσὶ περίστρεϕε καρτερὰ δεσμὰ, 409) ; il l’attache au moyen de « fortes ligatures » (κρατεραῖσι λύγοισι, 409). Le substantif ἡ λύγος désigne une tige, une baguette flexible d’osier ou de gattilier. Marie Delcourt explique que « [p]eu de plantes ont eu pour les Grecs des significations religieuses plus riches que ce lygos dont ils reconnaissaient le nom dans λυγίζω et λυγόω, lier, dans λύγινος, tresse, λυγιστής, vannier et peut-être même dans ἀλυκτοπέδαι, les liens infrangibles des magiciens61 ». Les liens qui contraignent Hermès cèdent immédiatement et tombent près des bœufs, où ils se mettent à pousser du sol. Les lanières « s’étant entortillées les unes aux autres » (ἐστραμμέναι ἀλλήλῃσι, 411), elles enlacent les bêtes dans un réseau qui les immobilise. Kahn souligne qu’Hermès « engendre le mouvement de ses liens : mouvement de croissance démesurée, menottes qui deviennent plantes et racines, liens qui se font vaste filet ; le klépsiphronos62, qui ne bouge pas, fait tout bouger — excepté les vaches qu’il immobilise dans le réseau serré des courroies qui le retient. [...] Impossible pour Apollon de dénouer ces nœuds qui ne sont plus les siens63 ». Hermès est semblable à Héphaistos par ceci qu’il met la matière en mouvement. Les lygos contrôlées par Hermès ont en commun avec les daidala d’Héphaistos d’être mobiles, avec cette nuance qu’elles sont végétales tandis que les daidala sont métalliques.
76Après cet exploit, Hermès est décrit au moyen de la phrase πῦρ ἀμαρύσσων (415). Le verbe ἀμαρύσσω signifie « lancer des éclairs, briller, scintiller, allumer ». Ainsi, le dieu « est en train d’émettre (ἀμαρύσσων) du feu (πῦρ) ». Il me paraît crucial de ne pas réduire cette information à une métaphore, ce serait passer à côté du réseau élaboré par le texte. Evelyn-White traduit « with eyes flashing fire » (avec des yeux qui lancent du feu), et Humbert « il jeta de côté des regards flamboyants ». Pourtant le texte ne mentionne pas les yeux. Il est vrai que dans la Théogonie d’Hésiode la même phrase sert à décrire un feu qui sort des yeux (ἐκ δέ οἱ ὄσσων [...] πῦρ ἀμάρυσσεν, 826-827). Mais là encore le feu n’est pas métaphorique : il est question de l’enfant de la Terre et du Tartare, Typhée, terrible dragon (δράκοντος, 825) aux cent têtes dont les yeux lancent des flammes. Du feu jaillit de ses têtes (ἐκ κεϕαλέων πῦρ καίετο δερκομένον, litt. « du feu brûlait des têtes de celui qui regarde », 828). Ce serait donc réduire considérablement la force de cette image que de décider que le dragon a simplement les yeux brillants. D’autant plus que le texte raconte ensuite le combat qui oppose le monstre à Zeus, les deux adversaires luttant au moyen des flammes et de la foudre. Dès lors, je propose que la phrase πῦρ ἀμαρύσσων est à entendre littéralement : Hermès, inventeur pivotant du forêt-à-feu, émet du feu après s’être délié et après avoir engendré le mouvement des lanières. Nous verrons qu’Apollodore fait un récit quelque peu différent du combat entre Typhon et Zeus : avant d’être vaincu, Typhon tranche les tendons du dieu, lequel est sauvé de la paralysie précisément par Hermès, pour être ensuite à nouveau capable de lancer la foudre.
77Ainsi, Héphaistos et Hermès ont en commun 1) l’hypermobilité, 2) l’inversion et le pivotement, 3) le feu, 4) l’entrelacs (métallique ou végétal), et 5) la capacité de fabriquer et d’inventer. Nous avons vu dans le passage des Phéniciennes que le feu foudroyant fait pivoter les parties du corps. Dans l’Hymne à Hermès, le pivotement est à l’origine du feu.
Arès et les substitutions humaines (therapon)
78Le terme daidala apparaît au début de l’Iliade au moment où la guerre qui pouvait encore être évitée est irrémédiablement engagée. Un duel entre Ménélas et Alexandre devait résoudre le conflit, mais les dieux s’en mêlent et les hommes commencent à mourir. En effet, Athéna guide l’archer Pandare qui alors décoche une flèche en direction de Ménélas. La déesse se dresse et dirige le trait qui vient se ficher en un point de la cuirasse couvert de daidala.
79Le texte décrit ce point avec précision. La déesse dirigea le trait ὅθι ζωστῆρος· ὀχῆες / χρύσειοι σύνεχον καὶ διπλόος ἢντετο θώρηξ, « là où (ὅθι) les boucles d’or du ceinturon tenaient ensemble (σύνεχον) et où la double (διπλόος) cuirasse (θώρηξ) se joignait (litt. se rencontrait) (ἢντετο) » (IV, 132-133). La flèche amère traversa « le ceinturon bien ajusté », ζωστῆρι ἀρηρότι (IV, 134) ; ἄρηρα est le parfait de ἀραρίσκω « adapter, ajuster, emboîter ». La racine de ce verbe, nous l’avons vu, est *ar-. L’idée est donc celle d’un objet dont les parties sont bien jointes. La flèche perce cet objet, et le texte insiste : διὰ μὲν ἂρ ζωστῆρος ἐλήλατο δαιδαλέοιο, « [la flèche] poussa à travers le ceinturon daidalique » (IV, 135) pour ensuite se ficher dans la cuirasse et la ceinture : και διὰ θώρηκος πολυδαιδάλου ἠρήρειστο / μίτρης, « elle s’était emboîtée (ἠρήρειστο) au travers de la cuirasse (θώρηκος) aux multiples daidala (πολυδαιδάλου) et au travers de la ceinture (μίτρης) » (IV, 136-137) ; ἠρήρειστο est le plus-que-parfait de ἀραρίσκω, ayant cette fois pour sujet la flèche. Ainsi, la flèche traverse un ceinturon bien joint (ἀραρίσκω) et se fiche (ἀραρίσκω) dans la cuirasse et la ceinture. En d’autres termes, la guerre est irrémédiablement engagée de ce que le trait disjoint ce qui était bien joint, en se fichant dans l’interstice qu’il a aménagé.
80Cependant, Ménélas ne meurt pas de ce trait. La flèche a été arrêtée par le métal daidalique ; elle n’a fait qu’« égratigner (ἐπέγραψε) la peau (χρόα) », faisant couler un sang noir (IV, 139) ; ἐπέγραψε est l’aoriste de ἀπο-γράϕω formé sur le verbe γράϕω « inciser, graver, égratigner » et par la suite « écrire ». La pointe de la flèche, en incisant la peau de Ménélas, signe le destin des victimes homériques, comme la guerre est engagée par ce trait. Le sang du guerrier coule le long de ses cuisses, de ses jambes jusqu’aux chevilles. Saisi d’un frisson à cette vue, Ménélas est dit ἀρηίϕιλος « aimé d’Arès » (IV, 150). Puis il s’aperçoit que la flèche n’a pu pénétrer profondément, et il reprend courage, ce qui se dit ἄψορρόν oἱ θυμός ἐνὶ στήθεσσιν ἀγέρθη, « revenu (ἄψορρόν), son thumos se rassembla (ἀγέρθη) dans sa poitrine (ἐνὶ στήθεσσιν) » (IV, 152)64. En d’autres termes, Ménélas réorganise le sens de lui-même et de ses sensations une fois le choc passé. Rassembler son thumos est ce qu’Arès parvient à faire avec difficulté après avoir été blessé au cou par Athéna ; s’il ne meurt pas, c’est uniquement de ce qu’il est né dieu.
81Arès est blessé en un kairos. En revanche, Ménélas rassure Agamemnon en lui disant que le trait n’a pas frappé en un point vital, en un point de kairos : οὐκ ἐν καιρίῳ (IV, 185). La flèche a été interceptée par le « ceinturon » (ζωστήρ), la « cotte » (ζῶμά) et la « ceinture » (μίτρη), ceinture que « travaillèrent les forgerons » (κάμον χαλκῆες ἄνδρες) (IV, 186-187). La même phrase est répétée aux vers 215-216, tandis que Ménélas se fait soigner par Machaon. Ce dernier « délia » (λῦσε) le ceinturon, la cotte et la ceinture, travail de forgerons. Puis, après avoir « sucé le sang » (αἷμ ’ ἐκμυζήσας), il « répandit (πάσσε) [sur la plaie] des drogues favorables (ἤπια ϕάρμακα) » offertes jadis à son père par Chiron (IV, 218-219). On apprend au chant XI (828-848) que Chiron transmit également la connaissance des ἤπια ϕάρμακα à Achille, lequel l’enseigna à son tour à Patrocle.
82Ménélas ne souffre pas d’une blessure fatale car l’objectif d’Athéna est de déclencher la guerre et non de faire mourir le Grec. Comme la flèche ne doit pas tuer, la déesse la dirige vers la cuirasse couverte de daidala. Concernant la cuirasse, Morris précise que « la cuirasse ou θώρηξ est très fréquemment qualifiée de δαιδάλεος (cinq fois, dont quatre sont πολυδαίδαλος) », et qu’elle fut « rejetée comme un anachronisme historique jusqu’à ce que l’archéologie confirme son existence à l’âge du Bronze65 ». Les armures daidaliques, outre celle de Ménélas, sont celles de Paris (III, 358), d’Hector (VII, 252), de Diomède (VIII, 195), d’Ulysse (XI, 436) et enfin la plus remarquable, celle d’Achille. L’armure de Diomède est désignée par Hector comme étant l’œuvre d’Héphaistos : τòν ῏Hϕαιστος κάμε τεύχων, « Héphaistos la travailla (κάμε), en fabriquant (τεύχων) » (VIII, 195). Le chef troyen désire la prendre au Grec (il veut l’enlever « de ses épaules », ἀπ’ὤμοιιν, VIII, 194).
83L’arme daidalique est dotée d’une puissance protectrice considérable ; cuirasse ou bouclier, elle confère au guerrier qui la porte « une quasi-invulnérabilité », elle détourne « in extremis une arme meurtrière », et « cette protection se double aussitôt d’une assistance divine »66.
« Ce parallélisme entre la fonction préservatrice du daidalon et l’intervention secourable d’une divinité semble souligner l’efficacité surnaturelle de l’instrument protecteur ; efficacité qui apparaît comme un trait spécifique du daidalon : les mêmes armes, qualifiées par d’autres épithètes, ne possèdent pas la même vertu et n’arrêtent pas le trait ennemi.67 »
84L’efficacité des daidala consiste à empêcher une blessure mortelle. La peau est percée ou arrachée, mais nul kairos n’est atteint. Socos blesse ainsi Ulysse : sa lance traverse le bouclier, va se ficher dans la cuirasse et « arrache (ἔργαθεν) toute la peau (πάντα χρόα) des flancs (ἀπò πλευρῶν) » (XI, 437). Puis l’intervention divine a lieu : Athéna empêche que la flèche ne perce jusqu’aux « entrailles » (ἔγκασι). Ulysse comprend alors que le « coup » (βέλος) n’est pas « allé (ἦλθεν) en un point de kairos (κατὰ καίριον) » (XI, 439). Comme Ménélas, Ulysse est sauvé par le travail des forgerons qui ont orné les armures de spirales et de croisements métalliques.
85Les daidala manquent à la cuirasse portée par Patrocle au moment de sa mort. Apollon délie la cuirasse et Hector plante sa lance « au plus profond des flancs » (νείατον ἐς κενεῶνα). Le texte précise qu’il s’agit de l’endroit où se place « la ceinture » (ἡ μίτρα). Arès est blessé au même endroit par Diomède qui déchire la peau et retire son arme (V, 857). Nous avons vu que le dieu, quand bien même affligé dans son thumos, ne perd pas la cohésion de celui-ci. Ménélas est également touché là où se place la ceinture et, chez lui également, le thumos ne se disperse pas. En revanche, le même coup achève Patrocle.
86Hector a lui-même une armure daidalique (VII, 252), et il cherche à s’emparer de l’armure daidalique de Diomède. Mais c’est l’armure d’Achille, portée par Patrocle, qui lui est destinée. Au moment de tuer Hector, Achille cherche sur la peau de sa victime l’endroit le plus fragile. Hector est couvert de la cuirasse sauf en un point, la région de la clavicule, et c’est là qu’Achille plante son arme. La première cuirasse d’Achille, portée ici par Hector, avait été offerte à Pélée par les dieux (XVII, 192-197) ; elle n’est donc pas sans être d’une valeur considérable. Mais elle n’est pas ornée de daidala, contrairement à la seconde armure, forgée par Héphaistos lui-même.
87Voyant Hector revêtir l’armure dérobée, Zeus plaint l’inconscient et « il fit en sorte que les membres du Troyen s’emplissent de vigueur et de force » (πλῆσθεν δ’ ἄρα οἱ μέλε’ ἐντòς· ἀλκῆς· καὶ σθένεος, XVII, 211-212). Mais avant cela, ῞Eκτορι δ’ ἣρμοσε τεύχε’ ἐπὶ χροί, δῦ δέ μιν ῎Αρης δεινòς ἐνυάλιος, « [Zeus] plaça les armes autour de l’enveloppe (ἐπὶ χροί) d’Hector, et Arès extraordinaire, terrible (δεινòς), belliqueux (ἐνυάλιος) se plongea (δῦ) en celui-ci (μιν) » (XVII, 210-211). Étant donné la juxtaposition des deux phrases, la seconde phrase paraît être la conséquence de la première : Zeus ceint Hector de l’armure d’Achille et alors Arès entre en Hector. Hector sera frappé au cou, là précisément où Arès est blessé le plus gravement.
88Gregory Nagy a fait l’analyse de cette idée réitérée dans l’Iliade qu’un héros peut devenir semblable ou égal au dieu Arès. Il montre que deux héros sont principalement concernés par cela : Achille et Hector68. Patrocle est dit semblable à Arès, mais une fois seulement (XI, 604), et il l’est uniquement en tant qu’alter ego d’Achille. Patrocle revêt l’armure d’Achille et meurt à sa place. Sa fonction est celle d’un therapon, c’est-à-dire d’un substitut69. Nagy reprend et développe ici l’explication offerte par Nadia Van Brock qui voit dans le terme grec therapon un emprunt datant probablement du second millénaire au hittite tarpan signifiant « substitut rituel »70. « Nous pouvons voir, écrit Nagy, par les contextes dans lesquels Patrocle est therapon d’Achille (XVI, 165, 244, 653 ; XVII, 164, 271, 388) que la force du mot dépasse largement les dimensions de “compagnon de guerrier” (“warrior’s companion”)71 ». Patrocle est le substitut d’Achille qui est égal à Arès (XX, 46 ; XXII, 132), et il devient lui-même semblable à Arès quand le processus de sa mort est engagé : ἔκμολεν ἶσος ῎ Αρηι, κακοῦ δ’ἄρα οἱ πέλεν ἀρχή (XI, 604), « il sortit égal à Arès, et ce fut pour lui le commencement de ses maux ». Ceci permet à Nagy de conclure :
« Patrocle est la victime fondamentale du dieu de la guerre, Arès. Dans le moment fatal de son antagonisme dieu-héros, le therapon d’Achille est ouvertement dit égaler Arès, lequel représente la motivation fondamentale de sa mort en tant que guerrier d’épopée. En effet, Patrocle est identifié non plus avec Achille, mais plutôt avec Arès. En ce sens, il est alors le therapon d’Arès ! Et la preuve la plus importante de cette assertion reste encore à être apportée : en tant qu’agrégat de guerriers, les Achéens [Danaens] sont spécifiquement qualifiés de θεράπoντες ῎ Aρηoς “therapontes d’Arès” (II, 110 ; VI, 67 ; XV, 733 ; XIX, 78). En tant que guerrier générique (“generic warrior”), le héros d’épopée se qualifie comme therapon d’Arès.72 »
89Ainsi, tout héros dans l’Iliade participe d’Arès. Ulysse et Diomède sont appelés « therapon d’Arès » (῎Aρεος θεράποντε) quand ils s’avancent vers l’assemblée des chefs « en boitant » (σκάζοντε), souffrant de leurs blessures (XIX, 47).
90Tout guerrier est substitut d’Arès. Ceci confirme l’idée que chaque blessure décrite dans l’épopée homérique relève de l’élaboration d’un corps unique, sous-jacent aux personnages de la diégèse. Il est important de souligner que ce corps englobe aussi bien les Grecs que les Troyens. Après le passage cité, Nagy ne revient pas sur le cas d’Hector. Pourtant, il est déterminant que le chef Troyen partage avec Achille la même appellation ; tous deux sont équivalents à Arès. Hector porte la cuirasse d’Achille au moment de son ultime combat, le fait de revêtir cette cuirasse fait entrer Arès en lui, et il meurt d’une blessure au cou, semblable à celle dont souffre le dieu. Dès lors, je propose l’équation suivante : Hector=Arès=Patrocle=Achille. Et donc Hector=Achille. En d’autres termes, certains aspects de l’œuvre, pour être entendus, nécessitent de quitter le niveau de lecture qui relève des personnages en tant qu’entités individualisables.
91L’équivalence d’Hector et d’Achille s’exprime par le feu. Hector est dit ϕλογὶ εἴκελος « pareil à une flamme » (XIII, 688 ; XVIII, 154 ; XX, 423). Au chant XVII, Hector est ϕλογὶ εἴκελος ‛Hϕαίστοιο/ἀσβέστῳ « pareil à la flamme inextinguible d’Héphaistos » (88). Au chant XIII, tous les Troyens, à la suite d’Hector, sont semblables à la flamme (39). Puis Poséidon, sous les traits de Calchas, parle aux deux Ajax et qualifie Hector de λυσσώδης ϕλογὶ εἴκελος « enragé pareil au feu » (53). Enfin, Ménélas se plaint en disant : ῞Εκτωρ πυρòς αἰνòν ἔχει μένος, « Hector a un terrifiant (αἰνòν) menos de feu (πυρòς) » (XVII, 565).
92Son ami mort, Achille vacille entre le désespoir et la rage. Il veut combattre mais n’a plus d’armes. Thétis s’envole alors vers Héphaistos tandis que, sans combattre, Achille se montre à l’ennemi, et son apparition suffit pour semer la panique et l’effroi. Car Pallas Athéna jette l’égide autour des épaules du héros et couronne sa tête d’un nuage d’or ; « elle fit jaillir de lui une flamme éclatante » (ἐκ δ’ αὐτου δαῖε ϕλόγα παμϕανόωσαν, XVIII, 206). Puis il est dit : ὣς ἀπ’ ’Aχιλλῆος κεϕαλῆς σέλας αἰθέρ’ ἵκανε, « ainsi de la tête d’Achille une lumière (σέλας) s’éleva vers l’éther » (XVIII, 214). Le héros hurle et son cri amplifié par la déesse fait mourir d’effroi. La vue est terrifiante du « feu (πῦρ) infatigable (ἀκάματον) » qui jaillit au-dessus de la tête du « Péléide au grand thumos » (μεγαθύμου Πηλείωνος) (XVIII, 225-226). Bientôt il va endosser la cuirasse forgée par Héphaistos, laquelle est plus brillante que le feu : τεῦξ’ ἄρα oἱ θώρηκα ϕαεινότερον πυρòς αὐγής, « il lui fit une cuirasse plus éclatante que la lumière (αὐγῆς) du feu » (XVIII, 610). C’est en portant cette cuirasse que le Grec va vaincre le Troyen.
93Comme les Troyens ont peur depuis le retour d’Achille, Hector cherche à les stimuler. Il dit qu’il ira affronter le Grec « même si les mains de celui-ci sont semblables au feu », καὶ εἰ πυρὶ χεῖρας ἔοικεν. Il répète une deuxième fois la même phrase (εἰ πυρὶ χεῖρας ἔoικε) et ajoute μένoς δ’ αἴθωνι σιδήρῳ, « même si ses mains sont semblables au feu et son menos au fer (σιδήρῳ) ardent (αἴθωνι) » (XX, 371-372). Hector a un menos semblable au feu et Achille un menos semblable au fer brûlant. Le menos peut donc devenir comparable en intensité aux flammes ou au métal en fusion.
94Le menos est lié au thumos, et tous deux ont à voir avec la capacité motrice, laquelle est associée ici à la métallurgie. Héphaistos, multi-directionnel et pivotant, sait créer le mouvement dédalien du cosmos et d’une danse originelle. Or le métal qu’il forge pour Achille a un impact immédiat sur la capacité motrice de celui-ci. En effet, la scène qui décrit Achille s’armant des oeuvres du forgeron divin se termine sur la question de savoir si les armes s’ajustent bien et si le guerrier peut « mouvoir librement (ἐντρέχοι) ses articulations (γυῖα) » (XIX, 385). La réponse est : τῷ δ’ εὖτε πτερὰ γίγνετ’, « alors (εὖτε) des ailes (πτερὰ) lui (τῷ) étaient advenues (γίγνετ’) » (XIX, 386). La mobilité d’Achille est accrue au point de faire du héros un être capable de s’élever dans les airs.
Les tendons de Zeus
95Dioné, la mère d’Aphrodite, console sa fille blessée près du poignet en lui rappelant que souvent les mortels ont porté atteinte aux dieux. Le premier cas mentionné est celui d’Arès. Les fils d’Aloeos, Otos et Ephialte, « ligotèrent le dieu dans de puissants liens » (δῆσαν κρατερῳ ἐνι δεσμῷ, V, 386).
χαλκέῳ δ’ ἐν κεράμῳ δέδετο τρισκαίδεκα μῆνας
καί νύ κεν ἔνθ’ ἀπόλοιτο ῎Αρης ἆτος πολέμοιo,
εἰ μὴ μητρυιή, περικαλλὴς ’Hερίβοια,
‛Eρμέᾳ ἐξήγγειλεν · ὁ δ’ἐξέκλεψεν ῎ Αρηα
ἤδη τειρόμενoν, χαλεπòς δέ ἑ δεσμòς ἐδάμνα.
(V, 387-391)
[Enfermé pendant treize mois dans une jarre en bronze, il eût certes péri, ce dieu avide de combats, si la très belle Eribœa, qui était leur marâtre, n’eût avisé Hermès. C’est lui qui déroba Arès déjà tout épuisé des nœuds cruels qui le serraient.]
96Enfermé et ligaturé, Arès est empêché de se mouvoir. Puis il est délivré par Hermès, dieu hypermobile qui, dans son hymne homérique, se libère instantanément des liens qu’Apollon veut lui imposer, pour ensuite émettre du feu de son corps. Apollodore fait un récit semblable concernant Zeus73.
97Typhon est un être mi-homme mi-serpent, né de l’accouplement de la Terre et du Tartare ; « tout son corps est entièrement ailé » (πᾶν δὲ αὐτοῦ τò σῶμα κατεπτέρωτο, I. VI. 3), il vomit des torrents de feu et lance des rochers brûlants dans sa guerre contre les dieux de l’Olympe. Zeus engage un duel avec le monstre et le blesse au moyen d’une faux, mais Typhon enroule ses anneaux de serpent autour du dieu et parvient à le mutiler : καὶ τὴν ἅρπην περιελόμενος τά τε τῶν χειρῶν καὶ ποδῶν διέτεμε νεῦρα, « lui arrachant la faux, il trancha les nerfs/tendons de ses mains et de ses pieds » (I. VI. 3.). Le terme employé est νεῦρα « tendons74 » pour désigner les lanières physiologiques dont l’absence interdit le mouvement. Puis Typhon soulève Zeus et l’emporte jusqu’à la grotte Corycienne où il le cache, dissimulant les tendons dans une peau d’ours (καὶ τὰ νεῦρα κρύψας ἐν ἄρκτου δορᾷ κεῖθι ἀπέθετο, I. VI. 3). Typhon fait garder Zeus par un dragon femelle (δράκαιναν), jusqu’au moment où Hermès et Aegipan75 parviennent à dérober les tendons et à sauver Zeus.
‛Eρμῆς δὲ καὶ Αἰγίπαν ἐκκλέψαντες τὰ νεῦρα ἥρμοσαν
τῷ Διὶ λαθόντες. Ζεὺς δὲ τὴν ἰδίαν ἀνακομισάμενος
ἰσχύν, ἐξαίϕνης ἐξ οὐρανοῦ ἐπὶ πτηνῶν ὀχούμενος
ἵππων ἅρματι, βάλλων κεραυνοῖς ἐπ’ ὄρος ἐδίωξε Τυϕῶνα
τò λεγόμενον Νῦσαν.
(Apoll. I. VI. 3)
[Hermès et Aegipan, volant les tendons, les réajustèrent sur le dieu en se cachant. Zeus, ayant récupéré la force qui était sienne, aussitôt hors des cieux, debout sur un char de chevaux ailés, en lançant des jets de foudre, poursuivit Typhon jusqu’à la montagne appelée Nysa.]76
98Comme dans l’Iliade pour ce qui est d’Arès, nous trouvons cette idée d’un corps immobilisé puis sauvé par Hermès. Zeus est paralysé par la section et le prélèvement de ses tendons ; puis, à l’instant où ceux-ci sont remis en place, le dieu « immédiatement » (ἐξαίϕνης) s’élance « hors du ciel » (ἐξ οὐρανοῦ), dans une mobilité extrême qui s’exprime par trois idées : la roue, le cheval et les ailes77. En outre, avec le retour de la mobilité, le corps redevient source de flammes. L’association de la production ignée et de l’envol est présente chez Zeus comme elle l’est chez son adversaire Typhon. Enfin, dans l’Iliade également, l’armure d’Héphaistos donne des ailes à Achille qui, aussi rapide qu’un cheval, rattrape Hector et plante chez le Troyen sa lance foudroyante et météorique en un point articulaire vital. Dans les trois cas, les termes employés pour signifier la capacité à voler sont construits sur la racine πτερ- désignant l’aile (ἡ πτέρυξ « l’aile »).
99La Bibliothèque d’Apollodore transmet une tradition en ce qui concerne Achille, qui n’est pas comprise dans l’Iliade78. Thétis, mariée au mortel Pélée, cherche à rendre son fils invulnérable. Elle le cache pendant la nuit dans le feu afin de le purifier de la mortalité héritée de son père, tandis que, le jour venu, elle l’oint d’ambroisie. Mais Pélée la surprend et elle abandonne l’enfant qui est confié au centaure Chiron79. Une autre légende veut qu’Achille ait été le seul à survivre des sept enfants de Thétis et Pélée grâce à l’intervention de celui-ci. Sauvé in extremis des flammes, Achille a cependant l’os de la cheville brûlé, et Pélée le remplace par celui qu’il prélève sur le squelette de Damysus, le plus leste parmi les géants80. Malgré tout, le héros périt. Il est tué par Alexandre et Apollon d’une flèche à la cheville : διώξας δὲ καὶ τοὺς Τρῶας πρòς ταῖς Σκαιαῖς πύλαις τοξεύεται ὑπò ὑπò ’Αλεξάνδρου καὶ ’Απόλλωνος εἰς τò σϕυρόν, « ayant chassé les Troyens vers les portes Scées, il fut tué par Alexandre et Apollon d’une flèche dans la cheville (εἰς τò σϕυρόν)81 ». Ainsi, Achille meurt d’une blessure articulaire.
100Le centaure Chiron est un grand initiateur, écrit Brelich82. Il fut le maître d’Achille mais aussi de Jason et surtout d’Asclépios. Le nom du centaure est Χείρων ; celui-ci enseigna la médecine à Asclépios qui devint un χειρουργικòς « un homme qui travaille avec ses mains » (χείρ), soit « un chirurgien83 ». La relation entre le nom de Chiron, la main et le chirurgien est intéressante si l’on considère que la lance qui, dans l’Iliade, cause la blessure la plus remarquable — celle d’Hector — fut faite par Chiron. Les blessures dans l’épopée homérique évoquent par leur précision le souci d’une transmission de connaissances anatomiques. Chiron possède la science des remèdes, des drogues favorables (ἤπια ϕάρμακα) dont il transmit le savoir au père de Machaon ainsi qu’au Péléide, lequel les enseigna à son tour à Patrocle. Dans le passage de l’Odyssée qui montre Ulysse aveuglant Polyphème, le verbe ϕαρμάσσω est employé dans le sens de tremper le métal forgé. Cette dualité sémantique suggère une relation entre le forgeron et le guérisseur : l’un modifie le métal, l’autre le corps. L’homme bronzier fabrique les armes qui vont causer les blessures ainsi que les daidala capables d’empêcher les blessures mortelles, tandis que l’art du chirurgien relève d’une connaissance anatomique associée aux blessures ; le guérisseur connaît les points de kairos, les intervalles, les interstices, les connexions et les jointures du corps.
101Apollodore raconte la mort de l’ancêtre de la médecine mortellement blessé en dépit de son savoir. Heraclès poursuit un groupe de centaures quand ceux-ci vont se réfugier auprès de Chiron. Une flèche lancée par Heraclès traverse le bras de Elatus et vient se ficher dans le genou de Chiron (τοξεύων ἵησι βέλος ὁ ‛Ηρακλῆς, τò δὲ ἐνχθὲν ’Ελάτου διὰ τοῦ βραχίονος τῷ γόνατι του Χείρωνος· ἐμττήγνυτοα)84. Alarmé, Héraclès se précipite pour aider le centaure ; il extrait la flèche et applique un « remède » (ϕάρμακον) donné par Chiron lui-même, mais rien y fait et ce dernier se retire dans sa grotte, désireux de mourir. Étant « immortel » (ἀθάνατος), il faut l’intervention de Prométhée qui offre sa mortalité et devient lui-même immortel, permettant ainsi à Chiron de périr et d’être délivré de ses maux.
102Bien que Chiron soit le détenteur légendaire du savoir médical, il ne parvient pas à se soigner. Les flèches d’Hercule ont été trempées dans le sang de l’hydre, ce qui peut expliquer le caractère incurable de la plaie. Cependant, nous avons vu que la blessure au genou est synonyme de mort. Dès lors, la région affectée me paraît déterminante : la blessure au genou est incompatible avec la vie, si bien que même un immortel est contraint de renoncer à l’éternité.
103De ce fait, on peut penser qu’il est significatif, dans l’Odyssée, que le sanglier blesse Ulysse « au-dessus du genou », γουνòς ὕπερ (XIX, 450), arrachant un bon peu de chair mais sans entamer l’os (οὐδ’ ὀστέον ἵκετο ϕωτός « il n’atteint pas l’os de l’homme », XIX, 451). La logique du corps articulaire permet de comprendre la raison d’une telle précision : la chair est arrachée, le sang coule, mais l’os et l’articulation du genou sont intacts ; la blessure n’est donc pas dangereuse. Ulysse, par contre, enfonce son épieu dans l’épaule droite de l’animal qui roule par terre et expire aussitôt, exhalant son thumos. Après quoi les fils d’Autolycos placent un bandage sur la plaie de leur compagnon et empêchent le sang de couler « au moyen d’une incantation » (ἐπαοιδῇ, XIX, 457). Bien que la logique articulaire puisse expliquer la référence au genou, la blessure d’Ulysse n’a pas pour enjeu la mobilité : elle signe la peau d’une trace permanente, et c’est la logique du corps-enveloppe qui fait son entrée.
Le sens d’Homère
104l’Iliade est une mise en mots du corps humain en tant que tout articulé, et Homère est le nom du poète. Parmi les spéculations sur l’origine de ce nom, la plus attirante est celle de Gregory Nagy qui explique que ῞Ομ-ηρος signifie « celui qui ajuste [le chant] ensemble » (« he who fits [the song] together »)85. Cette analyse est confirmée par M. L. West86. La première partie du nom est la racine que l’on trouve dans l’adjectif ὁμός « même, semblable », la deuxième partie est construite sur la racine *ar- qui est doublée dans le verbe ἀρ-αρ-ίσκω « joindre, ajuster ». Ainsi, tout comme Dédale est la personnification des daidala, Homère est la personnification de ce qui assemble, joint, articule. Tandis que ποιέω a donné poète, ἀραρίσκω a donné Homère. Homère veut dire poète dans le sens d’articuleur ; il est celui qui a réuni par le verbe ce que l’arme avait disjoint, donnant lieu à l’épopée, à la manifestation d’un corps fait d’articulations et de mobilité, système complexe de relations présent dans l’entrelacement d’une pluralité de mots. Car enfin, être vivant, chez Homère, c’est être multiple.
105En outre, je propose de voir dans l’Iliade le développement narrativisé et amplifié d’un mouvement. Le peirar, articulation primordiale et indéliable d’un corps sous-jacent à celui des guerriers, subit la traction alternée de dieux antagonistes, suscitant la déliaison des articulations humaines.
106L’importance de la mobilité apparaît dans la danse initialement créée par Dédale, personnification des daidala divins, entrelacs mobiles d’un monde élaboré par le forgeron mythique. Incarnation de gestes, Dédale est à l’origine d’une danse qui est l’aboutissement de la création héphaistienne et qui l’inscrit dans l’antériorité fondatrice de Cnossos. On peut en déduire que l’acte créateur s’associe fondamentalement à cela qui occasionne le mouvement d’une danse. Et cet aboutissement d’une préhistoire millénaire qu’est l’Iliade pourrait bien véhiculer cette idée extraordinaire qu’un mouvement simultanément divergent est source de flammes, source de l’élément qui va permettre au forgeron de créer. Indissociablement agent et agi, le mouvement est assimilé à un acte contradictoire à la fois violent et créateur dont le corps est l’occasion et le lieu. L’alternance et la simultanéité des opposés caractérisent les mouvements d’Héphaistos, lesquels sont semblables à ceux d’Hermès, inventeur du foret-à-feu et du feu lui-même.
107Par ailleurs, le nom ῎Aρης comporte la syllabe *ar-. Chantraine explique qu’il « n’est pas possible de déterminer sûrement la forme du thème originel ». Néanmoins, le nom d’Arès semble attesté dans les tablettes mycéniennes avec le datif are, l’adjectif arejo et les anthroponymes aremene et areimene87. Le terme ἀρή signifie « violence, dommage », ce qui correspond au dieu de la guerre. Cependant, ce terme est peut-être lui aussi formé sur *ar-88. Dès lors, je me demande si l’Iliade ne véhicule pas l’idée très archaïque d’une entité primordiale à la fois sacrifiante et sacrifiée, corps unique simultanément désarticulé et créé par la parole du double, du poète, qui nomme chaque partie, chaque articulation de ce corps. Si tel est le cas, on peut penser que le peirar indéliable renvoie à Arès. Ceci expliquerait pourquoi un guerrier qui va mourir relève de ce dieu. Le peirar sous-jacent aux articulations des guerriers subit une traction alternée qui cause la déliaison des genoux. Au moment de mourir, c’est-à-dire au moment d’avoir les genoux déliés, les guerriers sont Arès, ils incarnent le dieu en devenant son substitut. L’articulation du dieu est indéliable en même temps qu’elle est déliée par la mort des substituts divins. Le mouvement narré serait donc bien celui d’une articulation et d’une désarticulation simultanées.
Archéologie : Section des tendons à l’âge du Bronze
108En 1979, 1980 et 1981, des fouilles archéologiques furent effectuées à Cnossos par l’équipe de Peter Warren. Une série d’ossements humains fut découverte, datant de l’âge du Bronze (environ 1450 av. J.-C.). « Parmi les 371 os et fragments osseux trouvés dans une pièce, il fut observé que 79 d’entre eux portaient de fines incisions souvent situées loin de l’extrémité des os. Quatre os montraient des marques plus profondes apparemment effectuées par un hachement, mais à part cela les marques semblent avoir été faites par une coupure ou un mouvement de scie au moyen d’une lame fine89 ». L’absence de traces longitudinales suggère que le but n’était pas de dépecer le corps90. Les marques sont groupées sur certains os et pour la plupart seulement sur certaines zones des os, souvent aux points d’attache des muscles91. Les os marqués sont, par exemple, les côtes, les clavicules, les omoplates, les cubitus, les mandibules, les fémurs avec en particulier la tête du fémur.
109Depuis cette découverte, d’autres fouilles ont révélé que les os de Cnossos ne sont pas des cas isolés.
« [I]l est probable que la présence de marques de coupure sur des os humains n’était pas remarquée dans le passé. Parmi les cas récents, le rapport le plus remarquable provient d’un cimetière de l’Hellade ancienne à Manika près de Chalkis, où la majorité des os étudiés portaient une variété d’entailles et de trous. Les excavateurs, qui d’abord proposèrent comme explication le sacrifice humain ou le rituel cannibale, suggèrent maintenant que les entailles étaient faites lors de la préparation à l’enterrement. La location d’un grand nombre des entailles fait penser que celles-ci résultent de la section de tendons, peut-être en vue de forcer le cadavre en une position contractée pour l’inhumation.92 »
110L’archéologue en question est A. Sampson. Il découvrit 38 tombes en 1982 et 1983 à Manika. La grande majorité des os retrouvés portent des entailles aux points d’attache des muscles et des tendons, d’où la conclusion de Sampson que les entailles sont la trace d’une section des tendons93. Hughes insiste sur la remarquable fréquence des incisions94 et ajoute que Sampson annonce la découverte d’un ossuaire à Aulonari (Kyme), qui contient les squelettes de 15 personnes ; les os sont également entaillés aux points d’attache des muscles et des tendons.
111Hughes fait la liste des explications possibles : meurtre rituel, cannibalisme, blessures de guerre, massacre de civils, torture, mutilation par démembrement, accident par usage maladroit d’outils (!), chirurgie, usage scientifique de cadavres, pratique mortuaire, etc.95 La pratique mortuaire me paraît être la solution la plus probable. Mais je ne crois pas que le but de la préparation du corps concerne la posture, comme le propose Sampson. J’ai montré l’importance de l’idée de liaison/déliaison dans l’Iliade. Le corps vivant était conçu comme étant constitué avant tout d’articulations maintenues par des tendons, et le corps mort est délié au niveau des articulations. La conception du corps prépondérante dans une culture oriente les comportements vis-à-vis de celui-ci. Dans la conception du corps articulaire, un corps mort est logiquement un corps dont les tendons sont déliés. Des pratiques mortuaires ont pu suivre cette logique. Rompre les tendons serait dès lors une manière de concrétiser rituellement le statut du mort. Le rituel investit la réalité physiologique pour l’intégrer dans son système de sens. L’acte rituel qui consiste à sectionner les tendons est une manière de concrétiser une logique corporelle, une manière de réaliser un système symbolique en donnant forme au sens. Dans une logique de l’enveloppe (comme chez Benoît de Saint-Maure96), le ventre est vidé et enduit de baume à l’intérieur comme à l’extérieur ; dans une logique articulaire, les tendons sont tranchés.
Notes de bas de page
1 Les représentations les plus anciennes de centaures montrent un corps humain entier auquel est attaché le corps (dos et ventre) et les pattes arrière d’un cheval. Ce n’est que plus tard que les pattes avant deviennent également chevalines. Cf. Roland Martin, L’Art grec, en particulier p. 78 et p. 109.
2 Le nom ἡ πόρπης, ης « agrafe » vient de πείρω « traverser de part en part, traverser », ὁ ὅρμος, ου désigne ce qui sert à lier, d’où son sens secondaire de « guirlande, collier ».
3 Françoise Frontisi-Ducroux, Dédale. Mythologie de l’artisan en Grèce ancienne.
4 Sarah Morris, Daidalos and the Origins of Greek Art, voir chap. 1: « Craft and Craftsmen in Epic Poetry ».
5 Cf. Pierre Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque ; F. Frontisi-Ducroux, op. cit., p. 44, et S. Morris, op. cit., p. 3.
6 S. Morris, op. cit., p. 3-4. Pour les formes et la distribution lexicale, voir F. Frontisi-Ducroux, op. cit., p. 29-34.
7 S. Morris, p. 13 (traduction de l’auteur).
8 Ibidem, p. 36 (traduction de l’auteur).
9 F. Frontisi-Ducroux, p. 25, note 28. L’auteur cite J. Chadwick et L. Baumbach, The Mycenaena Greek Vocabulary, Cambridge, 1963, p. 181. Voir S. Morris, chap. 4.
10 S. Morris, p. 14 ; F. Frontisi-Ducroux, p. 136.
11 S. Morris, p. 14 (traduction de l’auteur).
12 Le verbe δινέω signifie « faire tournoyer, tournoyer » avec, de la même famille, les substantifs ἡ δίνης « tourbillon, tournoiement, mouvement de rotation » et τò δίνευμα « mouvement circulaire ». Quant au terme ὁ ὀρχηστήρ, il est formé sur le verbe ὀρχέω « danser ».
13 R. J. Cunliffe traduit « of swift motion in the dance, i.e. wheeled in concentric circles ».
14 Le terme signifiant « acrobate » est construit sur le verbe κυβιστάω « sauter la tête en avant, culbuter, plonger ».
15 Traduction de R. Flacelière, cité par F. Frontisi-Ducroux, p. 145.
16 F. Frontisi-Ducroux, p. 146.
17 Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant, Les Ruses de l’intelligence, p. 257.
18 Terme qui a donné le français « hélice ».
19 R. J. Cunliffe confirme que le sens exact est inconnu.
20 Ch. Daremberg, p. 35
21 A. T. Murray et W. Wyatt: « He [...] rose from the anvil, a huge, panting bulk, limping along, but beneath him his slender legs moved nimbly. »
22 Richmond Lattimore: « He [...] took the huge blower off from the block of the anvil limping; and yet his shrunken legs moved lightly beneath him. »
23 Robert Fagles: « [H]e heaved up from the anvil block - his immense hulk hobbling along but his shrunken legs moved nimbly. »
24 Walter Burkert, Greek Religion, 1985; « Hephaestus the god has crippled feet, making him an outsider among the perfect Olympians » et « [t]he Iliad makes Hephaestus the occasion and object of Homeric laughter when he assumes the role of the beautiful youth Ganymede and hobbies and wheezes around, pouring out wine to the gods », p. 168.
25 Le rire des dieux n’implique pas nécessairement qu’ils se moquent d’Héphaistos. Dans l’Hymne homérique à Hermès, le jeune dieu fait rire Apollon de joie en jouant sur sa lyre (420-421). L’intervention d’Héphaistos vise à calmer la colère de Zeus et à modifier l’état d’esprit des Olympiens. Il est ainsi actif non seulement en ce qu’il fait boire les dieux, mais aussi en ce qu’il provoque la réaction physique et émotionnelle de leur rire.
26 Par exemple, A. T. Murray et W. Wyatt traduisent: [...] as they saw Hephaestus puffing through the palace ».
27 La métrique va à l’encontre de l’idée d’une accélération, comme il s’agit d’un vers spondaïque. Je remercie le Professeur André Hurst d’avoir attiré mon attention sur cet aspect.
28 Marie Delcourt, Héphaistos, p. 136.
29 Louis Deroy, « À propos de l’épithète homérique d’Héphaistos ἀμϕιγυήεις ».
30 Ibidem, p. 129.
31 Ibid., p. 134.
32 Ibid., p. 134.
33 Ibid., p. 134.
34 Ibid., p. 134, note 2.
35 Strabon, Geography, 15.1.57
36 Pliny, Natural History, VII. II. 11. Traduction de l’auteur.
37 Édition de Elizabeth Craik.
38 Traduction de l’auteur.
39 Dans sa traduction des Phéniciennes (Belles Lettres, 1950), Louis Méridier écrit la note suivante (p. 202, note 2) : « Le paragraphe se termine dans le texte de nos manuscrits par quatre vers que l’on peut traduire ainsi (1183-1186) : “Et loin de l’échelle, comme des traits de fronde, se dispersèrent ses membres, la chevelure vers l’Olympe, le sang sur le sol, tandis que les mains et les pieds, pareils à la roue d’Ixion, tournoyaient, et qu’à terre tombait le cadavre en feu”. Malgré les efforts d’interprétation ou de correction tentés par certains critiques, on ne peut attribuer à Euripide les vers 1183 à 1185, dont l’absurdité le dispute au mauvais goût. » La traduction de Méridier est remarquablement élégante. Cependant, il ne l’offre qu’en note, il la supprime de sa traduction principale et met le grec entre crochets. Ne comprenant pas l’intérêt du passage, il décrète que ces mots n’ont aucun sens et il va jusqu’à décider arbitrairement qu’Euripide ne peut en être l’auteur. C’est là un acte d’autorité déplacé et peu scientifique.
40 Cf. Apollodore, The Library, Epitome, i. 20-21.
41 Énée : XX, 272, 277, 322 ; Astéropée : XXI, 162, 169, 172, 174, 178 ; Hector : XXII, 133, 225, 293, 328.
42 Richard Shannon, The Arms of Achilles and Homeric Compositional Technique, p. 80.
43 Ibidem, p. 80.
44 Laurence Kahn, Hermès passe ou les ambiguïtés de la communication, p. 119.
45 The Homeric Hymns, éd. H. G. Evelyn-White. Traductions de l’auteur.
46 Callimaque, dans son Hymne à Artémis, associe les guia à l’enfantement au vers 25. Mais la formulation n’indique pas non plus qu’il s’agit spécifiquement de la matrice.
47 Au sujet de la mètis, voir M. Detienne et J-P. Vernant, op. cit.
48 Susan Shelmerdine, « Hermes and the Tortoise : A Prelude to Cult », p. 205 (traduction de l’auteur).
49 L. Kahn, op. cit., p. 46.
50 M. Detienne et J-P. Vernant, op. cit., p. 288.
51 L. Kahn, op. cit., p. 45, note 12.
52 Ibidem, p. 86-87.
53 Ibid., p. 109.
54 Traduction dans L. Kahn, op. cit., p. 109, note 101.
55 Homer, Odyssey, éd. et trad. A. T. Murray, révisées par George E. Dimock.
56 L’Odyssée, trad. de Frédéric Mugler.
57 Cf. A. Cook, Zeus, vol. 1, p. 326-327.
58 Une dimension sexuelle est attachée à cette appellation, le foret, τρύπανον, étant « mâle » et le support, ἐσχάρα, « femelle ».
59 En ce qui concerne le sacrifice, voir L. Kahn pour cet épisode de l’hymne homérique, Guy Berthiaume pour la pratique du sacrifice et la figure du boucher-sacrificateur, Jean-Marie Annoni et Vincent Barras pour le rapport entre le sacrifice animal et la dissection.
60 T. W. Allen, W. R. Halliday et E. E. Sikes, The Homeric Hymns, p. 302 (traduction de l’auteur).
61 M. Delcourt, op. cit., p. 75.
62 Κλεψίϕρων, ων, oν, « dissimulé, qui cache sa pensée » ; Hermès est désigné ainsi au vers 413.
63 L. Kahn, op. cit., p. 95.
64 ἀγέρθη est l’aoriste passif poétique 3e sing de ἀγείρω « assembler, rassembler, recueillir ».
65 S. Morris, op. cit., p. 4 (traduction de l’auteur).
66 F. Frontisi-Ducroux, op. cit., p. 65-66.
67 Ibidem, p. 65-66.
68 G. Nagy, op. cit., p. 292-295.
69 Ibidem, p. 33.
70 Nadia Van Brock, « Substitution rituelle », p. 125-126.
71 G. Nagy, op. cit., p. 292 (traduction de l’auteur).
72 Ibidem, p. 295 (traduction de l’auteur).
73 La Bibliothèque d’apollodore est une compilation fidèle de récits mythiques. Preuve en sont les textes qui lui sont antérieurs et qui ont été conservés jusqu’à nos jours.
74 Ce terme n’est pas à entendre dans le sens actuel de « nerf », ce serait un anachronisme.
75 Αἰγί-παν est formé sur αἴξ « chèvre » et πάν « tout », désignant donc, d’après A. Bailly, le dieu Pan.
76 Traduction de l’auteur.
77 Nous verrons dans le chapitre suivant l’intérêt du choix des termes ἥρμοσαν « ils ajustèrent » et ἅρματι « (sur) un char », tout deux formés sur *ar-. Le sens de char pour ἅρμα est secondaire à celui de roue.
78 L’épisode d’Achille rendu invulnérable par Thétis est mentionné, avant La Bibliothèque d’Apollodore, par Lycophron (Alexandra, 178-179). Cf. Licofrono, Alessandra, a cura di Massimo Fusillo, André Hurst e Guido Paduano, Milano, Guerini e Associati, 1991.
79 Apollodorus, The Library, III, XIII. 5-7.
80 Cf. Frazer : Apollodorus, The Library, vol. 2, p. 69, note 4. Voir aussi C. J. Mackie, « Achilles in Fire ».
81 Apollodorus, The Library, Epitome, V. 3-5. Virgile ne localise pas la blessure d’Achille (Enéide, VI, 56-58), Ovide non plus (Métamorphoses, XII, 597-609).
82 Angelo Brelich, « Les Monosandales », p. 483.
83 Apollodorus, The Library, III. X. 3.
84 Ibidem, II. V. 4
85 G. Nagy, op. cit., p. 297.
86 M. L. West, « The Invention of Homer », 1999, p. 374.
87 P. Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, p. 108.
88 G. Nagy mentionne « la théorie selon laquelle le nom même d’Ares est dérivé de *ar- “ajuster, joindre” », op. cit., p. 299, § 12n3.
89 Dennis Hughes, Human Sacrifice in Ancient Greece, p. 19 (traduction de l’auteur).
90 Peter Warren, « Knossos: New Excavations and Discoveries », p. 53.
91 D. Hughes, op. cit., p. 21 (traduction de l’auteur).
92 Ibidem, p. 20 (traduction de l’auteur).
93 Voir D. Hughes, Appendix A, 194-195.
94 Ibidem, p. 195 (traduction de l’auteur).
95 Ibid., p. 195.
96 Cf. introduction p. 11.
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