Chapitre I. Contre l’enseignement mutuel
p. 149-159
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Index géographique : France
Texte intégral
1En décembre 1815, trois mois avant le retour de Napoléon en France et le début des Cent Jours, Félicité Lamennais observe l’engouement soudain des autorités pour une nouvelle méthode pédagogique : l’enseignement mutuel. Dans une lettre à son frère Jean-Marie, Félicité Lamennais évoque ce qui va opposer adversaires et défenseurs de la méthode mutuelle : la valeur pédagogique, en tant que telle, de cette méthode d’enseignement et la récupération politique à laquelle elle donne lieu entre d’un côté, les ultras, catholiques, partisans d’un retour à l’Ancien Régime et d’un enseignement ecclésiastique fort et de l’autre, les libéraux et modérés, partisans de la monarchie constitutionnelle et du développement d’une instruction primaire publique et généralisée. Il écrit à ce sujet à l’abbé Jean :
Les écoles à la Lancastre sont la folie du jour. Toutes les autorités de ce pays, et surtout le Préfet1, en sont engouées au-delà de toute expression. La haine pour les prêtres entre pour beaucoup dans cette manie. Le fait est que tout ce qu’il y a de bon dans cette méthode, était pratiqué depuis plus d’un siècle par les frères des Écoles chrétiennes ; le reste est pur charlatanisme. On parle d’apprendre à lire et à écrire en quatre mois aux enfants : d’abord ce serait un grand malheur, car que faire de ces enfants si bien instruits, et à qui leur âge ne permettrait pas encore de travailler ? En second lieu, rien n’est plus faux que ces résultats merveilleux2.
Une méthode révolutionnaire et économique
2Comme le précise Félicité Lamennais dans sa lettre, dès le xviie siècle, cette méthode avait déjà été expérimentée par Jean-Baptiste de La Salle avant qu’il n’adopte l’enseignement simultané, par groupes de niveau. Mais, c’est au xviiie siècle, en Angleterre, que deux hommes vont se disputer la paternité du « monitorial system » : le docteur Bell et le quaker Lancaster. Le docteur Bell avait décrit, en 1797, une méthode éducative expérimentée en Inde, « au moyen de laquelle une école tout entière… peut s’instruire elle-même sous la surveillance d’un seul maître ». Sous l’impulsion du clergé anglican, il allait créer en quelques années près de 150 écoles. Parallèlement, en 1798, Lancaster, jeune instituteur, avait ouvert à Londres une école pour enfants pauvres et expérimenté puis théorisé ce qui allait devenir la méthode lancastérienne ou lancastrienne. Fort d’une association de plus de mille membres en 1815, il implanta de nombreuses écoles en Angleterre et en Irlande et exporta sa méthode aux États-Unis, au Canada et aux Antilles. Cette méthode consistait à réunir dans une salle un très grand nombre d’enfants (une centaine, voire plus), à mettre en face d’eux un maître qui transmettait des consignes, et à faire relayer ces consignes à des petits groupes par des élèves âgés et instruits qu’on appelait « moniteurs »3. Le rôle du maître, véritable chef d’orchestre, revient donc à faire fonctionner les différentes classes de niveau et à enseigner aux moniteurs les procédés pour donner les leçons. Octave Gréard décrit ainsi l’organisation d’une école mutuelle :
C’était, en effet, un spectacle saisissant, au premier aspect, que ces longs et vastes vaisseaux qui contenaient une école entière […]. Au milieu de la salle, remplissant toute la largeur, des rangées de tables de 15 ou 20 places chacune, portant à l’une de leurs extrémités, celle de droite, le pupitre du moniteur et la planchette des modèles d’écriture, surmontée elle-même d’une tige ou télégraphe, qui servait à assurer, par des inscriptions d’une lecture facile, la régularité des mouvements ; – sur les côtés, tout le long des parois, des séries de demi-cercles autour desquels se répartissaient les groupes ; – devant chaque cercle, sur les murs, à hauteur du regard, un tableau noir où se faisaient les exercices de calcul et auquel étaient suspendus les tableaux de lecture et de grammaire avec la baguette dont s’armait le moniteur pour diriger la leçon ; – au fond, sur une haute estrade, accessible par des degrés et entourée d’une balustrade, la chaire du maître, qui, s’aidant tour à tour du bâton ou du sifflet, réglait, comme un capitaine sur le pont de son navire, toute la manœuvre de l’enseignement4.
3Les observateurs français de ces nouvelles écoles anglaises sont séduits par cette méthode qu’ils jugent efficace et peu coûteuse : Jomard, membre de la Société pour l’Instruction élémentaire, calcule qu’il y a 3 000 000 d’enfants à instruire et qu’avec un système ordinaire, il faut dépenser plus de 45 000 000 de francs pour l’éducation. Par comparaison, Laborde, auteur en 1815 du Plan d’Éducation pour les enfants pauvres, d’après les méthodes combinées du docteur Bell et de M. Lancaster, estime qu’avec une somme de 40 000 francs attribuée au départ et 10 000 francs accordés pendant quelques années, « la génération toute entière des pauvres pourrait être élevée partout en douze ans et qu’il n’existerait nulle part un seul individu inférieur à un autre dans les éléments importants de l’instruction, et qui ne put faire un chrétien éclairé, un ouvrier intelligent, un homme vertueux5 ». Quelques philanthropes, dont Gérando, conseiller d’État de l’Empire, persuadés que « l’éducation est le premier moyen de former des hommes vertueux, amis de l’ordre, soumis aux lois, intelligents et laborieux et seule peut fonder d’une manière utile et durable le bonheur et la vraie liberté des États6 » décident alors de créer une association destinée à promouvoir la méthode mutuelle et à fonder des écoles : la Société pour l’Instruction élémentaire. Jean-Marie de la Mennais écrit à ce propos : « L’enseignement mutuel fut introduit en France par des protestans, dans les funestes cent jours. M. Carnot était alors ministre de l’Intérieur ; sous ses auspices, la société d’encouragement, établie pour propager cette méthode, tint sa première séance le 16 mai 18157 ».
4De fait, Carnot, alors ministre de l’Intérieur pendant les Cent Jours, est séduit par la méthode mutuelle et décide de l’imposer.
5Il se rapproche par là des libéraux qui reconnaissent l’inefficacité de la méthode individuelle mais qui refusent de soutenir la méthode simultanée parce que seuls les frères la maîtrise correctement et qu’elle donne ainsi un rôle prépondérant au clergé. Le ministre, en quelques semaines, élabore, avec l’aide des membres de la Société pour l’instruction élémentaire réunis en conseil, un vaste programme de réforme scolaire. Il va donner lieu à un projet ambitieux qui vise à établir dans tous les chefs-lieux de département de l’Empire des écoles centrales pour l’éducation gratuite et primaire, d’après la méthode mutuelle ; écoles destinées également à former des élèves à ce type d’enseignement pour qu’ils l’appliquent et le diffusent jusque dans les plus petites écoles communales.
6En fait, Carnot ne soumettra à l’Empereur qu’un court projet de décret, en trois articles, qui prévoit la création d’une école d’essai d’éducation primaire et d’une commission chargée d’y tester les meilleures méthodes pour les généraliser par la suite. Le décret fut adopté le 27 avril 1815 et l’on peut deviner quelle méthode aurait été retenue ; Carnot ayant présenté, dans un rapport à l’Empereur, la méthode mutuelle en ces termes :
Sire, une découverte fixe en ce moment l’attention de l’Europe et s’étend déjà avec un succès remarquable dans les quatre parties du monde. Cette découverte est d’une haute importance pour les intérêts de la civilisation, pour ceux des bonnes mœurs et de l’ordre public, pour ceux de la liberté, pour ceux enfin de l’industrie agricole et manufacturière […].
Elle a pour objet de donner à l’éducation primaire le plus grand degré de simplicité, de rapidité et d’économie, en lui donnant également tout le degré de perfectionnement convenable pour les classes inférieures de la société et aussi en y portant tout ce qui peut faire naître et entretenir dans le cœur des enfants le sentiment du devoir, de la justice, de l’honneur et le respect pour l’ordre établi8.
7Après les Cent Jours, la Seconde Restauration poursuivra la politique de Carnot et plus de 1 500 établissements vont être créés en France de 1816 à 1820 avec une fréquentation passant de 165 000 à 1 123 000 élèves. Cependant, de 1820 à 1828, sous la pression des ultraroyalistes, les écoles mutuelles perdent leurs subventions et leur nombre va ainsi diminuer avec seulement 258 écoles en 1827 et 27 000 élèves9. À partir de 1830, l’administration subventionnera à nouveau l’enseignement mutuel mais, comme le souligne Pierre Giolitto, « dès la Monarchie de Juillet il commence cependant à décliner, victime des nouvelles conceptions pédagogiques qui portent aux nues le mode simultané, jugé plus apte que la froide mécanique mutuelle à entraîner l’adhésion des élèves au système de valeurs que la bourgeoisie victorieuse de 1830 entend imposer aux enfants du peuple10 ». La méthode mutuelle sera donc peu à peu supplantée par le mode simultané qui permet la transmission directe du savoir par le maître à des groupes de niveau homogène. Ainsi, en 1834, pour répondre à l’attaque de députés qui l’accusent d’empêcher l’établissement d’écoles mutuelles, Jean-Marie de la Mennais peut-il expliquer au ministre Guizot :
Si les écoles d’enseignement mutuel sont languissantes, et si elles restent à peu près vides dans la plupart des endroits mêmes où je ne suis point en concurrence avec elles, est-ce ma faute ? Souvent ne serait-ce pas plutôt la faute de ceux qui nous accusent si injustement, et quelquefois avec tant de violence ? Je ne veux rien dire là-dessus, sinon que mes frères ont vécu jusqu’ici dans une paix profonde avec leur rivaux ; ils ne cherchent à en triompher qu’en montrant mieux, et en coûtant moins cher aux communes que tous autres instituteurs11.
Une méthode « dangereuse pour la religion »
8En fait, bien loin de vivre « dans une paix profonde » avec les écoles mutuelles, Jean-Marie de la Mennais cherche, dès le départ, à contrer leur implantation et à empêcher leur développement. Par opposition au fonctionnement simple, rapide et économique de l’enseignement mutuel vanté par Carnot, il veut prouver que « la méthode lancastrienne est défectueuse dans ses procédés, dangereuse pour la religion et les mœurs dans ses résultats12 » et dans une brochure, De l’Enseignement mutuel, publiée en 1819 à Saint-Brieuc, il attaque vigoureusement ce mode d’enseignement. En réponse, quelques semaines après cette parution, l’avocat Bienvenüe, membre de la Commission de la Société de Saint-Brieuc pour l’enseignement mutuel, fait paraître à son tour un ouvrage dans lequel il réfute habilement les arguments développés par Jean-Marie de la Mennais. Au début de son mémoire, intitulé Réponse à l’écrit de M. Robert de la Mennais sur l’enseignement mutuel, Bienvenüe écrit à propos de l’abbé de la Mennais : « Les mots d’impiété, de matérialisme, d’athéisme, tombent de sa plume irritée, à propos d’une méthode de lecture et d’écriture ! et profanant ainsi la Religion, qui le fit son ministre pour bénir et non pour maudire, il déclare, en style d’Atala, que le silence souillerait ses lèvres ! Nous lui laisserons ses injures dont le dessein n’est pas équivoque, mais dont l’effet n’est point à craindre chez un peuple qui a du bon sens ; nous lui laisserons encore ses plaisanteries sur les nègres, sur les sauvages, sur les moniteurs-missionnaires ; malheureux et froid persiflage, qui ne convient ni à sa robe, ni au sujet ; nous ne répondons qu’à ce qui pourrait séduire les lecteurs prévenus ou superficiels13 ». Ces propos s’expliquent par le fait que Jean-Marie de la Mennais avait réussi le tour de force d’établir une école de Frères des Écoles chrétiennes à Saint-Brieuc juste avant que ne s’implante l’école mutuelle. Il raconte cette « bataille » dans une lettre à son ami Querret :
Le maître choisi par Son Excellence M. le ministre de l’Intérieur arriva, il y a environ un mois. Voulant devancer les Frères, qu’on attendait le surlendemain, et la salle n’étant pas disposée comme il désirait qu’elle le fût, il alla se planter à la Comédie, et on ouvrit de suite, à la municipalité, le registre dans lequel devaient être inscrits les noms des futurs élèves. Nos zelanti coururent de maison en maison pour recruter. Ils menaçaient les uns, promettaient de l’argent aux autres, et, par ces moyens, ils parvinrent à enrôler cent soixante-quinze enfants, dont plusieurs n’avaient même pas le consentement de leurs parents. Je les laissai faire cette farce bien tranquillement, et, trois jours après, les Frères commencèrent à leur tour à recevoir les noms des enfants, qui étaient amenés par leurs pères et mères. Cela se passa sans bruit, sans éclat, en toute simplicité et loyauté. L’humble catalogue des Ignorantins fut rapidement rempli, si bien qu’il renferme en ce moment plus de trois cents noms. […] Quoique nous ne soyons, vous le voyez, qu’à la première charge, la bataille est déjà engagée. Sur les cent soixante-quinze élèves inscrits pour l’enseignement mutuel, il ne s’en est présenté que la moitié. Les autres sont chez les Frères, ou y entreront bientôt. Le pauvre lancastrien et ses amis enragent, dit-on. Le peuple est dans la joie, et moi, je ne pleure pas14.
9Dans ce climat de guerre scolaire, Jean-Marie de la Mennais veut d’abord démontrer que la pédagogie lancastrienne ne permet pas à l’élève de progresser de par la nature même de l’enseignement « qui est tout mécanique, tout extérieur, et dont rien ne s’unit à l’âme15 ». Ce à quoi Bienvenüe réplique assez justement en constatant : « Fort bien, mais daignez nous apprendre s’il est une seule méthode de lecture et d’écriture qui exerce d’autres sens ou d’autres facultés que les yeux, la mémoire et la main ; si celle des Frères, par exemple est plus intérieure et moins routinière ; comment un mode quelconque d’épeler ou de tracer des lettres et des syllabes peut aller au cœur16 ». Et de fait, la méthode d’apprentissage de la lecture utilisée par les Frères des Écoles chrétiennes, telle que la décrit P. Zind, est très proche, du moins dans la forme, de la méthode mutuelle :
En frappant de la main sur son livre, le maître signifiait aux écoliers qu’ils devaient prendre leur manuel. Ordinairement, lui-même demeurait muet et se servait d’un genre de claquoir, le « signal », formé d’une baguette de buis frappant sèchement une boule de même bois par la torsion d’une corde de ré de violon. Les écoliers connaissaient très bien le code des « signes ». Un coup isolé attirait l’attention de tous. Deux coups successifs indiquaient une erreur ; le lecteur avait droit à deux essais supplémentaires ; s’il n’y arrivait pas, toujours avec le signal, le maître désignait tour à tour trois autres écoliers pour corriger, et ce n’est qu’à leur défaut qu’il rectifiait lui-même. Trois coups successifs demandaient un retour en arrière, l’erreur ayant été signalée trop tard17.
10Un autre argument, développé par Jean-Marie de la Mennais contre l’enseignement mutuel, concerne l’aspect militaire de la vie scolaire, propre « à faire des petits garçons autant de soldats, et des petites filles autant d’amazones » et surtout évoque le tumulte incessant qui règne dans la salle de classe :
Et puis, qu’est-ce donc que le bourdonnement de ces huit classes de lecture toujours en mouvement, dont les voix retentissantes et discordantes se font entendre toutes à la fois dans la même enceinte ? Est-ce sérieusement qu’on admire cela ? Pour moi, indépendamment de toute autre considération ; je plains les pauvres enfans à qui on fait contracter de telles habitudes : car, il leur sera difficile de les changer plus tard. À l’école lancastrienne, du matin au soir, ils marchent au pas et en cadence, aussi-bien que des conscrits après six mois d’exercice18.
11Au tumulte de la méthode mutuelle, l’abbé de la Mennais oppose la tranquillité studieuse de celle des Frères des Écoles chrétiennes, s’occupant successivement des différentes sections, et imposant aux élèves de la classe le calme et le recueillement ; « dites plutôt, ironise Bienvenüe, qu’ils s’ennuient ou pensent à tout autre chose19 ». De même, dans un mémoire sur les méthodes d’enseignement, adressé au Conseil royal de l’Instruction publique en 1832, Jean-Marie de la Mennais souligne l’organisation efficace de ses propres écoles : « Le silence le plus profond règne toujours dans la classe, et cependant le travail est continuel pour presque tous, c’est-à-dire, qu’il n’y a de courtes interruptions que pour les plus petits. […] Dans toutes nos écoles, les enfans sont toujours assis, et le maître se doit toujours de signer pour leur parler, excepté lorsqu’il s’agit d’expliquer ce qu’ils ne comprennent pas20 ».
12Si l’on peut imaginer sans peine le bruit que devaient faire les différents groupes travaillant sous la direction des moniteurs, il reste qu’on ne laisse pas d’être étonné du fonctionnement tout mécanique de la méthode mutuelle : le seul cours d’écriture exige près de 15 commandements (coup de sonnette, de sifflet, ordre, gestuelle) et une description minutieuse de l’exécution des commandements21. Félicité Lamennais, dans un article paru en 1818 dans le Conservateur, dénonce cet aspect de la méthode : « On y soumet le corps et l’esprit même à une sorte de mécanisme uniforme, dont quelques bonnes gens sont émerveillés, parce qu’enfin cela se voit, et qu’il ne faut pour cela que des yeux.
13Il en résulte peut-être une circulation plus rapide des signes, mais nul exercice de la pensée22 ». Jean-Marie de la Mennais relève ainsi sept inconvénients majeurs, inhérents à la méthode mutuelle ; véritable synthèse de ce qu’il reproche à cette méthode :
Ses inconvénients principaux sont :
- La nécessité d’un local très vaste ; car il est évident qu’en outre de l’espace occupé par les tables et les bancs, il faut encore ménager un espace vide (?) dans lequel les enfans puissent, sans gêne, exécuter leurs mouvemens.
- Le bruit que font cette multitude de petits écoliers dans leurs marches et pendant les leçons qui se donnent toutes ensemble, est fatigant pour l’oreille, étourdit l’esprit, et si le Maître n’est pas assez ferme ou assez habile pour rendre les mouvemens réguliers (ce qui arrive presque toujours) la classe est en désordre, et devient une véritable cohue.
- Pour employer avec quelque succès la méthode lancastrienne proprement dite, l’école doit être composée d’au moins 100 élèves, afin qu’il y en ait dans chaque section un nombre suffisant pour établir entr’eux l’émulation. Or, dans les campagnes surtout, il est rare qu’on ait à la fois plus de 60 à 80 élèves présents, et souvent, quand on en a 80 ou 100 inscrits, plusieurs ne viennent à l’école qu’une fois par jour, soit le matin, soit le soir, ou bien ils y manquent des semaines entières, particulièrement dans la saison des travaux.
- Il est très difficile de former des Moniteurs capables ; et quand ils sont formés, ils abandonnent l’école.
- La méthode lancastrienne est toute mécanique ; elle dispense l’enfant de découvrir lui-même les fautes qui lui échappent puisqu’un autre enfant les lui fait remarquer aussitôt, sans lui laisser le temps de la réflexion.
- L’autorité des Moniteurs sur leurs camarades est pleine d’inconvéniens ; aussi n’est-elle guère respectée.
- Dans les écoles lancastriennes, les enfans se dissipent beaucoup trop, et ne prennent aucune de ses douces habitudes qui font le charme du premier âge et le bonheur de tous les autres23.
14Cependant, ce n’est pas la méthode pédagogique qui heurte véritablement Jean-Marie de la Mennais ; il reconnaît même, dans un mémoire adressé en 1839 à Ambroise Rendu, que la méthode des Frères de l’Instruction chrétienne emprunte parfois à celle de l’enseignement mutuel :
Nous nous rapprochons cependant, en plusieurs points, de la méthode d’enseignement mutuel, c’est-à-dire que, dans les écoles d’un frère, nous nous servons des enfants pour instruire les enfants : les uns font réciter les leçons aux autres, les plus habiles font lire au tableau les commençants, etc. Un frère, à l’aide de ce secours, peut réunir quatre-vingts enfants à la fois, et les bien instruire24.
15Bien plus, dans son mémoire sur les méthodes d’enseignement, l’abbé de la Mennais renvoie dos à dos la méthode mutuelle et l’enseignement simultané des Frères des Écoles chrétiennes pour conclure que sa propre méthode est en fait la meilleure et la plus efficace car « elle réunit les avantages des deux autres » :
La méthode des frères de l’instruction chrétienne diffère essentiellement de la méthode lancastrienne. Le principe de celle-ci est de se servir des enfants de manière que le chef de l’école ne fasse rien ou fort peu de chose. Le principe de notre méthode est que le Maître donne toutes les leçons, autant que possible, ce qui est évidemment beaucoup mieux en soi.
La méthode des frères de l’instruction chrétienne diffère également de la méthode simultanée telle qu’elle est en usage dans les classes des frères des écoles chrétiennes, dits de St-Yon, parce que, quand cela est nécessaire, nous employons les enfans pour instruire les enfans à peu près comme dans l’enseignement mutuel, sauf le mouvement.
Notre méthode réunit les avantages des deux autres méthodes : les enfans sont continuellement occupés et en exercice, aussi bien que dans l’enseignement mutuel, et cependant l’ordre et le silence règnent dans nos classes aussi bien que dans les classes des autres frères25.
16Ainsi, au-delà de la critique du procédé pédagogique en lui-même, ce que veut prouver Jean-Marie de la Mennais, c’est que la méthode mutuelle est « dangereuse pour la religion et les moeurs dans ses résultats26 ». Il va d’abord évoquer des raisons morales pour combattre la méthode et notamment le fait qu’elle veut s’appuyer sur une conception ludique de l’apprentissage du pouvoir chez l’enfant. L’abbé de la Mennais voit là un principe dont les conséquences « renversent l’État et la famille27 » ; ce qu’explique et dénonce son frère Féli dans son article De l’Éducation du peuple :
Obéir au pouvoir légitime, voilà tout l’ordre religieux, social, domestique. Prend-on dans les nouvelles écoles l’habitude de cette obéissance ? Loin de là, on y dénature complètement la notion même du pouvoir, en remettant à l’enfance le commandement, et en rendant l’autorité aussi mobile que les vanités de trois cents marmots, qui, du régime auquel on les soumet, doivent conclure que le pouvoir n’est qu’une supériorité d’esprit, et qu’il appartient de droit au plus habile.
On veut les élever pour la société, on le dit du moins ; et on prétend qu’il faut faire de l’éducation un amusement. Quelle pitié ! Je voudrais bien qu’on m’apprît ce qu’il y a d’amusant dans la vie humaine, toute composée de devoirs pénibles auxquels on doit se plier malgré les passions ; et ce qu’il y a de si sage à accoutumer l’enfance à s’amuser, ou plutôt à se jouer de tout, de l’autorité comme de l’obéissance, et de l’étude comme des devoirs28.
17Jean-Marie de la Mennais reprend les propos de son frère dans sa brochure De l’Enseignement mutuel29 et s’interroge en conclusion sur l’utilité d’une méthode qui fait progresser l’enfant aussi rapidement : en supposant qu’en quelques mois on fasse prendre à l’enfant « des habitudes de modestie, d’obéissance, d’application au travail, de respect pour l’autorité des parents, en un mot, des habitudes de piété et de religion », cet enfant, rendu à sa famille « avant le temps où ses forces physiques, suffisamment développées, lui permettront d’en partager les rudes travaux30 », ne risque-t-il pas d’être une charge pour sa famille et, rendu oisif, une menace pour l’ordre public ? Argument un peu spécieux, que Bienvenüe balaie d’un revers en répondant que « ce ne sont pas ces enfans-là qu’on envoie trop jeunes aux écoles ; qu’ils sont utiles à leurs parens de très bonne heure, et que, par conséquent, leurs parens ont grand intérêt que la première instruction soit achevée assez tôt31 ».
18En fait, bien plus que d’être une menace pour l’ordre moral, les deux frères Lamennais reprochent à l’école mutuelle de pas être une école chrétienne, telle que la définit Félicité Lamennais :
Une petite société organisée sur le modèle de la grande, une société de préparation. L’intelligence, le cœur, le corps même, y sont formés aux habitudes sociales, et à la première de toutes, l’obéissance : obéissance à Dieu et à ses ministres dans l’ordre spirituel ; obéissance au pouvoir de cette petite société, à ses lois, à sa police, à cause de Dieu ; obéissance à la destinée même de l’homme, par la nécessité du travail. En sortant de cette école, l’enfant ne trouve pas dans le monde d’autres devoirs […]. L’enfant ainsi élevé a des lumières, puisqu’il connaît toutes les vérités nécessaires. Il sait d’où il vient, où il doit tendre, et comment il peut y arriver ; ce que le savant ne sait pas toujours. Que lui faut-il de plus ? du bonheur ? Mais le bonheur n’est que la constante habitude de l’ordre ; et cette habitude, on a pris soin de la lui faire contracter32.
19Bien que les écoles mutuelles se doivent de dispenser un enseignement religieux par des maîtres catholiques, en accord avec les autorités diocésaines et que, comme le précise dès janvier 1816 le Règlement royal, les curés soient autorisés à visiter les écoles établies dans leurs paroisses et à veiller à ce que la religion catholique y soit soigneusement enseignée, l’Église reste hostile à ce type d’enseignement. Elle lui reproche d’introduire une certaine forme de laïcisation qui sépare le domaine religieux de celui de l’apprentissage et de la pédagogie et qui le soustrait ainsi, dans une certaine mesure, à son influence. Une critique que Jean-Marie de la Mennais va développer dans son ouvrage :
Vous nous faites remarquer qu’il est écrit dans les règlemens de vos écoles que la prière y sera récitée matin et soir, le catéchisme enseigné, l’Évangile appris de mémoire, et que les enfans iront tous les dimanches à la messe. Que cela soit écrit, je ne le nie pas ; mais qu’il ne faille rien de plus pour qu’une école soit vraiment chrétienne, je le nie. Y a-t-il un seul établissement d’éducation en France où ces actes extérieurs du culte, comme on les appelle ne soient exactement pratiqués, en vertu de belles ordonnances ? Et pourtant, combien d’établissemens d’éducation n’ont été pendant longtemps et peut-être, hélas ! ne sont encore que des séminaires d’athées33 ?
20Ainsi, pour Jean-Marie de la Mennais et son frère Féli, deux conceptions de l’enseignement et de l’éducation de l’homme s’affrontent dans la polémique de l’enseignement mutuel : d’un côté l’école chrétienne qui prétend donner « une éducation véritable, une éducation qui embrasse tout l’homme et le forme à l’état social34 », tel que le définit l’Église et auquel l’enfant doit se conformer s’il veut « se préparer à entrer dans l’éternelle société de Dieu même, dont il est l’image35 » ; de l’autre, l’école mutuelle dont un des principes « est de ne prescrire à l’enfant aucune croyance », dans laquelle « au lieu de déposer la vérité dans son intelligence, de lui donner l’habitude de croire, on lui procure les moyens de chercher36 » et qui finalement éduque l’enfant « dans l’oubli, ou plutôt dans l’indifférence de la religion37 ».
21Le combat contre la méthode mutuelle est donc considéré par les frères Lamennais comme une lutte menée pour la survie de l’Église, contre « l’instinct du matérialisme38 », contre « l’esprit d’impiété et d’indépendance39 ».
22Félicité Lamennais peut donc conclure qu’entre l’institution de l’abbé de La Salle et celle de Lancaster « la question est bien simple : il s’agit de choisir entre la société et l’anarchie40 ».
Notes de bas de page
1 Le préfet de la Seine, Chabrol de Volvic, soutint dès le départ l’implantation des quatre premières écoles mutuelles à Paris. En 1816, la Société pour l’Instruction élémentaire, promotrice de la méthode mutuelle, le nommait président honoraire.
2 Lettre du 4 décembre 1815 de Féli à Jean, Correspondance générale, t. I, p. 277.
3 Ch. Nique, L’Impossible gouvernement des esprits (Histoire politique des écoles normales primaires), Paris, 1991, p. 50.
4 Oct. Gréard, Éducation et instruction, Paris, 1889, p. 45-46.
5 Cité par M. Gontard, L’Enseignement primaire en France…, op. cit., p. 278.
6 Préambule à l’article I des statuts de la Société pour l’Instruction élémentaire.
7 J. -M. de la Mennais, De l’Enseignement mutuel, St-Brieuc, 1819, p. 3.
8 M. Gontard, op. cit., p. 287.
9 Chiffres cités par F. Ponteil, op. cit., p. 128.
10 P. Giolitto, Histoire de l’Enseignement primaire au xixe siècle, 1983, Paris, t. I, p. 21.
11 AN F17 12474, Observations sur quelques discours relatifs aux Frères de l’Instruction chrétienne, prononcés à la Chambre des députés, séance du 15 février 1834.
12 J. -M. de la Mennais, De l’Enseignement mutuel, op. cit., p. 8.
13 L. Bienvenüe, Réponse à l’écrit de M. Robert de la Mennais, Vicaire général du diocèse de Saint- Brieuc, sur l’Enseignement mutuel, Saint-Brieuc, 1819, p. 4-5.
14 Lettre du 20 décembre 1818 à Querret, A. Laveille, op. cit., t. I, p. 238.
15 J. -M. de la Mennais, op. cit., p. 20.
16 L. Bienvenüe, op. cit., p. 7.
17 P. Zind, La Méthode pédagogique de Jean-Baptiste de La Salle au début du xviiie siècle, dans les actes du 95e congrès national des sociétés savantes, op. cit., p. 66.
18 J. -M. de la Mennais, op. cit., p. 11.
19 L. Bienvenüe, op. cit., p. 8.
20 AFIC 100.06.031, Note sur les Méthodes d’enseignement, I. Enseignement mutuel, II. Méthodes d’enseignement des Frères (1832).
21 L’opération, simple, qui consiste à nettoyer une ardoise illustre la complexité des procédures : « 1. Pour faire préparer à nettoyer l’ardoise, 2. Main droite à la bouche et la gauche à hauteur de ceinture, 3. Les élèves portent la main droite à la bouche, mouillent un peu le bout de leurs doigts, et portent en même temps la main gauche sur l’ardoise / 1. Pour faire nettoyer l’ardoise, 2. Main droite agitée horizontalement, 3. Les élèves passent leurs doigts sur l’ardoise / 1. Pour faire cesser le nettoiement, 2. Coup de sonnette, 3. Ils portent leurs mains sur leurs genoux…». Oct. Gréard, Éducation…, op. cit., p. 48. L’auteur cite intégralement la procédure du Manuel des écoles élémentaires d’enseignement mutuel pour la leçon d’écritures.
22 F. Lamennais, De l’Éducation du peuple, dans Mélanges religieux…, op. cit., t. III, p. 343.
23 AFIC 100.06.031, Note sur les Méthodes d’enseignement, p. 1-2.
24 AFIC 102.04.007, De l’Enseignement primaire en Bretagne.
25 Note sur les Méthodes d’enseignement, p. 5-6.
26 J. -M. de la Mennais, De l’Enseignement mutuel, op. cit., p. 8.
27 Id., op. cit., p. 13.
28 F. Lamennais, De l’Éducation du peuple, dans Mélanges religieux…, op. cit., p. 344-345.
29 Voir les pages 13, 14 et 15. Avant de citer son frère Félicité, Jean-Marie de la Mennais précise : « les méthodes ont été exposés avec trop de clarté par les écrivains qui ont combattu avant moi cette funeste innovation, pour que j’aie rien de mieux à faire que de rappeler ce qu’ils ont dit ».
30 J. -M. de la Mennais, De l’Enseignement mutuel, op. cit, p. 15.
31 L. Bienvenüe, op. cit., p. 17.
32 F. Lamennais, De l’Éducation du peuple, op. cit., p. 342.
33 J. -M. de la Mennais, De l’Enseignement mutuel, op. cit., p. 18-19.
34 F. Lamennais, De l’Éducation du peuple, op. cit., p. 334.
35 J. -M. de la Mennais, op. cit., p. 9.
36 F. Lamennais, op. cit., p. 344.
37 J. -M. de la Mennais, op. cit., p. 18.
38 F. Lamennais, op. cit., p. 343.
39 J. -M. de la Mennais, op. cit., p. 19.
40 F. Lamennais, op. cit., p. 346.
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