Conclusion
p. 331-337
Texte intégral
1Faire l’histoire de la neutralité impose de se placer à un carrefour qu’il faut imaginer. L’étude de la navigation et du commerce neutres, comme de la diplomatie de la neutralité, passe nécessairement par la prise en compte des conditions politiques, économiques, juridiques et culturelles qui moulent la manière de les concevoir et de les pratiquer. Les questions relatives à la neutralité sont abordées à travers des phénomènes dont les évolutions ne suivent pas les mêmes rythmes. Le temps de la négociation du diplomate n’est pas celui de l’élaboration des stratégies des négociants, ou de la réflexion des juristes et des philosophes. Pourtant, ils entrent tous en résonnance pour rendre la complexité de la neutralité, dont les usages doivent s’accommoder avec le cadre définit par différents instruments de droit.
2La neutralité est par nature plurielle, son histoire touche à la guerre autant qu’à la paix, concerne les rapports politiques et diplomatiques autant que la navigation et le commerce, relève de réflexions juridiques et philosophiques autant que des subterfuges et des manœuvres biaisées des négociants. Le phénomène de neutralité ne peut être compris sans être replacé dans une perspective européenne, puis mondiale, tant les réseaux et les échanges qu’il mobilise dépassent le cadre national. En ce sens, son étude relève autant de l’histoire des relations et que des circulations internationales et impose de jouer sur les échelles. Si le niveau étatique est primordial, il n’est pas le seul, il faut aussi envisager la signification de la neutralité à une échelle locale, celle des ports de commerce, des ports de course ou des colonies. Il en émane des revendications particulières qui parviennent au gouvernement et influencent son rapport aux neutres, que ce soit la manière de chercher à réguler l’action des corsaires ou l’admission des non-belligérants dans les ports des possessions américaines.
3Si les négociants, les diplomates, les consuls, les juristes, les économistes et les philosophes de l’époque moderne pouvaient envisager la neutralité dans des perspectives différentes, il n’en reste pas moins que leurs points de fuite respectifs convergeaient vers l’équidistance nécessaire entre les parties belligérantes. Le neutre est souvent considéré comme celui qui ne choisit pas, qui demeure dans un entre-deux un peu flou pouvant attester son indifférence. Mais à considérer la neutralité dans la période allant de la guerre de la Ligue d’Augsbourg à celle d’Indépendance américaine, cette conception doit être remise en cause. Au cours de ces décennies, la place de plus en plus importante des droits et des devoirs des neutres dans les affaires internationales permet d’élargir la perspective en ajoutant à un comportement, être neutre, un espace symbolique, la neutralité. Il ne s’agit pas seulement d’un changement de degré, mais aussi de nature. L’objet n’est plus tant la qualité des personnes ou des territoires qui sont en dehors de la guerre, qu’un type de relation entre états. La neutralité est une dynamique, elle ne se réduit pas à une non-belligérance attentiste, car elle ne peut se résumer à une simple abstraction de la guerre qui enfermerait celui qui la pratique dans une autarcie frileuse et un isolement absolu. La puissance qui s’abstient dans un conflit, ainsi que ses sujets, continuent à entretenir des relations avec les belligérants.
4La diversité des situations de neutralité au XVIIIe siècle, qu’elles relèvent d’un choix ou d’une nécessité, conduit à dépasser la question de la participation ou de l’abstention dans un conflit. Les modalités de la neutralité varient selon les motivations des gouvernements, la localisation géographique, la structure politique des États, les caractères de leur économie et surtout leur degré de puissance. Pour prendre des cas concrets, la neutralité helvétique ne ressemble guère à celle des pays maritimes de l’Europe du Nord. Leur poids sur la scène européenne ainsi que la vigueur de leur navigation et de leur commerce, amènent les neutres à développer une activité politique et surtout économique se nourrissant de guerres auxquelles ils ne participent pas. Puissances extraverties, le Danemark, les Provinces-Unies et la Suède sont sur la crête de la neutralité, devant conserver un équilibre qui les pousse à agir avec prudence. Elles correspondent, plus que toutes autres, à la définition qu’Antoine Furetière donnait de la neutralité en 1690 : « un Estat mitoyen entre l’amy & l’ennemy1 ».
5L’implication des neutres dans les conflits franco-anglais se fait avant tout par le biais des négociants, toujours prompts à saisir les occasions de profit. La particularité de la navigation neutre est la confusion qu’elle génère entre les affaires propres du sujet non-belligérant et celles du sujet belligérant. Les modifications des échanges européens et mondiaux consécutives à l’incapacité de certaines marines créent un besoin de fret auquel seuls les neutres peuvent répondre. Entre pavillons de pure complaisance et véritable implication dans le chargement de marchandises étrangères, les non-belligérants profitent de la guerre. Leur dynamisme, la rapidité des transferts d’activités lorsque commencent les conflits puis leur redistribution quand revient la paix, illustrent l’efficacité et la densité des réseaux marchands à l’échelle de l’Europe, mais aussi du monde. Inévitablement, les pavillons neutres sont soupçonnés de collusion avec l’ennemi, alors qu’ils peuvent rendre les mêmes services aux deux camps. Cette méfiance persistante se cristallise autour de questions sensibles qui déterminent l’équité du neutre : la franchise du pavillon, l’étendue de la contrebande, le blocus ou le droit des convois.
6Ces différents points relèvent de l’autorité des États qui les déterminent par des traités internationaux ainsi que par leurs législations nationales. Les capitaines de navires et les négociants neutres, tout comme les corsaires, agissent dans un cadre dont les limites ont été fixées par le pouvoir politique. L’étude de la navigation et du commerce neutres n’est par conséquent pas réductible uniquement à des questions économiques. Elle tend à montrer qu’il n’est pas plus fondé de faire de l’histoire commerciale sans tenir compte des réalités politiques et diplomatiques, que de faire l’histoire des rapports entre États sans considérer les réalités économiques. Dans le commerce international, diplomates et marchands entretiennent d’ailleurs des rapports étroits. Le travail des ambassadeurs et des consuls scandinaves auprès des cours belligérantes, comme celui de leurs homologues français dans les pays neutres, montre toute l’importance des questions relatives à la neutralité pour les représentants d’une puissance à l’étranger. La distorsion entre les droits et les devoirs de la neutralité portée par les différents acteurs internationaux nourrit une intense activité de négociation. Au XVIIIe siècle, les pays européens admettent tous la non-belligérance, ses limites et ses prérogatives, dans des traités qui les lient mutuellement. Néanmoins, à l’épreuve du conflit, les contentieux surgissent sur le rapport du pavillon à la marchandise qu’il transporte, sur les commerces autorisés et ceux qui sont prohibés, ou encore sur l’étendue de la course. Il revient dès lors aux diplomates d’entrer en scène pour parvenir à un compromis.
7Dans cette perspective, le prisme de la diplomatie française permet de montrer à quel point la neutralité intègre le champ de la négociation politique. La diplomatie de la neutralité relève d’un art subtil, car elle doit convaincre sans compromettre. Il faut parvenir à tirer profit d’une position qui, dans son essence même, ne peut être profitable à aucun des camps en guerre. La résolution de cette quadrature du cercle passe par une instrumentalisation de la neutralité au moyen d’un discours désintéressé qui promeut les droits des neutres, tout en justifiant certaines de ses violations au nom des nécessités de la guerre et de la course. Il en découle des incertitudes sur la cohérence entre la lettre et l’esprit des traités, ainsi que sur les règles et les usages du commerce des temps de conflit. La neutralité plus qu’un statut est une dialectique instable encadrée par des principes qui se généralisent. Négociation permanente, elle consiste en la recherche d’un point d’équilibre permettant à la guerre et à la paix non seulement de coexister, mais encore de s’entremêler.
8Sur le fond, la réflexion sur la neutralité invite à s’interroger sur les rapports entre la guerre et la paix dans l’Europe moderne. L’histoire de ceux qui l’ont adoptée montre à quel point les conflits peuvent leur profiter. Les négociants neutres bénéficient d’un développement de leurs activités grâce à l’ouverture de nouveaux marchés en Europe et ailleurs. Les États y trouvent également l’occasion de valoriser leur abstention, par la concession d’avantages commerciaux pour leurs sujets, par l’honneur d’être médiateur, voire par l’octroi de subsides. Il ne faut pas se fier aux plaintes incessantes des ambassadeurs neutres qui déplorent les législations trop rigoureuses, les exactions des corsaires ou le viol des droits du pavillon de leur maître. Comme dans toute transaction internationale, la neutralité procède de l’épreuve de forces dont on aurait tort de considérer qu’elle met aux prises le puissant belligérant et le faible neutre dans une position de victime toute désignée. Des États « moyens » peuvent se voir imposer unilatéralement des restrictions à ce qu’ils estiment être leurs légitimes libertés de navigation et de commerce. Ainsi, les Anglais imposent aux Hollandais et aux Danois de cesser le fréquenter les colonies françaises pendant la guerre de Sept Ans, alors que les capitaines de la Royal Navy ne renoncent jamais à fouiller les convois sous escortes de navires de guerre neutres, quitte à user de la menace voire même de la force. Mais, par ailleurs, les neutres continuent à fréquenter les ports de France, et les matériaux de construction navale, dont le statut est l’objet de bien des controverses, ne sont pas purement et simplement confisqués mais préemptés par les Anglais. Les périodes de neutralité permettent aux Danois, aux Hollandais et aux Suédois de profiter d’affrontements dont les enjeux et les moyens les dépassent, sans renoncer pour autant à la compétition internationale.
9C’est pourquoi le traitement des pavillons neutres doit être envisagé, au-delà de tel ou tel navire arraisonné ou de l’examen des législations nationales, voire même en dépassant le cadre de la guerre. En effet, le regard sur la neutralité ne peut négliger l’intensité de la concurrence économique et commerciale internationale entre les puissances européennes. La restriction et l’élargissement des libertés neutres doivent aussi se penser à moyen terme, car les progrès enregistrés par les non-belligérants ne s’évanouissent pas toujours avec le retour de la paix. Limiter la liberté de navigation et de commerce neutre n’a pas seulement une visée militaire immédiate, c’est aussi un moyen de contenir les progrès d’un rival, l’exemple de l’attaque anglaise de Saint-Eustache en est l’illustration la plus spectaculaire.
10Si l’on considère les choses du point de vue français, l’assouplissement progressif de la législation, jusqu’à la reconnaissance de la franchise du pavillon neutre en 1778, montre qu’à l’évidence le siècle a été favorable aux non-belligérants. Le facteur de fond de la politique de neutralité française est la puissance de la Royal Navy qui pèse tout particulièrement sur les échanges avec l’Europe du Nord et les Antilles. Ces deux espaces sont non seulement des débouchés majeurs pour les productions du royaume, mais également des sources d’approvisionnement essentielles en matériaux de construction navale et en produits coloniaux. Dans ces conditions, les gouvernements français successifs n’ont pas d’alternative, l’appel aux neutres est une nécessité économique, politique et militaire. Il faut assouplir toujours plus la législation au point que, lors de la guerre d’Indépendance américaine, le sacro-saint principe de l’égalité de traitement du neutre est, de facto, abandonné puisque les non-belligérants bénéficient de droits plus étendus en France qu’en Angleterre.
11L’exemple français, tout particulièrement, montre que le rapport d’un belligérant aux neutres s’inscrit dans une double contrainte : la traque du commerce ennemi masqué sous pavillons non-belligérants et la nécessité impérieuse d’y avoir recours pour maintenir les échanges extérieurs du royaume. Il s’agit donc d’une relation marquée du sceau de l’ambiguïté qui fait considérer le neutre, simultanément et à parts égales, comme un ami recherché et un soutien dissimulé de l’ennemi. La relation est encore compliquée par le fait que l’activité des neutres en Europe, et plus encore aux Antilles, est également essentielle pour les échanges que les sujets des différents princes belligérants entretiennent entre eux. Ils ont alors besoin d’un d’intermédiaire qui puisse servir d’interface entre deux partenaires auxquels la conjoncture politique interdit de faire des affaires directement. La neutralité permet d’interroger les rapports entre ennemis pour montrer qu’ils ne se résument pas uniquement à l’affrontement et que l’interruption des relations n’est pas totale en temps de guerre. Les pôles forts de la neutralité, comme Ostende ou Saint-Eustache, prospèrent grâce à l’acceptation tacite des belligérants qui condescendent à ce que les neutres servent aux échanges avec l’ennemi. Les gouvernements des États en guerre ne sont pas dupes. En autorisant par le biais des neutres le commerce avec l’ennemi, comme en fermant les yeux sur certains excès des corsaires, ils assurent la stabilité sociale de leur pays aux moyens d’activités de substitution à celles des temps de paix. L’importance et la variété des enjeux liés à la neutralité montrent que la guerre n’est pas qu’une affaire de belligérants et invite à ne pas considérer les conflits uniquement comme des temps de rupture, mais aussi comme des moments de modification et de redistribution des relations et des circulations internationales.
12La promesse de sécurité que porte l’adoption de la neutralité ouvre sur une réflexion sur l’endiguement de la violence de guerre sous ses différentes formes, comme les viols des territoires neutres ou les exactions des corsaires. Derrière, se dessine le rapport de primauté entre la guerre et la paix. La neutralité montre que le champ de la conflictualité, à défaut de sa fréquence, tend à se circonscrire à mesure que se définissent les droits des neutres. Dans une Europe du XVIIIe siècle marquée par la récurrence des conflits, la neutralité propose un moyen de contourner leurs effets en générant un espace de stabilité permettant de maintenir les échanges commerciaux qui sont nécessaires à l’équilibre des sociétés et à la poursuite de l’effort de guerre. À côté de ces impératifs, l’intérêt porté à cette forme particulière de pérennisation de la paix fait écho à l’effort des juristes et des philosophes qui cherchent à imaginer une domestication de la guerre dans l’élan général du progrès caractéristique de la pensée des Lumières. Leurs réflexions peuvent nourrir celles des ministres et des négociateurs qui les accommodent avec les impératifs politiques et la dure réalité des faits.
13À travers l’intérêt porté à la neutralité se révèle une conciliation entre la théorie et la pratique des relations internationales. Le juriste à la lumière de sa chandelle ou le capitaine à la barre de son navire participent, tout comme le diplomate, à l’expérience de la neutralité. Les idées du premier servent aux deux autres, alors que les mésaventures du deuxième et les efforts du troisième peuvent nourrir une réflexion intellectuelle. Les décennies d’interaction entre les acteurs de la neutralité autour de la ligne de front séparant la guerre de la paix permettent de dépasser les incantations pour animer une dynamique, dont le paroxysme est la Ligue de la Neutralité armée de 1780. Elle marque en effet l’aboutissement de plus d’un siècle d’évolutions, de réflexions et de pratiques pour proclamer une règle à prétention universelle régissant la navigation et le commerce des non-belligérants.
14L’attention qui leur est portée amène à repenser l’influence des questions maritimes dans les relations internationales, au-delà des considérations strictement navales. En 1960, l’historien maritimiste britannique John Selwyn Bromley écrivait : « Il n’y a pas à mon sens d’histoire maritime sans histoire des guerres, ni d’histoire de l’économie baltique sans l’histoire encore mal connue de la neutralité2. » Mais la proposition garde toute sa pertinence si elle est renversée : pas d’histoire de la neutralité sans histoire maritime. Les enjeux de la neutralité de la navigation et du commerce sont révélateurs de l’attention croissante accordée à l’équilibre maritime qui devient un paramètre incontournable du rapport de forces entre les grandes puissances. Il justifie le discours d’encouragement aux neutres face au danger de l’hégémonie anglaise sur mer qui occupe de plus en plus de place chez les diplomates français. La mondialisation du champ d’affrontement franco-anglais au XVIIIe siècle se traduit par des tensions récurrentes autour des échanges transatlantiques qui s’installent au cœur des relations entre neutres et belligérants.
15La neutralité n’est pas un succédané de l’idéal de paix perpétuelle sujet de tant de projets. Espace économique, objet diplomatique, notion juridique, elle se décline au XVIIIe siècle selon plusieurs facettes qui entrent en résonnance les unes avec les autres pour penser la paix dans la guerre. Elle ouvre la perspective d’une domestication des conflits qui se limiteraient ainsi à eux-mêmes, par la pérennité d’une paix contractuelle basée sur un équilibre entre droits et devoirs des belligérants et des non-belligérants. Située précisément sur le point saillant de rencontre de la paix et de la guerre, la neutralité est, dans son essence même, un objet de négociations, d’accommodements, d’ajustements. Elle autorise la réconciliation de l’ambition pacifiste de l’Europe des Lumières et de sa réalité des conflits récurrents.
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