Les crises climatiques au Maġrib al-Aqṣā d’après la littérature hagiographique (XIIe-XIIIe siècle)
p. 231-239
Texte intégral
1Incontestablement, la littérature hagiographique marocaine a constitué durant les dernières décennies, avec les sources jurisprudentielles, un genre particulièrement étudié pour scruter non seulement de nombreux aspects de la religiosité populaire, mais pour une meilleure connaissance des réalités socioculturelles et économiques des villes et campagnes marocaines. Cette littérature hagiographique est relativement abondante au Maġrib al-Aqṣā comparaison avec le reste de l’Occident musulman : cela relève sans doute de la spécificité du processus de l’islamisation du pays et du rôle prépondérant des courants mystiques dans son évolution. Le cas d’al-Andalus voisin, ou dans une moindre mesure de l’Ifrīqiya, reflète une réalité différente où la forte urbanisation et structuration politique dès l’après conquête arabe a favorisé l’émergence d’une élite savante qui a donné lieu à de nombreux recueils bio-bibliographiques1.
2Cette littérature hagiographique a fait l’objet de nombreux travaux qui rendent facultative une présentation exhaustive2. On peut néanmoins distinguer deux groupes de sources hagiographiques. Le premier est constitué de recueils consacrés à des saints soufis (awliyāͻ, littéralement « amis de Dieu ») sans aucune exclusivité d’appartenance familiale, tribale ou d’obédience à la voie d’un maître unique. Ce type est représenté par le premier texte, al-Sirr al-maṣūn d’Ibn Ṭāhir al-Ṣadafī, auteur andalou qui écrivit en Orient à la fin du XIIe siècle3. Al-Mustafād fī manāqib al-cubbād, d’al-Tamīmī, ouvrage partiellement conservé et dont une première édition critique est parue récemment, est dévolu aux soufis originaires ou ayant vécu à Fès ; son auteur est mort avant 12004. Le recueil d’Ibn al-Zayyāt al-Tādilī, al-Tašawwuf ilā riğāl al-taṣawwuf, rédigé en 617 H/1220 AD, est incontestablement le plus représentatif de cette catégorie. Les 277 biographies qu’il contient constituent une mine d’informations pour l’historien de la société et de la campagne marocaines5. C’est d’ailleurs cet ouvrage qui fournira l’essentiel des données exposées par la suite. Dans la même catégorie de recueils, on peut classer le Maqṣad d’al-Bādisī, écrit au début du XIVe siècle (711 H/1311-1312 AD)6. Consacré exclusivement aux soufis du nord du Maroc, il est composé, selon son auteur, en réaction et en complément au recueil d’al-Tādilī, beaucoup plus axé sur la partie méridionale du Maroc.
3La seconde catégorie de sources hagiographiques regroupe des textes consacrés à la biographie d’un seul maître soufi ou à des groupes de soufis appartenant à la même famille ou s’inscrivant dans la lignée de l’enseignement initiatique d’un seul maître. La Dacāmat al-yaqīn d’al-cAzafī, rédigée entre 609 et 617 H (1212-1220 AD), est consacrée à Abū Yaczā, première grande figure du soufisme berbère populaire7. On peut y ajouter le Minhāğ, rédigé durant la deuxième moitié du XIVe siècle et consacré à Abū Muḥammad Ṣāli (m. en 1235), fondateur de la plus ancienne ṭāͻifa (confrérie) marocaine8.
4Pour rester fidèle à la vocation méthodologique du présent ouvrage, il est nécessaire de s’interroger sur la spécificité de la matière historique disponible dans les sources hagiographiques. En effet, l’essentiel des données recueillis provient des récits des miracles des différentes saints : on parle dans les textes de karapplema, notion qu’on pourrait comparer à celle de miracle dans la chrétienté, mais qui revêt quelques spécificités. Étymologiquement, la racine KRM évoque l’idée de générosité et de don : c’est une propriété du saint qui émane de la générosité divine, et non pas de son véritable pouvoir9. Dans ce sens, la karāma s’oppose à la mucğiza, (selon la traduction de Denis Gril : « le signe qui laisse les hommes impuissants »), laquelle renvoie à une idée d’inimitabilité et s’applique, par exemple, aux miracles prophétiques10.
5Malgré son caractère parabolique d’instrument destiné à édifier les fidèles et à les convaincre de l’omnipotence du Divin, la karāma est profondément ancrée dans son temps. Elle témoigne des craintes et des attentes des contemporains du saint et reflète, en les déformant parfois certes, les éléments de la vie quotidienne. Ce n’est pas, bien évidemment, le caractère miraculeux de l’action du soufi qui nous intéresse, mais surtout les raisons qui l’ont suscitée : crises climatiques, frumentaires ou autres fléaux qui s’abattent sur ses contemporains. L’intercession du saint, elle, peut surtout nous renseigner sur les mentalités de l’époque et sur les réponses et les explications que des populations désemparées formulaient en face du risque climatique.
6À la différence de l’historiographie conventionnelle, avec des chroniques ou des annales organisées selon un ordre chronologique ou dynastique établi, les recueils hagiographiques se placent dans une temporalité qu’on peut qualifier d’a-chronologique (ou a-historique). Dans certains textes, les faits datés sont extrêmement rares et seuls certains éléments extérieurs peuvent évoquer une datation plus ou moins précise. D’autres recueils, largement influencés par une autre tradition historiographique musulmane, celle des recueils bio-bibliographiques, précisent les années de décès des soufis et rappellent occasionnellement des évènements clefs ou des dates précises de la biographie du soufi concerné. C’est le cas du Tašawwuf, qui sera de loin notre principale source. Dans les informations recueillies dans ce corpus, peu de famines ou de catastrophes sont précisément datées.
7La présentation et l’analyse des données recueillies nécessitent enfin une dernière mise au point méthodologique par rapport à la catastrophe naturelle comme objet historique. Ce qui nous intéresse précisément n’est pas le phénomène naturel en soi, mais sa relation et son rôle d’interface entre la nature (écosystème) et un système social11. La catastrophe est le fruit d’un risque, et ce dernier peut être défini comme la conjonction d’un aléa (la probabilité d’un phénomène naturel) et d’une vulnérabilité (la faiblesse physique et socio-économique de l’homme face à l’aléa et sa capacité de réponse sur tous les niveaux, technique, social, spirituel).
8Ainsi, avant de parler des famines qui ont sévi au Maroc telles qu’elles sont représentées par les sources hagiographiques, il convient de présenter d’abord ce que ces dernières nous disent des aléas. Deux types d’aléas se détachent clairement dans ce corpus : les caprices de la pluviométrie d’un côté et les ravages des acridiens de l’autre.
9L’irrégularité de la pluviométrie est incontestablement la cause principale de la plupart des crises de subsistance au Maroc. Si les taux annuels de précipitation sont dans la plupart des régions suffisants à la pratique de la céréaliculture (principale source de production agraire), leur répartition déséquilibrée peut engendrer des dégâts considérables sur la qualité et la quantité des récoltes. Dans le seul Tašawwuf, treize mentions se rapportent à des karāmāt en lien avec une sécheresse ou un déficit pluviométrique. Les termes ou expressions arabes utilisées sont variables : qaḥṭ (la racine QḤṬ évoque l’idée d’« écorcher, déchirer la peau, érafler, blesser légèrement » ; d’où, par extension, celle de « sécheresse ») ; ğadb (absence de pluie, sécheresse) ; ou iḥtibās al-maṭar (de la racine ḥBS : « arrêter, s’abstenir » ; littéralement, « arrêt des précipitations »).
10Les régions touchées sont nombreuses : Naffis, Tlemcen, Fès, Doukkala, Tadla, région de Marrakech, Sijilmasa, Moyen Atlas. Cela témoigne de l’ampleur du phénomène. Mais cette distribution géographique est aussi dictée par l’origine des soufis, car d’autres régions ne figurant pas sur la liste sont potentiellement sujettes à cet aléa (Dra, Sous, Habt).
11L’intercession du soufi vient généralement fructifier les prières rogatoires des paysans sinistrés. Dans plus d’une dizaine de mentions, la karāma du soufi ne revêt pas de caractère surnaturel ; son charisme fait seulement de lui un intermédiaire dont les invocations exhaussées par la volonté divine viennent sauver ses contemporains. Le saint accompagne par ses prières le rite de l’istisqāͻ (prière rogatoire prescrite par le culte orthodoxe). Nos sources ne soulignent pas la pratique d’autres rites séculaires hérités des périodes anté-islamiques. On sait pourtant, notamment au travers de témoignages tardifs, que des cultes rogatoires consistant en des processions rituelles en l’honneur de Talġunğa (figurine symbolisant la fertilité) sont extrêmement répandus dans l’ensemble du Maghreb12. Cette absence n’est d’ailleurs pas étonnante, nos sources étant rédigées dans un contexte religieux marqué par le poids de l’orthodoxie. Le soufisme marocain est essentiellement un soufisme sunnite peu porté sur les débats théologiques et les questionnements philosophiques. Ainsi, les manifestations jugées peu conformes à l’esprit de l’orthodoxie sunnite sont généralement purgées dans notre corpus.
12Dans un climat typiquement méditerranéen, l’irrégularité des pluies s’accompagne souvent de leur caractère orageux et torrentiel. La sécheresse aidant, les pluies attendues se transforment en torrents menaçant les habitants et leurs biens. Plusieurs récits de notre corpus notent en effet que l’arrivée de la pluie engendre des torrents (suyūl), compliquant les communications et les déplacements des paysans13.
13À côté d’une pluviométrie capricieuse, les paysans marocains, depuis l’Antiquité jusqu’à l’époque contemporaine, ont été périodiquement affligés par les ravages des acridiens. On peut en effet regrouper sous cette appellation savante plusieurs espèces de criquets et de sauterelles. Dans les textes arabes, c’est le mot ğarād qui est utilisé d’une manière générique, pour désigner ce que seraient, en toute vraisemblance, les criquets pèlerins (Schistocerca gregaria) ou les criquets migrateurs (Locusta migratoria), deux espèces différentes rencontrées habituellement dans cette partie du monde.
14Deux mentions du Tašawwuf concernent des interventions charismatiques pour faire face aux criquets et à leurs ravages ; les faits sont localisés en Ifrıqiya puis du côté d’Aġmāt. Dans les deux cas, la karāma permet au saint de débarrasser ses contemporains des dangers des criquets en les éloignant miraculeusement. Dans les deux cas également, cette intervention s’oppose aux méthodes des paysans qui s’employaient désespérément à tuer les criquets, car ces derniers, selon al-Hawwārī, sont « une armée de Dieu14 ». L’expression n’est point étonnante si on rappelle que les criquets sont considérés dans l’imaginaire musulman, depuis le texte coranique d’ailleurs, comme un avertissement divin à l’homme. Pour al-Hawwārī, les criquets du Maghreb ne pouvaient être perçus différemment de ceux qui s’abattirent sur l’Égypte pour punir ses habitants et pour les inciter à adhérer au message de Moïse15.
15La rareté des mentions à propos des criquets ne reflète pas la grande fréquence de ce fléau. L’examen d’autres sources médiévales permettrait peut-être d’en attester l’existence à de nombreuses reprises, mais je doute que le caractère épars et discontinu de l’information historique ne puisse fournir une vision proche de la réalité de la fréquence du phénomène. Il suffit peut-être d’évoquer les données d’époque plus récente pour s’apercevoir de l’ampleur potentielle du fléau. Entre 1800 et 1912, trente-deux années ont connu des apparitions de criquets au Maroc, avec des conséquences très variables en fonction de la date du passage des essaims16. Face à la menace, les paysans ne restaient pas sans réaction : on a vu que les deux mentions du Tašawwuf évoquent l’acte de tuer les criquets, sans nous dire comment. Des témoignages beaucoup plus récents attestent que cela pouvait se faire en faisant du bruit pour éloigner les essaims, en déterrant les œufs avant leur éclosion, ou en brûlant les incultes. Mesures peu efficaces, certes, qui ne pouvaient venir à bout des criquets, même si ces derniers sont consommés comme nourriture complémentaire. L’acridophagie dans l’Afrique du Nord est une pratique millénaire, attestée déjà sur des sites néolithiques et révélée par les auteurs antiques depuis Hérodote17. Les exemples de l’époque islamique ne manquent pas : on peut en citer le plus connu, rapporté par al-Idrısı à propos de Marrakech, où on vendait au milieu du XIIe siècle des criquets grillés18.
16Les aléas climatiques ou les attaques d’acridiens pouvaient entraîner à terme des phases de disette ou de famine. Celles-ci pouvaient être également le fruit d’autres causes, politiques ou économiques, mais nos sources hagiographiques ne permettent pas de s’en rendre compte. Le croisement des données historiques fournies par différentes sources devrait éventuellement aider à expliquer la concomitance de crises de subsistance et de fléaux comme la peste et autres épidémies, ou d’évènements historiques (guerres, crises politiques). Au niveau de la terminologie, c’est le mot mağāca (famine) qui est le plus utilisé ; on trouve également, à une moindre mesure, le terme masbaġa (de la racine SBĠ exprimant également l’idée de la faim).
17La récurrence du thème de la famine et des disettes dans nos sources hagiographiques atteste néanmoins leur fréquence. Trois épisodes sont datés par nos sources, qui nous offrent là des informations inédites. La première mention concerne une famine survenue en 535 H (septembre 1136-septembre 1137) : l’information apparaît dans une notice consacrée à un habitant d’Ifġal, près d’Azemmour, dans les plaines atlantiques méridionales19. L’évènement intervient pendant une période trouble de l’histoire almoravide, deux ans avant la mort de cAlī b. Yūsuf. Les autres sources ne mentionnent pas de famines dans d’autres endroits du Maroc à la même époque, ce qui pourrait suggérer qu’il s’est agi d’un épisode localisé, dans une région souvent victime, d’ailleurs, des aléas climatiques jusqu’à une période récente.
18La deuxième mention évoque une famine à Fès en 571 H (juillet 1175-juillet 1176). L’information est citée par deux recueils hagiographiques, le Mustafād et le Tašawwuf, qui demeurent les seuls à en faire état20. Cette année 571 fut éprouvante dans plusieurs régions du pays. Dans d’autres sources, on trouve d’ailleurs des témoignages relativement détaillés sur la « peste » (ṭācūn) qui frappa Marrakech. L’épidémie surgit au début de ḏū l-qacda (ou un peu plus tôt dans un autre récit rapporté par le même auteur) et emporta chaque jour, si l’on croit l’auteur du Bayān, de 100 à 190 personnes. L’élite almohade paya aussi un lourd tribut durant cette crise, dont quatre fils de cAbd al-Muͻmin. L’épidémie dura presque un an et obligea les habitants de la capitale à vivre cloîtrés par peur de la contagion21. Ibn Abī Zarc confirme l’information et rapporte un autre chiffre, invérifiable, sur l’ampleur de l’épidémie, celui de 1700 morts. Parallèlement à la peste qui sévissait à Marrakech, l’inflation (ġalāͻ) toucha le Maghreb dans son ensemble, sans autre précision22. Cette dernière information permet de faire le lien avec la famine annoncée à Fès, la pénurie des vivres étant souvent la raison d’une envolée des prix qui pénalise, notamment en milieu urbain, les plus défavorisés. En effet, l’évocation de cette famine dans la biographie du saint Yaḥyā al-Tādlī sert à témoigner de sa générosité à l’égard des pauvres affamés : il leur offrit la totalité de ses propres réserves de blé (emmagasiné dans le grenier, ġurfa, situé à l’étage de sa maison à Fès), ainsi que des choux et du beurre clarifié23.
19Enfin, le Tăsawwuf mentionne une famine à Marrakech en 591 H (décembre 1194-décembre 1195). L’information n’apparaît dans aucune autre source, les chroniques étant particulièrement focalisées, pour cette année de la bataille d’Alarcos, sur la situation militaire en al-Andalus.
20En dehors de ces trois mentions circonstanciées, une dizaine d’autres se rapportent à des famines survenues à Marrakech (2), Fès (3), Safi et le pays des Dukkāla (3), Aġmāt, Bougie et le Rif (une mention chacun). Les informations sur les moments de l’année où interviennent les famines sont rares : à Mlīğa (chez les Dukkāla), c’est au moment des labours que la disette s’est déclenchée24 ; à Bougie, le récit laisse entendre que la famine commença à toucher les pauvres après les maigres récoltes et se poursuivit jusqu’à l’année suivante, qui fut plus clémente25.
21Les textes rapportent également quelques attitudes des habitants affamés face à la famine. Dans le pays des Dukkapplela, les gens s’employaient à chercher les racines et les tubercules servant d’aliments de substitution en temps de disette, et comme la sécheresse est synonyme aussi de pénurie dans les ressources hydrauliques (surtout dans cette zone où n’existent pas de cours d’eau permanent et où la pluie est la principale ressource en eau), la quête de l’eau par tous les moyens s’impose. Un saint participe avec les habitants à récupérer de l’eau accumulée dans les pierriers (et il en trouve miraculeusement dans une pierre concave ayant la forme d’une ṣaḥfa, plat en céramique26). D’autres habitants de la même région sont contraints de fuir, et leur mobilité en temps de manque d’eau semble, d’après le texte, habituelle27.
22Plus désespérée fut la réaction des habitants du pays de Nakkür dans le Rif, confrontés à une grande famine durant le deuxième quart du XIIIe siècle. Éprouvés par la faim, les habitants furent contraints de se livrer en masse à des pirates chrétiens venus razzier les côtes rifaines, et cela pour « manger à leur faim28 » (li-yašbacū cinda-hum al-ṭacām). Ce témoignage, qui reste rare, n’est cependant pas le seul : dans d’autres épisodes de famine encore plus étendus, des dizaines de milliers de Marocains se sont constitués prisonniers des Portugais occupant au début du XVIe siècle quelques présides sur la côte atlantique ; la plupart finirent esclaves au Portugal29.
23Les interventions des soufis au secours de leurs contemporains sont variables, mais on peut remarquer la rareté des actions miraculeuses. Dans un cas, un habitant affamé sombre dans un sommeil salvateur pendant toute la durée de la famine, sur le conseil d’un saint ; dans un autre, c’est le saint lui-même, qui après avoir offert toutes ses réserves aux pauvres, est miraculeusement nourri dans le songe ; enfin, d’autres puisent dans une petite quantité de grains qui se révèle inépuisable. Louant la piété des saints, les sources hagiographiques insistent moins sur leurs prodiges que sur leur œuvre de charité. À huit reprises (sur quatorze mentions), le soufi offre de l’aumône aux pauvres, les nourrit généreusement ou leur ouvre ses propres réserves céréalières. Dans d’autres cas, il prête de l’argent ou vend ses céréales à délai avant d’en faire don aux acheteurs. Enfin, l’initiative d’un saint de Bougie est plus originale : il recueille de l’argent des gens aisés, loue auprès des autorités un funduq où il installe les pauvres, les nourrit et leur offre des vêtements pendant une année, jusqu’aux récoltes suivantes30.
24La valorisation de l’acte de charité, plus que l’action miraculeuse, dans les vitae des saints marocains (ou maghrébins), relève du caractère exemplaire des sources hagiographiques, destinées entre autres, à vulgariser un idéal de la piété et du renoncement. L’aumône et l’acte de charité deviennent à leur tour des éléments de réalisation spirituelle, en conformité avec l’ascèse rigoureuse et le renoncement au monde, prônés par les enseignements de l’islam. Certains soufis ont fait de la charité leur cheval de bataille et l’enjeu de leur effort spirituel : Abū l-cAbbās al-Sabtī, en est le plus emblématique. Pour les soufis, l’acte de charité ne se limite pas aux temps de crise ; c’est plutôt une action permanente, qui va progressivement faire partie de l’éthique soufie en général31. Il peut ainsi revêtir la forme d’un banquet offert aux habitants ou aux disciples et évoluer vers la pratique codifiée de l’iṭcām al-ṭacām32.
25Enfin, dans le comportement des saints et leurs pratiques alimentaires, l’historien peut trouver deux types d’éléments importants susceptibles de mieux aider à comprendre la réponse de l’homme aux crises de subsistance. D’abord, dans la diète que s’imposaient nombre de saints, on trouve des informations utiles sur les nourritures de substitution. Ensuite, la frugalité de l’alimentation des soufis est une solution exemplaire pour tous ceux qui pourraient être confrontés à la faim et trouver dans la nature plantes et animaux comestibles33.
Notes de bas de page
1 Fierro M., « Entre el Magreb y al-Andalus : la autoridad política y relogiosa en época almorávide », dans Balaguer, 1105 Cruïla de civilitzacions, Lérida, 2007, p. 99-120 (notamment p. 112 sq.).
2 Voir notamment à ce propos les travaux de H. Ferhat, Le Maghreb aux XIIe et XIIIe siècles : les siècles de la foi, Casablanca, 1993, et Le soufisme et les Zaouyas au Maghreb. Mérite individuel et patrimoine sacré, Casablanca, 2003, ainsi que le livre de V. J. Cornell, Realm of the saint. Power and authority in moroccan sufism, Austin, 1998. Pour l’Ifrīqiya hafside, voir le récent livre de N. Amri, Les saints en islam, les messagers de l’espérance. Sainteté et eschatologie au Maghreb aux XIVe et XVe siècles, Paris, 2008.
3 Voir Meier F., «ṭāhir al-Ṣadafī’s forgotten work on western saints of the 6th /12th century », dans Id., Essays on islamic piety and mysticism, Leyde, 1999, p. 423-504 ; Ferhat H., introduction à l’édition d’al-Sirr al-maṣūn fı mā ukrima bi-hi al-muḫliṣūn, Beyrouth, 1998.
4 Al-Tamīmī, al-Mustafād fī manāqib al-cubbād bi-madīnat Fās wa-mā yalī-hā min al-bilād, éd. M. Al-Šarif, Tétouan, 2002.
5 Al-Tādilī, al-Tašawwuf ilā riğāl al-taṣawwuf, éd. Al-tawfiq A., Rabat, 1984.
6 Al-Bādisī, al-Maqṣad al-šarıf wa-l-manzac al-laṭīf fī al-tacrīf bi-ṣulaḥāͻ al-Rīf, éd. Acrāb S., Rabat, 1993.
7 Al-cAzafī, Dacāmat al-yaqīn fī zacāmat al-muttaqīn, éd. Al-tawfīq A., Rabat, 1989.
8 Al-Māgrī, al-Minhāğ al-wāḍiḥ fī taḥqīq karāmāt Abī Muḥammad Ṣāliḥ, Le Caire, 1933.
9 Aigle D. et Mayeur-Jaouen C., « Miracle et karāma. Une approche comparatiste », dans Aigle D. (éd.), Miracle et karāma. Hagiographies médiévales comparées, Turnhout, 2000, p. 14-15.
10 Gril D., « Les fondements scripturaires du miracle en islam », dans Aigle, , Miracle et karapplema…, op. cit., p. 237-249.
11 D’après la définition de Serge Briffaud, citée par J. Berlioz, « Les lendemains des catastrophes naturelles au Moyen âge », dans Jouanna J., Leclant J. et Zink M. (éd.), L’homme face aux calamités naturelles dans l’Antiquité et au Moyen Âge, Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, Cahiers de la villa Kérylos no 17, Paris, 2006, p. 165-166.
12 Voir à ce propos les descriptions d’É. Laoust, Mots et choses berbères, Paris, 1920, et l’étude de R. Bourqia, « Rituel, symbole et aléa dans la société rurale marocaine. Repenser Westermarck », dans Id. et El Harras M., Westermarck et la société marocaine, Rabat, 1993, p. 185-198.
13 Tašawwuf, op. cit., p. 90 et 410 par exemple.
14 Ibid., p. 180-181.
15 Amir-Moezzi M. A. (dir.), Dictionnaire du Coran, Paris, 2007, pp. 53-54. L’image employée par al-Hawwārī n’est pas sans rappeler les propos de Victor de Vita, comparant les clercs persécutés par les Vandales aux essaims de criquets, les deux étant des « soldats de Dieu ». Voir aussi Desanges J., « Témoignages antiques sur le fléau acridien », dans Jouanna et al., L’homme face aux calamités naturelles…, op. cit., p. 221-235 (ici p. 234-235).
16 Michel N., Une économie de subsistance, le Maroc précolonial, Le Caire, 1997, I, p. 70-74.
17 Desanges, « Témoignages antiques… », op. cit., p. 231-234.
18 Al-Idrīsī, Nuzhat al-muštāq fı-ḫtirāq al-āfāq (Opus geographicum), Rome-Naples, 1972, p. 235. À titre de comparaison, voir sur les ravages des acridiens dans un autre contexte méditerranéen Arbel B., « Sauterelles et mentalités : le cas de la Chypre vénitienne », Annales ESC, 5, septembre-octobre 1989, p. 1057-1074.
19 Tašawwuf, op. cit., p. 183.
20 muštāq, op. cit., p. 210-211 ; Tašawwuf, op. cit., p. 245-246.
21 Ibn cIḏārī, al-Bayān al-muġrib fī aḫbār mulūk al-Andalus wa-l-Maġrib. Qism al-muwaḥḥidīn, éd. Al-Kattani M. I., Ben Tawit M., Zniber M. et Zmama A., Casablanca, 1985, p. 136-137.
22 Ibn Abī Zarc, al-Anīs al-muṭrib bi-rawḍ al-qirṭās fī tārīḫ al-Maġrib wa-aḫbār binā’ madīnat Fās, Rabat, 1973, p. 267.
23 Tašawwuf, p. 246.
24 Ibid., p. 126.
25 Ibid., p. 429.
26 Ibid., p. 263.
27 Ibid., p. 234-235.
28 Maqṣad, op. cit., p. 61.
29 Rosenberger B. et Triki H., « Famines et épidémies au Maroc aux XVIe et XVIIe siècles », Hespéris-Tamuda, XIV, 1973, p. 109-175.
30 Taşawwuf, p. 429.
31 Pour une approche générale de l’importance de la charité dans les sociétés musulmanes, voir le récent travail d’A. Singer, Charity in islamic societies, Cambridge, 2008. Sur la charité dans l’action des soufis musulmans à l’époque médiévale, on peut consulter D. Gril, « De l’usage sanctifiant des biens en Islam », Revue de l’histoire des religions, 215/1, 1998, p. 59-89.
32 Sur les origines et l’évolution de cette pratique, voir Rodriguez-Mañas F., « Charity and deceit : the practice of the iṭcām al-ṭacām in Moroccan sufism », Studia Islamica, 91, 2000, p. 59-90.
33 Voir à ce propos Ferhat H., « Frugalité soufie et banquets de zaouyas : l’éclairage des sources hagiographiques », Médiévales, 33, 1997, p. 69-79 ; El Hour R., « La alimentación de los sufies-santos en las fuentes hagiograficas magrebíes : el caso de Marruecos », dans Marin M. et de la Puente C. (éd.), El banquete de las palabras. La alimentación en los textos arabes, Madrid, 2005, p. 207-236.
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