« La Cité universitaire tue le Quartier latin » : enjeux sociaux et urbains d’une ville étudiante (années 1920-1930)
p. 89-99
Texte intégral
1Essentiellement envisagée jusqu’ici dans sa dimension académique et internationale, notamment vue de l’instauration d’un climat de paix durable dans une Europe meurtrie après quatre années d’une guerre dévastatrice1, la Cité internationale universitaire de Paris demande aussi à être saisie comme la manifestation d’une action sociale, menée par les autorités étatiques et les milieux universitaires en faveur des étudiants. C’est d’ailleurs la crise du logement étudiant de l’après-guerre à Paris qui fut à l’origine même du projet2. Mise en place à une époque où, en France les pouvoirs publics, les associations étudiantes et le personnel enseignant se montraient soucieux d’améliorer les conditions de vie des étudiants, la Cité universitaire parisienne témoigne effectivement de l’intérêt accru porté au développement d’œuvres étudiantes pendant la période de l’entre-deux-guerres.
2Il convient de se demander dans cet esprit si la politique d’internationalisation de l’enseignement supérieur français, visant à accroître la fréquentation des établissements supérieurs français par les étrangers, en leur facilitant l’accès et le séjour en France, n’a pas eu pour effet d’accélérer le développement d’une politique sociale en faveur des populations étudiantes. À rebours, la Cité étudiante n’est-elle pas aussi, en fin de compte, le fruit de cette politique sociale ? La mise en place, au-delà des résidences offrant du logement, de toute une série de services sociaux (sanitaires, récréatifs, de restauration, etc.) au sein même de la ville étudiante, n’en est-elle pas la preuve ?
3Un deuxième axe d’étude mérite d’être posé. Cette œuvre sociale nouvellement fournie par la Cité universitaire ne lèse-t-elle pas, dans le même temps, les intérêts des milieux économiques qui s’activent alors dans le marché local des services étudiants ? Il conviendra de s’interroger ici sur les rapports qu’a entretenus la Cité universitaire avec la société parisienne au cours des premières décennies de son existence, en particulier avec les petits entrepreneurs du Quartier latin. Ce qui peut être formulé de la manière suivante : comment la ville étudiante à caractère international, située dans le 14e arrondissement, a-t-elle été perçue par les hôteliers et les gérants des restaurants du 5e arrondissement, qui, depuis plusieurs décennies, tiraient profit de la présence d’une nombreuse clientèle étudiante, autochtone et étrangère, dans le centre historique de la capitale française ?
La Cité universitaire : une œuvre sociale étudiante
4L’entre-deux-guerres marque sans aucun doute l’avènement en France de l’ère des œuvres universitaires. C’est bien au cours de cette période qu’une véritable politique sociale en faveur des populations étudiantes a été mise en place, au début par divers acteurs sociaux, tels que le mouvement étudiant associatif, les municipalités et les organisations philanthropiques, ensuite, par l’État français3. C’est dans ce contexte marqué par le souci pour les conditions de vie des étudiants et la volonté de venir en aide aux plus nécessiteux d’entre eux que s’est développé le projet de la fondation d’une cité universitaire internationale dans la capitale française. Comme on le sait, la grave crise de logement qui affecte Paris au lendemain de la guerre, particulièrement ressentie parmi les étudiants des établissements parisiens au nombre croissant et aux origines sociales diversifiées, est l’origine même du projet de la cité parisienne. La construction, en moins de quinze ans, de 1925 à 1938, de près d’une vingtaine de résidences étudiantes pouvant accueillir plus de 2 000 résidents correspondait au plus ambitieux programme de politique de logement étudiant à avoir jamais été réalisé par un État européen jusqu’à cette époque.
5Or il convient ici de signaler à quel point l’apport étranger s’avéra déterminant pour la réalisation de cette vaste entreprise. Si l’État français et la ville de Paris se chargèrent du rachat des terrains de la Cité, la construction de treize de ces dix-sept foyers étudiants fut, en revanche, assurée par des gouvernements et des donateurs étrangers. Des sommes considérables furent acheminées en direction de la Cité : 12 millions de francs par l’ingénieur canadien d’origine belge Biermans-Lapotre4 (contre 10 et 7 millions respectivement par Deutsch de la Meurthe et David-Weill), 10 millions par des donateurs américains sous l’égide du docteur Gage, 6 millions par le Japonais Satsuma, 3,5 millions par l’Américain Guggenheim, 2,6 millions par le Canadien Wilson, 1 million de francs par l’Argentin-Bemberg, etc.5. L’apport grec, consacré à la construction d’une fondation hellénique, s’éleva à 3,5 millions de francs, réunis grâce à une souscription panhellénique à laquelle participèrent 327 donateurs et à une contribution de 750 000 francs provenant du gouvernement hellénique6. Quant à la Maison internationale, qui abritait les services généraux, elle avait été érigée grâce à une dotation d’un montant de 3,5 millions de dollars du magnat américain John D. Rockefeller Jr7. Même une fondation dite « française », la Maison des Provinces de France, bénéficia d’un apport étranger, puisque l’aménagement d’un certain nombre – réduit, il est vrai – de ses chambres fut financé par des gouvernements étrangers. Ce fut le cas avec le gouvernement yougoslave qui se chargea du coût financier de la construction d’une dizaine de chambres. Si les sommes versées par l’État français pour l’achat de terrain et pour diverses subventions s’élevèrent jusqu’à 75 millions de francs, l’apport des sources étrangères fut estimé, par contre, à plus de 200 millions8. Autrement dit, la politique sociale que l’État français menait en faveur des populations étudiantes dans les années 1920 et 1930 à travers de la mise en place d’une cité étudiante dans la capitale française fut en partie, voire même en grande partie, financée par des étrangers !
6Si les étrangers furent les principaux pourvoyeurs de fonds, c’est les étudiants français qui, par contre, furent les principaux bénéficiaires du fonctionnement de cette œuvre sociale. Les résidents de nationalité étrangère ne formaient qu’une part minoritaire, entre un tiers et un quart de l’ensemble. Ainsi, en 1935, la cité abritait 1 574 Français et 473 étrangers9 et ce même rapport était de 2 175 et 825 en 193810. Il était d’ailleurs prévu que les logements non occupés par des étudiants étrangers, dans les sections étrangères seraient réservés, aux mêmes prix, aux étudiants français11. De fait, dans bon nombre de résidences étrangères, les locataires français étaient majoritaires. Ce fut le cas, entre autres, avec la fondation belge. La Maison des étudiants belges était, par exemple, habitée en 1931 par 150 étudiants français contre à peine 62 étudiants belges, luxembourgeois et hollandais12.
7L’offre d’un logement étudiant de qualité à bas prix ne fut pas le seul des services sociaux rendus par la Cité à ses résidents, français et étrangers. Procurer des soins médicaux et fournir des repas bon marché et de bonne qualité figuraient aussi parmi les objectifs que se fixaient ses administrateurs. Véritable ville étudiante abritant plusieurs milliers de résidents, la Cité universitaire devait organiser et gérer des services communs, ce qui comprenait, entre autres, le fonctionnement d’un restaurant « assez grand pour servir mille repas en même temps » et la fondation « une infirmerie et, si possible, un petit hôpital13 ». La concentration d’un si grand nombre d’étudiants-résidents imposait par la force des choses le développement dans l’enceinte même de la cité parisienne de certaines œuvres universitaires, directement liées au bien-être et à la santé de cette population. Il est d’ailleurs significatif à cet égard que ce type d’œuvres fit très tôt son apparition dans l’espace de la Cité.
8Un restaurant universitaire commença à fonctionner dès les premières années, dans des baraquements provisoires. Installé dans un des bâtiments de la Fondation Deutsch de la Meurthe, il délivrait 1 000 repas par jour14. Son fonctionnement avait été assuré grâce notamment à la générosité de l’un des grands bienfaiteurs de la Cité, David David-Weill, qui exerça en même temps les fonctions de trésorier de la Fondation nationale pour le développement de la Cité universitaire de Paris. Au début des années 1930, le restaurant central de la Cité servait des déjeuners et des dîners à 5-6 francs15. Après l’ouverture en avril 1936 d’un bâtiment qui devait abriter les services généraux16, il fut question de rénover l’ancien restaurant. En 1937, un nouveau local fut aménagé, doté d’une cuisine moderne fonctionnant au gaz17, en état d’assurer une capacité de production de repas nettement supérieure que dans le passé. Situé à la Maison Internationale, le nouveau restaurant universitaire, composé de deux salles d’une capacité de 360 convives, pouvait servir 2 500 repas, matin et soir18. Il était fréquenté par 1 000 étudiants au déjeuner et 1 200 au dîner19. L’histoire des restaurants universitaires reste encore à faire, mais les éléments disponibles laissent supposer que le restaurant de la Cité fut, très probablement, l’un des tous premiers et les plus modernes à avoir fonctionné en France jusqu’à cette date.
9Pour ce qui est des services sanitaires procurés par la Cité, on observe que ce ne fut pas un simple service médical qui fut mis en place, mais un véritable centre hospitalier qui fut fondé. Un généreux don d’un montant de 3 millions de francs, émanant de la famille d’un riche banquier et armateur français, Charles Louis-Dreyfus, avait rendu possible l’édification d’un pavillon médical (fondation Charles Louis-Dreyfus). Celui-ci abritait « un service d’hospitalisation gratuite, un service de petite chirurgie, un laboratoire d’examen et de radioscopie, une infirmerie modèle avec chambres malades20 ».
10Des étudiants en médecine furent gratuitement logés à la Cité en échange des soins procurés aux malades21. Le centre hospitalier était censé secourir à toute heure du jour ou de la nuit les étudiants victimes d’un accident ou d’un accès brusque d’une grave maladie22. Comme il a été signalé, la Cité internationale fut, avec Nancy et Strasbourg, l’un des premiers lieux universitaires à avoir été dotés d’un dispensaire médical23. Il fut, aussi, sans doute l’un des mieux équipés.
11Il apparaît clairement que la cité parisienne fut d’autant plus en mesure de réaliser des œuvres étudiantes (restaurant, service médical), qu’elle avait bénéficié d’une affluence sans précédent de dons privés, provenant, qui plus est, d’horizons géographiques très divers. Elle est ainsi devenue l’un des premiers espaces universitaires dans le monde où une action sociale concrète et d’une ampleur significative s’est produite en faveur de la population étudiante, sans distinction de nationalité.
La Cité étudiante parisienne : un modèle à suivre pour la province ?
12Le projet parisien de Cité universitaire fut cependant un cas particulier. Paris, en tant que « ville-capitale » à rayonnement international, destination de longue date d’un important courant de migrations étudiantes, bénéficiait d’atouts considérables, atouts qui faisaient par contre défaut aux autres villes universitaires françaises, soucieuses dès lors de concurrencer le projet parisien. Pour mieux s’en rendre compte, il convient ici d’entamer une approche comparée avec l’exemple de la ville universitaire de Nancy, sur lequel nous disposons d’amples informations.
13Comme le montre le cas nancéien, les établissements universitaires de province les plus orientés vers un recrutement international de leurs effectifs suivaient de près ce qui était en train de naître sur l’emplacement des anciennes fortifications de la ville de Paris. Ainsi, en 1927, deux ans à peine après l’inauguration de la Fondation Deutsch de la Meurthe, le recteur de l’université de Nancy rendait visite à la Cité universitaire parisienne. Cette première visite fut suivie d’une deuxième quelques années plus tard. Au début des années 1930, un groupe d’universitaires nancéiens est venu examiner de près le mode de fonctionnement de la cité étudiante parisienne. De retour en Lorraine, ils lancèrent un appel international afin d’obtenir des financements étrangers en vue de la construction d’une résidence étudiante internationale. La presse lorraine rapporte même que la Pologne, la Belgique, le Danemark et le Luxembourg avaient promis de fournir une aide financière24.
14Il n’est certes pas sûr que ces gouvernements étrangers aient finalement apporté leurs concours. Mais l’idée du lancement d’un appel à des gouvernements étrangers semble bel et bien avoir été adoptée par les universitaires nancéiens, qui s’inspiraient en cela de l’exemple de la cité parisienne. De fait, une résidence universitaire, dite résidence du Château, ouvrit ses portes à Nancy au cours de cette même période. Dès le début, elle fut accessible aux étudiants étrangers. Ceux-ci formaient près d’un tiers des pensionnaires. En 1934, par exemple, sur environ 400 étudiants qui y étaient logés, 120 étaient d’origine allogène, pour la plupart des Roumains et des Polonais. Il semble même que des associations d’anciens étudiants et de professionnels polonais aient apporté un soutien, dont la nature exacte et l’ampleur demandent encore à être spécifiées. Une plaque commémorative, située à l’entrée de la résidence du Château, encore présente de nos jours, rend hommage à cet apport polonais25. Dans ce cas aussi, une source extérieure de financement avait, selon toute vraisemblance, contribué à rendre possible l’édification d’un foyer étudiant, ouvert aux non-nationaux. Mais il convient de bien préciser le profil de ce bienfaiteur étranger : il ne s’agissait ni d’institutions étatiques, ni de riches donateurs, mais de simples groupements de diplômés.
15En menant des recherches complémentaires dans les archives universitaires des établissements de province, ainsi que dans les archives départementales, et en étudiant en parallèle la presse locale, il serait sans doute possible d’établir si d’autres universités provinciales, à l’instar de ce qui s’est passé avec l’université de Nancy, furent inspirées par l’exemple parisien. Il serait en effet intéressant de voir si, à une époque où des maisons d’étudiants et des maisons d’étudiantes firent pour la première fois leur apparition dans plusieurs villes de France (Aix, Caen, Dijon, Lille, Lyon, Montpellier, Besançon), l’appel à une aide internationale est devenu une pratique courante à laquelle les administrations universitaires n’hésitaient pas à avoir recours.
16L’étude du cas nancéien montre, en tout cas, les limites de ce que pouvait être l’apport « international » aux œuvres universitaires françaises dans les villes universitaires provinciales. Les administrateurs lorrains avaient beau solliciter l’aide de gouvernements étrangers, ils n’avaient obtenu, en fin de compte, que celle des associations étrangères d’anciens diplômés des établissements supérieurs français. Les universités provinciales ne pouvaient donc guère concurrencer Paris dans ce domaine. Elles ne pouvaient pas mobiliser autant de ressources internationales que celles qu’avait su entraîner à sa suite le projet parisien. Tout au plus parvenaient-elles à trouver une aide étrangère limitée, à peine de quoi concourir à l’établissement d’un seul foyer étudiant. Rien de comparable donc avec l’ampleur de l’engouement international qui s’était manifesté en faveur du projet d’une véritable cité étudiante à Paris. Rien de comparable avec l’affluence de dons étrangers que généra l’appel d’André Honnorat et de Paul Appell. Il faut, en effet, se rendre compte que Paris, comme ville cosmopolite et comme lieu d’études, exerçait à l’étranger une véritable fascination. Ainsi, même si le projet parisien de création d’une véritable cité étudiante avec l’aide internationale fut érigé en exemple à suivre, il est très vite apparu que sa reproduction était extrêmement difficile à réaliser en province.
17Paris, comme lieu d’établissement d’une ville étudiante, se trouvait ainsi favorisée en raison de sa spécificité. Mais cet avantage risquait de se transformer en obstacle, dans la mesure où les intérêts économiques locaux qui s’étaient articulés autour de l’attractivité nationale et internationale de la capitale française comme lieu d’études universitaires, commençaient dans les années 1930 à se sentir menacés par le projet du boulevard Jourdan.
La Cité universitaire et le petit commerce parisien : des rapports conflictuels
18Le développement d’œuvres universitaires au sein de la Cité, notamment de résidences et de restaurants, ne se fit pas, en effet, sans susciter des réactions chez certains secteurs professionnels de la société parisienne. Ce fut le cas notamment avec les hôteliers et les propriétaires des restaurants du Quartier latin, dont les activités professionnelles étaient directement concernées par le marché des services étudiants. Le déplacement d’une partie considérable de la population étudiante, nationale et étrangère, hors du Quartier latin, et la prise en charge de ses besoins par les « services généraux » de la Cité faisaient perdre aux hôteliers et aux petits commerçants du 5e et 6e arrondissements une partie considérable de leur clientèle.
19Dans les années 1930, ces milieux professionnels se dressèrent contre la Cité universitaire, qu’ils accusèrent de mener une « concurrence déloyale ». Ils soutenaient que celle-ci avait été détournée de son but philanthropique, qui était de venir en aide exclusivement aux « étudiants peu fortunés26 ». Ils lui reprochèrent aussi de bénéficier « d’exonérations fiscales exorbitantes », de mener une campagne de publicité trop active au moyen de tracts et d’affiches dans les grandes écoles de Paris et de louer pendant les vacances d’été des chambres à des non-étudiants27. Hôteliers, restaurateurs et cafetiers des 5e, 6e et 14e arrondissements menèrent, dès 1934, une véritable campagne contre la Cité, visant à porter la question devant l’opinion publique et à susciter l’intervention des pouvoirs publics en leur faveur28. Ils réussirent même à obtenir l’appui de « l’association des étudiants et étudiantes de Paris », dont les délégués réclamèrent, en février 1934, aux pouvoirs publics d’examiner les demandes d’admission à la Cité – ce qui ne manqua pas d’ailleurs d’en inquiéter fortement les administrateurs29. La question de la Cité fut même portée devant le conseil municipal de Paris, en mars 1934 : un vœu favorable aux intérêts des commerçants fut émis30. Au cours des années suivantes, les hôteliers et commerçants des 5e, 6e et 14e arrondissements, qui s’étaient entre-temps regroupés autour d’une association portant le nom de « Comité de défense du Quartier latin », se montrèrent tout aussi hostiles et réitérèrent leurs plaintes, notamment en 193631. Ils eurent aussi recours à des moyens judiciaires, introduisant une instance devant le Conseil d’État, toujours pendante en 194132. Quel fut l’effet de ces accusations auprès des pouvoirs publics ? Ni le ministre de l’Éducation nationale, ni le préfet de la Seine semblaient avoir été convaincus du bien-fondé des réclamations des milieux commerçants, malgré la virulence et la persistance de leurs attaques. Tout laisse à penser que les administrateurs de la Cité continuaient à disposer, dans les années 1930, de solides appuis dans les hautes sphères du pouvoir.
20Toujours est-il que les dirigeants de la Fondation nationale, l’institution administrative qui depuis le milieu des années 1920 gérait les affaires de la Cité, ont d’emblée rejeté l’ensemble des accusations portées à l’encontre de la Cité. Face aux accusations de « concurrence déloyale », il fut argué que les résidences universitaires rassemblaient à peine 2 000 étudiants sur un ensemble d’environ 33 000 inscrits dans les facultés de l’université de Paris33. Il fut aussi soutenu que la Cité ne déviait pas de sa principale mission en accueillant durant les vacances, soit des étrangers qui suivaient des cours d’été de l’université de Paris ou de l’Alliance française, soit des professeurs qui préparaient une thèse ou venaient travailler dans les bibliothèques et les archives, soit encore des médecins, des avocats et des scientifiques venus à Paris pour mener des travaux de recherche. Quant à la question des exonérations fiscales, il fut rappelé que la Cité était un établissement d’intérêt public et que cette pratique était courante à l’étranger. Les cas des universités d’Oxford et d’Uppsala furent évoqués à ce propos. L’administration de la Cité était même passée à la contre-attaque, se référant à des cas d’abus dont avait fait l’objet jusqu’alors les étudiants étrangers, victimes de professionnels parisiens malhonnêtes. Elle rappelait ainsi au syndicat des hôteliers que celui-ci n’avait pas « empêché ses adhérents à élever démesurément leurs prix au temps où les étrangers abondaient chez nous34 ».
21Afin de mieux comprendre le conflit qui opposa le monde du négoce parisien aux administrateurs de la Cité, il est intéressant de se demander pourquoi la réaction de ces groupes professionnels au fonctionnement de la Cité se manifesta si tardivement, au milieu des années 1930, alors que le projet de la Cité avait bel et bien été entamé une décennie avant. On pourrait, à cet égard, évoquer plusieurs raisons. Tout d’abord, ce n’est que dans les années 1930 que la Cité universitaire s’est enfin dotée de services sociaux, pouvant exercer une concurrence – si concurrence il y a – aux hôteliers et restaurateurs parisiens. Ensuite, c’est surtout au cours de cette décennie qu’ont été ressentis les effets démographiques et, par extension, économiques qu’eut le changement de conjoncture avec la venue la récession. Alors que dans les années 1920, la population étudiante à Paris ne cessait de croître rapidement et fortement, dès le déclenchement de la crise économique au début des années 1930, elle connut une brusque et fortement diminution. Le marché des services étudiants s’en est trouvé, en conséquence, considérablement rétréci. La récession économique eut aussi pour effet d’orienter les étudiants vers les solutions les moins coûteuses. Ce qui valorisait, bien évidemment, l’option de la Cité universitaire face à celle du Quartier latin. Il convient ici de donner des indications chiffrées portant sur la différence du coût que cela représentait. Au milieu des années 1920, l’occupation d’une chambre étudiante dans une résidence de la Cité coûtait en moyenne environ 90 francs contre 200 francs dans un hôtel du Quartier latin ; soit presque deux fois moins35. Dans les années 1930, ce même rapport était de 150-200 francs contre 350-500 francs. Un écart considérable persistait.
22Or non seulement le nombre d’étudiants présents à Paris avait fortement diminué depuis les années 1920 et l’offre de la Cité devenait dans les conditions de la crise de plus en plus séduisante, mais, de surcroît, la capacité d’hébergement de la Cité n’avait cessé de croître depuis l’inauguration de sa première résidence. Le nombre de résidents accueillis dans ses foyers étudiants était passé d’environ 400 en 1925 à plus de 2 000 au milieu des années 1930. La capacité d’hébergement de la Cité universitaire s’était multipliée. Elle était désormais en mesure de répondre à une partie non négligeable de la demande de logement étudiant. Qui plus est, la crise économique n’avait nullement arrêté son développement. Elle continuait sans cesse à s’agrandir tout au long des années 1930 par le biais de la construction de nouvelles fondations. On comprend mieux ainsi pourquoi la « Cité universitaire » fut perçue par ces milieux professionnels comme une sérieuse menace pour leurs intérêts. Enfin, les virulentes critiques engagées contre ce qui était par excellence une œuvre à esprit « internationaliste » ne peuvent être dissociées du « repli identitaire » et de la montée de la xénophobie observés de manière plus générale dans ces milieux, notamment au cours de la deuxième moitié des années 193036.
23Reste que les réactions et les protestations des hôteliers et des restaurateurs dans les années 1930 n’ont guère suffi pour entraver le développement de la cité parisienne. Le projet avait bel et bien été engagé à cette époque. Son importance et son utilité étaient largement reconnues notamment au sein des milieux dirigeants, universitaires et politiques. De plus, la conjoncture économique des années 1930 justifiait pleinement sa principale raison d’être. Se tourner, comme nous l’avons tenté ici, des universitaires, des hommes d’État et des mécènes, débordant d’enthousiasme pour le projet de la Cité, aux hôteliers et aux petits commerçants, qui se montraient critiques, voire hostiles à ce même projet, illustre bien une divergence de vue et des perceptions contrastées.
24Créée au nom du pacifisme et de l’internationalisme, la Cité universitaire a permis à la France de ressouder ses liens avec ses alliés de la Grande Guerre et d’établir des rapports universitaires avec bien d’autres pays, à l’exception notable de ses anciens ennemis. Elle permit aussi aux Français de mener une politique sociale de grande ampleur en faveur des populations étudiantes, il est vrai sans distinction de nationalité, mais financée en grande partie par des fonds étrangers. L’action sociale menée par la Cité n’a pas été, cependant, unanimement admise et reconnue au sein de la société française. Des milieux professionnels liés au petit négoce parisien du Quartier latin affichèrent dans les années 1930 une claire hostilité au projet de la Cité. Hostilité qui ne fut d’ailleurs atténuée ni par l’évocation des besoins des plus démunis des étudiants, ni par l’invocation d’arguments associant directement le fonctionnement de la Cité à « la grandeur culturelle de la France ». Cependant, l’évolution historique de la Cité étudiante de Paris a finalement été déterminée plutôt par ses soutiens internationaux, agissant de concert, il est vrai, avec ses puissants promoteurs indigènes, que par ses adversaires nationaux.
Notes de bas de page
1 Séréni F., « La Cité universitaire internationale de Paris de 1925 à 1950. De la Société des Nations à la construction de l’Europe », Relations internationales, no 72, hiver 1992, p. 401.
2 Bourrelier H., La vie du Quartier latin, des origines à la Cité universitaire, Paris, Imp. Labor, 1936, p. 216. (N.D.L.R. : voir aussi les contributions de Moulinier Pierre, Tronchet Guillaume dans ce volume).
3 Hochard C., « Les œuvres universitaires : du Comité supérieur des œuvres au Centre national des œuvres universitaires et scolaires », Legois J.-Ph., Monchablon A., Morder R. (dir.), Cent ans de mouvements étudiants, Paris, Syllepse, 2007, p. 243-250.
4 Voir la contribution de Serge Jaumain et de Pierre Van Den Dungen dans ce volume.
5 Bloch C., op. cit., p. 41. Priault M., op. cit., p. 121-122, p. 150. Pour la jeunesse de nos écoles, op. cit., p. 7. « Genèse de la Maison des étudiants canadiens à Paris », Lapointe L. (dir.), Maison des étudiants canadiens. Cité internationale universitaire de Paris. 75 ans d’histoire 1926-2001, Saint-Lambert, Stromboli, 2001, p. 30.
6 Manitakis N., « Les débuts difficiles de la fondation Hellénique : de l’édification du foyer étudiant à l’occupation militaire (1926-1945) », La fondation hellénique de la Cité internationale universitaire de Paris. Lieu de vie-lieu de mémoire, Paris, éditions Kallimages (sous publication).
7 Bloch C., op. cit., p. 42. Maury L., op. cit., p. 94-95.
8 Maury L., La Cité universitaire de Paris. Hier, aujourd’hui, demain, Paris, 1947, p. 60-61.
9 La Cité universitaire. Revue internationale de la Cité universitaire de Paris, décembre 1939, p. 19.
10 Maury L., op. cit., p. 135.
11 Le recteur de l’université de Paris à M. Veran, rédacteur au Petit Parisien, octobre 1922 (AN, AJ16 7027).
12 Leclerce L., « La Cité universitaire de Paris », Revue de l’université de Bruxelles, n° 3-4, février-juillet 1931, p. 501. (N.D.L.R. : Voir à ce sujet la contribution de Jaumain Serge, de Van Den Dungen Pierre dans ce volume).
13 Pour la jeunesse de nos écoles, op. cit., p. 8.
14 Honnorat A., Branet J., « Rapport présenté au comité de direction de la Fondation nationale pour le développement de la Cité universitaire », s. d., p. 1 (AN, AJ16 7028).
15 Leclerce L., art. cité, p. 502.
16 Maury L., op. cit., p. 95.
17 Honnorat A., Branet J., « Rapport », op. cit., p. 28.
18 Maury L., op. cit., p. 96.
19 « Le restaurant de la Cité universitaire », Journal des usines à gaz, 5 mai 1937.
20 Maury L., op. cit., p. 60, p. 96.
21 Priault M., La Cité universitaire et son rôle social, op. cit., p. 109.
22 Honnorat A., Branet J., « Rapport », op. cit., p. 17-19.
23 Fischer D., « La santé des étudiants : entre tuberculose et maladies mentales (1918-1968) », Legois J.-Ph., Monchablon A., Morder R. (dir.), op. cit., p. 256.
24 Archives départementales de Meurthe-et-Moselle, W 1018-158, « La Cité universitaire de Nancy », journal Étoile de l’est, 23 novembre 1929. Ibid., Projet de rapport du conseil d’administration sur l’exercice 1935.
25 Voir Manitakis N., L’essor de la mobilité étudiante internationale à l’âge des États-nations. Une étude de cas : les étudiants grecs en France (1880-1940), thèse de doctorat en histoire, Paris, EHESS, 2004, p. 354-363.
26 P. Mollet, président du « Comité de défense du Quartier latin », Union des commerçants, industriels et patentés du 6e arrondissement au président de l’Office de tourisme universitaire, s. d. (AN, AJ16 7042).
27 André Honnorat et Jean Branet au ministre de l’Éducation nationale, mars 1935, extrait du Bulletin municipal officiel, jeudi 2 au samedi 4 janvier 1936 (AN, AJ16 7042).
28 André Honnorat au recteur Gidel, 10 décembre 1941 (AN, AJ16 7042).
29 André Honnorat au recteur Charléty, 17 mars 1936 (AN, AJ16 7042).
30 P. Mollet au président de l’Office de tourisme universitaire, op. cit. (AN, AJ16 7042).
31 P. Mollet à M. Morel, président de l’Association internationale touristique des étudiants, Paris, 29 février 1936. Requête de Pierre Gaudin, avocat au Conseil d’État, adressée au recteur de l’université de Paris, Paris, 30 juillet 1936 (AN, AJ16 7042).
32 André Honnorat au recteur Gidel, 10 décembre 1941 (AN, AJ16 7042).
33 Préfet de police, Langeron, au ministre de l’Éducation nationale, Paris, 8 mai 1934 (AN, AJ16 7042).
34 Président de la Fondation nationale à la direction de l’Enseignement Supérieur, ministre de l’Éducation Nationale, s. d., (AN, AJ16 7042).
35 Spont H., op. cit., p. 13.
36 Voir à cet égard Zalc C., « Petits entrepreneurs étrangers en ville. Localisations urbaines, réseaux migratoires et solidarités professionnelles dans la Seine pendant l’entre-deux-guerres », Histoire urbaine, no 4, 2001/2. Du même auteur, Melting Shops. Une histoire des commerçants étrangers en France, Paris, Perrin, 2010.
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