Chapitre XVI. La critique médicale du lieu et des mœurs au nom de l’hygiène
p. 127-145
Texte intégral
Les mœurs
1Il est d’autres domaines que l’eau, que les médecins, toujours au nom de l’hygiène, s’en viennent à critiquer. Leur opinion concerne alors les manières de vivre et d’habiter, entre autres exemples. Ainsi le docteur Réad tempête contre les lits clos bretons et il engage des Recteurs des paroisses à attirer l’attention des paysans sur le danger de « ces espèces d’armoires dans lesquels ils dorment, de ces boëtes closes où ils renferment leurs enfants pendant la nuit. Il faut au plus une demi-heure pour que ces prisons nocturnes deviennent (dans l’état de santé) des cloaques d’un air infect et qui, privé de son élasticité, ne peut servir qu’à engorger les poumons et à introduire dans la masse une humeur fluide méphitique qui travaille sourdement à la décomposition des liqueurs nourricières. Ces désordres seront plus considérables, lorsque les miasmes émaneront d’un corps malade et spécialement de celui d’un dysentérique ».
2Un objet de la critique virulente des médecins du temps concerne certaines pratiques de la prime enfance : tant celles des mères que celles des nourrices : emmaillotement, bouillies, bercements, manque de propreté, etc. Les femmes en ce domaine ont un savoir traditionnel, multiséculaire, profondément cohérent à leurs yeux, « qui est devenu complètement étranger aux hommes de science » (J. Gélis, 1978). Dans sa lettre, adressée le 26 octobre 1785 à la Société royale de médecine, le docteur Bougourd va plus loin. Il accuse les nourrices de Saint-Malo d’être malhonnêtes et d’abuser la confiance des parents :
« Rien n’est plus commun ici que de voir des nourrices déjà bien avancées en grossesse, cacher leur état et prendre de nouveaux nourrissons qui périssent de leur lait ou qui tombent dans un état de langueur qui les expose à périr. Les plus honnêtes les rendent d’elles-mêmes au bout de quelques jours et font voir qu’elles s’en sont chargées que pour les gratifications du baptême qui se donnent toujours indépendamment des gages promis. Quelques-unes à qui le lait vient à manquer le laissent ignorer aux familles et croient y suppléer par les aliments les plus grossiers… D’autres attaquées de vérole ou d’écrouelles et le sachant ne craignent pas d’infecter leurs nourrissons. »
3Soucieux du sort indigne dévolu aux enfants trouvés de l’Hôtel-Dieu de Saint-Malo par « l’impéritie des nourrices » auxquelles il les affecte, le docteur Chifoliau, parmi certains autres de ses confrères du royaume, émet le projet qui suit.
« Ne pourroit-on pas trouver un moyen plus sûr de soustraire la mort des enfants qui un jour pourroient êtres utiles à leur patrie ? L’établissement de l’hôpital de Veaugirard [sic] nous donne lieu d’espérer qu’enfin le gouvernement prendra en considération la conversation d’une portion d’individus utiles et nécessaires à l’état. Ne pourrait-on pas à peu de frais nourrir dans les communes des vaches et des chèvres destinées à la nourriture des enfants trouvés ? Chaque subdélégation aurait deux ou trois maisons distribuées à cet effet ; des femmes entendues veilleroient à la propreté et à la sûreté des enfants ; les curés des paroisses les surveilleroient encore. Les Seigneurs héritiers des biens vacants ne devroient-ils pas raisonnablement contribuer à cette œuvre d’humanité ? Heureux si ma faible voix peut se faire entendre et développer un système d’administration moins meurtrier que celui de nos jours, je pourrois dire alors : Hodié vixi [aujourd’hui, j’ai vaincu]. »
4Financement de l’État, surveillance du curé sur les nourrices suspectées généralement d’absence de sens moral et intervention médicale dans le choix du lait, les 3 moyens associés sont clairs. Ils émanent des pouvoirs politique, religieux et médical. L’objectif ici visé, comme dans le cas de l’eau insalubre ou des aliments malsains, est le même : il s’agit de vaincre sinon la Mort, du moins certaines de ses causes annoncées.
La critique de la malpropreté et du manque d’hygiène publique
5De façon générale, les topographies médicales, dont celles de Chifoliau1 et de Mallet de la Brossière2, dénoncent le manque de propreté et d’hygiène collective. En ce qui concerne le cas des deux villes de Saint-Servan et de Saint-Malo, l’opinion de Mallet de la Brossière les oppose sur ce point.
6Saint-Servan,
« fauxbourg de Saint-Malo présente une infinité de maisons qui ont des jardins bien entretenus. Et, quoique la partie nord soit exposée à des coups de vents redoutables, que les vases des deux petits ports de Trichet et de Chale portent leurs vapeurs sur cette portion du fauxbourg, cependant le séjour réunit beaucoup plus d’agréments que celui de la ville [Saint-Malo], les malades y respirent un air plus pur, les rues y sont propres, et les maisons plus vastes et moins élevées n’y recèlent pas cette foule d’individus qui surchargent le local de la ville principale ».
7En revanche, écrit ce même médecin :
« À Saint-Malo, les individus sont entassés dans des demeures étroites au grand préjudice de leur santé. […] Ses rues sont étroites, peu aérées malgré le renouvellement des vents qui se succèdent sans interruption, et d’une malpropreté que le défaut de police et l’insouciance des habitants rendent commune à toutes les villes de Bretagne [et d’ailleurs, telles Beauvais et Paris], pour loger dans un si petit espace une population de 18 000 individus [sic]. Les maisons sont au moins d’une hauteur égale à celle de Paris, construites en bois. Beaucoup d’entre elles avancent les unes sur les autres, de manière qu’il serait aisé de communiquer du dernier étage à celui de la maison opposée ; ce qui rend ces étranges édifices d’une obscurité qui permet à peine aux rayons du soleil pénétrer dans les beaux jours de l’été. Ces demeures singulières bâties à peu près à la même époque ont presque trois cents ans. Quelques-unes d’entre elles tombées il y a quelques années ont écrasé dans leurs chutes des familles entières. Outre la gravité des incendies si redoutables dans un port de mer [tel celui du 27 octobre 1661], les autres sont menacées du même sort. Celles qu’on a substituées, bâties en pierre sont bien moins élevées ; et si les maisons qui subsistent tombent à leur tour, les habitants seront obligés de refluer à Saint-Servan, faute de pouvoir contenir dans un espace étroit la population excessive de la ville. L’obscurité n’est pas le seul défaut de la plupart des demeures ; elles sont dans l’hiver d’une froideur piquante, leur rez-de-chaussée d’une humidité dangereuse pour le pauvre qui les habite [stratification sociale verticale]. Aucunes d’entre elles n’ont de latrines, ce qui multiplie les fumiers à tous les carrefours, et infecte les rues qui révolterait l’Espagnol le plus exercé à la mauvaise odeur de ses villes […]. Les plus belles maisons qui au premier coup d’œil donnent une apparence imposante à notre petite Ithaque [n’empêche pas que] le séjour de la ville est si triste que les riches armateurs quittent tous au mois de mai cette espèce de prison pour habiter des maisons de campagne très jolies [les célèbres Malouinières], où ils vont se débarrasser de leurs travaux et respirer une atmosphère plus pure que celle de leur patrie. Le peuple lui-même, à l’imitation des citoyens aisés, déserte la ville les jours de fériés, va chercher dans les champs l’exercice et la santé et rentre le soir chez lui chargé de fleurs et de branches d’arbres fruitiers, et trompe par cette illusion son indigence qui l’a privé, le reste de la semaine, du spectacle des plaisirs champêtres. »
8Entassement, « surdensité urbaine », air insalubre, présence de fumiers réputés dangereux, manque de soleil, profondes inégalités sociales : telles sont les critiques qu’adresse ce médecin à sa patrie malouine. Un voyageur anglais, Adolphus Trollope confirme (1839) l’insalubrité de Saint-Malo : « Cette promenade suffit à me convaincre que Saint-Malo était le plus sale endroit que j’aie jamais vu […] les rues étroites et confinées empestaient d’exhalaisons répugnantes ; et l’œil et le nez ne pouvaient échapper à l’agression de ces mauvaises odeurs. » Pis encore, « l’eau est très mauvaise à Saint-Malo. Deux citernes publiques où l’eau pluviale est renfermée avec soin [l’eau de pluie, on le sait de nos jours, est néfaste à la santé, faute de sels minéraux] ; beaucoup de citernes particulières seraient des ressources insuffisantes sans une source d’eau qui vient de Saint-Servan et qui, contenue dans un canal l’espace d’une demi [e] lieüe, va se décharger à la grande Porte dans la seule fontaine publique qui soit à Saint-Malo. Mais ce canal enseveli dans les vases de la grève, a quelquefois besoin d’être réparé. La mer le couvre deux fois dans vingt-quatre heures, et le travail qu’il nécessite prive la ville de sa fontaine, et l’on est réduit à l’eau des citernes ».
9Un autre inconvénient propre au « rocher incommode », selon le tableau médical ici brossé, tient au fait que Saint-Malo est « un port à marée » doté de « vases pernicieuses » et que « la présence d’un marais voisin » envoie ses « miasmes putrides » quand les vents se mêlent d’en charger l’air malouin. Cependant, conclut ce médecin : « Sans le renouvellement des vents et des marées qui changent fréquemment la constitution de l’air, Saint-Malo serait peut-être un séjour aussi malsain que la ville de Dol qu’on peut considérer par ses épidémies de l’été et de l’automne comme le Rochefort de la province. »
10Là ne s’arrête pas la liste des « incommodités » propres à Saint-Malo. Son activité portuaire qu’elle partage avec Saint-Servan en est la cause. « Outre l’incommodité des vases du port, il faut y réunir les vapeurs du Brai et du goudron, qui réduits en liqueurs par le feu d’un bois résineux, servent à la carenne des vaisseaux, et qui affectent les poitrines délicates du pays. » On l’aura compris, les critères qui fondent ces critiques à caractère médical, tiennent au système de la pensée médicale de l’époque, lequel s’inspire du célèbre traité d’Hippocrate déjà cité : l’air, insalubre, l’eau malsaine, le feu-lumière solaire absent des logements et le feu risque d’incendie pour les vieilles maisons en bois avant la reconstruction partielle en pierre. S’y ajoute le manque de propreté des rues dû aux us et coutumes des habitants et à la déficience du service de voirie (fumiers aux carrefours), en raison de l’absence de latrines. C’est un véritable réquisitoire contre Saint-Malo que dresse ce médecin aux allures de juge, le tout au nom de l’hygiène et du « Bien public ».
11Hostile à « la féodalité » et à la domination cléricale, le docteur Mallet de la Brossière dénonce « la verge de l’Ancien Régime » en ces termes :
« Vauban, élevé dans les principes du système féodal […], crut devoir, malgré le vœu général des habitants, les laisser sous la verge de l’Ancien Régime. Il est si doux de chérir le berceau de sa naissance [Mallet de la Brossière, né à Saint-Malo y vécut jusqu’à l’âge de 17 ans] que, sur son plan, ils s’empressent d’accroître et de ceindre d’un cordon de beaux remparts cette ville si mal située où ils avaient vu le jour. Nous restâmes les vassaux des seigneurs ecclésiastiques du lieu. L’évêque et les chanoines gagnèrent à cet accroissement des droits et une propriété considérable. Bénissons avec mes concitoyens les augustes représentant de la nation. Les serfs du mont Duras ne sont pas les seuls dont ils aient brisé les fers ; grâce à leurs travaux, le honteux sernage sous lequel avaient gémi les vainqueurs de Rio de Janerio et de Madras […] s’est anéanti ! Nous leur devons de respirer l’air pur de la liberté et dégagé des méfaits de la féodalité ! […]. Je bénis la Révolution qui me fera mourir libre. »
12En 1790, chez Mallet de la Brossière, la médicalisation de la situation, pour lors critique de Saint-Malo, va de pair avec l’opposition à l’Ancien Régime. Elle ouvre la voie à la réalisation d’un projet réformateur déjà présent depuis deux ou trois décennies.
La vision positive des hôpitaux malouins
13Cette vision est-elle due au fait que les médecins de Saint-Malo y exercent ? On ne peut que poser ici la question. Ou bien les hôpitaux de la ville et de son faubourg ont-ils raison de les considérer comme un modèle de santé publique ?
14En tout cas, la générosité des fondateurs et des donateurs issus des dynasties marchandes de Saint-Malo et provenant des évêques et des chanoines y jouent assurément un grand rôle.
15En tout cas aussi, la présence de 3 hôpitaux à Saint-Malo et à Saint-Servan, dont l’un est à la fois hôpital général et Hôtel-Dieu, chose rarissime à l’époque, fait de l’agglomération une exception notable en Bretagne, à égalité avec Rennes, Nantes et Brest. Le rang que tient la « double ville », la troisième de Bretagne par la population, est redevable à son « âge d’or » du XVIIe siècle, quoique le suivant, en matière d’hôpitaux, succède dignement au premier. Face aux deux guerres de sept Ans et d’Amérique, face à deux grandes épidémies (typhus, 1758 ; dysenterie, 1779), face au retour des expéditions commerciales et de la grande pêche (morue), les établissements hospitaliers se sont trouvés à la tâche sinon à la peine. Et, l’hôpital général accueillit de nombreux enfants trouvés typiques d’une ville portuaire, et de personnes âgée ou, en général, dépendantes.
16Écoutons les divers témoignages des médecins de l’époque à commencer par le plus virulent d’entre eux : Mallet de la Brossière.
« Deux hôpitaux celui du Rosé et l’hôpital général servent d’asile aux malades qui y sont traités avec des soins et une humanité qu’on demande quelquefois en vain à ces sortes de retraites. La vieillesse et l’infirmité indigente y trouvent refuge, leurs peines sont adoucies. Il est encore le dépôt des enfants trouvés qu’on embarque dès l’âge de 10 ans sur les vaisseaux de la marine marchande. Si l’on songe que les trois hospices de Saint-Malo sont enceints de beaux remparts ; tous ont été élevés par l’active bienfaisance des riches armateurs (dont plusieurs Magon et Danycan), qu’ils ont donné à l’État dans les temps les plus désastreux des trésors de la mer du sud […]. L’hôpital de la ville [l’Hôtel-Dieu] situé au nord-ouest dans le quartier le plus exposé aux coups de vent des deux équinoxes de mars et de septembre, n’a pu sans doute, vu la petitesse de Saint-Malo être placé plus commodément. On a profité du seul local que l’accroissement de la ville [le quartier Saint-Vincent en 1708-1710, deuxième extension et quartier de Dinan (1719) troisième extension (1721-1723) quartier de Chartres] permettait de saisir ; la bienfaisance des riches habitants y a élevé un corps de logis et deux ailes, qui ont chacune quatre belles salles bien aérées où il y a deux cent [s] lits destinés pour les pauvres de la ville. Depuis qu’il y a des troupes continuellement en garnison à Saint-Servan [de 1669 à 1789], Saint-Malo fut le siège d’un département maritime. À l’étroit intra-muros, les ateliers émigrèrent sur les îlots des Talards entre les grèves de Saint-Malo et de Paramé où se trouvaient des installations maritimes privées. Ces ateliers font le service des forts et du château. On a reçu, poursuit Mallet de la Brossière dans cet hôpital les soldats malades, et les pauvres n’ont pu trouver qu’un petit nombre de places dans une maison fondée uniquement pour le soulagement de leurs souffrances. C’est un inconvénient commun aux villes où il n’y a point d’hôpitaux militaires.
Les malades d’ailleurs y sont bien soignés, bien nourris. Les médicaments les plus chers sont fournis sous la direction des administrateurs de l’hôpital, choisis parmi les riches négociants de la ville. Les Religieuses de la congrégation de Saint-Thomas [de Villeneuve] desservent cette maison avec un zèle et une propreté dignes d’éloges. Cependant, comme il se glisse dans ce lot des filles de condition qui ont payé une dot, les pauvres plébéiens se sont plaints quelques fois qu’on diminuait de cette humanité affectueuse qui caractérisait autrefois les hospitalières de cet asile, et les officiers de santé de la maison ont souvent désiré d’être secondés par les bonnes sœurs grises, qui n’opinent point par ordre pour savoir s’il faut secourir les pauvres dans le détail affligeant des douleurs qu’elles se sont toujours empressées d’adoucir. Il manque à cet hôpital une troisième aile, une cour plus vaste et un jardin des convalescents […] mais l’inconvénient le plus grand sans doute vient de la position même de cet hospice, qui, exposé dans les saisons rigoureuses aux coups de vent de nord-nord-ouest, influe si singulièrement sur la santé des malades dans ses salles. Si le sommeil est si utile dans leurs maux, qu’on se représente ce que les poitrinaires attaqués de maladies aiguës ou chroniques doivent souffrir dans ces tempêtes de nord-ouest qui signalent la mauvaise saison, où le repos est également ravi à tous les habitants par le bruit continuel du vent furieux, des maisons et des couvertures ébranlées. »
17Dans sa topographie médicale (1786), le docteur Chifoliau se plaint, lui aussi, de ce que l’Hôtel-Dieu « construit pour les pauvres de la ville seulement sert aujourd’hui aux soldats et aux marins ». Et il précise : « On n’y reçoit plus que 32 pauvres et le vice de l’administration a tellement perverti l’intention des fondateurs, que la plupart des lits sont occupés par des grabataires, quoiqu’ils soient destinés aux maladies aiguës […]. Pendant la guerre [d’Amérique, 1778-1783] la multiplicité des malades contraignit à placer dans le milieu [de la salle supérieure] des couchettes où les malades étoient deux à deux », alors qu’en temps de paix « cette salle est garnie de 80 lits où chaque malade couche séparément ». Et il décrit le confort des lits : une paillasse, un matelas ou une couette, un oreiller de plume, une ou deux couvertures de laine, des rideaux d’étamine verte composent la fourniture du lit ; en été on ôte les rideaux ». Même s’il marque qu’il s’agit là « d’un fort bel hôpital », il critique par ailleurs son système de chauffage et la malpropreté des latrines du premier étage. « Chaque salle [une au rez-de-chaussée et une à l’étage] comporte une vaste cheminée devenue inutile par l’établissement d’un poêle placé au centre des salles. Ce moyen plus économique ne me semble pas aussi salubre. » Et il ajoute : « Tout au bout de la salle supérieure sont les latrines, qui, par la malpropreté des infirmiers et le défaut d’un tambour bien fait exhalent dans ce quartier une odeur infecte » ; fait fréquent à l’époque, et pas seulement dans les hôpitaux…
18Enfin, fait tout aussi fréquent face aux aléas de la conjoncture épidémiques et/ou militaire, Chifoliau note : « Au-dessus de cette seconde salle, il y a de vastes mansardes bien aérées, où l’on pourrait aisément placer 80 autres lits, ce qui compléterait 240 lits. L’économie l’a toujours emporté sur le bien du service. » Ce qu’il omet ici de préciser c’est que les couchettes dans les deux salles de l’Hôtel-Dieu, de même que les lits des mansardes furent utilisés en 1779, à la fois par les pauvres Malouins atteints de l’épidémie de dysenterie et par les soldats malades du camp militaire installé près de Paramé en raison de la guerre d’Amérique.
19De la qualité du service offert ici pas « des Dames de Saint Thomas de Villeneuve » il ne souffle mot. Il se borne à constater qu’elles « sont chargées de soigner les malades et de leur préparer les remèdes ». En revanche, son sens critique trouve à s’employer dès lors qu’il s’agit des « enfants trouvés que l’on élève jusqu’à l’âge de 10 ans […] dans un bâtiment long de 400 pieds, situé à l’est de l’appartement des sœurs de Saint Thomas de Villeneuve, où se trouve la cuisine ». « C’est pour ces infortunés que l’humanité réclame à juste titre la vigilance et les soins d’une sage administration. De 10 enfants trouvés livrés à des nourrices mercenaires, à peine en réchappe un. »
20Si au XVIIIe siècle, et pas uniquement en France, médecins et moralistes sont unanimes à condamner avec véhémence dans tous leurs écrits la pratique du « nourrissage mercenaire » des enfants des villes, dans les campagnes, le cas des nourrissons recueillis par les hôpitaux s’avère particulièrement désastreux de façon générale d’une part et dans le cas de Saint-Malo d’autre part. Habituellement en très mauvaise santé à leur arrivée à l’hôpital en raison de l’état précaire de leur mère pendant la grossesse et du fait de l’accouchement, mais aussi en raison de la fatigue et des risques du voyage s’ils viennent des alentours sinon de plus loin. Placés à la campagne chez de médiocres nourrices peu et mal payées par l’Hôtel-Dieu, que ce soit ceux de Paris, de Lyon ou de Saint-Malo, ils meurent rapidement en quelques jours ou quelques mois dans de véritables « villages mouroirs » (J. Gélis et alii, 1978). Le docteur Chifoliau, quant à lui, ne se fait pas faute de dénoncer pareille pratique : « Comment veut-on qu’avec quatre livres dix sols par mois une pauvre femme alimente et soigne un jeune enfant faible le plus ordinairement valétudinaire ? La crainte d’un virus vénérien fait avec raison refuser à ces petits êtres la nourriture de l’eau, d’orge coupée de lait ; de la bouillie mal faite est leur seule nourriture. »
21Le docteur Malsey est l’un des médecins qui assurent le service annuel et par alternance de l’Hôtel-Dieu de Saint-Malo. [Il habite en 1789 « près de Saint-François »] Il apporte davantage de détails sur sa situation physique et sanitaire, à commencer par ses dimensions et sa contenance : « l’hôpital est isolé. Sa plus grande longueur est de 180 pieds du Roy et de 132 dans la moindre, sur 24 pieds de largeur. Dans la plus grande salle il y a 14 croisées, 10 au Sud-Ouest, 4 au Nord-Est ». Il va de soi que les précisions ici fournies visent à démontrer que cet hôpital jouit selon les normes médicales de l’époque, d’une situation favorable : quant au volume de l’espace destiné à fournir une quantité d’air (de bon air) suffisante et une exposition bénéfique pour les malades (soleil).
22En second lieu, la capacité de l’Hôtel-Dieu est chiffrée de même que son personnel.
« La quantité des malades en temps de paix estimée par le nombre des lits est de 140. Je ne comprends point les enfants. En temps de guerre il y a jusqu’à 600 malades. Cela est arrivé pendant la tenue de camp, en 1779. Alors, outre les couchettes placées entre les lits ordinaires et assez larges au milieu de la salle pour contenir deux malades à l’aise, comme il y en a encore aujourd’hui et qui ont été remplies jusqu’au mois de juin dernier [1781]. Les salles des enfants et les greniers étaient remplis ; d’où il résulte que la plus grande variété observée dans le nombre des malades tient à la circonstance de la paix ou de la guerre. »
23Le docteur Malsey précise également le chiffre des personnels soignants : « Les malades de l’hôpital sont soignés par un médecin et un chirurgien en chef ; celui-ci est fixe. Un assés grand nombre d’Élèves, les Dames de Saint-Thomas de Villeneuve actuellement au nombre de 7, 8 et 10 infirmiers dont le nombre varie suivant les circonstances et le besoin […]. Tous les Médecins de la ville font alternativement et annuellement le service de l’hôpital. »
24Médecin de l’Hôtel-Dieu de Saint-Malo (1781), le docteur Malsey est le mieux informé de sa situation, et cela à tout point de vue. Non seulement il connaît les lieux, le nom de chaque salle, le nombre des lits et autres couchettes, celui des personnels soignants, mais aussi, fait notable, il s’intéresse aux malades et, en général, à toutes les personnes qui y sont accueillies et soignées.
« Les Marins forment en général dans tous les temps, mais particulièrement en temps de paix, les domestiques et les pauvres, la classe la plus nombreuse de l’hôpital. Aujourd’hui ce sont les soldats. Le relevé que j’en fis dans le mois de janvier dernier me donne 115 soldats et 98 matelots, indépendamment du reste. Il s’y trouve en temps de paix un assés grand nombre de vieillards, d’infirmes de l ‘ un et l’autre sexe qui occupent des lits particuliers fondés par la bienfaisance et la charité, sous la condition de les remplir à la volonté des fondateurs. »
25Non seulement le docteur Malsey n’ignore pas la condition sociale des hôtes de l’Hôtel-Dieu, mais il a connaissance de la topographie sociale de Saint-Malo et du niveau de vie de ses habitants. Et il précise à ce sujet :
« Les quartiers de la ville qui fournissent le plus de malades sont les plus mal, les plus anciennement bâtis. Ils sont habités par les plus mal à l’aise et les plus misérables. Les causes des maladies sont la malpropreté inséparable du grand nombre dans chaque famille renfermée dans un petit espace, le mauvais coucher, le mauvais Régime, la paresse, la privation de bois à feu dans l’hyver dans une quantité insuffisante pour se chauffer, ce qui occasionne la paresse, etc.
Il est assés difficile de désigner le genre de vie habituelle des artisans et des pauvres qui sont reçus à l’hôpital. Je puis dire en général que ceux qui sont laborieux, tandis qu’ils se portent bien, sont dans le cas de vivre icy à peu près comme partout ailleurs ; je dis à peu près parce que les choses de première nécessité, telles que le pain, la viande, le Bois sont icy très chers, mais ils ont la ressource des coquillages de toute espèce et du poisson qui sont excellents et à bon marché, surtout l’été. »
26Même si en 1780-1781, les prix du blé et du sarrasin affichent un niveau moyen par rapport aux deux décennies 1770 et 1780, de graves crises de subsistances frappent alors le royaume, dont la Bretagne en 1775, 1785 et 1786. Saint-Malo et Saint-Servan en sont frappés en 1779-1780, en 1783-1784, et en 1789 venant accroître la fragilité des plus faibles face aux épidémies (dysenterie de 1779), aux endémies (paludisme) et aux maladies réputées ordinaires (accès cycliques de la variole et des affections de l’appareil respiratoire). Faisant preuve de générosité et de charité et donnant écho aux appels au secours de l’intendance et des États de Bretagne, certaines grandes familles malouines font venir « des bleds » (céréales, dont le froment) et en importent d’énormes quantités. Il en va ainsi de Pierre Robert de Lamennais, le père de Jean-Marie et de Félicité. « Un fourneau économique est ouvert en 1779 à Saint-Servan. Onze mille secours alimentaires substantiels sont offerts pour le seul exercice 1783-1784 » (G. Foucqueron, 2008). C’est probablement à la fonction du médecin de l’Hôtel-Dieu du docteur Malsey qu’est due l’attention qu’il porte à l’alimentation des pauvres de Saint-Malo. En tout cas, c’est le seul des 4 médecins ayant décrit cette ville et son faubourg qui y ait prêté attention.
27En revanche, on ne peut que mettre en doute ses témoignages sur les maladies traitées à l’Hôtel-Dieu. Le docteur Malsey se borne à citer « des marais assés considérables dans le voisinage de la ville, à un quart de lieue et demye lieue de distance ». Selon son avis, la « fièvre des marais » n’est pas endémique même s’il utilise fréquemment le « kinkina » à l’Hôtel-Dieu ; il assure que les eaux [des citernes] sont excellentes » et que « peu de personnes en furent attaquées icy [de l’épidémie de dysenterie de 1779] et qu’elle ne fut pas dangereuse à Saint-Malo, mais surtout dans les campagnes voisines ». Si ce dernier point est exact, comme le prouve le mémoire du docteur Chifoliau, comment croire le docteur Malsey en ce qui concerne Saint-Malo et son faubourg ?
28D’un Mémoire et d’une Topographie médicale à l’autre, les témoignages analysés recèlent ainsi de fortes différences. Grâce à leur analyse conjointe, ils éclairent, tant sur la réalité de la morbidité alors observée que sur la vision des auteurs de Mémoires et de Topographies médicale. Certains se limitent à un constat, tels Malsey et Réad ; d’autres se livrent à des réflexions à caractère médical et social. Pour lors, certaines d’entre elles aboutissent à une critique sévère de l’Ancien Régime, à moins qu’ils ne se réjouissent de sa chute, tel le docteur Mallet de la Brossière en 1790.
29Il ne fait aucun doute, que, de par son site sur « un rocher incommode », « obligés qu’ils sont d’être toujours sur la défensive » mais aussi prêts à l’offensive contre l’Anglais lors de la guerre d’Amérique, « les Malouins n’habitent pas seulement sur un rocher », en fait une presqu’île en forme de tombolo simple rattaché au continent par la chaussée du sillon, « mais dans une forteresse » (Armel de Wismes, 1973). Parce que « les Malouins ont refusé à Vauban le bassin à flot qui eût enlaidi le paysage » (ibid.), ils voient, du haut de leurs tours et de leurs remparts, prospérer et s’étendre le fauxbourg servannais, même si le port de Saint-Servan ne fait qu’un avec celui de Saint-Malo. Enserrée dans des remparts qui la cantonnent, la fière cité (l’intra-muros) est à l’étroit dans sa vingtaine d’hectares à la fin du XVIIIe siècle, face à Saint-Servan qui dépasse la centaine depuis longtemps.
30Étroitesse, encombrement, entassement, air insalubre, malpropreté de l’espace public, les médecins les soulignent à qui mieux mieux ; eau de mauvaise qualité, grèves et vases, marais voisins, vents violents et changeants, manque de bois de chauffage, alimentation insuffisante et de piètre qualité, habitations en bois froides et obscures, manque d’espace pour l’Hôtel-Dieu, tout y passe un peu s’en faut sous la plume acérée de certains médecins-topographes de Saint-Malo.
31Si le modèle fourni par le traité d’Hippocrate (Des airs, des eaux et des lieux) était alors ancien, l’esprit des Lumières, ici médicales, y trouva une base solide, propice au vif mouvement de renouvellement de la médecine. Le père de la médecine occidentale y avait marqué l’influence du milieu, nous dirions aujourd’hui de l’environnement, sur la santé des habitants et sur ses variations, selon une procédure logique, rationnelle en son temps, préscientifique à nos yeux. « Partie à la découverte de l’espace géographique, des lois qui président à la distribution des maladies, à la découverte des mœurs et de leurs conséquences » (J.-P. Peter, 1983), les médecins de l’époque (1776-1792) mettent à profit leur connaissance d’un espace « territorialisé » et d’un système social analysé, pour intervenir dans la vie sanitaire, mais aussi sociale, morale et culturelle des « pays » étudiés, dont celui de Saint-Malo. Ainsi venait de démarrer le processus de la médicalisation, pour reprendre le vocable imaginé par Michel Foucault (Naissance de la clinique, 1967). S’il concerne les villes au premier chef, dont Saint-Malo bien évidemment, il touche aussi les campagnes d’alentour, dont le Clos-Poulet. Outre le zèle des médecins, ici malouins, ces topographies de l’époque préstatistique (voir les chiffres déjà cités) témoignent du besoin qu’ils ont « de se rassurer et de retrouver une certaine prise sur les choses, sur la réalité, au moins par les mots et les nombres » (J.-P. Peter, ibid.). Et cela d’autant que les témoignages médicaux recèlent les signes de leur inquiétude. Pour un docteur Mallet de la Brossière, ils tiennent à l’écart social entre les plus riches et les plus pauvres, à la toute-puissance de l’Église et de l’élite marchande, même s’il en reconnaît certains bienfaits. Ou bien c’est le docteur Malsey qui dénonce le triste sort des enfants trouvés voués à une mort quasi certaine. Toutefois, l’essentiel ne tient pas en une description, mais dans le passage d’une vision du monde à une autre. Se déclarant en état de comprendre et donc d’expliquer les béances d’une société d’Ancien Régime, un Mallet de la Brossière, son expertise une fois faite, entend agir, notamment en coopération avec l’État, c’est-à-dire avec la nouvelle monarchie constitutionnelle.
32Deux révolutions affirment ainsi leur gémellité, l’une médicale, l’autre politique. L’espérance du Salut, celle-là religieuse et qui demeure, le culte des saints guérisseurs, le succès des empiriques et des charlatans qui ne se dément pas par la suite, se double d’une utopie, d’un espoir rationnel, « laïque » : celle ou celui d’un cosmos, d’un ordre harmonieux qui évincerait la Maladie symbole d’une Mort omniprésente dont le médecin est l’ennemi déclaré ; et cela avec l’aide non plus seulement de l’Église et du clergé mais grâce au bras séculier de l’État : victoire annoncée non pas tellement sur le Mal, mais sur les « incommodités » propres au Rocher malouin. Certains médecins-topographes, dont ceux de Saint-Malo, sont en proie à un « grand rêve médical » en association avec le Pouvoir politique et, dans certains cas, en coopération avec le Pouvoir religieux dont témoigne la vision des hôpitaux de Saint-Malo et de Saint-Servan.
33Soit un modèle, encore qu’imparfait, des soins délivrés aux pauvres, aux malades, aux déshérités et aux personnes dépendantes ; soins à la fois charitables et contrôlés. par l’Église et par la médecine au nom de la charité, et du « Bien public » ; et il en va de même pour les secours alimentaires et médicaux fournis aux « pauvres malades » en temps d’épidémie. Entre 1776 et 1790, la 1re Révolution est ainsi en mouvement, avec, déjà ses partisans et ses adversaires, y compris à Saint-Malo. Rien ne laisse augurer de la suivante. L’inquiétude de certains médecins les incite à l’action, hygiéniste et édilitaire tant il est vrai que « c’est encore un problème de savoir si la médecine détruit plus d’hommes qu’elle n’en sauve » (Montyon, 1778), ce que taisent les médecins de Saint-Malo et ce qu’il est possible qu’ils sachent en leur for intérieur.
Le Clos-poulet vu par le docteur chifoliau
34Une seule des 4 topographies médicales de cette époque traite du Clos-Poulet3 : celle rédigée par le docteur Chifoliau (1786). Consacrée à Saint-Malo et au pays malouin, elle concerne 14 paroisses [dont celle de Saint-Servan érigée en commune en 1790 (voir carte) ; soit une population estimée à 32 000 habitants vers 1790-1795, à la date des tout premiers recensements, Saint-Malo non compris (9 000 habitants).
La question de la dénomination
35Du XVIIe siècle jusqu’à aujourd’hui se maintient la dénomination du Clos-Poulet, et cela tandis que ses limites restent stables. Cette appellation traditionnelle de la presqu’île rocheuse entre Rance et baie du Mont Saint-Michel témoigne bel et bien de son identité au fil des siècles.
« Le canton d’Alet connu aujourd’hui sous le nom de Clos-Poulet, écrit le docteur Chifoliau, [est] borné à l’ouest par la rivière de rance, à l’est par le marais de Dol et l’océan, au sud par un lac appelé marre Saint Coulman, au nord par l’océan et la ville de Saint-Malo. Il a à peu près dieux lieües de long sur deux et demie de large. Il est situé a environ 45 degrés et 37 minutes 38 secondes de longitude […]. Cette cité, jadis le siège épiscopal d’Aleth avait une église cathédrale qui depuis longtemps est tombée en ruines, desquelles on a construit une petite chapelle appelée Saint Pierre, appartenant encore au chapitre de Saint-Malo ». Dans sa topographie médicale, Chifoliau attribue au nom de Clos-Poulet une étymologie celtique : « le canton d’Alet connu aujourd’hui, écrit-il, sous le nom de Clos-Poulet par corruption de ces mots latins pagus alethus ou alethensis […]. Les fondateurs de cette peuplade qui sans doute ne fut d’abord qu’un bourg, l’appelèrent Gwic Alet ou Wic Alet, c’est-à-dire canton d’Alet. Gwic ou wic signifie habitation, aléton dérive des mots celtiques, al, Rocher, de let, proche de la Rivière [la Rance]. Les Romains ont quelques fois donné à Alet le nom d’Alirud, en sous entendant le mot Sacrum, parce que a un quart de lieüe d’alet et en ligne à peu près parallèle, on voyait un rocher qui au nord répond au premier. Ce fut sur ce second qu’Aron célèbre personnage dans le pays se retira au sixième siècle et plaça son hermitage qui par succession de temps donna naissance à la ville actuelle de Saint-Malo. »
36Nous le savons aujourd’hui grâce aux fouilles entreprises par le Centre régionale d’archéologie d’Alet, « la peuplade » évoquée par le docteur Chifoliau, était celle des Coriosolites et « ce fut presque certainement le chef-lieu de la tribu » selon Loïc Langouët (1984). Quant à l’étymologie celtique proposée par Chifoliau, la diversité des hypothèses émises à son sujet jusqu’à présent témoigne de la difficulté de donner l’étymologie du nom d’Alet. « Il s’agit manifestement d’une forme latinisée » (d’Aletum) d’un nom préromain Alet (id., ibid.). « La meilleure proposition est probablement celle qui consiste à reconnaître la racine pouvant avoir le sens de hauteur (comme Alésia), ce que justifierait bien la topographie » (id., ibid.).
La diversité d’un « petit canton »
37Si la désignation de Clos-Poulet signe son originalité, elle n’empêche en rien sa diversité selon l’avis du docteur Chifoliau.
« Le Clos-Poulet renferme un territoire très précieux par ses productions et le grand nombre de ses habitants. On y compte 14 paroisses, dont les situations différentes exigent chacune une description particulière. Malgré le voisinage des lieux et le peu d’étendue du terrain, la constitution morale et physique des habitants est si variée qu’on à peine à s’en persuader. Pour mettre plus d’ordre et de brièveté, je diviserai ce canton en 4 parties, l’une septentrionale, l’autre méridionale, la troisième orientale et la quatrième occidentale.
Dans la partie septentrionale, je comprendrai Saint-Servan, fauxbourg de Saint-Malo, Paramé et Saint-Ideuc. Dans la partie méridionale, je placerai les paroisses de Châteauneuf, Saint-Père, Bonaban, la Gouesnière et Saint-Guillou. Dans la partie orientale se trouvera Saint-Coulomb, Saint-Méloir, Cancale et Saint-Benoît-des Ondes. Dans la partie occidentale se rencontreront les paroisses de Saint-Jouan et de Saint-Suliac. »
38Latitude et longitude, dimensions du Clos-Poulet, mention du nombre des habitants par exemple à Saint-Servan (de 19 à 20 000) [sic], élévation au-dessus du niveau de la mer, âge des règles, tout est noté, chiffré. Encyclopédiste à sa manière, géographe à sa façon, Chifoliau a le souci statistique alors répandu dans les élites de l’époque. Son esprit cartésien trouve ici à s’employer, en même temps qu’il lui offre prise sur l’espace dont il fait un territoire qu’il divise selon les 4 points cardinaux. Son excellente connaissance du « terrain », pour emprunter ce terme aux anthropologues actuels, ne fait aucun doute. Au fil de sa plume et non sans verve, il s’emploie à décrire gens et paysages. D’une paroisse à l ‘ autre, avec plus ou moins de détail, il passe en revue les caractéristiques physiques et morales des paroissiennes et des paroissiens, leurs activités professionnelles, les risques propres à leurs métiers, la nature du sol, sa variable fertilité, ses bestiaux, les traits climatiques du lieu ; et il brosse un tableau des maladies. Ancré dans la tradtion hippocratique, soucieux de son « pays », il fait revivre sous nos yeux le peuple des campagnes jusque-là oublié sauf dans La Dîme royale de Vauban, véritable grand homme du siècle de Louis XIV.
La terre et les sols
39Voici d’abord la terre et la diversité de ses sols. À Saint-Servan, il est « pierreux et feu fertile ». À Saint-Coulomb « pierreux et sablonneux ». « La sècheresse du sol n’empêche pas de labourer la terre. On y cultive du froment, du seigle et du Sarazin qui viennent assez bien quand les vents de nord et de nord-est ne règnent pas de trop bonne heure. Les plus mauvaises terres servent de pâtures aux bestiaux. Il y a des endroits où l’on ne trouve pas quatre pouces de sable sur le Roch. Les navets viennent fort bien dans ce terroir sablonneux […]. Le vent et les brumes qui s’élèvent de la mer brûlent les arbustes et les penchent à l’opposite de leurs directions […]. La partie méridionale de ces paroisses [Paramé et Saint-Ideuc] est beaucoup plus fertile, surtout dans le canton Paramé. L’habitant plus aisé vit mieux […]. Dans l’ouest de cette paroisse [Paramé] est un territoire très vaste que l’on a pris sur la mer et qui conserve tous les inconvénients des marais […]. » À Bonaban, la Gouesnière et Saint-Guinou, « les habitants se livrent presque tous à la culture de la terre ». Dans la paroisse de Châteauneuf, il y a « un vaste marais qui se prolonge de l’est à l’ouest. C’est dans ce marais que se trouve la marre Saint Colman. Espère de lac dont l’étendue varie suivant le plus ou le moins de sécheresse […]. Dans tous les marais circonvoisins, ce n’est qu’au printemps que le soleil dissipe une partie de ces eaux et permet de mettre des bestiaux à paître ».
40Située dans « la partie orientale », la paroisse de Saint-Coulomb « offre la campagne la plus riante et le séjour le plus salubre des environs. Le pays est plat […]. Les pâturages sont excellents […]. Le plus grand nombre des hommes est employé dans la marine, l’autre travaille la terre. […] Les champs sont ainsi que dans les autres paroisses plantés de pommiers que l’on cultive avec soin pour en obtenir le cidre, boisson ordinaire du pays. Ce territoire passe pour fournir le meilleur […] La paroisse de Saint-Méloir est la plus grande et la plus riche du Clos-Poulet […]. Les pâturages sont fort bons, la récolte du bled très abondante dans les années communes ; les arbres plantés sur les fossés brisent la force du vent et garantissent à l’ouest des vapeurs du marais ».
41Du sol, des produits de la terre ou de l’élevage à Cancale, Chifoliau ne souffle mot. « L’aisance dont jouit la population, écrit-il, la met dans le cas de bien vivre. D’ailleurs les huitres et le poisson frais sont d’une très grande ressource ». En revanche, il s’avère très disert sur la paroisse de Saint-Benoîtdes-Ondes « petite et très fertile, située à l’est du Clos-Poulet sur les bords de la baie de Cancale et dans un marais que la mer couvrit autrefois ; la terre grasse et marneuse produit du froment dont la Beauté égale la bonté […] La pêche et la culture forment l’occupation des habitants de cette paroisse ».
42Située dans la partie occidentale du Clos-Poulet, la
« paroisse de Saint-Jouan […] est assise sur une butte assez élevée et bien aérée […]. Le territoire de Saint-Jouan s’étend à deux lieües à la ronde. En creusant on trouve une terre argileuse recouverte d’une terre noire assez productive ; plus profondément on crut y trouver dans le voisinage de Châteauneuf des mines d’étain et d’argent. L’on s’opposa alors à leur exploitation, à cause des frais énormes qu’un pareil travail eût entraînés […]. Les arbres qui couvrent les fossés, les pommiers plantés dans les champs interrompent le cours des vents qui changent souvent dans cette contrée […]. La terre assez fertile produit d’excellents grains. Les habitants de ce canton sont marins de profession. Le tiers environ laboure et cultive la terre ; la proximité de la ville les met dans le cas d’y apporter leur lait et leurs légumes. Ce commerce répand une certaine aisance dans le pays et met chacun à même de vivre honnêtement.
La paroisse de Saint-Suliac située à l’ouest du Clos-Poulet sur les bords de la rivière de rance sur une colline a son exposition au couchant. Divisée en plusieurs villages cette paroisse se prolonge le long de la Rivière en formant différents zigzags. Le sol est pierreux, le terrain montagneux […]. La campagne semée de sarrazin, de seigle et d’avoine est également plantée de pommiers ».
43Quant à la ville de Saint-Malo et à son sol, à son rocher par nature infertile, comme on s’y attendait, Chifoliau ne dit pas un traitre-mot.
44Parce que le milieu, les sols, le climat, conditionnent le niveau de vie et donc la santé des habitants selon la théorie alors en vogue, notre médecin s’intéresse aux sols et à ses productions, à leur degré de fertilité, à l’élevage et à la pêche dans les paroisses côtières et à la profession de marin et aux huîtres à Cancale. Chemin faisant, il note avec satisfaction l’existence de haies et de champs complantés propres à freiner la force des vents. À cela ne se bornent ni son enquête ni sa vision médicale des paysages du Clos-Poulet. En bon et lointain disciple d’Hippocrate, l’air et l’eau, leur nature, leurs usages, l’intéressent au plus haut point.
L’air et l’eau du Clos-Poulet
45Des eaux de Saint-Servan, de Cancale et de Saint-Suliac, Chifoliau fait l’éloge. Ainsi, à Saint-Suliac, « l’eau qu’on y boit est légère et bienfaisante ». À Paramé et Saint-Ideuc, il note que « leur eau est pure et légère ou bien légère et limpide ».
46En revanche, pour Bonaban et la Gouesnière, notre médecin hydrologue remarque que « l’eau dont on se sert est mauvaise et fangeuse ». Les habitants « qui avoisinent le marais sont aisés à reconnaître par la couleur livide de leur teint. L’air et l’eau entretiennent les fièvres intermittentes ».
47S’il omet d’en parler à propos de Saint-Guinioux, Chifoliau s’étend sur la question en ce qui concerne Châteauneuf.
« Ses habitants respirent un mauvais air et l’eau boueuse qu’ils boivent les dispose à la fièvre qui est désormais endémique dans le pays. Les riches n’en sont pas plus exempts que les pauvres […]. Son opiniâtreté tient à la nature des vents qui règnent : d’ailleurs les vapeurs se trouvent condensées dans cet abyme et ne peuvent être chassées que par un vent violent de sud-ouest et est, tandis que les vents de Sud et Sud-est sont pernicieux, parce qu’en élevant les vapeurs méphitiques de la marre Saint-Coulman, ils les portent directement sur la ville. Je crois d’autant plus essentiel de m’étendre sur le site de cette ville que depuis peu de temps on y a construit d’après les vues de Monsieur Vauban une forteresse considérable qui peut contenir huit à dix régiments. […] Pendant tous ces travaux les médecins ont observé mieux que jamais les pernicieuses influences des vapeurs méphitiques qui s’élèvent des terres nouvellement remuées. »
Aliments et pathologie
48Parce qu’ils constituèrent, aux yeux de la médecine, s’ils sont en quantité et en qualité suffisantes, un facteur prédisposant à la santé et, dans le cas inverse, une cause de maladie, les aliments, soit le régime alimentaire des habitants, suscitent l’intérêt sinon une source d’inquiétude pour un médecin comme le docteur Chifoliau ; et cela au même titre que la terre, l’air, les vents et l’eau.
49En fait, Chifoliau à cet égard fait silence sur les bons régimes alimentaires et sur les crises de subsistances et les « chertés des grains » de l’époque. L’intéresse en revanche la pathologie qu’il attribue aux aliments qu’il juge malsains ; quant au cidre (Saint-Coulomb) il juge que « cette liqueur fermentée est très rafraîchissante, mais peu convenable aux estomacs faibles ; elle engendre beaucoup de flatuosités et peut par ses différentes préparations donner le germe aux maladies putrides et vermineuses. Le paysan, pour engraisser son cidre se sert ordinairement de l’eau fangeuse des mares de son fumier dont il arrose les pommes à demi écrasées. Quelques-uns cependant ne se servent pas de cette pernicieuse méthode et la remplacent par de l’eau de puits qui ne fournit pas à la vérité un cidre aussi délicat au goût [sic] ».
50Quant aux huîtres de Cancale, le docteur Chifoliau passe sous silence leur ressource abondante et les revenus confortables que les Cancalais tirent de leur commerce pour ne parler que d’une affection que, selon lui, elles auraient engendrée : « Pendant la guerre [celle d’Amérique, 1778-1783], les soldats cantonnés à Cancale éprouvaient des douleurs colliquatives que je ne puis attribuer qu’à l’usage immodéré des huîtres et au deffaut de boisson spiritueuse propre a en faciliter la coction [digestion]. »
Apparence physique et mentalités
51L’apparence physique et les attitudes humaines constituent autant de signes pour les médecins du XVIIIe siècle. À sa manière, le témoignage du docteur Chifoliau obéit à ce canon de la médecine du temps. Couleur de la peau et du visage, robustesse, fragilité ou débilité du corps, date d’apparition des règles, caractère jovial ou renfermé, croyances, plaisirs forment à son gré des indicateurs fiables de l’état de santé des divers habitants du Clos-Poulet dans chacune de ses paroisses. C’est dans un tableau vif et coloré, non dénué d’empathie, que Chifoliau nous donne, à deux siècles et demi de distance, sa vision certes médicale, mais aussi humaine du petit peuple de la campagne malouine. Qu’il soit à caractère subjectif et professionnel ne gâche pas la singularité des traits prêtés au physique et aux mœurs que le peintre a cru bon de souligner. Sa vision fait partie de la réalité, si elle ne la constitue pas.
Des traits physiques contrastés
52Qu’il s’agisse des habitants de Saint-Servan, de Paramé, de Saint-Ideuc, de Cancale ou encore de Saint-Benoît-des-Ondes, les hommes « sont la plupart d’une constitution forte et vigoureuse », tandis que les « Malouins sont petits, mais robustes ». En revanche « les habitants de Châteauneuf sont jaunes et blêmes, l’air qu’ils respirent et l’eau bourbeuse qu’ils boivent les disposent à la fièvre qui est endémique dans le pays ». De manière générale, Chifoliau associe la fertilité du sol et de la mer à la robustesse des habitants, la mauvaise qualité de l’air et de l’eau à leur mauvaise mine et à une faible santé. Ainsi à Cancale, « l’aisance dont jouit l’habitant à raison de la circulation fréquente de l’argent le met dans le cas de bien vivre ». Ainsi encore, à Paramé et à Saint-Ideuc, « la partie méridionale de ces paroisses est beaucoup plus fertile, surtout dans le canton de Paramé. L’habitant plus aisé vit mieux ». Ainsi enfin, « la paroisse de Saint-Méloir est la plus grande et la plus riche du Clos-Poulet […]. Les pâturages sont fort bons, la récolte en bled fort abondante dans les années communes. La constitution de l’habitant est forte et robuste ».
53Chifoliau, ainsi que d’autres de ses confrères auteurs de topographies médicales, met pour lors en relation les niveaux de vie et de santé de la population. Ce n’est plus seulement la pathologie qui suscite leur intérêt. La corrélation qu’il établit se signale ainsi que par sa nouveauté, fruit d’une connaissance non plus seulement des maladies de leurs patients, mais de leurs observations sur « le terrain ». Témoin la description par Chifoliau de « chacune des 14 paroisses du Clos-Poulet qui exigent chacune une description particulière, malgré de voisinage des lieux et le peu d’étendue du terrain, la constitution morale et physique des habitants est si variée qu’on à peine à s’en persuader ».
54À la robustesse des habitants en certaines paroisses s’ajoutent le signalement physique des femmes et l’âge de leur puberté. À Saint-Servan, « les filles ont la taille svelte et paient de bonne heure le tribut lunaire, il y en a de réglées dès l’âge de 10 et 11 ans ». À Paramé et Saint-Ideuc en revanche, « les femmes sont fortes et corpulentes, la barbe dont elles sont pourvues pourroit aisément les faire passer pour des hommes […]. En général elles sont réglées très tard, plusieurs font des enfants jusqu’à l’âge de 50 ans. » À Saint-Coulomb, « les filles sont réglées de 14 à 17 ans », à Cancale de 12 ans à 14 ans ; à Saint-Malo, à Saint-Suliac de 16 à 17 ans. Le cas des filles de Saint-Servan mis à part, l’âge moyen des premières règles à Saint-Malo et dans le pays malouin se situe dans la moyenne nationale : 15,9 ans entre 1750 et 1799 ; et cela contrairement au premier XXe siècle où il devient plus précoce (13,9 ans entre 1900 et 1950).
Les mœurs : le café mis en accusation
55Hormis la mise en accusation des lits clos déclarés antihygiéniques et le retard mis par les « pauvres malades » à appeler un médecin, seul l’usage du café, pratique urbaine et élitaire, déclenche la condamnation médicale. Dans la partie méridionale de Paramé et de Saint-Ideuc où l’aisance est plus grande, « l’influence du mauvais exemple se manifeste d’une manière très apparente, le Bourg contient trois à quatre cafés publics, où chaque femme va prendre sa tasse dès le matin. Les affections hystériques ne sont pas plus rares qu’en ville ». À Saint-Coulomb, « les suffocations nerveuses ne sont pas rares chez les personnes du sexe, malgré le grand exercice qu’elles font. Cette disposition tiendrait-elle à l’usage presque journalier du caffé ? Toutes les femmes qui viennent apporter leurs denrées en ville ont tellement pris cette habitude qu’elles ne peuvent s’en passer ».
56De la sorte, Chifoliau incrimine cette fois non pas le climat, la terre, les eaux et les vents chargés de « miasmes putrides » ou « méphitiques », mais les mœurs citadines de certains habitants aisés du Clos-Poulet, prompts à pratiquer l’interimitation sociale, qu’il considère comme dommageable à leur « santé nerveuse ».
La médicalisation en héritage
57Le succès des topographies médicales en Europe de l’Ouest, par exemple en Allemagne et en Espagne, et non pas seulement en France, ne se dément pas au XIXe siècle, y compris après l’ère pasteurienne ; et cela même si elles n’ont plus le charme de celles du siècle des Lumières. Elles marquent, chemin faisant, la prise en main de la situation globale de la société ambiante, par une médecine de santé publique. Le savoir déployé prend appui sur le pouvoir politique accru d’un État central fort de ses relais d’abord dans les provinces sous l’Ancien Régime, ensuite dans la France « départementalisée » quel qu’ait été le régime politique en place. Le personnage incontournable qu’est devenu le médecin voit son expertise mise à profit, ses avis recherchés et recueillis, son amour pour « le Bien public » reconnu et renforcé à travers les critiques qu’il émet, les réformes qu’il entend promouvoir sont prises en considération. La médicalisation dont il est l’un des deux acteurs privilégiés avec l’État, entrevue, annoncée, parfois affirmée non sans véhémence à la fin de l’Ancien Régime, débouche sur une Révolution : celle qui amène la bourgeoisie au pouvoir, professions libérales incluses, dont celle de la médecine. Pour lors, elle accompagne le courant des réformes entreprises par le Comité de Salubrité (1790-1791), puis sous le premier Empire et sous la Restauration, enfin au temps de la IIIe république où elle triomphe, au prix d’un « humanisme musclé ». De ses bienfaits avérés comme de ses récents excès, nous restons les héritiers lointains en ce début du XXIe siècle.
Notes de bas de page
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