Chapitre XV. Le tableau médical de Saint-Malo
p. 121-126
Texte intégral
1Si Duhamel du Monceau déclare que « cette ville […] n’est sujette à aucune épidémie » (1759), si le docteur Réad écrit (1781) qu’« il n’y a jamais eu de maladie ni épidémique ni endémique à Saint-Malo », les docteurs Chifoliau et Mallet de la Brossière n’en font pas un lieu exempt de maladies, y compris épidémiques. Pour ces deux observateurs, pour ces deux médecins-topographes, la qualité défectueuse de l’eau consommée, l’absence d’efficacité de « la police sanitaire » notamment sont responsables d’une situation sanitaire peu enviable partagée avec d’autres villes de Bretagne, telle Saint-Brieuc. Au lieu de répéter la vulgate hippocratique aériste, ils tirent parti de leurs observations sur le terrain pour en préciser la singularité.
2Ainsi, lorsque le docteur Réad souligne « l’influence de l’air », il entend démontrer que ses « différentes modifications » influent « sur les organes soumis au contact de ce fluide1 ». Et il cite pour preuve « les péripneumonies et pleurésies dépendantes de l’impression de l’air froid, la corrosion des gencives chez les marins [scorbut], les ophtalmies des intempéries sèches, les esquinancies [angines] et les aphtes en pays marécageux ». Son assertion s’appuie sur l’observation des vents à Saint-Malo :
« Les vents dont la connaissance paraissait si importante aux Anciens ne le sont pas moins pour le Médecin du port […]. On sait que les vents de mer sont en général humides et pesants ; le vent même du nord qui nous vient d’Angleterre ayant traversé nos bras de mer de 45 lieües a cet inconvénient. Souvent il s’élève de la rade, dans les plus beaux jours de l’été, un brouillard qui change brusquement la constitution de l’atmosphère, et produit sur l’humeur respirable une révolution qui affecte les poitrines délicates. Le vent du nord dans l’hiver est très sec, il produit alors un froid piquant. C’est le temps des maladies véritablement inflammatoires très communes à Saint-Malo. Celui d’Est nous est plus favorable, quoi qu’il ait le défaut de nous porter les vapeurs d’un marais dont j’ai parlé dans le cours de ce mémoire. Le vent combiné du Nord-Nord-Est, est celui qui convient le mieux à la constitution naturellement robuste des habitants. Celui du Sud-Sud est presque toujours pluvieux. Ils nous affectent désagréablement dans toutes les saisons, c’est lui surtout qui est chargé des molécules des vases de la ville et de son fauxbourg et qui rend aux étrangers les séjours de ma patrie si désagréables par les vapeurs combinées des limons du port et du goudron employé à la carène des vaisseaux.
Les vents qui viennent de l’est, du nord-ouest et du sud-ouest sont communs dans les équinoxes de mars et septembre. Quoi que ce soit l’époque précise de leur règne, ils ne sont pas rares dans la mauvaise saison ; presque toujours accompagnés de tempêtes, ils sont également à redouter parmi les malades qui fréquentent ces parages dans les nuits dangereuses de l’hiver. »
3Dans ses remarques sur les Maladies qui ont régné à Saint-Malo pendant les mois de septembre, octobre et novembre 1777, le docteur Bougourd émet une opinion analogue lorsqu’il écrit : « Le trimestre a été remarquable par une diarrhée épidémique qui a affecté un nombre infini de personnes et qui a régné surtout depuis la mi-septembre jusqu’à la fin d’octobre. Elle était due sans doute à l’abondance de la bile exaltée par la chaleur ainsi qu’à la suppression ou diminution de l’insensible transpiration. Les Matinées ou les soirées commencent à cette époque à être froides dans notre pays et nous amènent des brumes très épaisses. »
4Bougourd, toutefois, n’accompagne pas, cette fois son exposé de relevés météorologiques. Par ailleurs, il se limite à décrire les maladies les plus fréquentes sans en rechercher les causes sociales. Il en va de même pour les trois observations de « cas cliniques » qu’il adresse alors à la Société royale de médecine. Médecin du corps malade et non pas observateur social, royaliste convaincu et futur opposant à la Révolution, à la différence de Mallet de la Brossière et de Réad, Bougourd ne participe pas, quant à lui, à la recherche des causes des « maladies dominantes ». Ce correspondant de la Société royale de médecine, dans sa lettre, datée de Saint-Malo du 10 mai 1785 et adressée à « Monseigneur l’intendant de Bretagne », se porte candidat à la charge de médecin des épidémies « pour Saint-Malo et ses environs, dit le Clos-Poulet ». En vain, puisque, comme on sait, Chifoliau l’obtint d’un intendant (Bertrand de Molleville) attentif, quant à lui, à « la chose sociale ».
Le déterminisme du site
5Le docteur Malsey, dans son Mémoire daté de Saint-Malo du 26 août 1781 et adressé à la Société royale de médecine, manifeste, quant à lui, son sens de l’observation spatiale en analysant sanitairement le site de Saint-Malo.
« Dans la partie S-E de Saint-Malo, la grève qui reste à sec quinze heures au moins dans vingt-quatre, est très vaseuse. Quoi qu’on en ressente très faiblement les émanations dans les maisons voisines, l’expérience n’a pas appris qu’elles fussent nuisibles, ni même dangereuses. Mais il y a des marais assez considérables dans le voisinage de la ville, à un quart de lieüe et demi-lieüe de distance, qui ont été pris sur la mer, qui quoique dessalés et mis en valeur, donnent des vapeurs nuisibles et malfaisantes, en cas de grandes sécheresses et après les premières pluies. Leur effet le plus ordinaire est de produire dans le commencement des fièvres anormales d’un mauvais caractère, presque toujours putrides, qui dégénèrent en quotidiennes, tierces, quartes très rebelles […]. Les fièvres qui règnent dans le marais paraissent attaquer alternativement les enfants et les adultes. Il y a deux ans que c’était le tour de ceux-ci ; il n’y eut guère que les autres années passées, qui furent attaquées de la fièvre des marais. Plusieurs tombèrent dans la cachexie, quelques-uns dans l’hypopepsie ascite, beaucoup l’ont gardée tout l’hiver, et je crois qu’ils sont guéris dans le printemps, un peu plus tôt, un peu plus tard […]. Je ne crois pas qu’on puisse dire que la fièvre soit endémique dans le quartier des marais, quoi qu’elle y règne beaucoup [ ?]. »
6Spécialistes des causes secondes observables par l’Homme, ils se turent sur le chapitre des causes premières, celle provenant de Dieu et, limitèrent leur ambition, qui n’était pas mince, en bons catholiques et en bons sujets d’un roi établi par la grâce divine. Tenants du déterminisme, ils sont d’avis que les divers types d’affections sont non seulement engendrés par le climat de la saison du lieu observé, mais aussi par la consommation des aliments et des boissons absorbées par les Malouins.
7Le mémoire rédigé (1779), par le docteur Réad en témoigne. Avant que de décrire les deux types de « dysenterie épidémique », il entend, en première partie de son exposé, en analyser les causes, telles que son sens de l’observation les lui donne à lire. Et il déclare au sujet de l’épidémie de dysenterie de 1779 :
« De toutes les maladies épidémiques qui dévastent les villes et les campagnes, la dysenterie est celle qui paroît tenir plus essentiellement aux vices des aliments et des boissons […]. En admettant même, comme je le fais, qu’il existe d’autres causes des dysenteries épidémiques, telles que la fonte de l’humeur bilieuse retenue jusqu’alors dans ses couloirs, la répercussion de la matière de la transpiration et ses causes ne peuvent être regardées que comme dispositives, et ont le plus souvent besoin du concours des causes déterminantes pour développer toute leur énergie. Ces causes déterminantes sont l’agacement, l’irritation des fibres et des glandes intestinales, par l’impression continuelle d’une masse alimentaire chargée de molécules invisibles. »
8En quelque sorte, la cause immédiate, en tout cas visible sinon « palpable », résiderait dans l’infection des aliments ; ce que confirme l’actuel savoir médical. Et Réad de poursuivre, en toute logique rhétorique : « la saison de l’année qui amène le règne des dysenteries épidémiques est celle qui rassemble la plus grande quantité de causes capables d’infecter cette même masse alimentaire [les ingesta hippocratiques] et de la rendre un agent mécanique, immédiat, âcre, irritant, incendiaire ».
9Le lien est ainsi fait, comme le veut la théorie médicale de l’époque entre la météorologie (les saisons) et une typologie des maladies : catarrhes (kata, vers le bas ; rhéein, couler) de l’appareil respiratoire d’hiver (froid et sec) « fièvres putrides » (putridité), pourrissement durant l’été (chaud et humide) dues à la putréfaction des boissons (eau) et des aliments. Cependant, et l’on est à la fin du XVIIIe siècle, c’est l’infection des aliments qui est réputée être la cause première des maladies observées en été et non pas les aliments par eux-mêmes. Aussi, notre médecin incrimine
« les boissons et particulièrement le cidre, aigries par les chaleurs excessives de l’été, les grains nouveaux et encore humides, les viandes et le poisson corrompus, les fruits verts ou de mauvaise qualité, les eaux potables infectées par le rapprochement des principes nuisibles qu’elles contiennent après les grandes sécheresses, et particulièrement dans les campagnes par la filtration des parties putrides des fumiers, des lins et des chanvres [c’est le cas dans le Clos-Poulet] ; tels sont les vices des aliments et des boissons qui dépendent de la constitution chaude et sèche de l’été [ce fut le cas en 1779], qui donnent en général naissance aux dysenteries épidémiques. Sans prétendre attribuer exclusivement à la dépravation des eaux les dysenteries épidémiques de la Bretagne, je crois que cette cause joue un grand rôle dans cette épidémie, les observations que j’ai faites dans quelques villes [dont Saint-Malo] et villages de cette province me fortifient dans cette opinion ».
Eau et police sanitaire
10Aucun projet d’amélioration ne figure dans le Mémoire du docteur Malsey, qui se borne à un constat. En revanche, il n’en va pas de même de la part du docteur Réad. Après avoir analysé les « causes de la dysenterie épidémique » de 1779, il propose d’y remédier « et il en fait part à la Société royale de médecine « avec d’autant plus, écrit-il, d’empressement que si les moyens que j’indiquerai comme propres à prévenir les ravages de ce fléau sont insuffisants, l’emploi que l’on en fera ne pourra qu’être avantageux et influer salutairement sur la santé des habitants de cette province ». « La difficulté, l’impossibilité même de l’exécution des règlements faits où à faire relativement aux boucheries, poissonneries, à la cueillette des fruits, et à la préparation des boissons font gémir le Souverain père de ses peuples, le magistrat qui dicte ses lois et le philosophe ami de l’humanité. »
« En attendant que les citoyens s’éclairent sur leurs vrais intérêts, et en ne mettant plus d’entraves aux précautions paternelles des chefs de l’administration, jetons les yeux sur quelques abus auxquels il est possible de remédier et dont la réforme essentiellement liée à la conservation des habitants de cette province ; je prends pour exemple la ville de Saint-Malo.
Les eaux que l’on boit dans cette ville sont des eaux de citerne ; leur salubrité dépend de la propreté des canaux conducteurs et de la solidité de la caisse de maçonnerie qui forme les citernes ; si ces mêmes canaux, comme il arrive très souvent, servent d’égouts à divers immondices, si l’assemblage des pierres des citernes est fait par l’intermédiaire d’un mortier peu solide ou poreux, si par ce dernier inconvénient, et par l’emplacement vicieux des citernes près des égouts de cuisine ou des latrines, les matières animales ou végétales putréfiées, les excréments même y sont portés, l’eau qu’elles contiennent s’infecte et devient une source de maladies graves dans les grandes sécheresses de l’été, temps auquel les citernes contiennent peu d’eau ; ces miasmes putrides plus rapprochés, moins étendus, auront sur l’économie animale une influence plus énergique ; de là les dysenteries qui paraissent régulièrement dans les mois d’août et de septembre.
Les évacuations continuelles et putrides des dysentériques, augmentant tous les jours le foyer de l’infection, l’épidémie dut faire des progrès et se nourrir, si je puis m’exprimer ainsi, de sa propre substance. Le blanchissage des linges des malades à la fontaine et dans l’intérieur des maisons a concouru, avec les autres causes, à l’extension du principe morbifique en infectant tous les jours une masse considérable d’eau, dont une grande partie filtre dans le terrain et entretient les courants qui se rendent dans le voisinage des citernes.
Les moyens les plus sûrs de parer aux inconvénients que je viens de présenter sont de la part de l’administration :
1° des règlements qui assureraient une construction assez solide des citernes et des lieux d’aisance pour que l’on n’ait pas à craindre la communication des uns avec les autres ;
2° des défenses sévères de jeter pendant le jour ou la nuit, les excréments sur les fumiers ou au milieu des rues, ainsi que de laver les linges des malades dysentériques dans l’intérieur de la ville ;
3° l’exécution des ordonnances de police, relativement au balayement des rues et à l’enlèvement des immondices.
[…] En attendant que le gouvernement, attentif au bien des peuples, opère ces changements, les particuliers parviendraient à énerver l’activité des principes putrides contenus dans les eaux, en faisant bouillir celles qu’ils destinent à leur boisson ; par cette préparation les insectes dont foisonnent les eaux des citernes, ne pourroient leur nuire, le principe volatil excrémentiel que pourraient contenir ces eaux se dissiperait ; la filtration ou la décantation achèverait de rendre ces eaux d’un usage sûr et l’on verrait disparaître des maladies que l’on n’a que trop de raisons d’attribuer à leur dépravation. »
11S’intéressant aux alentours des pays briochin et malouin, le docteur Réad, fort d’une expérience d’avant-garde typique des médecins des armées, rappelle le Mémoire adressé en 1775 par le Commissaire des guerres de la Lorraine à la « Société royale des Sciences et Arts de Metz ». Il le cite à l’appui de son projet réformateur. Il préconise
« de tenir la main à ce que l’accumulation des fumiers se fît loin des habitations, des puits et des fontaines ; il résulterait un double avantage pour la salubrité et l’agriculture de faire un règlement qui obligerait les paysans à faire construire, pour y déposer leurs fumiers, une caisse en maçonnerie avec un rebord de deux ou trois pieds ; ces caisses que l’on voit dans la plupart des hôtels à Paris, s’opposeraient à la filtration [infiltration] des engrais [les excréments] et en conserveraient les principes les plus actifs que les pluies abondantes enlèvent […]. L’exécution des règlements d’une police relative aux fumiers et au rouissage des lins et chanvres conserverait tous les ans un nombre considérable d’habitants […]. Pour tirer un plus grand parti de la réforme des alors que je viens de présenter, il est essentiel que Messieurs les recteurs des paroisses engagent les paysans à écarter de leurs eaux les causes d’infection ».
12Une décennie plus tard, le 19 janvier 1790, le docteur Mallet de la Brossière, Malouin de naissance, résidant alors à Paris s’avère plus encore que son confrère Réad, un chaud partisan d’un plan de réforme, en partisan enthousiaste de la nouvelle monarchie constitutionnelle.
Le projet d’un bassin à flot
13Si des conséquences de la « dépravation » de l’eau sur la santé publique. Mallet de la Brossière ne souffle mot pas plus que des travaux à effectuer pour en améliorer la qualité, il s’en prend au « séjour de cet incommode rocher », ce « véritable vaisseau », dont les habitants « forment un nombreux équipage de marins ».
14Reprenant le projet bassin à flot de Vauban, autrefois refusé par les Malouins, il écrit
« j’aurais désiré avec eux, écrit-il que respectant le château qu’on eût regardé comme la citadelle de la nouvelle ville, on eût abandonné le séjour de cet incommode rocher pour habiter Saint-Servan aujourd’hui bien plus considérable par son étendue que Saint-Malo, et presque aussi peuplé que l’amas irrégulier de maisons formant la ville principale, où les individus sont entassés dans des demeures étroites au grand préjudice de leur santé. On eût donné un port à une place de commerce qui n’en est pas ; un bassin superbe se fût élevé où les eaux de mer retenues et renouvelées au besoin auraient mis les vaisseaux à l’abri de cette prompte dégradation qui les poursuit dans l’état actuel ; ce bassin eût remplacé la mauvaise rade foraine de la ville, où les vaisseaux font si souvent naufrage à la porte de leur patrie »…
Notes de bas de page
1 Cf. figure 1, Mémoire du Dr Réad (1779), cahier iconographique.
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