Chapitre XIV. Les topographies médicales, le cas de Saint-Malo et du Clos-Poulet
p. 115-120
Texte intégral
1Parmi la centaine de topographies médicales (manuscrites) conservées à Paris dans les archives de l’Académie nationale de médecine figurent en bonne place 4 topographies médicales de Saint-Malo. Elles émanent de 2 Malouins, les docteurs Chifoliau (1786) et Mallet de la Brossière (1790) et des docteurs Réad et Malsey (1781). La Société royale de médecine tint, en son temps, à en distinguer deux. La première, celle de Chifoliau, reçut un « éloge » dans la séance du 7 mars 1786. La seconde est celle de Mallet de la Brossière, un petit-neveu du Duguay-Trouin. Il est à Brest à 17 ans, puis à Tunis, enfin sur les côtes de Guinées et à Saint-Domingue. En 1790 il habite à Villechieu (Manche). Sa topographie lui valut « un 4e prix », qui lui fut décerné lors de la séance du 23 février 1790. Fortes toutes quatre de chacune 12 à 14 pages, elles décrivent (graphein) les lieux (topoi) du point de vue médical. Ce faisant, elles brossent, à la veille de la Révolution, un tableau original et peu connu de la ville et du pays malouin : le Clos-Poulet, qui s’étend alors sur 13 paroisses y compris celle de Saint-Malo, la paroisse de Saint-Servan ayant été réunie en 1753 à celle de Saint-Malo. Deux de ces « topographies médicales » concernent la ville de Saint-Malo, une les hôpitaux de Saint-Malo/Saint-Servan, la dernière – la seule – outre Saint-Malo, le Clos-Poulet (Mallet de la Brossière).
L’origine des topographies médicales
2La floraison des topographies médicales dans la seconde moitié du XVIIIe siècle en France (et aussi dans les pays allemands), dont celle de Saint-Malo et du Clos-Poulet constituent de précieux témoignages. Elles reposent sur la redécouverte pour mieux dire sur la rénovation d’un modèle issu de l’Antiquité grecque. Il a été fourni par la prise en compte des conceptions philosophico-médicales contenues dans un traité dû à Hippocrate (né vers 460, mort vers 380-355 avant Jésus-Christ) : Des airs, des eaux et des lieux. Selon le père de la médecine occidentale, les maladies ne sont pas causées par les dieux ni par des puissances surnaturelles : c’est là sa pétition de principe que reprennent à l’envi les médecins – topographes du siècle des Lumières. Par voie de conséquence, elles n’échappent pas à la « raison raisonnante » de l’Homme, surtout quand il est médecin. Par rapport à l’enseignement de l’Église catholique, apostolique et romaine, c’est là une manière de Révolution. La Maladie (le concept de maladie) ne provient ni de « l’ire de Dieu » ni du châtiment des péchés de l’Homme. Est tracée une histoire naturelle et non plus divine ou surnaturelle des maladies (y compris épidémiques) et de la santé de l’Homme située dans son environnement physique et social. De la sorte, sous le regard observateur, voire clinicien de docteurs en médecine encyclopédistes à la mode du siècle, les maladies constituent des phénomènes naturels régis par les lois naturelles passibles de clarifications, de diagnostics et de traitements.
L’originalité des topographies médicales
3C’est précisément cette doctrine hippocratique qui est reprise et développée, entre autres, par Malsey, Chifoliau et Mallet de la Brossière. Formes et intensité des maladies sont déterminées (le mot est fort) par le climat et par le milieu. Leurs caractéristiques influent sur les états de santé/maladie et sur leurs variations. Telle est la manière rationnelle, prosaïque, pratique, nous dirions peut-être « laïque » de concevoir la santé et les maladies de l’Homme. Le plan de la foi et celui d’un savoir, préscientifique au siècle concerné, sont distingués à souhait, sans jamais être opposés. À la préoccupation du Salut viennent s’adjoindre les soins de la santé et de la maladie. Généralement concomitants, sauf exception, par exemple, celle d’un La Mettrie, salut et santé coexistent. Généralement aussi, notamment dans une région de pratique catholique fervente comme la Bretagne et le pays de Saint-Malo, l’espoir de la santé ne remplace pas l’espérance du Salut, ni le traitement des maladies les péchés et les gestes de dévotion, dont ceux dévolus à la Vierge et aux saints guérisseurs. À preuve l’absence de toute référence religieuse dans les topographies médicales en général et dans celles consacrées à Saint-Malo en particulier. Sauf exceptions certes notables, comme celle d’un Voltaire, la Raison, ici sur le mode médical, a la foi pour toile de fond.
4Climat, saison, régimes de la nature, de la terre, des airs (vents) et des eaux, modes d’alimentation, manières d’habiter, de vivre et de travailler sont censés déterminer les formes et la gravité des maladies, tout comme les états de santé des diverses composantes de la société. S’ouvrant à la découverte de l’espace physique et, fait nouveau, social, les médecins – topographes du temps, dont nos Malouins, prêtent la main au projet politique du gouvernement royal de bâtir une science sociale et politique de la santé, propre à brosser un tableau géographique, physique et humain à l’échelle nationale ; et cela à partir de « portraits » locaux et régionaux. Ils servent de la sorte le Pouvoir en place, son désir de connaître hommes et espaces provinciaux avec leurs caractères originaux. Ces espaces urbains et leurs pays, ils en font un territoire propre à être gouverné, organisé sinon quadrillé, non seulement au nom du « Bien public », mais aussi, par voie de conséquence avec pour objectif la puissance de l’État dans ses diverses composantes : qui dit santé, qui dit maladies, qui dit épidémies et « cherté des grains », qui dit pauvreté, voire misère, avec la compétence prêtée aux gens de médecine, dit aussi recension écrite des forces et des faiblesses du royaume ; et donc, à partir de pareille évaluation possibilité(s) d’intervention(s), d’actes et d’actions du Pouvoir en place s’appuyant sur le savoir médical. La Révolution une fois passée, les gouvernements de la Restauration, après celui du 1er Empire, ne s’y tromperont pas. Les topographies médicales, modifiées, il est vrai, ne cessent de fleurir durant tout le XIXe siècle. À la place de la Société royale de médecine défunte (1792) succèdent des Sociétés de santé, le Comité de salubrité publique (1790-1791) et, enfin, l’Académie royale de médecine fondée en 1820, dont la nôtre est aujourd’hui l’héritière. Comme le prouve son dépôt des archives de la Société royale de médecine !
La double compétence des médecins-topographes
5Dans la mesure où le médecin-topographe voit une sorte de perméabilité entre la nature humaine [intérieure] et la nature extérieure, et cela à la suite du médecin-philosophe que fut Hippocrate : soient la « nature naturante et la nature maturée » les médecins-topographes, dont ceux de Saint-Malo, s’en viennent à décrire, voire à analyser le milieu, physique, social, moral et culturel, car « la médecine est le carrefour de tout » (Montaigne). Dès lors, ils se saisissent de l’Homme dans la totalité de ses aspects individuels et collectifs, par exemple comportementaux et régionaux. C’est là le Malade-Homme et non plus seulement les maladies qui constituent son objet premier ; et celle-là conformément au traité cité d’Hippocrate qui voit dans les éléments repérables de la nature extérieure « autant sinon davantage les responsables que les défaillances de l’organisme » (J. Léonard).
6De la sorte, les médecins-topographes disposent d’une double compétence. Ils ont connaissance des deux natures : l’une extérieure – le milieu –, l’autre intérieure – le corps malade qu’il s’agit pour eux de traiter en cas de maladie, le corps sain qu’il leur faut préserver. Du malade, ils sont censés connaître les causes de l’état, en raison de leur savoir propre ; soit une santé-harmonie ou équilibre, une maladie dysharmonie ou déséquilibre des « humeurs ». Entre humeurs du corps et éléments de la nature, ils tentent de trouver des correspondances éclairantes qui satisfassent et leur Raison et la raison d’État. C’est pourquoi ils renient, dénigrent ou vilipendent tout autre type de médecine : sorcellerie, magie, charlatanisme et guérissage empirique. Quant aux prières, aux processions, aux vœux, aux paroles et aux gestes proprement religieux, ils les passent sous silence ; tous peu ou prou catholiques « bon teint », ils n’en ont cure en tant que professionnels de la médecine, même s’ils reconnaissent leur légitimité en tant qu’individus.
Médecine aériste et médecine humorale
7À leur gré, quatre éléments composent la Nature (extérieure) : l’eau, l’air, la terre, et le feu qui définissent le « climat local ». Ils les associent aux quatre humeurs du corps : la phlegme, le sang, la bile jaune et la bile noire. C’est pourquoi on parle alors tantôt de « médecine aériste », tantôt de « médecine humorale ». De fait, elles ne font qu’une. Elles représentent à elles deux la synthèse de deux domaines conjoints. Aux quatre éléments correspondant quatre humeurs : le froid, le chaud, le sec et l’humide ; associées deux par deux, elles déterminent les quatre tempéraments : bilieux, atrabilaire, colérique et mélancolique. Quant à la « constitution » prêtée à la saison de l’armée, eu égard aux « fièvres » (maladies) diagnostiquées, elle est dite entre autres « bilieuse » ou « catarrhale ». L’attention est prêtée aux saisons, par exemple, le froid et le sec d’un rude hiver ou encore le chaud et l’humide pour l’été, par exemple.
Les débuts de la médecine d’observation
8De ce fait, c’est là un savoir médical à base philosophique et (donc de type conceptuel). Il nécessite un assez long apprentissage dans les meilleures Facultés de médecine : Montpellier et Paris. Seul, il autorise un diagnostic et un traitement corrects selon Bougourd, docteur de Montpellier. Cependant, en la fin du XVIIIe siècle, ils sont tempérés, voire modifiés par l’observation du « cas ». Un vomitif peut être exclu, le régime (alimentaire toujours associé au traitement) modifié. Les docteurs Réad et Bougourd pratiquent quelquefois de la sorte : en temps d’épidémie dysentérique (1779) et dans les observations qu’ils adressent à la Société royale de médecine. L’une concerne « un épanchement de sang sur la base du crâne » (non datée) ; l’autre est une « observation sur un prolapsus d’estomac avec augmentation considérable de sa capacité » (s. d.) ; la troisième, une « observation sur une colique véritablement cordée » (1778). Dans son dernier texte, Bougourd est d’avis de renoncer absolument aux « émétiques et purgatifs qui produiraient à coup sûr des contractions très violentes ».
9Chifoliau déclare (Bonaban, septembre 1779) : « Nous avons jugé qu’elle [la dysenterie] ne se présentait pas toujours avec les mêmes symptômes, que par conséquent le traitement ne pouvait être général […]. Nous avons décidé que la saignée ne convenait que dans très peu de sujets… » L’observation sur le terrain, bientôt dénommée médecine clinique, vient ainsi battre en brèche la médecine théorique héritée d’Hippocrate. Sans le diagnostic médical établi sur place en temps d’épidémie, sans la venue du médecin des épidémies sur le terrain, sans le projet formé par le gouvernement royal de dresser un tableau général de la santé des sujets du roi, il est probable que l’évolution de la médecine savante aurait pris un cours sinon distinct, du moins plus lent. C’est là le rôle joué sur son devenir en raison des initiatives politiques du gouvernement royal. Une révolution, celle-là scientifique et médicale se met en place. L’« histoire naturelle », la physique (thermomètre Réaumur), la chimie (découvert d’H 2 O) y tinrent une place de choix qui influa sur les connaissances médicales et pharmaceutiques. Ainsi, la contagion par des eaux contenant des « animalcules » prit place à côté de celle, traditionnelle et jusque-là exclusive de l’air.
10L’importance novatrice préscientifique des topographies médicales ayant été soulignée, restent à analyser leurs apports dans le domaine social, ici entendu au sens large. Il concerne les habitations, les travaux des hommes, leurs états de santé physique, leurs usages et leurs mœurs. Vivant, souvent détaillé, irremplaçable pour certains aspects, pareil tableau aux couleurs tantôt sombres, tantôt claires tient, à deux longs siècles de distance, d’une évocation : des paysages, des sols, des villages, des bourgs maritimes et terriens, une cité et portuaire avec ses rues étroites et sales, un faubourg densément peuplé, des marins, des pêcheurs, des navires, des hommes, des femmes, des enfants, leur physionomie, leur allure, leur vêture, couleurs du ciel, humeurs, du climat, richesse, aisance, pauvreté, misère dans les paroisses les plus délaissées du Clos-Poulet. Tout y passe ou peu s’en faut.
11L’élite du corps médical, y compris celle de Saint-Malo, exerce son esprit d’analyse et d’observation dans trois domaines distincts et conjoints. Le premier est traditionnel et strictement médical : il concerne les maladies en général et les épidémies en particulier. Dans ce domaine, l’efficacité thérapeutique demeure faible à la fin du XVIIIe siècle, même si, sur certains points les connaissances vont en progressant. Le second domaine, récent et novateur, objet d’une minorité qui se veut « éclairée », touche à l’observation sociale des maladies et des malades, appréhendés selon leur insertion variable dans la vie économique, sociale et culturelle du territoire étudié.
12Le troisième domaine est constitué par une tentative de compréhension de la spatialisation des maladies eu égard à la théorie médicale de l’époque qui établit des relations de cause(s) à effet(s) entre le climat, les saisons et leurs composantes : air, vents, précipitations, température(s) notamment.
13En fonction de ces trois domaines peut s’établir ou non une critique de la situation sociosanitaire, entre autres celle de Saint-Malo et du Clos-Poulet. Le premier et le second domaine lui échappent, le troisième lui appartient ; à ce titre, il arrive qu’il débouche sur des projets « réformistes », signes avant-coureurs de la première Révolution, celle des années 1789-1790.
14Nombreux sont les médecins qui, dans leurs « topographies médicales », leurs Mémoires et leurs observations adressés à l’intendant de la province ou à la Société royale de médecine, relèvent les causes supposées – des « maladies régnantes » et, en particulier, des « maladies épidémiques ». Certains les dénoncent et y voient, pour partie « les funestes effets » des attitudes du petit peuple des villes et, plus encore, des campagnes. D’autres s’efforcent de leur trouver une explication selon la logique du système médical de l’époque. Cela est patent tant à l’échelle du royaume qu’à l’échelon local ; notamment sous la plume de médecins malouins et de leurs confrères étrangers à la cité, lorsqu’ils la prennent pour objet d’étude et de réflexion, elle et son minuscule arrière-pays.
15Ce faisant, leur propos ne se limite pas à la recherche d’une causalité climatique. Le but de certains consiste à proposer de prendre les mesures appropriées, afin d’améliorer le niveau de santé de la population. À défaut de guérir malades et maladies, ils entendent promouvoir une politique de « prévention des risques sanitaires » (pour reprendre une formulation actuelle). La « modernité » des décennies qui précèdent la Révolution réside dans le passage des soins dévolus au corps individuel à ceux destinés au corps social. Le dépêchement de ces médecins « sur le terrain » en temps d’épidémies répandues dans les campagnes accélère pareille évolution. Il fait coïncider la volonté politique du gouvernement royal fondateur de la Société royale de médecine, avec les « vues éclairées » et l’ambition déclarée de quelque 200 correspondants, attitrés ou bien occasionnels de ladite société, tels deux médecins-topographes de Saint-Malo.
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