Chapitre VI. Nombre et densité du corps médical malouin
p. 61-66
Texte intégral
1En 1789, le corps médical malouin (comme c’est alors la règle) se compose de trois corps : les docteurs en médecine, les Maîtres en chirurgie1 et les Maîtres apothicaires s’y ajoutent les chirurgiens navigants civils et militaires et les sages-femmes. En outre, figure à Saint-Malo au XVIIe siècle une kyrielle de « soignants », quelques-uns légaux, tels les « opérateurs » et les « renoueurs » et nombre de matrones non diplômées, d’empiriques et de charlatans, « guérisseurs » voire sorciers, ces derniers en marge de la médecine et illégaux. On possède peu de documents à leur sujet, sauf dans le cas où ils ont fait l’objet de plaintes émanant du corps médical ou de la justice à dire vrai à titre exceptionnel. Enfin, le recours à la protection de la Vierge, le culte des saints guérisseurs, la croyance en l’astrologie et dans toutes sortes de plantes et de remèdes, même s’ils sortent eux aussi du domaine médical, ne peuvent être passé sous silence, dès qu’il s’agit de soins de santé. Presque à l’apogée de sa puissance maritime, la ville de Saint-Malo compte une confrérie de Saint Côme et de Saint Damien. Elle compte 3 médecins, 11 Maîtres en chirurgie, 5 Maîtres apothicaires (dont 3 veuves qui en ont la survivance), 2 « tenants sous privilège » (non diplômés) et 57 chirurgiens navigants. L’agglomération malouine, Saint-Servan inclus, rassemble, selon toute probabilité, 25 000 habitants ou environ. Un simple calcul, celui de son « taux de médicalisation », donne le résultat suivant. Si l’on excepte la catégorie des chirurgiens navigants, le corps médical est formé de 24 personnes : 8 médecins, 11 chirurgiens et 5 apothicaires. Le taux se monte à 8,4 pour 10 000 (habitants) vers la fin du XVIIe siècle sur la base d’une population urbaine de 25 000 habitants pour l’agglomération de Saint-Malo et de Saint-Servan. Un siècle plus tard (vers 1789), le taux global de médicalisation grimpe à 16,6 pour 10 000, et pour les médecins et les chirurgiens à 13,2 pour 10 000. Il se trouve ainsi avoir doublé. Pareil calcul, du reste approximatif, repose sur la base d’une population totale de 8 800 habitants à Saint-Malo et de 10 000 à Saint-Servan. Au déclin démographique global de l’agglomération malouine fait pièce l’essor de ses personnels médicaux, sages-femmes non comprises en 1788, on compte intra-muros : 3 médecins, 8 chirurgiens et 14 chirurgiens navigants payant la capitation ; à Saint-Servan ; 13 chirurgiens et 1 chirurgien navigant.
2À titre de comparaison, le taux de médicalisation d’Angers s’élève à 7 pour 10 000, celui de Vannes, à la veille de la Révolution, à 12,5 pour 10 0002. Quant à celui de Nantes, ville en forte expansion, son taux monte à 11,5 pour 10 000 habitants. À Rennes, le taux calculé est de 10,8 pour 10 000, lui aussi à la veille de la Révolution3.
3L’agglomération malouine, en l’état actuel de la recherche, paraît ainsi posséder le taux urbain de médicalisation le plus élevé de Bretagne, personnels médicaux militaires non compris. Si l’on compare le taux malouin (16,6) et le taux parisien (12,4) Saint-Malo reste bon premier ! Il fait ainsi figure d’exception. Cette exception peut tenir à un fort recours à la médecine officielle, chose possible dans une ville, certes en relatif déclin économique par rapport à l’« âge d’or » que fut le XVIIe siècle, mais où la clientèle riche et aisée demeure nombreuse, où le taux d’alphabétisation est élevé, le rôle des hôpitaux important et le pourcentage des pauvres relativement réduit4. Le Clos-Poulet composé de 13 paroisses (plus Saint-Malo), compte 15 chirurgiens (au minimum), pour 32 000 habitants environ. Son taux de médicalisation via les chirurgiens fort de 4,7 pour 10 000, le situe très au-dessus de la moyenne rurale de la Bretagne : 0,9 pour 10 000 vers 1780.
La situation sociale du corps médical malouin
4Nombreux et divers (3 corps et 5 catégories), le corps médical malouin est fortement inséré dans la société du temps. Ni boutiquiers, ni artisans à proprement parler, pas plus que marchands ou négociants, roturiers, ni nobles, ni anoblis, ils relèvent du tiers-état. « Hommes à talent » comme on disait à l’époque, ils appartiennent, en ce qui concerne les docteurs en médecine, aux « arts libéraux » de par la formation universitaire, le statut juridique et l’autonomie professionnelle.
5Le cas des Maîtres en chirurgie s’avère différent. Ceux qui ont accompli « le grand Chef-d’œuvre » et qui appartiennent à un « corps », une corporation ou bien, comme à Saint-Malo, à une communauté tiennent le haut du pavé. Par leur titre, par leur autonomie, par leurs honoraires aussi, leur situation sociale et économique n’a rien à voir avec « la piétaille » des chirurgiens des bourgs et des campagnes du pays malouin. Les Maîtres en chirurgie font partie depuis l’édit de Compiègne 1756 des arts libéraux et diffèrent des chirurgiens ruraux qui n’ont passé ni la maîtrise ès arts ni le grand chef-d’œuvre. Cependant, ils restent la « main qui exécute », tandis que les médecins diagnostiquent et prescrivent. Les premiers sont censés disposer d’un savoir-faire, les seconds d’un « vrai savoir ». Deux ou trois décennies avant la Révolution, le savoir médical tend à évoluer. Resté livresque et, pour le dire à la manière de Rabelais « sorbonicole » durant des siècles, leur savoir est accusé de pédanterie et d’inefficacité (au sens actuel). Il été moqué dès le XVIIe siècle par un Molière et par quelques autres par la suite, qui tel Voltaire se riant de son médecin Helvétius. Montyon (1778) n’hésite pas à poser la question de savoir si la médecine ne tuait pas plus de gens qu’elle n’en sauvait !
6À l’instigation du Pouvoir royal, sous les auspices de Turgot et de Joly de Fleury, 3 médecins malouins, les docteurs Bougourd (fils), Malsey et Chifoliau (fils) ont répondu à l’appel d’une commission de Médecine fondée à Paris en 1776 par un Arrêt du Conseil d’État, puis à celui de la Société royale de médecine fondée la même année par François de Lassonne, premier médecin du roi. Croyant (à tort) en la dépopulation du royaume, attentifs aux ravages causés par les épizooties, les épidémies et des matrones ignares, ceux-là bien réels, le secrétaire général de la Société royale de médecine, Vicq d’Azyr et ses 6 principaux collaborateurs engagent une enquête sur la « topographie médicale » du royaume. Et, pour ce faire, ils engagent une correspondance suivie avec nombre de médecins « provinciaux ». Pour lors, « la médecine d’observation » voit le jour, cette fois à titre officiel, avant qu’elle ne devienne, un peu plus tard médecine clinique et médecine anatomoclinique.
7Les médecins bretons répondirent à cet appel, quoiqu’en petit nombre : Bagot à Saint-Brieuc, Lavergne à Lamballe, Bougourd à Saint-Malo, d’autres encore à Rennes, à Nantes et à Brest notamment. Dès lors, s’ouvre une nouvelle phase de la médecine, celle-là d’une part dite « pratique » ou « d’observation », d’autre part ouverte sur la société. Désormais, en cas de « maladies épidémiques », c’est le médecin et ce sont ses « auxiliaires », les chirurgiens, qui vont au chevet des malades, qui pénètrent dans leurs demeures, qui observent leur situation non seulement médicale stricto sensu, mais psychologique, sociale et économique. Le tout grâce aux subsides de l’État, en distribuant secours alimentaires et traitements médicaux, avec l’aide des subdélégués (l’équivalent des sous-préfets sous l’Ancien Régime) et sous la direction de l’intendant de la province, c’est-à-dire d’un préfet de région pour parler en termes d’aujourd’hui.
8Avec l’aide aussi de bénévoles, tels les curés des villes et de campagnes et celle des « personnes de charité », laïques et religieuses. Nouveauté typiquement prérévolutionnaire, la santé, la santé publique, est devenue une affaire d’État et non plus seulement une affaire privée et/ou une affaire de l’Église. Au salut des âmes s’adjoint le sauvetage des corps et, possiblement, leur contrôle. On ne sait de quel œil les Messieurs de Saint-Malo, anoblis et liés à la royauté, virent pareille « novelleté » comme l’on disait alors. Toujours est-il que le corps médical malouin se saisit du projet des « secondes Lumières », celles du XVIIIe siècle en sa fin et qu’ils y trouvèrent, si l’on en juge par leurs écrits, un objet d’importance, un objectif à atteindre, une reconnaissance aussi de leurs talents. De ce travail supplémentaire ils n’avaient que pour la plupart pas ou peu besoin, financièrement parlant. L’indice fiscal de leur situation de fortune procuré par les rôles de capitation en témoigne. Leurs cotes du capitation en 1789, pour 23 d’entre eux (3 médecins et 20 maîtres en chirurgie) en témoignent : 3 médecins paient entre 30 et 50 livres, 20 chirurgiens entre 1 et 39 livres, dont 4 entre 1 et 4 livres et 14 de 5 à 19 livres. La foule des réussites moyennes se situant de 5 à 20 livres, celle des pauvres aux alentours de 2 à 3 livres. Les situations sociales propres aux membres du corps médical malouin sont alors les suivantes : 4 pauvres, 14 dans la moyenne, tous chirurgiens ; 5 fortunés dont 2 chirurgiens et 3 médecins, ces derniers les plus imposés et les plus riches.
9Pareilles cotes de capitation des personnels médicaux malouins les situe dans la cité de Saint-Malo dans ce que nous appelons aujourd’hui « les classes moyennes ». Pour 9 villes de Bretagne5, médecins et chirurgiens paient en moyenne 30 livres de capitation en 1789, ceux de Saint-Malo et Saint-Servan également, en moyenne, 12 livres. Soit exactement la moyenne par déclarant (ils étaient 2885 en 17896) pour la ville de Saint-Malo. En revanche, à Saint-Servan, faubourg nettement moins riche que Saint-Malo (le rapport habitant/imposé est de 3,4 à Saint-Malo et 6,38 à Saint-Servan), les rares médecins et chirurgiens qui y résident font figurent de personnes vraiment aisées, cela dans la mesure où la cote de capitation moyenne ne s’élève qu’à 4 livres 5 sols.
10Comme on s’en doute, les cotes de capitation des « Messieurs de Saint-Malo » s’avèrent d’un tout autre ordre que celles des membres du corps médical malouin. L’aïeul de La Mennais paie 170 livres et ses deux fils associés 336 livres. Le futur beau-père de Châteaubriand, Buisson de La Vigne 84, et sa fortune peut être estimée entre 60 et 70 000 livres7. Quant à un grand négociant malouin, tel Magon de la Lande, il paie alors 600 livres ! Même les plus riches des médecins et des chirurgiens, par exemple à Rennes et à Nantes, n’arrivent qu’à une cote de 120 à 130 livres ; et pareils cas font figure d’exceptions.
11De fait, les chirurgiens, une fois privés de l’exercice lucratif de la barberie (après 1756) exercent non seulement la chirurgie (petite plutôt que grande), mais ils pratiquent, eux aussi la médecine, du moins à leur façon, assez fruste – à la base de saignées, de lavements de purgatifs et de vomitifs. Eux aussi indiquent un régime alimentaire non échauffant, voire rafraîchissant en cas de fièvre. Du moins est-il dans ce cas vraisemblablement moins nocive que l’ingurgitation de « remèdes incendiaires », de vin et l’alcool. Sans oublier quelques drogues « secrètes » ou remèdes réputés miraculeux.
12Seconde différence par rapport aux médecins, qu’ils soient de Saint-Malo ou d’ailleurs, l’accès à la chirurgie reste relativement facile, y compris pour des gens d’origine modeste. En tant que « chirurgiens navigant », la dure école de la marine de commerce ou de la marine du roi leur permet d’entrer dans la profession à moindres frais, tant l’examen d’Amirauté est facile et peu coûteux (5 livres ou environ). À moins, autre possibilité, qu’ils n’acceptent à Saint-Malo un poste de « gagnant-maîtrise » à l’Hôtel-Dieu, ou bien à l’hôpital général. Cette disposition pourtant prévue par des lettres patentes du roi ne fut jamais appliquée à Saint-Malo, qui garda ainsi jalousement le monopole juridique et financier des réceptions à la Maîtrise, par suite du pacte passé en 1682 avec l’Hôpital général obligeant au service gratuit de cet hôpital. Il était prévu qu’ils soient dispensés de payer les frais de réception de l’examen final : 60 à 100 livres pour une maîtrise de légère expérience ; tel fut notamment le cas de Jean-Guillaume Chifoliau (acte du 14-09-1741), futur Lieutenant du premier chirurgien du roi à Saint-Malo (1716-1799). Le coût est de 1200 à 2000 livres pour une maîtrise de grande expérience. Ainsi se laisse voir une division bipartite de l’art de la chirurgie. Sans compter – on ignore leur nombre – tous les dentistes, herniaires, accoucheurs, les chirurgiens sans titre, les matrones (non diplômées), renoueurs, rhabilleurs et masseurs : soit tout un monde qui reste mal ou peu connu, sauf en cas de procès (rarissimes au XVIIIe siècle).
13Reste le cas des sages-femmes jurées, reçues par une communauté de Maîtres en chirurgie. La présence de sages-femmes reçues par la communauté des chirurgiens a laissé peu de traces à Saint-Malo à la veille de la Révolution. Marie Compiot, native de Paris est reçue, au terme d’un seul examen, théorique et pratique (14-01-1751). Servanne Ogée est reçue « jurée matrone » en 1726 pour Saint-Malo ; Josseline Capel, native de Saint-Malo l’est en 1732 ; une analphabète, Jacqueline Brieux à Paramé (1751).
14Figurent cependant les cours d’accouchements de Dubois, Maître en chirurgie à Concarneau, nommé par les États de Bretagne « démonstrateur d’accouchements » en 1769. Après avoir dispensé son enseignement dans les évêchés de Quimper, de Vannes, de Saint-Brieuc et de Tréguier (entre 1774 et 1788), il fait de même en la ville de Saint-Malo, puis à Saint-Servan en 1789. Il utilise comme ses confrères Louis (à Saint-Pol-de-Léon en 1785) et Bouestard de la Touche (à Morlaix, 1773) le « fantôme de la dame du Coudray ». Entre 1701 et 1752, on compte 7 « matrones » à Saint-Malo, 14 entre 1751 et 1800. Les « matrones » dénombrées par les subdélégués (pour 41 villes bretonnes) sont trois fois plus nombreuses que les sagesfemmes reçues. Toujours est-il que ce n’est que dans les Étrennes malouines de 1816 que figurent officiellement 2 sages-femmes diplômées : l’une à Saint-Malo et qui demeure au « Marché au Bled », l’autre à Saint-Servan, qui habite « rue de Lille ». Si l’on ne dispose du nombre des sages-femmes reçues (et donc jurées, puisqu’elles ont prêté serment) ni pour Saint-Malo, ni pour Saint-Servan vers 1789, il paraît vraisemblable qu’elles étaient alors plusieurs.
Notes de bas de page
1 La séparation entre barbiers et chirurgiens date de 1568 (officiellement).
2 Population de la ville de Vannes estimée à 12 000 habitants.
3 Population : 37 000. Médecins : 10. Chirurgiens : 18. Apothicaires : 12. (total : 40).
4 Cf. Histoire de Saint-Malo et du Pays malouin, 1984 p. 143-155.
5 Rennes, Saint-Malo/Saint-Servan, Brest, Lesvenen, Dinan, Saint-Brieuc, Landerneau, Montfort, Concarneau. D’après J. Meyer, Études rurales, 1969.
6 Histoire de Saint-Malo, op. cit., 1984, p. 154.
7 J. Meyer, La noblesse Bretonne…, vol. I, p. 408.
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