Chapitre IV. Charlatanerie et charlatans
p. 41-52
Texte intégral
1Limiter la pratique de la médecine à celle des professions médicales officiellement reconnues, aboutirait à un contre-sens. Les médecins du XVIIIe siècle eux-mêmes le reconnaissent, quitte à déplorer les succès – toutes classes sociales confondues – de concurrents qu’ils considèrent comme illégaux. En 1772, le docteur Gilibert s’écrie : « la plus grande branche de la médecine pratique est entre les mains de gens nés hors du sein de l’art ; les femmelettes, les dames de miséricorde, les charlatans, les mages, les rhabilleurs, les hospitalières, les moines, les religieuses, les droguistes, les herboristes, les chirurgiens, les apothicaires, traitent beaucoup plus de malades, donnent beaucoup plus de remèdes que les médecins ». Comme l’énonce le titre dénonciateur de cet ouvrage, L’anarchie médicinale. Tel est le point de vue corporatiste de ce médecin, prompt à dénoncer selon un ordre décroissant les « concurrents illégaux » de ses confrères, tous comme lui docteurs en médecine qui depuis les soi disant ignares (en commençant par les femmes…) jusqu’aux membres du corps médical non-médecins, tels les chirurgiens et les apothicaires, en passant par les charlatans et les sœurs hospitalières. Les médecins, il est vrai, s’en tiennent à l’édit royal de 1707. Ainsi son article 29 interdit l’exercice de la médecine à tous les religieux, tandis que l’article 26 fait de même pour toute personne qui n’a pas obtenu la licence en médecine.
2À Saint-Malo et dans le pays malouin, au XVIIIe siècle, des charlatans itinérants exercent à la vive colère de ses médecins et de ses chirurgiens : dans différentes villes de Bretagne tout comme à Rennes et à Nantes ou à Guingamp, comme dans de très nombreuses villes et provinces de France à pareille époque ; et cela depuis fort longtemps.
3À Nantes et à Rennes « triomphe » l’Italien Grassy. Il « guérit les écrouelles, la teigne et toutes sortes de dartres. Il a un secret particulier pour les pieds qui est immanquable. […] Son plus puissant remède est l’huile philosophique, merveilleuse composition dont les effets sont immanquables : elle fait même fondre le goitre »… Il se fait précéder d’un colleur d’affiches et distribue des prospectus. En 1785, il est à Nantes et Lannion à Guingamp et à Morlaix, en 1786 à Nantes et à Rennes. Et le maire de Guingamp lui donne un permis de séjour dans sa ville.
4Quelque 30 ans auparavant (1751-1753), cette fois à Saint-Malo, un autre « Italien », un moine répondant au nom de François Viale, « se disant Religieux Hospitalier de l’ordre de Saint-Camille dans l’État de l’Église […] promet de guérir toutes les maladies incurables » et exerce depuis 3 ans publiquement la médecine. Il va voir et visiter les malades et vend ou distribue des remèdes ». Les trois corps malouins adressèrent le 1er juin 1753 une requête au juge de police de faire défense au frère Viale « d’exercer les professions de médecin, chirurgien et apothicaire » et « il fut enjoint de se retirer de la ville, sous un bref délai ». L’ordonnance adressée par les 3 corps de la médecine, le 5 juin 1753 au bureau de police aboutit à sa comparution 8 jours plus tard. Le frère Viale y produit un Mémoire et des certificats en sa faveur. Le Bureau de police délibère qu’ils seraient adressés au maire de Saint-Malo, tout comme pour le frère Grassy à Guingamp. Le maire de Saint-Malo de demander son avis à la Communauté des chirurgiens de ladite ville. Sa délibération du 22 juin 1753 fut favorable à « l’empirique », contrairement aux interdictions de l’édit royal de 1707. « L’Assemblée, après avoir vu les différents certificats des principaux habitants de cette ville, et même de plusieurs Membres de cette Communauté, elle n’a pu s’empêcher de reconnaître que ses services avaient été utiles au Public. » Tenant séance dès le lendemain, le juge de police rendit une sentence qui autorisa le frère François Viale « d’en user comme par le passé pendant un an, avec défenses à lui d’excéder ladite Permission, ni d’exercer dans cette ville l’Art de la Médecine, sous les peines portées par les Édits, Arrêts et règlements ».
5Les attendus de ce jugement justifient ladite décision « le bureau, ayant égard aux certificats produits par le Frère François Viale, attestant ses succès en différentes cures difficiles, aux maladies chroniques ». Scrofules et scorbut, hernies, rhumatismes, goutte sont traités, par le moyen de tisanes, de bains arômatiques et de vapeur, l’usage et l’application de simples.
6Médecins, chirurgiens et apothicaires ont beau se récrier, tempêter, invoquer édits, ordonnances et règlements, citer Boerhave, Sydenham et Chirac, ces « maîtres [et] ces guides » de la « vraie médecine », prendre appui sur les cas de 2 patients traités imprudemment par le Frère Viale et évoquer un décès par ses soins, rien n’y fait. « Supérieurs à toutes les méthodes » [celle de la vraie médecine], les charlatans « ne s’attachent qu’aux maladies incurables par la médecine savante. » Leur art n’a ni ses principes, ni ses règles dans aucun ouvrage connu. En un mot, ils exercent une « médecine inspirée ».
7Condamnées au nom d’un savoir livresque qui se prétend supérieur à tout autre, les pratiques empiriques et charlatanesques ont cependant l’atout, sinon le mérite aux yeux des patients, de traiter les maladies dites incurables par la médecine officielle qui a pignon sur rue ! À ce titre, ils représentent une lueur, un espoir, une espérance de guérison dans le domaine du temporel. Ainsi, Céleste Frezil, fille d’un menuisier de Saint-Malo, attaquée d’une paralysie des jambes, a recours aux soins du Frère Viale qui lui fait prendre des bains chauds. Selon les chirurgiens de Saint-Malo, « à la deuxième ou troisième fois il la brûla à mettre sa vie dans un danger évident de mort, ce qui fût arrivé sans le secours d’un maître en chirurgie de Saint-Malo ».
8Au sieur Corre, échut un plus triste sort. Il mourut dans un bain brûlant malgré l’intervention d’un domestique que le Frère Viale fit chasser. Pourtant, on le sait, en médecine aussi le vin était considéré comme un aliment roboratif, propre à accroître la vigueur du corps. En second lieu, en cas de paralysie, la médecine, y compris la savante, y décèle la froideur des humeurs. Aussi, à ce titre, l’antidote constitué par la chaleur, ici, celle de l’eau était prescrit. En troisième lieu, la médecine savante elle-même, croit dans les vertus des parfums, ici des plantes appelées alors « simples ». Un tel remède vise à chasser les « humeurs pernicieuses » d’un air vicié ou malsain porteur de maladies. Qui plus est, le succès des eaux chaudes, à défaut d’être thermales est avéré auprès de patients de condition, tel Montaigne, au XVIe siècle lors de son voyage en Italie, en vue de soulager sa « maladie de la pierre » (lithiase), ou encore de la part de Madame de Sévigné au XVIIe siècle. Le Frère Viale, qu’il soit ou non Italien, suit une mode séculaire et avérée, même s’il commet une imprudence quant à la chaleur excessive du bain prescrit à son juge de patient. Il est ainsi permis de supposer tout aussi bien que ce dernier succomba à un arrêt cardiaque. En tout cas, les cris perçants du patient, ses dires selon lesquels « qu’il est en faiblesse, qu’il se meurt », l’intervention de son domestique qui va chercher du secours dans et hors de la maison provoque « un tumulte ». « Les voisins accourent, constatent le décès du patient, s’affligent et entrent en colère, lorsqu’en voulant le retirer du bain, la “peau” [du patient décédé] se détache en lambeaux partout où on porte la main. Un spectacle si touchant anime le peuple. Le frère Hospitalier allait être lapidé, lorsqu’il se précipita dans une église, comme dans un lieu d’asile… »
9Quoi qu’il en soit, la Cour l’autorise (29 mai 1754) à exercer pendant un an à compter du jour de la notification de l’arrêt, mais uniquement, en principe, les maladies chroniques scrofuleuses, scorbutiques et les rhumatismes goutteux. C’est – ou ce serait – sur la recommandation du sieur Picot, maire de Saint-Malo en 1753 que le Frère Viale devait cette autorisation partielle et provisoire d’exercer en cette ville. Dans sa lettre, adressée le 8 octobre 1753 à l’intendant de Bretagne, le maire avait pris parti pour ledit Frère :
« Les juges de Police ont toléré encore un an son séjour dans cette ville ; sa manière de traiter étant différente de celle des médecins. Il soigne les pauvres par charité, et ne reçoit des riches que les aumônes qu’ils veulent bien lui donner […]. Plusieurs malades entrepris par ce frère se croiraient dans un extrême danger s’ils étaient forcés de changer de traitement. Tout cela témoigne assez que ce serait une perte pour la Ville si ce frère était obligé de la quitter. C’est ce qui a déterminé le jugement des officiers de police et c’est ce que l’intérêt public ne me permet pas de vous dissimuler, nonobstant les raisons alléguées par les Médecins, Chirurgiens et Apothicaires… »
10Pareille autorisation officielle émanant des autorités judiciaire et « municipale », si elle provoque alors l’ire du corps médical malouin, relève non pas de la loi, mais de la coutume et de la tradition. Qui plus est, elle est légitimée dans le cas du Frère Viale par « un grand nombre de certificats, notamment celui du chirurgien traitant et d’un administrateur de l’Hôpital, justifiant qu’il a guéri un enfant de cet Hôpital des écrouelles ». Des écrouelles ? Comment ne pas rappeler que le Christ est guérisseur, qu’il opéra des miracles en rendant la vue aux aveugles, l’ouïe aux sourds, le mouvement des jambes aux paralytiques ? Comment oublier que les rois de France par la grâce de Dieu « touchaient » les écrouelles dès lors qu’ils étaient, tels les évêques, sacrés ?
11Sans aucun doute, le Frère Viale à Saint-Malo, le sieur Grassy en diverses villes de Bretagne n’est ni le Christ ni le roi de France ! Toutefois, les croyances religieuses ne sont pas alors séparées, tant s’en faut, des pouvoirs de guérissage. Les exemples connus de tout un chacun, viennent de très haut, Christ ou Roi. Et le guérissage qu’exclut le corps médical qui possède en droit le monopole exclusif de « l’art de guérir », c’est-à-dire le savoir et le pouvoir médicaux, a, quant à lui, droit de cité. La séparation entre la cité des Hommes et la cité de Dieu ne s’impose ni au peuple des villes, ni au peuple des campagnes, et cela dans toutes les classes sociales, à Saint-Malo comme ailleurs. Sensibles au poids de l’opinion tant élitaire que populaire, les maires de Saint-Malo comme de Guingamp, de Nantes ou de Rennes, entre autres exemples, lui donnent alors satisfaction, de même que « les officiers de police judiciaire » et les juges du lieu. Les édits royaux, les arrêts du Parlement, dans ce cas celui de Rennes, les sentences de police, ici de Saint-Malo, que représentent un droit écrit non respecté ; et cela tant la coutume va son train.
12Cependant, lorsque le même maire (de Saint-Malo), Picot, voit mourir son « cousin, Monsieur Joliff » (1755), il donne raison aux médecins qui se plaignent des agissements de l’empirique Cabanac, qui continue d’exercer la médecine malgré ses interdictions. Encore juge-t-il nécessaire de préciser dans un passage de sa lettre à l’intendant (21 mars 1755) que son cousin a été « abandonné des médecins » et qu’il « est mort malgré ses soins [ceux de l’empirique] ». En va-t-il de même d’« un jeune homme, nommé Terrassin accommodé d’une espèce de poulmonie », « mort 24 heures après avoir pris de ses remèdes » ? Avait-il été, lui aussi, « abandonné des médecins » ? On ne sait. En tout cas, il est clair que, pour les malades pour lesquels – et ils étaient alors nombreux ! – la médecine savante et officielle n’en peut mais, le recours au guérissage des empiriques représente un espoir de guérison même s’il est vain, sinon de soins. Qu’un être humain, au siècle 18e du nom ou à un autre, refuse de considérer que sa maladie est « incurable » selon l’avis du corps médical en place ressort du commun, surtout et y compris à la fin de l’Ancien Régime, où la foi et la piété chrétiennes, même si elles mettent le salut au premier plan, ne négligent jamais de s’occuper de la santé. Si la mort est fatale parce que qu’elle relève de la condition humaine, les soins et les traitements, qu’ils aient été opérés par religieux, empiriques et charlatans ou bien relevant de la magie et de la sorcellerie sont pratiqués séparément ou conjointement. Si les manières de soigner comme de se soigner divergent, leur unité réside dans un seul et même objectif : faire reculer les derniers instants. Comme les méthodes curatives savantes divergent, elles n’ont de cesse de s’affronter, à moins de s’engager dans quelque compromis. N’en déplaise au corps médical, notamment malouin, il ne peut le plus souvent que constater combien la majorité de la population s’adresse à des concurrents extra-médicaux plutôt qu’à lui ; et cela en dépit de la supériorité à laquelle il prétend ou bien aspire. Le prouvent les archives de la Communauté des chirurgiens de Saint-Malo, les observations météoro-nosologiques, les topographies médicales et les épîtres des quelques médecins malouins. À preuve encore les nombreux édits, arrêts et règlements, nationaux, régionaux et locaux – ces 2 derniers dans la subdélégation et dans la ville de Saint-Malo ; qui d’un bout à l’autre du XVIIIe siècle, et plus avant encore (loin de ventôse an XI – 1803 – sur l’organisation de la médecine) ne cessent de réglementer l’organisation du monde de la médecine savante, en en excluant ses concurrents réputés illégaux. Soient autant d’indices, de par leur répétition et leurs précisions successives, que les deux « discours », l’un d’ordre médical, l’autre issu des instances exécutive et judiciaire ne parviennent pas à cacher les réalités d’ailleurs connues à l’époque de leurs auteurs. Des principes théoriques aux pratiques sociales le fossé s’avère quasiment sans fond. Concurrents « semilégaux » et « illégaux » sont légion, à commencer par les chirurgiens et les apothicaires qui empiètent sur leurs territoires respectifs et sur celui de la médecine. « On sait qu’ils exercent partout, la médecine, qu’il ne se peut pas même que le peuple ait d’autres médecins. […] Ils voient néanmoins, ils traitent toute sorte de maladies ; ils en traitent plus que le Médecin » (1781). Et pour cause : pas un médecin, pas un apothicaire n’exerce dans le Clos-Poulet, ni dans la partie rurale de la subdélégation de Saint-Malo. Seuls les chirurgiens, en nombre il est vrai, y sont présents. Comment aurait-t-il pu en être autrement ?
Les religieuses hospitalières
13Les religieuses, plus précisément les sœurs hospitalières, les Filles de la charité et, surtout les Sœurs de Saint-Thomas de Villeneuve à Saint-Malo, soignent les âmes et les corps à l’Hôtel-Dieu et à l’Hôpital général, dit à l’époque « maison de charité pour la plus grande gloire de Dieu, leur salut, la sanctification et l’instruction des pauvres » (1781). Pour ces hospitalières, le pauvre malade reste, comme au Moyen Âge, le représentant du Christ qui souffre sur Terre. En prendre soin assure son propre salut par les œuvres. En cela, les hospitalières sont censées mettre en application cette parole prêtée au Christ par l’évangéliste Matthieu : « ce que vous faites au plus petit des miens, je le tiendrai fait à moi-même ». Si les soins de l’âme du pauvre malade à l’hôtel général priment sur ceux du corps, les hospitalières, dépourvues de toute formation médicale ou infirmière, doivent se soucier de la propreté des salles, des lits et des personnes hospitalisée et veiller à leur alimentation ; laquelle doit être suffisante en quantité et en qualité.
14Dans les hôtels-Dieu, dont celui de Saint-Malo, le « régime » (alimentaire) est partie intégrante du traitement ordonné et prescrit par le médecin en chef ; et cela en fonction de l’état du pauvre malade et du système médical et à l’époque des sœurs hospitalières, seul « personnel » permanent auprès des malades, ne se limitent pas à ce secteur. Une sœur apothicairesse est en charge de l’apothicairerie de l’Hôtel-Dieu. Elle veille aux achats, à la gestion, à la distribution des remèdes prescrits. Dès lors, il lui arrive de se mêler de pharmacie et de médecine, sans en avoir reçu la formation. L’« intrusion » des sœurs en ces domaines ne choque pas les contemporains, dont probablement les pauvres malades reçus à l’Hôtel-Dieu de Saint-Malo, pas plus que leur absence d’une formation que nous qualifierions aujourd’hui de professionnelle. Leurs vertus, leur dévouement, leur sens de la charité joints à leur vêture en tiennent lieu aux yeux des contemporains. Pour les aider dans leur tâche, figurent des manuels de santé ou des recueils de remèdes, de même que quelques traités de médecine ou de chirurgie dans l’apothicairerie. Disposant librement, quoique sous le contrôle du corps médical d’un maigre budget pour acheter des ingrédients (principalement des plantes) destinés à préparer des remèdes, les hospitalières sont censées s’en procurer à bon marché chez les grossistes et chez les apothicaires. Tel devait être le cas à l’Hôtel-Dieu de Saint-Malo. En tout cas, quelque dépôt d’archives qu’on étudie, aucune doléance ne figure à leur endroit. Nécessaires au respect des valeurs morales, ces religieuses offrent la solution la plus économique et la plus rassurante. Et cela d’autant qu’elles préparent les tisanes, les potions et les loochs simples, les cataplasmes, les fomentations et même les remèdes magistraux, du moins ceux qui n’exigent pas de connaissances étendues en pharmacie.
15Par l’exercice de la charité, par le catéchisme, par l’instruction donnée aux enfants trouvés, par leur envoi, pour les garçons, dès l’âge de 10 ans comme mousses à Saint-Malo, les hospitalières sont censées juguler la misère des indigents et des plus pauvres, ces derniers en grande majorité : lorsqu’ils basculent dans cet état en raison de la conjoncture morbide, économique, quand aussi l’accident, l’âge ou les infirmités les empêchent de gagner leur vie. La conduite tenue par les sœurs de l’Hôtel-Dieu, quant à elle, est légitimée par les paroles du Christ rapportée par Matthieu : « guérissez les malades » ; « ayant convoqué les Douze, il leur donna puissance et autorité sur tous les démons avec le pouvoir de guérir les maladies ». Même si la grande majorité des fidèles, à Saint-Malo comme ailleurs, ne lit peutêtre pas les textes sacrés, les prônes prononcés en français peuvent être conjointement interprétés, non seulement comme une victoire à remporter sur le péché et sur les maladies comme une punition divine, mais aussi comme des guérisons sur le mode réaliste, physique et corporel, tant par des guérisseurs, des empiriques, des « personnes de charité », comme on disait alors, dont au premier rang les sœurs hospitalières. « N’est-il pas significatif que les concurrents illégaux des médecins soient appelé guérisseurs ? » (Jacques Léonard ; 1981). « Dans le peuple, ce n’est pas le titre, c’est la pratique qui fait la réussite » (id.). Ni la Révolution, ni le premier Empire, ni la Restauration n’y feront rien, tant la notion d’exercice illégal de la médecine, si elle est familière dès les XVIIe et XVIIIe siècles au corps médical, est étrangère à l’immense majorité des Français, Bretons et Malouins inclus.
16L’épithète de charlatan n’est pas univoque. Elle est susceptible de concerner aussi bien un médecin qu’un chirurgien sous la plume vengeresse d’un membre du corps médical ou d’un subdélégué de l’intendant de la province. Tandis qu’abondent en ce sens les archives concernant Saint-Malo, elle est présente dans cette appréciation par le subdélégué de Nantes Hallay (27 août 1786) du médecin Du Boueix docteur-régent de la Faculté de médecine de Nantes : « plus charlatan que médecin, sans franchise et sans délicatesse ».
17D’un autre côté, de façon générale et non pas proprement locale ni donc malouine, les lieutenants du Premier chirurgien du roi taxent de charlatanisme (1791) certains de leurs confrères : quelques rares médecins et apothicaires, et surtout les chirurgiens (de légère expérience) des campagnes. En fait, il s’agit là non pas de charlatanisme, mais de querelles internes au corps médical. Les médecins et apothicaires sont accusés d’empiètement illégal d’exercice de la chirurgie, les chirurgiens de faire de même en ce qui concerne, cette fois, la médecine et l’art des apothicaires. Même si l’on ignore ce qu’il en est pour Saint-Malo et le pays malouin tant les archives sont muettes à ce sujet, il reste à parier que jalousies et querelles entre confrères n’ont pu manquer de se faire jour, du moins de temps à autre ; un silence n’équivaut pas à une absence ni en Bretagne, ni ailleurs ; et cela même si aucune plainte ne nous est parvenue de la part des médecins malouins au sujet de l’exercice de la médecine par leurs confrères chirurgiens.
La mise en accusation du charlatanisme
18Une question se pose d’entrée de jeu : comment le définir ? L’historien (ne) doit-il, deux siècles après, s’en tenir à sa mise en accusation par le corps médical de l’époque ? S’il se fie à lui, la réponse est claire : ce sont tous ceux et toutes celles qui pratiquent illégalement les 3 branches de « l’art de guérir » : médecine, chirurgie et apothicairerie. Or, c’est là, il faut en convenir, l’image culturelle et corporative qu’ils en donnent, quelques subdélégués à l’appui, lorsqu’ils ont – rarement – en Bretagne marqué leurs observations.
19Ni en Bretagne, ni à Saint-Malo un médecin ou un chirurgien ne s’est évertué à dénombrer les charlatans, à la différence du district de Luxeuil (1791), où le lieutenant du Premier chirurgien du roi insiste sur le rôle joué par « les gens à secrets […] tellement tolérés dans ce district qu’il n’y a pas un seul village où il n’y ait trois ou quatre personnes qui ne fassent la médecine ». La même image prévaut en Bretagne, dans le Morbihan (1791). « Il n’y a qu’un seul médecin dans le district de Josselin. Je me trompe, tout le monde l’est : il n’y a personne de l’un ou de l’autre sexe qui ne s’ingère de donner des avis aux malades, de leur prescrire ou de leur défendre les secours les plus essentiels et les remèdes les plus énergiques dont la médecine fait usage. » L’analyse des traces laissées (sur archives) de l’enquête lancée par le Comité de salubrité publique en 1790-1791 démontre la passivité et la résignation de 67 % des lieutenants du Premier chirurgien du roi. Fut-ce aussi le cas à Saint-Malo ? Si on l’ignore, toujours est-il qu’un de ses médecins, le docteur Chifoliau (le fils du Lieutenant du premier chirurgien de Saint-Malo) regrette vivement, lui qui était un correspondant attitré de la Société royale de Médecine de Paris, « le morne silence » sur le sujet « dans les mémoires que j’ai eu l’honneur de vous adresser pour les communiquer à votre savante compagnie ». Et d’ajouter non sans tristesse : « Je crois devoir vous prévenir que, au mépris de la loi, des règlements et des lettres patentes accordées à la Société royale, le charlatanisme continue d’exercer son empire destructeur dans les villes et les campagnes. » Le docteur Chifoliau en veut pour preuve le fait suivant : « Depuis quatre mois environ [de novembre à février 1782], un soi-disant Michel Léonard, allemand de naissance, sans titres, sans aveu ni principes, s’est arrogé le droit de traiter toute espèce de maladies et particulièrement celles que les médecins réputent Incurables. Le maintien, les coutumes bizarres et la singularité de ce maige ont étonnamment influé sur l’esprit du public et des grands… » Apparemment, le docteur Chifoliau ignore ou bien oublie de préciser que maige signifiait médecin en langue d’oïl des XVIe et XVIIe siècles, tout comme meige en langue d’oc en plein XVIIIe siècle. Et son étymologie latine est éclairante. Elle a le sens double de mage et de magicien. À ces titres, elle évoque un savoir et un pouvoir d’ordre surnaturel. Est-ce à eux que le « public et les grands de Saint-Malo sont sensibles ? » Sans que cela soit avéré, la chose est vraisemblable, sinon probable.
20Selon notre médecin malouin, le maige en question détiendrait « un spécifique [ ?] pour certaines maladies : « les cancers ulcérés, les schirres, les atrophies de naissance, l’Épilepsie idiopathique, la phtisie ». Selon toute apparence, Chifoliau en juge d’après sa formation médicale qui oppose un spécifique à chaque type de maladie selon la classification savante de l’époque, qui n’aurait rien à voir, semble-t-il, avec la conception des maux et des maladies particulière au maige en question.
21J’en veux pour preuve l’énoncé suivant de Chifoliau : « Ignorant de son aveu toute espèce de connaissance médicale ou chirurgicale, il dirige l’action de son remède sur telle ou telle partie. » Le maige n’est ni médecin ni chirurgien et ne se prétend pas tels. Dès lors se pose la question de savoir à quel univers il appartient. À coup sûr, ce n’est pas celui d’un Chifoliau, ni celui de ses confrères « éclairés », membres, comme lui, de la Société royale de Médecine. De même, son « remède » n’a rien à voir avec les traitements prescrits par la médecine savante de la fin du XVIIIe siècle. À preuve son « maintien », ses « costumes bizarres » et sa « singularité ». Il n’est pas impossible que ce maige soit un « médecin-astrologue ». Voilà qui expliquerait l’étrangeté, la bizarrerie de ses costumes et sa « singularité ». À son apogée à l’époque médiévale et jusqu’au XVIe siècle, l’astrologie médicale n’a plus cours en France à la veille de la Révolution. Ou, du moins, elle n’est plus en vogue auprès des « princes qui nous gouvernent » et de leurs médecins. Astrologues et hermétistes sont étrangers à l’univers conceptuel d’un Chifoliau. À la conception philosophique qui sous-tend la médecine du XVIIIe siècle, aux raisonnements dialectiques, à l’observation, aux Écoles post-hippocratique et galénique, ils préfèrent une conception panthéiste de l’Homme et de l’univers. Le monde serait doué d’une âme unique dans laquelle se fonderaient les âmes des individus, y compris celle des objets. Des affinités sympathiques ou antipathiques se noueraient entre tous les êtres, objets inclus ; et il y aurait interférence entre les plans intellectuel ou divin ; céleste ou astral, terrestre ou élémentaire.
22Dès lors, l’Homme est un microcosme, soit un Monde en réduction dont le médecin-astrologue est en mesure de lire signes et signatures sur le corps, dont le front, selon la métoscopie chère à Jérôme Cardan, dont aussi les lignes de la paume, la main étant un abrégé du corps, selon Philippe Phinella. Le « chef » (la tête), le cœur et les « rognons » (reins) seraient, pour chacun d’entre eux, les sièges des 3 plans intellectuel ou divin, céleste ou astral, terrestre ou élémentaire. Si tel est le cas d’un Michel Léonard, il est en mesure de lire à sa façon, étrange, à dire vrai étrangère pour un Chifoliau, les maladies et les maux, les infirmités que classe et repère ce médecin. Pour Chifoliau, ils et elles appartiennent à des catégories distinctes, sans rapport entre eux. En revanche, pour Michel Léonard, il et elles constituent les aspects visibles d’une thérapeutique fondée sur la « science astrale » – s’il est bien astrologue – c’est-à-dire sur les influences provoquées par les signes astraux sur le corps et la santé de l’Homme. Sachant lire l’avenir dans la configuration des astres, un Michel Léonard est en mesure d’établir et un diagnostic et un pronostic, sans que ces termes aient ici un sens médical.
23Au cas où il serait un « médecin-alchimiste », ce qui peut ne pas être antinomique dans le cas présent, Léonard ne prescrit pas, quoi qu’en dise Chifoliau, un remède spécifique de telle ou telle maladie comme le ferait un médecin éclairé, mais bien un remède universel : celui qui est censé traiter non pas des maladies, mais la Maladie, soit l’essence du Mal, et non pas ses diverses manifestations. Et il s’agit là, à n’en pas douter d’une panacée universelle, de la pierre philosophale, de l’or potable, dont la quête est l’objet de l’alchimie, « science des causes » selon Paracelse ; doctrine philosophique et, à ce titre, métaphysique. À ce titre, ainsi que l’écrit Chifoliau, Michel Léonard serait bien un maige : un magicien. Aussi, en se fondant sur une métaphysique et non pas sur une physique (ici au sens ancien de physicus qui signifie médecin), Léonard conférerait à ses remèdes une valeur pratique, celle qui a « étonnement influé sur l’esprit du public et des grands », dont vraisemblablement celui de certains « Messieurs de Saint-Malo ». Et, sous la plume d’un homme du XVIIIe siècle, l’adverbe « étonnement » recèle un sens qui nous avons aujourd’hui perdu de vue. Il ne signifie pas la surprise ou l’étonnement au sens actuel, mais plutôt la stupéfaction, voir une alarme. Quelle peut être alors la cause de pareil engouement, de pareille captivation du « public et des grands » ? Mon hypothèse est la suivante. Michel Léonard a pu utiliser trois méthodes, celles-là même qui émanent d’une conception panthéiste de l’univers, avec ses 3 plans : intellectuel ou divin, céleste ou astral, terrestre ou élémentaire ; la magie du verbe, évocatoire ou cérémonielle, qui commande aux esprits ; la magie qui, au moyen d’amulettes ou de talismans (« le spécifique » selon Chifoliau) capte les énergies astrales favorables ou qui les neutralise, ou encore qui contrecarre les énergies défavorables ; la magie sympathique, qui utilise les effluves de tous les êtres, objets inclus (bois, métaux, plantes).
24Pourfendeur de concurrents qu’il considère comme illégaux, qu’ils soient membre du corps médical ou bien empiriques et charlatans, un médecin éclairé arborant un corporatisme alors de rigueur (tel le médecin Chifoliau) voit en Léonard l’un de ces « gens à secrets » comme il les baptise avec ses confrères. Sa profession de foi médicale ne lui permet pas de saisir une autre « médecine ». Ce sont là sa logique et ses limites. Ainsi s’emploie-t-il à conclure en ces termes : « Pourvu de l’influence nécessaire, son plus grand talent se fait apercevoir dans la facilité avec laquelle il extorque la confiance et l’argent du public. » Rude concurrence, en effet ! D’autant plus rude qu’elle est, à ses yeux, injustifiée, malfaisante et trompeuse !
25Ulcéré par l’attitude de Léonard et par son « impéritie », Chifoliau obtient son expulsion du sénéchal de Saint-Malo. Cependant, à son grand dam, « un des Notables Bourgeois lui a confié son fils, en lui conciliant la protection et la confiance de ceux mêmes qui devraient s’opposer à de pareils abus ». Ce qui n’empêche pas Chifoliau de poursuivre : « Le masque tombe en ville, parce que l’époque de ses promesses en démontre l’imprudence et la frivolité. » Si Léonard était bien astrologue, il se peut qu’il s’agisse de ses « promesses » de guérison ; et cela puisqu’en tant que tel, il lisait l’avenir dans les astres des personnes malades ou déficientes qui l’avaient consulté. Sans fonder son acte d’accusation sur des faits criminels, Chifoliau entend « prévenir les ravages qu’un pareil assassin peut faire dans les campagnes où « il commence à se répandre ». Ses « remontrances » aux « Notables Bourgeois » et, probablement, au corps de ville (municipalité) et celles de ses confrères « ont été inutiles ». Le mal est enraciné à ce point que la Société Royale de Médecine intervient et fait valoir ses droits [ceux d’examiner « les gens à secrets »] « pour expulser à jamais un homme qui ne cesse journellement d’immoler ses victimes à son ignorance et à sa cupidité ». En cela, Chifoliau rejoint les 84 lieutenants du Premier chirurgien du roi qui, en 1791, ont répondu à l’enquête du Comité de Salubrité publique sur le charlatanisme. Près du tiers d’entre eux (34 sur 84) considère les « charlatans », au premier chef, comme des criminels effectifs ou potentiels.
26Dans le même esprit, il déclare, lui aussi, et cela dès 1782, les institutions (police, justice et « municipalité ») en tant que responsables de l’expansion de ce « charlatanisme », ainsi que la crédulité de la société. Et c’est pourquoi, il sollicite, mais en vain, l’intervention de la Société royale de médecine. Et, en dernier leu, il dénonce, comme en 1791 les chirurgiens, comme Chifoliau en 1782, une répression insuffisante (à 69 % pour les chirurgiens de 1791) et pour les lieutenants du Premier chirurgien du roi et pour Chifoliau. Chifoliau obtint finalement satisfaction. Le 10 septembre 1782 Léonard est incarcéré. « MM. les juges témoins de ses meurtres, imbus de ses fourberies l’ont fait constituer prisonnier. Depuis un mois on instruit son affaire. » Au total cependant, que ce soit au XVIIIe ou au XIXe siècle, au fil de la lecture d’archives, de mémoires, de thèses et de livres, bien rares sont les cas des « charlatans » qui furent l’objet d’un emprisonnement ou d’une condamnation par la justice, dans l’ouest de la France et, plus particulièrement en Bretagne. La réprobation outrée du corps médical n’a que peu d’écho. La « charlatanerie », comme on disait au siècle des Lumières, fait long feu. La Révolution, malgré les espoirs placés en elle par certains médecins, maîtres en chirurgie d’Ancien Régime et autres officiers de santé du XIXe siècle, n’a pas répondu à leurs attentes. Bien au contraire, « la charlatanerie » s’est maintenue et diversifiée, tant en ville que dans les campagnes. Parce que « la magie est une technique de captation des forces symboliques, fondée sur la conviction que l’homme est capable d’intervenir dans le déterminisme cosmique pour en modifier son cours… » (F. Laplantine, 1978).
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