Chapitre III. Empiriques, personnes de charité et guérisseurs
p. 33-39
Texte intégral
Les empiriques
1Même si nombre de membres du corps médical établissent un amalgame entre empiriques et charlatans, il n’en reste pas moins que les empiriques forment une catégorie particulière possédant ses propres caractéristiques. Sédentaires, bien insérés dans la vie locale des bourgs et des campagnes, appréciés de leurs patients, ils se répartissent en plusieurs groupes distincts.
2Un premier groupe est constitué par les personnes hommes et femmes, dites pour lors « personnes de charité ». Il s’agit de notables et de leurs épouses ou encore de célibataires dévoués aux humbles et aux pauvres tombés malades et/ou dans la misère. Cas relativement fréquents, sinon dans l’agglomération malouine, du moins en certaines paroisses du Clos-Poulet que vient toucher, à la veille de la Révolution, quelque meurtrière épidémie. L’épouse d’un notable, sénéchal ou subdélégué, à Saint-Malo comme ailleurs, ou bien telle « personne de qualité », tel(le) s descendant(e) s des grandes familles malouines des Danycan et des Magon, ont à cœur de secourir les pauvres, les veuves de marins morts outremer dans la marine de commerce ou bien au combat lors des guerres de Sept Ans et d’Amérique.
3Soucieux(ses) de charité dans la lignée de la réforme catholique du XVIIe siècle, ils et elles participent à la lutte contre « les misères du monde », dont le malheur biologique. Soins à domicile, distribution de secours alimentaires et de remèdes en temps de crise épidémique ou autre, participation à la « Marmite des pauvres », dons et donations aux 3 établissements hospitaliers de Saint-Malo et de Saint-Servan constituent leur participation à caractère religieux et non point médical de l’œuvre de charité. Et cette dernière est appréciée, tant par les humbles concerné(e) s que par les membres du corps médical de Saint-Malo et du Clos-Poulet.
4Plus proches de ce corps médical, œuvrant pour certains aux côtés des médecins et des maîtres en chirurgie dans les hôpitaux malouins et servannais, les personnels ecclésiastiques, les religieuses, principalement les hospitalières, servent les pauvres malades hospitalisés, civils et militaires, soldats et marins, enfants trouvés et enfants abandonnés orphelins, ou bien encore les quelques client(e) s payants des hôpitaux. Les curés et les desservants de paroisses des bourgs et des campagnes du Clos-Poulet figurent au premier rang des personnes exerçant le devoir de charité dans les moments difficiles.
5Tel est le cas du recteur (curé) de Paramé qui, en dépit des modestes revenus de sa cure s’en vient à secourir (1781) une vingtaine de foyers « tombés dans la mendicité », souvent du fait du décès de pères de famille péris en mer. Tels sont les cas de « Joseph Jugan, matelot sur la Prudente, mort en prison à la Jamaïque en 1780 » (on ne sait s’il était un parent lointain de Jeanne Jugan), ou encore de « Jean Renoux, tué d’un coup de canon, sur la Capricieuse, en juillet 1780 [qui] laisse une femme et 6 petits enfants ». Tels sont encore les cas de « François Gaultier, mort à l’hôpital de Brest en juillet 1779, garçon » et de « Jean Gaultier, frère du précédent, et mort comme lui à Brest en 1780 ». « Sujette aux plus grandes révolutions de la guerre et dépourvue de tout secours par elle-même n’ayant aucun établissement de charité pour soulager la misère des malheureux » (lettre d’Antoine-Joseph des Laurents, évêque et comte de Saint-Malo du 5 avril 1781), la paroisse de Paramé « compte plus de 2 000 habitants, dont la plupart sont très pauvres » (mémoire du curé de Paramé, Pierre Joseph Picot de Closrivière, non datée). Un projet de Maison de charité est établi en 1781 par « une princesse, Madame Louise » dont on ne sait si elle était apparentée à la famille royale, par exemple en tant qu’épouse d’un descendant ou descendante du duc de Penthièvre, bâtard légitimé de Louis XIV, (la princesse de Lamballe).
6D’autre part, les curés de paroisse sont chargés, sur l’ordre de l’intendant de Bretagne transmis à son subdélégué de Saint-Malo, de dresser la liste des « pauvres malades » en temps d’épidémie, de façon à les secourir en nourriture et en remèdes par l’intervention du médecin et des chirurgiens des épidémies. Leur devoir de charité, en raison de leur fine connaissance du milieu local, est mis à contribution ; et ils constituent les mailles du « réseau sociomédical » officiel.
7Toutes et tous, religieuses, curés de paroisse, personnes de charité, notables ou non, en temps de crise, dans les localités les plus pauvres se trouvent à porter secours aux plus démunis en distribuant sur place les « petites boîtes de remèdes d’Helvétius » (un ancien Premier médecin du roi) envoyées sur place sur ordre du roi aux frais de l’État. Le prouvent à l’envi, en Basse-Bretagne, les souvenirs d’enfance qu’évoque Pierre Jakez Hélias dans Le Cheval d’orgueil (1975).
8Dans une catégorie voisine sinon parente figurent celles et ceux qui forment aujourd’hui une bonne partie du secteur dit paramédical : dentistes ou plutôt arracheurs de dents, infirmières (sans titre ni diplôme), matrones, oculistes de fortune, bandagistes, herniaires, notamment.
9Non point itinérants et d’autant moins suspects, faisant appel à un savoir physique et non pas magique, ils exercent, selon des traditions ancestrales, souvent de père en fils, ou de mère en fille. Leur activité « paramédicale » ne suffit pas, le plus souvent, à leur assurer le pain quotidien. Ils pratiquent ainsi une activité annexe. Elle vient à point nommé améliorer leur ordinaire : celui des gens de la terre.
10Personnes charitables qui font fonction de « médecins de première instance », telle George Sand à Nohant, mères de famille qui prennent soin de leur mieux de leur foyer, voisines compatissantes, bonnes de curés, châtelaines visitant des bourgs, forgerons, maréchaux-ferrants, hongreurs, voire vétérinaires (sans diplôme), matrones improvisées forment le long cortège des « hommes et des femmes qui aident », en dehors et aux côtés du monde de la médecine « médicalisante ». Saint-Malo et le Clos-Poulet, entre autres « pays », les vit s’activer à coup sûr, même si les archives (écrites) n’en ont laissé que peu de traces.
11Hormis ce premier groupe d’empiriques tolérés par le corps médical au nom de la charité, ou du « Bien public » à la veille de la Révolution, existe, vit ou même sévit au gré des médecins un ensemble composite de personnes, voire de personnages hauts en couleur pour certains, en tout cas immergés dans la vie locale. Le corps médical, en fonction de leurs diverses activités, les considère selon des attitudes qui vont de l’hostilité affichée à la tolérance et jusqu’à la passivité pour des êtres plus ou moins honnêtes mais « ignares », c’est-à-dire dépourvus de savoir médical, dotés de quelques bribes de connaissances et d’une dextérité peu commune.
12Bien insérés dans la société locale qui affectionne leurs services, les gestes qu’ils effectuent relèvent de la physique médicale ou « paramédicale ». Rebouteux, renoueurs, remancheurs, rhabilleurs sont les maîtres de la chirurgie non sanglante. Sédentaires eux aussi et souvent réputés, ils ont conscience d’exercer un « art » et se font rétribuer pour leurs « actes » à des prix modiques qu’apprécie leur clientèle, principalement rurale. Bien que leur activité n’ait, selon toute apparence, laissé que peu de traces dans les archives malouines en ce qui concerne le XVIIIe siècle, il est certain, qu’elle a dû alors se déployer. Leur succès avéré par des folkloristes (tel Paul Sébillot) à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle l’atteste.
Les restaurateurs
13Ancêtres lointains des kinésithérapeutes et des ostéopathes et ne disposant – vu l’époque – d’aucun bagage scientifique ni de formation spécifique, les rebouteux, les restaurateurs, des remancheurs et autres rhabilleurs rencontrent alors un franc succès, et cela depuis fort longtemps. Y compris après l’application de principe de la Déclaration du Roi du 24 février 1730. Elle entendait les soumettre à « un examen de pratique et de se faire recevoir dans une communauté » de maîtres en chirurgie. Certaines, certains acceptèrent de s’y soumettre. Tel est le cas à Saint-Malo de « Demoiselle Hélène-Geneviève-Jeanne de Beauvais, femme du Sieur Gilles Mathurin, employé dans les cinq grosses fermes » (1783). Il lui est permis, « sur les conclusions de M. le Procureur-général du Roi […] de continuer de travailler à la restauration des membres brisés, cassés et disloqués et d’employer tous remèdes convenables et nécessaires jusqu’à parfaite guérison des personnes qui se mettront entre ses mains, avec défenses aux Chirurgiens de Saint-Malo, de Paramé et à tous autres de la troubler ni inquiéter à l’avenir » (9 décembre 1783). Un extrait des registres du Parlement de Bretagne (même date) l’autorise à « faire imprimer l’arrêt qui interviendrait, et lire et publier aux Prônes des grands-messes où elle est communément appelée pour l’exercice de ses talents ». La dextérité de cette restauratrice fit-elle merveille à Saint-Malo et alentour ? On ne sait. Toujours est-il qu’elle eut le loisir d’exercer son talent, tant sa profession ne put manquer de client(e) s dans la vie locale : paysans, éleveurs, bergers, artisans, marins, marchands, victimes d’accidents ou de blessures, de chutes de charrette, de foulures, de luxations ou de membres démis ou brisés.
14En l’absence d’hôpitaux dans le Clos-Poulet, les personnes de charité tentent d’y suppléer, en cas de « cherté des grains » (céréales), en cas d’épidémie, en cas de retours de guerres lointaines, comme celle d’Amérique : 2 ou 3 séparément ou conjointement pour certaines paroisses du littoral ou de l’intérieur, bien beau quand les intempéries, dont la sécheresse de 1785, n’empêchent pas de faire des semailles, ou lorsque le paludisme (secteur de Châteauneuf), ne vient pas clouer au lit les paysans du lieu, les empêchant de labourer ou de moissonner et les réduisant l’année suivante à une misère physique et sociale.
15Entre la pauvreté, voire davantage, certaines années et en certains lieux de l’intérieur, et la côte florissante et privilégiée, l’écart, mieux dit le fossé, s’avère considérable. Une année de paix, 1774, en témoigne, et cela les propres termes du subdélégué de Saint-Malo :
« En 1773 et 1774, on a construit et armé à Saint-Malo et Saint-Servan trois grands navires pour la Chine et deux pour la Guinée, ce qui, outre la circulation que produisent les armements ordinaires, a répandu dans la ville et ce faubourg à peu près un million en salaires, main-d’œuvre et rentes de détail. À Cancale, les Anglais ont acheté des huîtres, et pendant tout le temps de cette pêche il y a toujours dans la Rade ou dans le havre huit à dix barques de cette Nation qui ont laissé dans cette Paroisse de 50 000 à 55 000 livres en espèces. Voilà qui a procuré à Saint-Malo, Saint-Servan et Cancale une aisance qui a prévenu la maladie et qui en donnant au Peuple le moyen de subsister, a secondé le vœu de la Nature qui porte au mariage, mais qui est étouffé par la misère. De là plus de mariages et moins de morts dans ces paroisses. Dans les autres paroisses qui n’ont ni pêche, ni commerce, nulle révolution, aucun évènement favorable, et par l’effet de l’augmentation du prix des grains, le menu peuple, l’homme de rien qui ne vit que du travail de sa journée, dont le prix n’a point augmenté mais a diminué au contraire par le besoin pressant, sont forcés de se retrancher dans leur subsistance. De là plus de morts, moins de mariages. »
16Lorin (futur beau-père de Lamennais), le subdélégué de Saint-Malo à cette date a ainsi parfaitement conscience, à l’échelon local, de l’opposition côtes/intérieur qui fit comparer à l’époque la Bretagne à « la tête d’un moine » tonsuré. Au vide du centre s’oppose la chevelure du pourtour, cette dernière symbole de puissance et de richesse. Avec raison et discernement, le subdélégué malouin, en homme éclairé de son temps, relie la conjoncture démographique des années 1772, 1773 et 1774 à la géographie économique et sociale de sa subdélégation. À son vif regret, ce sont les plus pauvres qui sont les plus délaissés ; et de conclure : « Il faut trouver les moyens pour élever le prix de la main-d’œuvre […] autrement la dépopulation des campagnes est véritable et l’on manquera de bras pour cultiver la terre et faire les Récoltes. » Soit une conclusion de type prérévolutionnaire, à laquelle il convient d’apporter une correction. Sans les secours en remèdes et aliments distribués par la kyrielle des « empiriques », religieuses, curés, personnes de charité, sans l’aide apportée par les rebouteux en tout genre, par les médicastres, médecins de première instance, la situation de l’intérieur eût été bien pire en temps de guerre, de misère et d’épidémies. Si Lorin souligne leur œuvre, l’historien se doit d’y insister et de leur rendre hommage.
Les guérissoux
17Trois types de « guérissoux » (guérisseurs) existent en principe aux XVIIIe et XIXe siècles en Ille-et-Vilaine, dont dans le pays malouin : les empiriques, qui tiennent leur savoir des hommes et, les « guérissoux » qui tiennent leur savoir de Dieu ; les derniers qui le tiennent du Diable et qui passent pour être sorciers.
18Les premiers soignent à l’aide d’herbes et de plantes ; ils préparent et prescrivent des cataplasmes, des onguents, des tisanes, des fumigations des applications. Ces remèdes varient selon les lieux et les paroisses de Haute-Bretagne : frictions d’orties contre les douleurs et les rhumatismes, applications de vert de poireau haché et bouilli contre les vers ; pommes de terre râpées contre les brûlures (à Pleurtuit) ; cailles de lait contre les brûlures (à Dinard) ; galette chaude étendue sur le ventre contre les coliques (à Paramé), ou encore bouse de vache (à Saint-Jouan). Des spécialistes (sic) supprimaient les effets de brûlures : les « pansoux de feu » ; d’autres soignaient les furoncles : les « touchoux ».
19Hommes ou femmes, « dormeurs » et « dormeuses » (« dormouères ») traitaient les maladies des patients qu’on leur amenait durant leur sommeil. Toutefois, il suffisait qu’un parent du malade s’en vienne le (la) consulter, muni(e) d’un bonnet, d’une chemise ou d’un livre qu’on lui avait fait tenir, la « dormouère » palpait cet objet, le flairait, le plaçait sur sa poitrine, croisait ses bras dessus et s’endormait. Quand on allait pour soi, on lui donnait la main qu’elle serrait dans les siennes. Elle s’assoupissait d’elle-même ou bien son mari ou sa sœur, l’aidait en lui pinçant le doigt. Au bout de quelques minutes, elle était tout en sueur : elle expliquait la maladie et fixait le remède. Elle savait aussi le sexe et l’âge du malade.
20Certaines personnes reconnaissaient dans la chevelure des malades les mèches qui causaient leur souffrance et elles les leur arrachaient (à Saint-Malo). En revanche, en Haute-Bretagne, les sorciers ou sorcières paraissent rares et absents à Saint-Malo et dans le pays malouin, pour lesquels aucun n’est cité dans les sources concernant ce canton. S’ils ont cependant existé, il est possible qu’ils aient utilisé des « grimoires », tels le Petit et le Grand Albert.
Les fontaines guérisseuses
21D’après une recension établie pour la fin du XIXe siècle dans le cadre de la France en ce qui concerne les fontaines guérisseuses, sur plus de 2 000 à l’échelle nationale, de 150 à 200 auraient alors existé en Bretagne, dont une douzaine en Ille-et-Vilaine. En revanche, les 2 spécialistes de la question n’en décèlent qu’une seule dans le pays malouin. Pareilles fontaines sont, depuis fort longtemps, censées posséder des vertus protectrices, curatives et purificatrices, si ce n’est miraculeuses. Leur prestige, avéré depuis la civilisation celtique et celle de la gaule romaine, tient à ce qu’elles passent tantôt pour polyvalentes, tantôt pour spécialisées. Depuis longtemps le temps de la Réforme catholique et, plus encore, avec la fin du XVIIe siècle, notamment en Bretagne, le clergé déploie maints efforts pour modérer et pour contrôler leur retentissant succès. C’est là un indice de la foi dans des croyances solidement ancrées, dans lesquelles le clergé perçoit très souvent un relent de « paganisme ».
22Dans la paroisse de Saint-Méloir-des-Ondes coule – aujourd’hui encore – la fontaine sainte Radegonde, à proximité du manoir de Beauregard. Elle fut longtemps un but de pèlerinage destiné à procurer, grâce à son eau sainte et miraculeuse, la guérison des jeunes enfants malades, en particulier ceux dont la coutume voulait que leur dentition leur ait causé de graves dangers ou ne la fît qu’avec peine.
23Le corps médical malouin, à la veille de la Révolution n’en souffle mot, tout comme pour les autres rituels de guérissage. Campé dans un territoire professionnel et donc profane, dans ce dernier cas aussi, il passe sous silence, soit par résignation, soit par refus, soit par soumission à la foi et aux croyances dans le sacré religieux ou magique. S’il assoit son propos en légitimant sa profession, il cèle une réalité que relève à présent l’historien : à savoir que salut, santé et salubrité relèvent des trois tiers symboliques (chers aux anthropologues) : le sacré, le social et l’économique.
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