Introduction. Les caractères originaux de Saint-Malo et du Clos-Poulet
p. 15-24
Texte intégral
1Les caractères originaux de Saint-Malo et de son arrière-pays peuvent se lire de deux façons. La première tient à notre époque et à nos habitudes d’être et de penser. Elles sont à l’origine d’un dépaysement dès lors que l’historien propose à ses lecteurs du XXIe siècle le tableau d’un passé âgé de plus de deux siècles. Des termes ont changé de signification, des concepts nous sont devenus étrangers. Il en va aussi du terme de chirurgien qui, à cette époque lointaine, ne désigne pas un médecin qui s’est spécialisé en chirurgie mais une manière de « généraliste » dénué de diplôme universitaire, qui a fait son apprentissage soit à terre, soit sur mer et qui a été reçu, selon des formes diverses, au sein d’une corporation (d’une « communauté ») de Maîtres en chirurgie, dont celle de Saint-Malo.
2Ce sont aussi les concepts médicaux qui ont changé de nature. La médecine savante d’alors – nosologie, diagnostic, thérapeutique, prévention, hygiène – ne repose pas sur des bases scientifiques, même si l’anatomie est chose connue depuis le XVIe siècle, même si les « ouvertures de cadavres » mènent à l’anatomopathologie, même si la composition chimique de l’eau vient d’être percée à jour. Et, même si la « médecine d’observation », la médecine clinique et ses découvertes jettent le doute sur la médecine hippocratique. C’est encore elle qui tient le haut du pavé : à base philosophique, séparée des croyances religieuses, elle n’en dit mot, parce qu’elles traitent des « causes premières » (Dieu, la Vierge et les Saints, l’Église apostolique, catholique et romaine), pour faire prévaloir les causes secondes (humaines).
3Face aux ravages alors effectués par des maladies devenues bénignes en France et en notre temps, l’Homme du XXIe siècle habitant d’un pays développé ne peut qu’être effaré, voire scandalisé. Pour peu qu’il ait oublié la situation sanitaire des tiers et quart Mondes actuels !
4Et à un médecin d’aujourd’hui, il peut échoir un total désintérêt pour le savoir et les pratiques médicales de ses lointains prédécesseurs, pourtant préoccupés de « soulager l’humanité souffrante » par charité et, au XVIIIe siècle en sa fin, par souci du « Bien public ». Pareille attitude n’a d’égale que celle de certains « bien-pensants » pourfendeurs (en chambre) d’une médicalisation de la santé où ils décèlent et l’impérialisme de la médecine et les outrages d’un État dictatorial.
5À la recherche d’une vérité sinon de la vérité qu’il traque à travers les représentations de la réalité, l’historien n’est pas un juge, ni l’Histoire un tribunal. Il s’évertue à pourchasser anachronisme et misérabilisme. Pour lors, une seconde lecture, celle d’un lointain passé, se fait jour. Elle consiste à situer les hommes et les femmes, les enfants et les « êtres caducs » (personnes âgées) en leur temps et en leurs lieux, avec leurs systèmes de représentation du Corps et du Monde, de la saleté et des poux protecteurs de la santé, de l’excrément, du fumier comme signes de fécondité, de la maladie comme symbole du péché, comme effet de la colère divine, de la médecine par « les simples » (plantes). Une autre médecine a cours : aussi bien celle de la prière, de la procession en tant qu’expiation, que demande adressée au Ciel, celle des recours à l’empirique sédentaire et au charlatan itinérant. Soit autant de tentatives de trouver remède, en l’absence de recours à une médecine savante inefficace le plus souvent non souhaitée, en tout cas inabordable pour l’immense majorité.
6Enfin, à la décharge de l’inefficacité thérapeutique de la médecine savante et officielle, l’historien est en mesure de déceler l’inquiétude, si ce n’est le désarroi de certains docteurs en médecine et des autorités locales, provinciales et nationales au temps dit des « secondes Lumières », à cette époque que les hommes « éclairés » désignent sous le nom d’Ancien Régime. Quelques-uns l’avouent, dont le chevalier de Jaucourt dans l’article « médecine » de la célèbre Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. D’autres, bien plus nombreux, des médecins, dont des médecins malouins, dont Morin le subdélégué de Saint-Malo, le manifestent au fil de leurs Mémoires, de leurs Observations, de leurs Topographies médicales. La grande pauvreté, la misère, la mort des nouveau-nés et des enfants en bas âge, les ravages d’une épidémie meurtrière (1779) dans le Clos-Poulet les émeuvent et les scandalisent, tout comme la saleté et la puanteur de l’intra muros malouin ou encore la cherté de la nourriture (1785) qui force les misérables à manger des « bleds [céréales] ergotés ». Aveugles au système logique des coutumes et des « préjugés », ces médecins « doués » de leur raison entendent œuvrer pour le « Bien public ». Forts de quelques certitudes, inquiets le plus souvent de leur incapacité à éloigner une menace de mort dont ils se veulent l’ennemi naturel et, de ce fait, alliés objectifs du Pouvoir politique.
7Parce qu’« un historien peut tout expliquer » (Emmanuel Le Roy Ladurie) ou qu’il s’y essaie, l’auteur de ces lignes a eu soin de rendre audibles des Malouins d’autrefois. Point ne suffit de les lire et de les entendre, il revient à chaque lecteur (lectrice) de les écouter. Différents de nous, également Hommes, eux aussi inscrits dans le temps bref d’une vie (ici saisie sur deux décennies), Malouins, Servannais et autres habitants du Clos-Poulet par les documents qu’ils nous ont laissés d’eux-mêmes, s’en viennent à nourrir notre réflexion et à la faire fructifier. Grâce à eux, nous « cultivons notre jardin ».
Richesse et diversité de la bibliographie et des sources d’archives
La bibliographie
8La richesse et la diversité de la bibliographie et des sources d’archives disponibles permettent d’aborder l’analyse des caractères originaux de Saint-Malo et du Clos-Poulet. Si le sujet proposé a été traité avec succès par Alain Croix dans le cadre de la Bretagne pour les XVIe et XVIIe siècles ainsi que, pour la fin du XVIIIe siècle, par l’auteur du présent ouvrage, il manque une synthèse pour Saint-Malo et le pays malouin – le Clos-Poulet – à la veille de la Révolution.
9Pour l’aborder il existe une riche et abondante bibliographie. Elle se compose d’ouvrages anciens datant le plus souvent du début du XXe siècle, tel celui du Docteur Hervot sur La médecine et les médecins de Saint-Malo (1906) ; d’autres, plus récents, traitent de l’histoire de Saint-Malo (1984) et de celle de l’Ille-et-Vilaine (H-F Buffet, F. Lebrun) ; et cela sans oublier les compilations et les biobibliographies classiques (P. Banéat, R. Kerviler, J. Roger). D’autre part, l’essor de la recherche universitaire à Rennes dans le domaine de l’Histoire économique, démographique et sociale (décennies 1960 à 1990) vient favoriser l’étude entreprise en brossant le tableau de Saint-Malo pour les XVIIe et XVIIIe siècles. Je veux parler des travaux réalisés pour la direction de Jean Delumeau, de François Lebrun, d’André Lespagnol à Rennes et de Jean-Pierre Kernéis à Nantes.
Les archives
10L’abondance de la bibliographie n’a d’égale que celle des archives : communales, régionales et nationales. Les archives municipales de Saint-Malo, disposent de fonds riches et abondants : archives de la ville et du port, archives hospitalières, archives de l’Amirauté notamment. À Rennes, aux archives départementales d’Ille-et-Vilaine, le fonds de l’intendance (l’inépuisable série C) exploité chacun en leur temps par Henri Sée, par Henri Fréville et par Jean Meyer, contient, outre les capitations des Malouins et des Servannais, d’importants dossiers consacrés aux « maladies épidémiques » et aux « pauvres malades » de la subdélégation de Saint-Malo pour le XVIIIe siècle, surtout en sa fin. Il recèle aussi quelques réponses adressées (trop peu) par le subdélégué de Saint-Malo aux enquêtes diligentées par les intendants de Bretagne sur l’ordre de plusieurs « ministères » versaillais, spécialement à l’époque de Louis XVI : enquête sur le nombre et la répartition du corps médical (médecins, maîtres en chirurgie, sages-femmes [1786]), malgré une lacune pour la subdélégation de Saint-Malo, enquêtes sur les hôpitaux (1775), enquêtes sur la mendicité, sur la présence de « Nègres », sur celle d’étrangers (Acadiens), sur les « péris en mer » ; mais aussi éléments comptables sur les secours distribués en temps de crise (disettes, chertés, épidémies) : aliments, remèdes, soins médicaux à domicile, y compris les honoraires et les remboursements des frais de voyage des médecins et des maîtres en chirurgie dépêchés sur place.
11En raison de la bureaucratie versaillaise et de sa correspondance avec l’intendant de Bretagne, plusieurs séries déposées aux Archives nationales révèlent l’attention alors prêtée à cette province en général et à Saint-Malo en particulier, dont celle des ministres des Finances, de la Guerre et de la Marine.
12Qui mieux est, le fonds des archives de la Société royale de Médecine, déposé à Paris à l’Académie nationale de Médecine, recèle un trésor, où Saint-Malo grâce à 5 médecins, dont 2 correspondants de la dite Société, a sa part : 2 topographies médicales de Saint-Malo et du Clos-Poulet, des observations météorologiques et nosologiques, des mémoires sur des épidémies, datés des décennies 1770 et 1780.
13Analyser ces sources, croiser leurs regards sur Saint-Malo, ses malades, ses maladies, son hygiène publique, sa situation tant économique que sociale, médicale et sanitaire, voilà qui procure à l’historien les moyens de brosser un tableau des malades et des médecins à Saint-Malo et dans le Clos-Poulet à la veille de la Révolution. Non seulement, l’élite médicale malouine a répondu aux attentes du gouvernement central et à son projet politique réformiste, mais aussi nombre de maîtres en chirurgie. Ils se sont avérés soucieux d’abord de charité, puis du « Bien public », tout en restant de fidèles sujets du Roi. À ce titre, ils ont été des témoins, des acteurs mais aussi, pour certains, des auteurs. Ils ne se contentèrent pas de décrire la ville, ses faubourgs et le pays alentour ; mais ils projetèrent de mener à bien une politique de santé publique avant la lettre, dont s’inspirèrent par la suite le Comité (révolutionnaire) de Salubrité publique, puis le Premier Empire et la Restauration.
14Leurs observations ne se limitent point à la chose médicale stricto sensu, du fait de leur savoir et de leur expérience. Elles outrepassent leur spécialisation professionnelle ; et elles constituent une mine d’informations sur Saint-Malo et le Clos-Poulet à la veille de la Révolution : sur les attitudes face à la maladie, sur les soins dispensés, sur la manière qu’ils eurent de les considérer et d’en attendre des effets. Entre autres médecins de France, ils témoignent d’une attitude novatrice : celle qui engendra la Révolution de 1789. Les deux décennies 1770 et 1780 sont, à Saint-Malo, le moment d’une cristallisation et d’une accélération des évolutions. Même si, à nos yeux, l’efficacité de la médecine est loin de compte, même si les moyens thérapeutiques de lutte contre les épidémies qui sévissent, même si les normes d’hygiène privée et publique ne changent en fait que fort lentement, même si les recours traditionnels du plus grand nombre aux saints thérapeutes, aux charlatans et guérisseurs, ne se démentent pas, une volonté de réforme se fait jour. Un personnage incontournable apparaît ; celui du médecin engagé dans la vie de la cité, dans celle d’établissements hospitaliers et d’une pratique médicale ouverte sur la société globale, renouvelée par la clinique et de l’anatomoclinique. Entre médecine et santé, les liens tendent à se renforcer, dès avant 1789, d’une nouvelle signification. La santé du sujet du Roi devient, à Saint-Malo aussi, une affaire de la cité et de l’État, et non plus seulement celle des riches et des puissants ; et cela dès avant que le sujet ne devienne citoyen. À la fin de l’Ancien Régime, la santé/maladie constitue – déjà – un enjeu politique.
Les traits originaux des lieux
15L’originalité principale de Saint-Malo tient au contraste entre une agglomération urbaine nombreuse (19 000 habitants au total, Saint-Servan inclus) et un minuscule arrière-pays, le Clos-Poulet (32 000 habitants) qui pose le problème du fret de retour. Les autres traits originaux tiennent, quant à eux à la situation économique et commerciale d’une grande ville portuaire : quantité de médecins, conjoncture militaire, nombre élevé d’hôpitaux et d’œuvres de charité dus aux élites marchandes et religieuses.
16Saint-Malo et le Clos-Poulet, entre 1770 et 1790 (dates rondes), présentent plusieurs caractères originaux. Une élite médicale nombreuse y déploie son activité. Le nombre et la densité des divers types de médecins y sont hors du commun, l’effectif et la dotation des établissements hospitaliers et leur importance aussi. Tout comme la kyrielle des chirurgiens, qui après avoir navigué, s’installent « au libéral » vers 30 ou 40 ans dans leur ville et leur pays malouin natal. « L’âge d’or » – le XVIIe siècle malouin – est désormais assez loin. Cependant, les deux dernières décennies même assombries, il est vrai par deux endémies – variole et paludisme – et par une grande épidémie de dysenterie bacillaire – n’en constituent pas moins, en cette ville et en son pays une période novatrice où le réformisme s’affiche et s’ancre dans les réalités.
17Face aux épreuves – celle de la maladie, celle de la guerre (d’Amérique), celle de la pauvreté –, Saint-Malo et le Clos-Poulet font mieux que résister, ils luttent contre l’adversité. Forts de leurs moyens en hommes et en institutions, appuyés sur une aisance peu ordinaire en Bretagne, leurs divers médecins (ici au sens large), en dépit d’un système médical que nous qualifions, quant à nous, aujourd’hui d’archaïque, ils participent activement à un projet précurseur qui ne sera réalisé que deux siècles plus tard : celui d’une santé publique pour tous.
18Restent à préciser des caractères tant originaux qu’ordinaires de Saint-Malo et du Clos-Poulet par rapport à la Bretagne et à les situer dans l’ensemble du royaume de l’époque à la veille de la Révolution. Quatre parties de cet ouvrage y seront consacrées. La première partie est dévolue aux recours premiers que représentent la foi, les croyances et les coutumes en matière de santé et de maladie. La deuxième vise à définir la spécificité du corps médical malouin, celle d’un grand port de pêche et surtout de commerce qui forme des « chirurgiens navigants », avant qu’ils ne s’établissent à terre, au retour de leurs navigations.
19Second caractère spécifique : la présence d’une élite médicale aussi nombreuse et active qu’à Nantes, Rennes et Brest. Elle tient à la fortune et à la richesse passée et encore bien visible de Saint-Malo. Deuxième originalité analysée au fil de la troisième partie : la conjoncture démographique d’une ville portuaire : conceptions au retour de voyage au long cours, mortalité spécifique due aux « péris en mer » et à la conjoncture marino-militaire en raison de la guerre d’Amérique (1778-1783), une fois passée la guerre de Sept Ans (1758-1759), en raison des troupes stationnées non loin de Paramé ; à l’Hôtel-Dieu, la présence de leurs malades et de leurs blessés. Spécifique, voire extraordinaire pour une agglomération de 19 000 habitants, le nombre et la capacité d’accueil de 3 établissements hospitaliers, d’une Maison de charité et d’un atelier de charité (ce dernier à partir de 1775) : Hôtel-Dieu, hôpital général et hôpital du Rosais.
20Moins originale, et plutôt « ordinaire » se présente la conjoncture endémo-épidémique avec ses maladies de l’enfance (variole, rougeole et autres), son paludisme endémique dans le marais de Châteauneuf, son « clocher » de mortalité dû à une épidémie de dysenterie bacillaire (1779) alors répandue dans tout l’ouest du royaume, Normandie exclue.
21Relativement ordinaire aussi en France à pareille époque, mais exceptionnelle en Bretagne, s’avère la part prise au projet novateur d’une santé publique avant la lettre pour Saint-Malo qui concerne les habitants les plus pauvres du Clos-Poulet en temps d’épidémies meurtrières, traités par une quinzaine de maîtres en chirurgie : plus d’un par paroisse ! Là gît l’extraordinaire, dû à la présence d’anciens chirurgiens navigants qui ont « posé leur sac à terre ».
22Extraordinaire à nos yeux d’hommes du XXIe siècle, et, telle aussi selon d’autres motifs pour la grande majorité des ruraux à la fin du XVIIIe siècle, est le système médical de pensée et de soins typique de l’époque étudiée. Une médecine – non scientifique – à base philosophique, inspirée d’Hippocrate et de Galien. Elle prône l’aérisme, soit la contagion par l’air qui répand des « miasmes putrides », par exemple pour la « fièvre du marais » (paludisme). Toutefois, ce savoir médical s’avère non pas seulement « antique ». Il évolue en accusant l’eau infectée de répandre certaines maladies, parmi lesquelles il est loisible de reconnaître la typhoïde et les shigelles. Enfin et surtout, un projet, une utopie positive : celui, celle de fonder, entre autres à Saint-Malo et dans le pays malouin sinon un système, du moins une politique de santé qui vise à améliorer la situation sanitaire de l’ensemble des habitants et des lieux ; ville, bourgs et campagne. Pour accroître, il est vrai, la puissance du royaume : démographique, fiscale, militaire, économique d’un Etat royal qui allait devenir peu après « la grande Nation ».
La spécificité du territoire
23Grâce aux travaux publiés ou non depuis plus d’un siècle, apparaissent les caractères originaux, multiples et variés. Ils tiennent tout d’abord à l’étroitesse de l’espace puis en considération : 14 paroisses, dont celle de Saint-Malo (celle de Saint-Servan a été réunie à celle de Saint-Malo en 1753). Seconde caractéristique : l’originalité du découpage territorial. Elle tient à l’évêché, à la sénéchaussée et à la subdélégation de Saint-Malo. Le Clos-Poulet constitue un héritage lointain de l’époque gallo-romaine. Sa dénomination en atteste. Il forme le pagus alethensis, le pays d’Aleth, Aleth ayant été la capitale et le siège de l’évêché durant le haut Moyen âge, avant qu’ils ne soient transférés sur le Rocher malouin. Et, aujourd’hui, cette désignation persiste, que ce soit en matière de géographie ou dans le langage courant des habitants des lieux. À la veille de la Révolution, le territoire en question inclut des paroisses relevant des évêchés de Saint-Malo et de Dol, ce qui n’empêche pas l’existence d’un doyenné du Clos-Poulet, dont le chef-lieu est Saint-Père-Marc-en-Poulet. En revanche, il est contenu dans son entier dans la subdélégation de Saint-Malo, laquelle comporte, outre les paroisses du Clos-Poulet, 2 paroisses situées sur la rive gauche de la Rance. Cette situation est complexe et conforme à l’époque et elle est bien connue, y compris du médecin Chifoliau qui consacre une « topographie médicale » (1786) à Saint-Malo et au Clos-Poulet.
24Une seconde série de caractères originaux est issue de ce qu’il est traditionnellement convenu d’appeler le site et la situation. Site d’embouchure, celle de la Rance, site portuaire privilégié, quoiqu’il s’agisse à l’époque d’un site d’échouage ; site de tombolo simple aussi, puisque le Rocher, « l’Isle » de Saint-Malo n’est alors relié à la terre ferme que par un cordon sablonneux sur lequel une chaussée a été construite : celle du Sillon. Site protégé enfin, puisqu’îlots, rochers et très fortes marées protègent l’accès de Saint-Malo et de Saint-Servan des assauts de l’ennemi anglais. À telle enseigne que règne toujours cette formule quasi proverbiale : « Qui sait naviguer en baie de Saint-Malo sait naviguer de par le monde. » Quant au Clos-Poulet, parsemé d’anciennes îles et de marais, de terres soit fécondes, soit peu fertiles, agricoles et paysannes vers l’intérieur, côtier et marin à Cancale, à Paramé ou à Saint-Benoît-des-Ondes, il affirme sa diversité. Que ce soit sous la plume d’un subdélégué ou d’un médecin de Saint-Malo à la fin du XVIIIe siècle, ou bien au regard de l’historien deux longs siècles après.
25Une troisième série de caractères originaux tient à la conjoncture des XVIIe et XVIIIe siècles. Valorisés au plus haut point durant « le siècle d’or », 17e du nom, site et situation maritimes ont été mis à profit par quelques grandes dynasties marchandes et par la traite négrière, par la grande pêche (morue) et par la guerre de course. Les énormes profits réalisés ont été investis pour une petite partie dans l’édification des 3 hôpitaux de Saint-Malo et de Saint-Servan, mais surtout dans les hôtels particuliers (en ville) et de gentilhommière (à la campagne) à l’abri des flots et des vents : les célèbres malouinières du Clos-Poulet, loin de l’air « vicié » malouin, dans l’air pur du Clos-Poulet, alors réputé pour la santé de leurs occupants. Même si, après 1720 et plus particulièrement 20 ans avant la Révolution, le trafic portuaire n’est plus ce qu’il fut, même si des déboires sont survenus, l’agglomération malouine se distingue, par rapport à la Bretagne bretonnante, par son parler gallot, si savoureux en particulier à Cancale, par son taux élevé d’alphabétisation, par sa relative prospérité due à l’abondance des emplois et de la circulation monétaire : en raison des chantiers navals, de l’armement et de la pêche sur les bancs de Terre-Neuve (notamment) ou bien à cause du commerce florissant des huîtres (naturelles) à Cancale, ou bien encore à cause des emplois de marins fournis aux habitants de la côte, par exemple à Paramé ou à Rothéneuf.
26Toutefois, cette relative prospérité a un coût démographique et sanitaire. Comme toute ville portuaire, les « bâtards » (enfants illégitimes) y sont plus nombreux qu’ailleurs, les « péris en mer », les blessés, les estropiés, les « êtres caducs » aussi. Pis encore, dépendant du département de Brest en ce qui concerne la Marine (militaire), le quartier de Saint-Malo, situé sur la côte nord de la Bretagne est un lieu de passage et d’étape pour les troupes qui vont s’embarquer à Brest ou qui en débarquent. Il en va aussi durant la guerre de Sept Ans (1757-1759) et pendant la guerre d’Amérique (1779-1780). Pour lors, c’est le typhus, puis la dysenterie bacillaire qui s’étendent et se propagent, en particulier grâce aux mouvements des troupes royales. De même, les expéditions outre-mer, par exemple en Chine ou en Guinée, ne sont pas exemptes de dangers pour les Malouins et les marins du Clos-Poulet. Dernier danger enfin, cette fois à terre, les marais du Clos-Poulet, dont celui de Châteauneuf, voient prospérer les anophèles la saison venue. Tant et si bien que le paludisme y constitue une endémie qui, sinon tue, du moins affaiblit durablement la population rurale des lieux.
27Cependant, à la morbidité importée et à la morbidité autochtone, en raison même du site et de la situation de Saint-Malo et du Clos-Poulet, tentent de faire face nombre de maîtres en chirurgie expérimentés, aguerris – au sens propre – par leurs longues années d’expédition en tant que « chirurgiens navigans ». De nombreux médecins (de 4 à 6) et Maîtres en chirurgie (de 12 à 20) résident à Saint-Malo (surtout) et à Saint-Servan. Reste à savoir, il est vrai, comment et par qui ils ont été acceptés dans une ville et surtout un pays où, de tradition, le recours le plus fréquent en cas de péril et de maladie, demeurent la ferveur religieuse, les demandes d’une intercession de la Vierge, le culte de saints guérisseurs et la croyance dans les guérisons miraculeuses y compris par des « charlatans », tout comme la confiance accordée aux « empiriques » et aux herbes médicinales, qu’elles proviennent de la cueillette, du jardin du recteur (curé) ou du couvent des religieuses.
28Cultes et processions thérapiques, remèdes dits de « bonne femme » (de bona fama, de bonne renommée), automédication de type ancestral, pratiques ritualisées de protection de la santé et de guerre à la maladie sont légion, moins en Haute-Bretagne qu’en Basse-Bretagne, à Saint-Malo et dans le Clos-Poulet à ce qu’il semble.
29Bien que dotés d’indéniables caractères originaux, Saint-Malo et le Clos-Poulet représentent la Bretagne côtière, bien davantage urbaine et prospère que celle de l’intérieur. Ils constituent cependant une petite « presqu’île » de type exceptionnel, y compris par rapport à la France, par ses aspects économiques, sociaux et sanitaires. Y cohabitent deux parties de la société : l’une pauvre et dominée, l’autre riche et dominante, comme partout dans la France de l’époque. À Saint-Malo (ville) aussi émerge une « classe moyenne » formée de petits commerçants, d’artisans, de professions libérales (dont les médecins). En revanche, si une majorité de la société n’a que peu à faire avec le personnel médical en temps ordinaire pour trouver ses recours dans la ferveur religieuse, chez les empiriques et (même !) chez les charlatans, il est loisible de se demander si la minorité « médicalisée » n’en fait pas, elle aussi, usage, comme en témoigne la littérature, sous la plume d’une Madame de Sévigné, de Châteaubriand ou de George Sand.
30Ce serait là, à nos yeux, chose fort logique tant, face à la maladie, les plus doctes des docteurs en médecine de l’époque restent démunis, comme certains le reconnaissent eux-mêmes à l’époque. En tout cas, reste à savoir si la santé/maladie constitue une notion que les Hommes ont en partage, quelle que soit leur catégorie sociale, ici dans le cadre malouin. Soit un partage inégal, fondé sur la naissance, la fortune et l’appartenance culturelle. La quête de la santé, la guerre au Mal et à la Maladie incluent, en tout cas, à l’époque et dans l’espace étudiés, la quête du Salut. Le soin de l’âme est premier, celui de la santé second. L’un est l’affaire de Dieu et du croyant : maux, douleurs et maladies proviennent des péchés. L’autre, le soin de la santé/maladie, est l’affaire du mège (guérisseur) et du médecin, docteur en médecine ou maître en chirurgie. Entre ces deux domaines, le fossé est aisément franchi par les chrétiens malades, blessés ou meurtris. Séparer la chose laïque (santé) du domaine religieux (salut) est alors le fait du corps médical, comme de condamner l’empirique et le charlatan au nom de leur « science ». Parce qu’il a autant de considération pour le malade que pour le médecin, l’historien n’entend pas souscrire à ces deux dichotomies.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008