Préface
p. 7-11
Texte intégral
1Une poignée de voleurs célèbres, personnages de fiction, fait partie de la mémoire collective, certains sont même devenus des mythes contemporains, au sens de Roland Barthes. Georges Randal, le héros du Voleur de Georges Darien et Arsène Lupin inventé par Maurice Leblanc sont assurément les plus connus. Mais derrière ces figures se cache une multitude de voleurs inconnus qui n’ont guère été étudiés. Aujourd’hui, le territoire des vols et des voleurs à l’époque contemporaine ressemble, du point de vue de la recherche, à une lande déserte. Jean-Claude Farcy devenu l’historiographe des travaux portant sur la justice criminelle notait : « Nous restons ignorants de l’évolution au-delà du début du XXe siècle. » C’est dire l’importance du livre de Geoffrey Fleuriaud qui étudie non pas la criminalité dans les dossiers de procédure ou la chronique judiciaire nationale, mais le vol, quelles que soient sa gravité et sa qualification – crime ou délit – dans la presse régionale. Le larcin côtoie le détournement, la « cambriole » la rapine, la « razzia » « l’attentat ». Le choix des mots n’est pas anodin. Parfois, pour minorer le geste, sont évoqués « l’enfantillage d’un enfant malade », la « piquante aventure », une « stupide gaminerie » ou encore un « geste malheureux ». Si l’histoire des quotidiens et celle du fait divers bénéficient de travaux abondants, l’histoire du traitement médiatique du voleur pendant l’entre-deux-guerres constitue un sujet vierge. Le présent ouvrage, décanté, est tiré d’une thèse impressionnante par son ampleur. Les mêmes qualités se retrouvent ici : vaste érudition, solide appareil critique, problématiques efficientes, vraie démonstration.
2Pour mener à bien son enquête Geoffrey Fleuriaud a retenu de 1918 à 1940 deux journaux : L’Avenir de la Vienne et le Journal de l’Ouest. Le corpus utilisé se révèle judicieux à plus d’un titre car la presse régionale, mal connue, s’avère indispensable pour saisir une atmosphère, s’attacher au traitement médiatique d’un phénomène massif comme le vol et saisir les sociétés provinciales.
3Si les lieux et les protagonistes sont tout d’abord l’objet d’une belle enquête, le lecteur trouvera, dans une perspective interactionniste, des analyses neuves sur le « dépôt de plainte » sous le regard de la communauté. La rumeur y joue un rôle essentiel. Sa restitution s’avère ambivalente car le bruit qui court s’apparente à une expression du bon sens populaire ou bien à un « racontar ». Les journalistes évoquent en particulier les « mystificateurs », les « fauteurs de fausses nouvelles », les « fumistes » et les « maniaques ». Aussi la foule qui propage ces fausses nouvelles devient l’objet d’un traitement médiatique spécifique, mais l’apprentissage des pratiques de la surveillance constitue l’un des aspects les plus stimulants. Les discours diffus et permanents ont pour effet de transformer les « comportements sécuritaires » en véritables normes. Désormais chacun les a incorporées. Le « vol raté » sert ainsi de révélateur et contient une morale : le vol réussi bénéficie d’un défaut de surveillance, le vol qui échoue s’explique par une vigilance constante. Les localiers de la presse régionale adressent à leurs lecteurs des alarmes régulières : « Commerçant, Attention ! », « Ménagère, Attention ». Mais de la sorte, la victime de certains vols se trouve dénigrée. La victime honteuse correspond au personnage du désinvolte, c’est-à-dire de celui qui ne prend pas de précaution, qui laisse sa maison ouverte, dissimule dans une cachette trop évidente ses économies, exhibe en public un portefeuille. La victime naïve, idiote, trop confiante est également brocardée. Des journalistes font de la « sotte victime » un personnage risible. À l’inverse, la figure du vorace, de celui qui fait des dupes, inquiète. Dans cette manière de rendre compte d’une réalité sociale, la personne volée, n’est pas présentée comme isolée, à l’écart du monde. En effet, le préjudice causé va au-delà de la seule victime, il se reporte sur la communauté qui, par rebond, est atteinte. Le vol affecte les relations entre individus comme l’attestent les nombreuses mentions relatives à la confiance perdue, plus particulièrement lorsque les protagonistes se connaissent : propriétaires, voisins, amis. La société tout entière semble avoir changé et elle donne l’impression de s’enfoncer dans une modernité décadente. En 1931, la projection du film Le Roi des resquilleurs est l’occasion de longs développements et de lamentations sur la psychologie des générations nouvelles. Le vol n’est plus présenté comme une infraction abstraite mais bien comme un acte dont le sens ne se comprend qu’en liaison avec l’examen de communautés villageoises ou urbaines. Le vol est le révélateur de tensions et de conflits.
4La présentation des principaux acteurs judiciaires et des victimes parvient à restituer une typologie journalistique qui s’attarde sur le « fantôme », « l’animal » et le « monstre ». Le champ lexical est beaucoup plus vaste que ce que l’on pouvait imaginer : on trouve en effet la métaphore corporelle de « la main invisible » ou de la « main inconnue », mais aussi, celle, animalière, du « rat d’hôtel » ou du « parasite plus nuisible que le doryphore ». Le vol n’apparaît pas comme une manifestation incongrue, mais comme une activité délictueuse ou criminelle qui possède sa propre rationalité. Dispersés dans les colonnes des deux journaux étudiés, les vols donnent une sorte de cohérence et de figures stéréotypées : chaque protagoniste « se voyait doter d’un certain univers de représentations particulières ».
5Geoffrey Fleuriaud s’est aussi attaché à traiter des manières d’écrire. Manifestement, il existe bien une uniformisation du discours, du moins en matière de vol. L’Avenir de la Vienne et Le Journal de l’Ouest ont chacun recours à un réseau de correspondants rendant difficile la réalisation d’un portrait de groupe. Qui sont-ils ? À quel rythme font-ils parvenir un article ? Quelle est l’importance de la réécriture avant publication ? La rubrique « Chronique locale », construite à partir de cinq villes Poitiers, Châtellerault, Montmorillon, Loudun et Civray, ne connaît guère de modifications au cours de la période étudiée, il n’y a pas non plus de différences significatives entre les deux journaux. Pour autant, chaque périodique finit par adopter une rubrique « Fait-divers » accueillant les affaires de soustraction. « L’actualité du vol » semble de plus en plus importante. Le lecteur peut avoir le sentiment d’un rythme trépidant. En effet, entre 1935 et 1937, Le Journal de l’Ouest publie deux fois plus d’articles qu’au cours de la période 1918-1920. En revanche, les articles intitulés « Impressions d’audience », beaucoup moins nombreux, relèvent sans aucun doute d’un autre genre. Toujours est-il que les fréquences, les titres, les premières phrases, la taille de l’article, la place des informations primaires, l’affirmation de la vérité, la volonté de faire disparaître tout ce qui pourrait susciter une hésitation ou un doute, la ponctuation et les signes typographiques sont autant d’éléments examinés. La plupart des articles sur le vol laisse croire aux lecteurs qu’ils ont le dossier entre les mains et qu’ils peuvent interpréter à leur guise « la vérité du fait criminel ». C’est probant en ce qui concerne les jeunes délinquants, les femmes, dont la figure de l’épouse volage, ou encore l’étranger dont les errants, les semi vagabonds, les Romanichels et les « clients spéciaux ». Il n’est peut-être pas anodin que ce soit surtout le Journal de l’Ouest qui évoque plus particulièrement entre 1930 et 1939 la « chasse aux indésirables ».
6Dans la « chronique locale » les procès qui bénéficient d’un retentissement national occupent une place à part, à l’instar de l’affaire du double crime de Mirebeau qui voit André Salmon, l’un des chroniqueurs judiciaires les plus célèbres de la période, se déplacer. Il reste que les affaires de vol qui suscitent la curiosité la plus grande sont associées à des crimes de sang, en 1927 comme en 1937, ce qui n’empêche pas certains journalistes, comme celui qui prend la plume dans L’Avenir de la Vienne, le 27 avril 1928, de préciser : « Ce n’est pas la criminalité qui est en recrudescence !… C’est la fâcheuse publicité faite aux crimes. » Le même périodique déplore le fait que les « maîtres chroniqueurs » ont disparu et que les récits criminels sont présentés avec une sorte de sang-froid absolu au point qu’ils « nous font rétrograder jusqu’à la bestialité des temps primitifs ». Si la plupart des articles sont écrits sur le mode dramatique quelques-uns changent de registre pour adopter une veine comique, mais il s’agit presque toujours de situations particulières, de vieillards escroqués ou d’un voleur magnifié que l’on retrouve dans la chronique cinématographique. Le plus souvent, dans la presse régionale, il s’agit de jouer avec les mots : pour vanter des places gratuites de cinéma, une réclame évoque en 1930 les resquilleurs, pour combattre les désagréments de l’hiver, le rhume est qualifié de « dangereux malfaiteur ».
7Les périodiques retenus veulent du tangible. Les journalistes n’apprécient guère le « vol incertain » qui se retourne contre la victime, mettant en cause les déclarations des personnes volées. L’examen des lieux est une nouvelle fois important, d’autant qu’un vol sur deux a pour cadre la ville. Mais, au final, l’impression dominante est qu’il n’y a pas une géographie criminelle particulière, les lieux semblent particulièrement dispersés. On trouve la manufacture d’armes, les églises, les maisons privées, et à l’intérieur, des armoires. Les émotions restituées et les indices présentés ne diffèrent guère du traitement de la chronique judiciaire du XIXe siècle. En revanche, les aspects neufs sont assurément le poste de police et la prison, absents pratiquement des colonnes de la presse départementales avant la Première Guerre mondiale. Les moments du vol sont aussi à prendre en considération : ont-ils lieu plutôt en plein jour ou pendant la nuit.
8Mais il convenait aussi de s’interroger sur les représentations journalistiques et leurs enjeux. Entre l’acte commis par les pickpockets et la « soustraction par contrainte » existe tout un monde de significations. Le point sur la « violence offensive » et la « violence défensive » comme technique de déprédation montre que le crime de sang est considéré comme le plus sûr moyen de s’assurer l’impunité. Les journalistes donnent aussi nombre d’informations sur la préparation du vol et sur l’effraction en tant que telle. Si certains chroniqueurs restituent le drame, n’hésitant pas à donner des détails afin de faire frémir les lecteurs, ils livrent en revanche peu de renseignements sur le comportement des voleurs à l’intérieur des maisons. L’écoulement des objets volés et le recel donnent le sentiment que le voleur n’est pas isolé et qu’il bénéficie d’un réseau efficace, notamment pour certains biens comme le cuivre. D’autres fois, il s’agit de faire la « noce », ou plus précisément la « nouba » ou « la grande ribouldingue ». De la sorte, la presse de l’entre-deux-guerres poursuit l’œuvre de moralisation qui consiste à présenter le voleur comme un fainéant et un jouisseur. Le « délit de ruse » n’est pas une catégorie juridique mais médiatique. En effet, dans la presse, un vol sur cinq correspond à cette infraction plus proche de l’escroquerie, de l’abus de confiance ou encore de la banqueroute frauduleuse. En revanche, le « délit de ruse par la contrainte » s’apparente bien au vol et met en scène plusieurs personnages dont les deux plus significatifs sont l’escroc pitoyable et l’escroc menaçant. Nul doute, pour les journalistes, que la description possède une valeur morale. Dans la presse régionale, de multiples mentions sur les « remords » et la « restitution » ont une valeur pédagogique. Parfois les journalistes tendent à minimiser le vol, à l’instar du butin d’un gamin qui a volé de l’argent pour acheter des albums de Mickey ; d’autres fois, la valeur des bien dérobés est amplifiée afin de mieux illustrer la gravité du vol. Mais au final, la vie dissipée et les « défauts du larron » sont l’objet de commentaires qui visent à donner une image négative, même si, de temps à autre, quelques journalistes ne parviennent pas à dissimuler leur admiration pour un vol exceptionnel ou une personnalité hors du commun.
9Le voleur apparaît comme une sorte de repoussoir qui menace l’ordre social. La presse régionale s’intéresse davantage à l’enquête comme moyen de promotion de l’action policière. Elle donne une place particulière à la présentation des preuves testimoniales et indiciales, aux techniques d’arrestation, mais aussi à des sentiments comme le soulagement. Elle donne encore à la victime un statut. Le traitement journalistique de la condamnation permet, au-delà des cas et des situations particulières, d’insister sur le châtiment judiciaire mais sans discuter du droit de punir.
10Ces quelques lignes ne sauraient résumer les apports du beau livre de Geoffrey Fleuriaud qui permet de comprendre la place du vol et son traitement médiatique dans la presse régionale. De la sorte, il nous offre une mise en perspective pour saisir les évolutions du vol et les regards portés sur le voleur dans la société du XXIe siècle.
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