Chapitre XIII. Sport et sociabilité catholique en France au début du XXe siècle1
p. 181-189
Entrées d’index
Index géographique : France
Texte intégral
1Dans les Olympiques, Montherlant exalte l'Antiquité grecque et ne manque pas de fustiger les contraintes chrétiennes sur l'usage du corps ; on peut en rapprocher la cinglante formule de Coubertin :
on ne jette pas, plusieurs siècles durant, l'anathème sur la chair de l'homme sans que l'enfant souffre de cette malédiction permanente2.
2Or le même Coubertin prit pour devise du néo-olympisme celle fournie par un de ses amis, le Père Didon, un dominicain en vue de l'époque : Citius, altius, fortius (1896), et l'on assista avant la Première Guerre mondiale à un éclatant essor d'une Fédération catholique multisports, forte en 1914 de 42 Unions Régionales, près de 1 500 sociétés et 150 000 affiliés. Celle-ci joua un rôle de premier plan non seulement dans la vulgarisation et la démocratisation du sport en France, mais dans son organisation institutionnelle générale, aux origines lointaines de la Fédération française de football. Ceci pose le problème des raisons de cette profonde connexion entre sport, religion et mutation sociale dans la France des années 1900, l'examen des faits, chronologiquement, devant précéder l'interprétation, laquelle renvoie à plusieurs niveaux de référence, tant du côté du catholicisme que de la société globale.
3Nous ne rappellerons ici que sommairement les événements3, en remarquant le fait que, comme souvent en matière religieuse, les faits ont précédé l'effort d'analyse interne, c'est-à-dire la théologie ; en ce domaine, d'au moins plusieurs décennies. C'est en effet durant les années 1890 qu'un mouvement irrésistible, en particulier en faveur du « football association », gagna les jeunes garçons des patronages catholiques, qui délaissèrent à son profit les traditionnels jeux de barres ou de balle au camp. En 1896, et la date est sans doute importante pour l'histoire sportive de la France, la revue Le Patronage publia les règles du football association, que des centaines de jeunes vicaires enseignèrent à leurs ouailles enthousiastes. Là-dessus vint se greffer l'action de quelques personnalités liées au catholicisme social, le Dr Paul Michaux, chirurgien parisien, François Hébrard, le géologue Albert de Lapparent de l'Institut catholique — collègue du physicien Branly — ; ces hommes créèrent une commission d'organisation pour des concours inter-patronages, que la loi de 1901 sur les Associations conduisit bientôt à l'état de Fédération, aux appellations successives, et définitivement, en décembre 1903, « Fédération Gymnastique et Sportive des Patronages de France », avec 10 000 adhérents en 200 sociétés. La croissance, très rapide, 480 sociétés en 1908, 850 en 1911, permit de dépasser, en 1914, l'officielle Union des Sociétés de Gymnastique de France. Les manifestations les plus ostensibles de la FGSPF étaient de grandes fêtes-concours, avec concentration de gymnastes, cérémonies religieuses, bénédictions d'évêques, présence de parlementaires de la droite catholique. Ces manifestations, tenant plus du spectacle que de la compétition, offraient l'avantage de ne pas écraser les nouvelles sociétés, en particulier du monde rural, sous le poids des équipes chevronnées des grands « patros » urbains, dominantes dans les championnats de la Fédération. Outre cette égalité dont on soulignait à l'occasion la valeur évangélique, les fêtes-concours offraient également l'occasion d'un tourisme de masse autre que celui des pèlerinages.
4L'originalité de la FGSPF, d'un point de vue sportif, résidait dans sa polyvalence, mariant l'inspiration germano-tchèque de la gymnastique, à connotation militaire et nationaliste explicite, et l'inspiration anglomane, relayée par l'olympisme, des sports athlétiques. D'où d'ailleurs des conflits de compétence avec les organismes officiels, USFG et surtout USFSA, envenimés par les tensions politico-religieuses de l'époque. Mais sa principale originalité était bien sûr son caractère confessionnel, attesté avec éclat, devant le pape Pie X, lors du pèlerinage de la Fédération à Rome en septembre 1906, et derechef en 1908. Désormais l'appui des autorités épiscopales n'allait pas manquer, par la présence physique aux grands concours, parfois par de véritables rubriques dans les Bulletins diocésains et Semaines religieuses, et des sollicitations insistantes lors des visites pastorales.
5Or tout ceci s'opérait sans guère de référent théologique, le sport catholique prouvant le mouvement en marchant ; l'interprétation théorique se limita longtemps à des discours de circonstances, des évêques ou des papes4,
mais il faudra attendre plusieurs décennies pour voir paraître de vrais livres, la plupart d'origine écclésiastique, sur la morale chrétienne et le sport5.
6L'un des premiers en langue française, à notre connaissance, par le Révérend Père Bickel, Religion et Sport. Essai historique et philosophique, publié en 1944 en Suisse, est fortement marqué par des problématiques absentes au début du siècle, Action catholique d'une part, totalitarismes de l'autre. Le P. Bickel reconnaissait d'ailleurs volontiers que les restaurateurs du sport au siècle dernier, de la Suède à la Grande-Bretagne, relevaient d'abord de la sphère protestante. D'autres ouvrages suivirent dans les années 1950-1960, comme Vues chrétiennes sur le Sport (Y. Brossard), Sport, mon ami (L. Renard) mais, on le voit, plus d'un demi-siècle après les précurseurs. Dans le catholicisme des années 1900, où rien ne se concevait autrement qu'adossé à la doctrine, et en conformité avec elle, il fallait que les activités sportives correspondissent à une attente et à un besoin dans la société catholique pour s'imposer avec cette facilité. Nous pensons pouvoir ramener à deux les grands ordres de raisons : remplir une fonction précise dans le projet catholique du temps d'une part, assurer d'autre part une compensation.
7Ce n'est en effet sans doute pas un hasard si le sport catholique a rempli sa fonction, en France, à l'heure de la transformation du catholicisme, de social en intégral. Ces deux épithètes sont en effet favorites dans le vocabulaire, tant romain que français, du temps. Le catholicisme social, puis intégral, constatait dès l'abord une double insuffisance, de la société, de l'Église. La société libérale et industrielle portait le péché d'avoir rompu les solidarités familiales et villageoises anciennes, et d'assurer à la nouvelle population ouvrière de mauvaises conditions de logement et de travail, propices à un délabrement physiologique et moral, à l'alcoolisme, etc. L'exemple type était fourni par les Bretons émigrés à Paris. Au surplus, ces conditions de vie engendraient des compensations symboliques menaçantes, syndicalisme et socialisme dans le pire des cas, et en général l'abandon de la pratique religieuse. Face à tous ces miasmes, les sociétés sportives, entre autres, devaient être « un réconfort moral contre les théories délétères qui empoisonnent la jeunesse dans les ateliers6 ».
8L'Église elle-même avait un problème d'adaptation à cette nouvelle société, prisonnière qu'elle était de ses structures traditionnelles. Il lui fallait reprendre, voire prendre, le contact avec de larges masses de population, dans des paroisses parfois démesurées, comme le faubourg de Plaisance à Paris, 35 000 habitants en 1884, et une petite église de bois pouvant contenir 300 personnes. Ces populations, maintenant alphabétisées, étaient jugées gangrenées par la grande presse, lancinante obsession du clergé qui estimait avoir perdu la bataille contre les « mauvais journaux », où précisément le sport, à partir des années 1890, constituait un attrait puissant. La forme de riposte à ce double constat de carence fut tout un dispositif d'« Œuvres », au sens très large, d'abord isolées, souvent d'initiative laïque, au milieu du xixe siècle, puis systématisées par le clergé dans la perspective « sociale » des enseignements pontificaux de la décennie 1890 ; enfin dotées de structures, diocésaines et/ou nationales, pour donner de nouvelles bases à l'Église après la Séparation de 1905. L'objectif était un balisage complet par des institutions confessionnelles de toute la vie sociale profane, écoles, syndicats, coopératives, etc., pierres d'attente pour une rechristianisation partielle, puis intégrale, de la société. La formule, déjà éprouvée, était, pour les jeunes, celle des patronages. Ceux-ci étaient nés en dehors de toute préoccupation sportive, autour des congrégations enseignantes, mais furent progressivement dominés par elle. Le noyau des patronages, désormais paroissiaux et non plus congréganistes, devint souvent la société sportive, qui lui imposait même son nom7. La FGSPF ne tarda pas d'ailleurs à être perçue comme l'organisation nationale des patros en général, lesquels relevaient statutairement d'organismes seulement diocésains.
9Les sociétés sportives catholiques poussaient à l'extrême la volonté interclassiste du catholicisme, certainement mieux que sur d'autres terrains, comme le recrutement ecclésiastique, les cercles d'études, etc. Elles s'adressaient en effet à un public incontestablement populaire d'apprentis, de jeunes ouvriers, employés de bureau et de commerce, et bientôt de jeunes paysans8. Cela ressort tant des témoignages que de l'implantation des patros dans les villes. Là encore on avait le sentiment de corriger les carences de la société libérale officielle :
La FGSPF a voulu être ouverte à la jeunesse ouvrière, à qui les sociétés de gymnastique et de sport sont fermées [...]. Pourquoi les pauvres enfants des ouvriers n'auraient-ils pas le droit comme leurs frères du peuple ou de la bourgeoisie de travailler à leur développement physique, et par là à se préparer à devenir de bons citoyens et de vaillants soldats ?9
10Quant à l'encadrement, il faisait apparaître, selon l'expression du temps, des « hommes d'œuvres » manifestant le « dévouement de la classe élevée » (Albert de Mun), et ici tout spécialement prêts à s'intéresser au sport : aristocratie, parfois illustre, bourgeoisie industrielle, ainsi qu'un grand nombre d'officiers de l'armée, qui manifestaient ici tant leur souci de l'hygiène corporelle des futurs soldats que leur opposition au gouvernement10.
11À travers le sport, activité jeune, récente, les catholiques saisissaient une occasion de maîtriser l'une des formes essentielles de la modernité. Les sports modernes étaient en profonde solution de continuité avec les exercices traditionnels, marginalisés dans les campagnes, et plus ou moins éteints, en partie par le rigorisme de deux siècles de pastorale catholique après le concile de Trente. Malgré la référence facile à la chevalerie et aux joutes, le sport était un phénomène neuf, urbain, bien perçu comme d'origine étrangère. Cela lui assurait une connexion facile avec d'autres formes de la modernité, comme les nouveaux modes de regroupement juvéniles ; les bachelleries et groupes de jeunesse traditionnels disparaissaient, et l'on voyait éclore, dans les villes, des formules de type mouvement, organisation, ligue11, y compris dans le monde catholique. De fait, les patronages et la FGSPF entretinrent des rapports plus ou moins étroits, assez peu avec le Sillon (Seine-Inférieure, Finistère), rapidement suspect aux yeux de la hiérarchie, surtout avec l'ACJF (Association Catholique de la Jeunesse Française). Il arrivait souvent que le groupe de Jeunesse catholique et les aînés du patronage se confondissent pratiquement, et qu'il se fût constitué, surtout en zone rurale à partir de 1905-1906, autour d'un ballon de football, le dimanche après-midi. L'on voyait le même occuper le poste d'arrière-droit, le secrétariat du cercle d'études, la présidence de la mutuelle-bétail... Cette ouverture à la modernité sportive s'accompagnait, dans les patronages, de la découverte d'autres formes d'expression, en particulier audio-visuelles. On vit apparaître les premiers grammophones, ainsi et surtout que les projections, fixes ou cinématographiques, où le sport se taillait d'ailleurs une bonne place. Il y fallait des bâtiments spécifiques, salles de sport, gymnases, pouvant à l'occasion servir de salle de théâtre ou de cinéma, et l'on avait l'impression qu'une nouvelle génération succédait à celle des curés bâtisseurs d'églises néo-médiévales du xixe siècle : la forme changeait, mais l'intention restait, disposer le maximum de repères chrétiens modernes12 dans un espace officiellement profane.
12D'aucuns ne manquaient d'ailleurs pas de critiquer cette place envahissante faite au corps, au détriment de l'âme. Répondre, comme cet officier en 1910,
un bon rétablissement (gymnique) ne vaut pas, sans doute, la méditation des fins dernières ; mais vaut-il mieux que les mauvaises lectures ou la fréquentation des cabarets ?13
13était une vue vue un peu courte. Le sport catholique se donnait également une perspective morale et pédagogique, jugée propice à la pastorale proprement religieuse qui n'était pas de son ressort. En cela il introduisait une rupture avec les exercices physiques non finalisés développés par les Jésuites dans leur collèges au xviie siècle. Encore faut-il séparer plusieurs degrés dans cette conviction, en distinguant d'ailleurs souvent entre le clergé et les animateurs laïcs. Pour les premiers, les exercices physiques, et en particulier les jeux de ballon, n'étaient qu'un moyen, un appât, pour attirer et retenir des garçons au-delà de l'âge du catéchisme. Cela, on l'avait compris dès les années 1860. Il convenait, dans ces conditions, de circonscrire très soigneusement dans le patronage le domaine des exercices physiques, la priorité restant absolument à la prière et à la formation religieuse. Cet attachement à la méthode « surnaturelle », qui était celle de l'un des fondateurs du mouvement des patronages, l'abbé Timon-David, pouvait à l'occasion (Indre-et-Loire) contrecarrer l'extension de la FGSPF14.
14Le Dr Michaux, Charles Simon et d'autres dirigeants de la Fédération catholique développaient une conception plus positive de la fonction pédagogique du sport dans le projet catholique, en établissant une étroite connexion entre la santé physique et morale :
on ignore trop souvent l'action morale considérable exercée par une éducation physique bien comprise. II serait bon que, dans chacune de nos sociétés, une causerie fût faite, de temps en temps, sur cette intéressante influence. Activité, volonté, ténacité, sang-froid, audace, se forment par une éducation physique mieux que par n'importe quel autre moyen15.
15Le raisonnement n'était certes pas propre au catholicisme de l'époque, mais celui-ci ne concevait absolument pas la possibilité d'une morale sans religion, et relevait complaisamment, à travers les statistiques de criminalité ou de suicides, les méfaits de l'éducation « sans Dieu ». Dès lors l'éducation physique et sportive, école de volonté, de lutte, de courage, de camaraderie aussi dans l'effort, pouvait être un linéament essentiel de « l'éducation intégrale que nos jeunes reçoivent dans les patronages16 ». Au demeurant, la fusion entre la religion et le sport éclatait lors des grandes fêtes-concours, où les défilés encadrés par des prêtres se substituaient aux processions souvent interdites par les municipalités anticléricales, et où tendait à s'estomper la frontière entre la liturgie et le spectacle. Ainsi, en juillet 1904, les gymnastes ont envahi la cathédrale de Nantes :
les uns servaient la messe avec l'aisance et la piété de séminaristes ; d'autres, l'arme au bras, rendaient les honneurs ; tous, d'une même voix mâle et fière, lançaient les accents de leur credo et de leurs cantiques ; et, pour recevoir la bénédiction de Jésus-Hostie, tous les fronts se courbaient ; les clairons sonnaient, les drapeaux s'inclinaient17.
16Il s'agissait bel et bien de sport catholique, de ce catholicisme spectaculaire, démonstratif et « touchant » comme on l'aimait à l'époque et comme en témoignaient aussi, dans la presse du mouvement, les multiples témoignages de fidélité et de vénération du pape, pierre de touche de l'expression religieuse ultramontaine, et référence suprême face à un monde hostile.
17Au rang des motivations des sportifs, Michel Bouet a mis naguère en bonne place celle de la compensation-surmontement d'une infériorité, réelle ou ressentie18. Un double besoin de compensation existait dans le catholicisme français des années 1900, vis-à-vis de l'Allemagne, vis-à-vis aussi de la société française dans son ensemble, et l'organisation sportive s'y prêtait remarquablement.
18Le « complexe allemand » agitait la FGSPF sur un mode à la fois général et spécifique. En tant que Français en effet, les animateurs et les membres participaient de l'ambiance patriotique, voire militariste, qui avait fini par toucher la fraction catholique de l'opinion, dans la décennie 1890. Dans la presse d'un mouvement qui avait pour devise, Dieu et Patrie, l'accent était mis très fortement sur la gymnastique et la préparation militaire, promesses de futurs soldats pour la Revanche, aux dépens des sports athlétiques, et probablement hors de proportion, sinon avec les pratiques réelles, du moins avec les souhaits des adhérents. L'organisation de la Fédération se ressentait d'une hiérarchie et d'une discipline toutes militaires, avec uniformes, fanions, drapeaux, saluts, protocoles, mouvements cadencés, etc. L'onomastique des sociétés sportives, avec ses innombrables Vigilants, Drapeau, Jeanne d'Arc, Réveil, Phalange, Volontaires, France, Garde et autres Cadets révélait les mêmes sentiments, d'un bout du pays à l'autre. En outre, en tant que catholiques, les sportifs de la FGSPF éprouvaient des sentiments ambivalents pour la puissance protestante, la patrie de Luther, l'occupant de l'Alsace-Lorraine, mais aussi pour le pays d'un catholicisme dynamique, vigoureux lui aussi dans l'adversité, le Kulturkampf ayant précédé la République radicale, superbement organisé, et spécialement en matière sportive :
nous n'avons pas, pour notre part, l'habitude de chercher en Allemagne nos termes de comparaison ; mais c'est pourtant de l'autre côté des Vosges que doivent se tourner les yeux des patriotes de France19.
19Il était en effet impossible d'ignorer le développement du sport germanique dans les catholiques Jugendvereine : 101 sociétés rien qu'en Alsace, en 191420. Et en outre, ces groupements, depuis un décret de novembre 1901, étaient encouragés par le gouvernement impérial, alors que les pouvoirs publics, en France, s'ingéniaient à contrecarrer la FGSPF.
20Car c'est bien, en dernière analyse, face à la société française, tant civile qu'officielle, que les catholiques s'affirmaient par le biais du sport. Le détachement religieux, important dans certaines fractions de la population masculine ; toute une thématique anticléricale associant, depuis Michelet, la femme et le prêtre ; le développement concomitant d'une piété dite ultramontaine21 fortement appuyée sur les dévotions mariales et le rôle des femmes, mères de prêtres, religieuses, dames patronesses : tout cela contribuait à faire de la religion une affaire de femmes et à la dévaloriser d'autant dans l'opinion libérale dominante. Le salut, dans ces conditions, pouvait venir du sport et des muscles retrouvés :
la religion catholique est attaquée parce que nous, catholiques, nous sommes trop faibles pour nous défendre. Devenons forts, aussi bien physiquement que moralement, et l'on respectera en nous notre religion ; devenons forts, et l'on n'attaquera plus notre religion ; on attaque la faiblesse, mais non la force22.
21L'objectif assigné à une Fédération vouée alors entièrement au seul sport masculin était de « faire des hommes », à un moment où le clergé, conscient d'une certaine féminisation, portait tous ses efforts sur les messes d'hommes, les retraites d'hommes, les pèlerinages d'hommes, les mouvements d'hommes, etc. Défiler en corps, organiser sans trouble des rassemblements de milliers de gymnastes, les entasser dans des églises combles ou les envoyer à Rome, constituait une manière de défi à un radicalisme vieillissant et porté sur la bonne chère... Mieux encore, la force une fois affichée, et tenue soigneusement à l'écart de toute récupération politique — plus proche à tout le moins de l'Action libérale populaire que de l'Action française — et les ostracismes officiels écartés, après 1910, la participation à des compétitions avec des membres des organisations officielles, l'affrontement sportif avec l'adversaire idéologique, revêtaient presque l'allure d'un Jugement de Dieu, sur le terrain, à la loyale, contre le respect humain. On célébra ainsi, dès 1905, la victoire de l'Étoile Sportive des Deux Lacs (patronage de Saint-Honoré d'Eylau), champion de France FGSPF de football, sur le Gallia Club, son homologue de l'USFSA, victoire répétée, en écho, lors du derby breton, Armoricaine de Brest (FGSPF) et équipe première du Lycée de Brest (USFSA). Les catholiques étaient donc conviés à être les premiers et, le sport venant au secours de l'apologétique, à prouver l'efficace et la jeunesse d'une doctrine accusée d'obsolescence. En un sens, marquer des buts équivalait à rejeter le processus de rejet de la religion dans la sphère purement privée que poursuivaient inlassablement les gouvernements successifs de la France depuis le xixe siècle, et qui s'achevait dans les lois de 1901, 1904 et 1905.
22L'analyse des comportements et des discours montre donc que le développement de la gymnastique et des sports dans les patronages français, durant les premières années du xxe siècle, s'inscrit dans le resserrement affinitaire du catholicisme de l'époque, face à de multiples adversaires, proches ou lointains, réels ou supposés, mais aussi dans la perspective, souhaitée imminente, d'une reconquête point par point de la société : le sport, comme le travail, l'école, la presse, le syndicalisme, et toutes les choses de la vie, ne pouvant avoir au fond d'existence autrement que catholique, et de part en part, intégralement. Il traduit aussi peut-être, selon des modalités récemment observées en d'autres univers culturels23, une modernisation de la pratique religieuse elle-même, dans une société en voie d'urbanisation, de rupture avec son passé rural et symbolique, de massification.
Notes de bas de page
1 Article paru dans La Naissance du mouvement sportif associatif en France, sociabilités et formes de pratiques sportives, Arnaud (Pierre) et Camy (Jean) (éds.), Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1986, chapitre xviii.
2 Cité par P. Charreton, Le Thème du sport dans la littérature française contemporaine, 1870-1970, thèse lettres, Nioe, 1981, microfiches ANRT, Université Lille III, p. 652. Notons que le poncif du mépris chrétien du corps, y compris pour le Moyen Âge, demande à être sérieusement nuancé. Cf. « Le souci du corps », Médiévales, n°8, printemps 1985.
3 On se reportera, pour cet historique, à Michel Lagrée, Les Origines de la Fédération Gymnastique et Sportive des Patronages de France, 1898-1914, mémoire de maîtrise dactyl., Université de Paris X-Nanterre, 1969 et à B. Dubreuil, « Naissance du sport catholique », Aimez-vous les stades ?, Recherches, n° 43, 1980, p. 221-251.
4 Voir le relevé opéré, de 1848 à 1920, par W. Schwank, Die Turn – und Sportbewegung innerhalb der katholischen Kirche Deutschlands in 19. und 20. Jahrhundert, Fribourg, 1977, p. 197-212.
5 P. Charreton, op.cit., p.179.
6 Les Jeunes (organe de la FGSPF), janvier 1910.
7 Deux exemples à Rennes, où les « Cadets de Bretagne » effacèrent l’appellation, pourtant plus que centenaire, d’« Œuvre de Notre-Dame de Toutes Grâces » ; et « La Tour d’Auvergne », supplanta dans tous les esprits l’« Œuvre de la Sainte Famille ».
8 Par contraste, l’UGSEL créée en 1911 pour la clientèle aisée des collêges, et animée entre autres par Henri de Gaulle, père du général, connut des débuts très timides.
9 Les Jeunes, janvier 1907.
10 Voir la carte que nous avons publiée dans L’Histoire des catholiques en France, Toulouse, Privat, 1980, p. 385 et rééd. Paris, Hachette, collection Pluriel, 1985, p. 425.
11 Cholvy (Gérard) (sous la dir. de), Mouvements de Jeunesse, Chrétiens et Juifs. Sociabilité juvénile dans un cadre européen, Paris, Cerf, 1985.
12 Boutry (Philippe), « Les mutations du paysage paroissial, reconstructions d’églises et translations de cimetières dans les campagnes de l’Ain au xixe siècle », Ethnologie française, XV, 1985, 1, p. 7-34.
13 Semaine religieuse du diocèse de Nantes, 10 décembre 1910.
14 Thibault (Jacques), Les Aventures du corps dans la pédagogie française, Paris, 1977, p. 1 et suiv. Sur la pédagogie et la morale propres à la FGSPF, voir Jean-Luc Guihard, La Fédération Gymnastique et Sportive des Patronages de France, ou Dieu en quête de Cité, mémoire de maîtrise dactyl., Université de Paris-X Nanterre, 1969.
15 Les Jeunes, janvier 1910. Notons que le Manuel publié en 1848 par Amoros portait sur l’« éducation physique, gymnastique et morale ». Michaux en possédait un exemplaire.
16 R. Hervet, La FGSPF, son passé, sa vie, son action, Paris, 1928, p. 1.
17 Semaine religieuse de Nantes, 16 juillet 1904.
18 Bouet (Michel), Les Motivations des sportifs, Paris, 1969, p. 65.
19 Les Jeunes, octobre 1907.
20 W. Schwank, Die Turn – und Sportbegung…, op. cit., p. 117.
21 Cholvy (Gérard), « Réalités de la religion populaire dans la France contemporaine, xixe-début du xxe siècle », dans La Religion populaire, approches historiques, Paris, Beauchesne, 1976 ; Hilaire (Yves-Marie), Une Chrétienté au xixe siècle, le diocèse d’Arras 1840-1914, 2 vol., Lille, 1977.
22 La Jeune Bretagne (Bulletin de la Jeunesse catholique en Bretagne), 1er juillet 1906. Voir aussi, dans L’Éclair, du 28 juin 1913, le portrait du « jeune catholique d’aujourd’hui » : « Certes, il va chaque dimanche à la messe, le jeune catholique de nos jours, et aussi aux Vêpres, si ça lui chaut. Mais qu’à la sortie de la messe ou des vêpres, une quelconque fripouille anticléricale s’avise de venir lui brailler aux oreilles : « À bas la calotte ! » ou le cri du corbeau, et vous verrez par quels foudroyants “ directs ” – soyons sportifs – il saura faire rentrer net, dans la bouche de cet imbécile, ses croa ! croa ! imprudents !… On connaît la boxe, et on n’est plus au temps des martyrs, ajoutera-t-il, en riant ».
23 Benkheira (Mohammed Hocine), « Ivrognerie, religiosité et sport dans une ville algérienne (Oran), 1982-1983 », Archives de sciences sociales des religions, janvier-mars 1985, 59/1, p. 131-151.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008