En guise d’adieu. Les dernières lettres des résistants et assimilés de Belgique, exécutés par l’occupant lors des deux guerres mondiales
p. 371-386
Texte intégral
1Depuis une quinzaine d’années, les historiens manifestent un intérêt accru pour l’histoire culturelle et des mentalités. Le débat, central pour la Première Guerre mondiale, a atteint, certes dans une moindre mesure, la Seconde. Se multiplient ainsi les études sur la mort et ses représentations, pour les soldats comme pour les civils. En ce qui concerne l’histoire de la résistance, cet intérêt est relativement récent. L’approche présentée ici s’avère donc assez neuve, d’autant qu’elle concerne un pays où les études sur la mort et la guerre sont encore peu fréquentes. L’originalité de la démarche se trouve renforcée par son aspect diachronique puisque, cas peu fréquent en Europe, l’étude peut se faire et se fera pour les deux guerres mondiales.
2L’enquête cherchera à déceler des indices probants sur la manière dont les résistants sur le point d’être exécutés « vivent » la mort. Existe-t-il pour eux un rapport spécifique à la mort ? Et si oui, de quel ordre ? Ce rapport évolue-t-il d’une guerre à l’autre ? Et que dit-il de la résistance et des valeurs qui la composent ? Par ailleurs, si ces témoignages sont très spécifiques, ils sont aussi, voire avant tout, l’expression rarement conservée de l’image de la mort par des personnes – presque uniquement des hommes – de tous milieux et en bonne santé à quelques heures de leur fin inéluctable ; nous serons dès lors particulièrement attentifs à dégager de cette plongée dans l’intimité de ces « mourants », par delà les « règles » du genre, des éléments constitutifs de la perception de la mort en Occident dans la première moitié du XXe siècle1.
Cadre historique, littéraire, mémoriel et méthodologique
3Divers éléments précisent et/ou limitent la portée de ces derniers écrits. Il est donc essentiel d’en avoir conscience avant d’aborder l’analyse du corpus proprement dite.
4En premier lieu, le contexte historique est évidemment d’une importance capitale. Qui sont ces exécutés ? Et dans quel état physique et psychique se trouvent-ils au moment de rédiger leur(s) dernière(s) lettre(s)2 ?
5Les personnes faisant l’objet de cette étude subissent la peine capitale parce qu’aux yeux de l’envahisseur, elles constituent une menace grave pour la paix intérieure et l’autorité occupante. Ce sont donc les résistants, en particulier les agents de renseignement3 et, pour la seconde, aussi les acteurs de la lutte armée, qui sont visés par cette mesure. La plupart de nos exécutés font partie de ces catégories. Ce constat doit toutefois être nuancé, surtout pour la Seconde Guerre mondiale. En effet, en condamnant à mort et en exécutant des personnes pour détention d’armes et/ou vol à main armée, les autorités allemandes en place en 1940-1944 touchent aussi aux zones grises de la résistance, si pas à la criminalité de droit commun. En outre, l’exécution souvent hâtive, pendant cette même guerre, de 310 otages choisis théoriquement parmi des personnes passibles de la peine capitale, conduit parfois à la mort d’hommes n’ayant pas ou très peu agi dans la résistance. Ainsi, parmi les 100 fusillés (ou guillotinés) de la seconde Occupation faisant l’objet de cette enquête, 87 ont bien développé une activité désintéressée contre l’occupant, mais 5 ont mêlé résistance et banditisme et 8 n’ont semble-t-il jamais lutté contre l’envahisseur4.
6Il n’en reste pas moins que la plupart des exécutés sont des résistants. Sont-ils pour autant représentatifs du profil général des résistants, à savoir pour 1914-1918 des hommes (et dans une moindre mesure des femmes) mariés, d’âge moyen, issus de tous les milieux sociaux et de toutes les régions, et engagés par patriotisme ; et pour 1940-1944, plutôt des hommes de 20 à 40 ans célibataires ou jeunes mariés de toutes origines sociales, mais surtout de Bruxelles et de Wallonie, luttant par patriotisme/germanophobie et/ou antifascisme/communisme ? C’est relativement le cas pour la Grande Guerre, à ceci près qu’on ne dénombre qu’une dizaine de femmes sur les 276 résistants exécutés alors en Belgique et en France. En 1940-1945 par contre, les choses ne sont pas si simples. D’abord, ayant retenu la leçon de l’énorme retentissement de l’exécution de femmes en 1914-1918, l’occupant ne les met plus à mort, en tout cas en Belgique. Ensuite, la justice militaire n’est plus seule à l’œuvre en pays occupé. Elle est concurrencée par le décret Nacht und Nebel qui fait transférer devant des tribunaux civils d’exception en Allemagne des milliers de prévenus, et par la procédure d’arrestation et de déportation sans jugement développée par la Sipo-SD, qui touche surtout les communistes. Si le décret NN a pour effet de déplacer en Allemagne une partie des exécutions (au moins 514, dont celles de quelques femmes, sur un total approximatif de 1 900) et de rendre par conséquent l’accès aux lettres d’adieu de ces victimes plus ardu, l’immixtion de la police nazie entraîne la sous-représentation des communistes et plus largement des résistants de gauche parmi les exécutés. Il en résulte que le profil de ces derniers a tendance, sur le plan idéologique, à se rapprocher de celui des résistants de 1914-1918.
7Par contre, il n’existe pas de différence fondamentale entre les deux guerres dans la procédure judiciaire et le traitement des condamnés à mort. Soumis à une lourde pression physique et psychique après leur arrestation, les prévenus subissent leur procès quelques semaines ou quelques mois après leur incarcération. L’exécution du prononcé de la peine a lieu quelques jours ou quelques semaines plus tard. La victime en est généralement informée la veille au soir, soit environ 12 heures à l’avance. Toutefois, il n’est pas rare au cours du second conflit que ce délai soit réduit à 2 ou 3 heures, voire à une heure à peine, comme à Breendonk, cas unique en Belgique de camp de détention alloué par l’administration militaire à la Sipo-SD. Pendant le temps qui leur reste à vivre, les détenus peuvent obtenir la visite d’un aumônier militaire, à qui il leur est loisible de se confesser et de qui ils peuvent recevoir la communion. Cet aumônier est souvent allemand en 1914-1918 ; en 1940-1945, il est, sur le sol national, plutôt belge jusqu’à la fin 1942, et plutôt allemand par la suite. Pendant leurs dernières heures de vie, les prisonniers profitent souvent d’un assouplissement de leurs conditions de détention (bon repas, douceurs, cigarettes, parfois réunion des condamnés). Ils peuvent aussi écrire à leurs proches, avec qui ils ont en général pu correspondre précédemment, mais qu’ils n’ont pu voir que rarement, ou parfois pas du tout, depuis leur arrestation. La plupart profitent de cette opportunité, mais il est évident que le contenu de ces lettres diffère fortement selon les circonstances (temps, présence d’un aumônier allemand ou belge) entourant leur rédaction.
8La lettre est également soumise à des contraintes littéraires. Elle peut en effet être définie comme une tentative d’atténuer ou d’annuler la distance, afin de combler l’absence du destinataire et de le faire entrer par la force de l’imagination dans le vécu du scripteur. Par ailleurs, la constitution d’une lettre est soumise à des empreintes qui vont marquer son contenu5. Il en va ainsi du cérémonial d’écriture, qui va de la mise en page à la signature, de la censure extérieure et de l’autocensure, notamment pour rassurer le destinataire ou conforter l’image qu’il a du scripteur, ou de la manière dont le scripteur anticipe les attentes quasi-existentielles de son destinataire, particulièrement comme ici lorsque ce dernier sait qu’un danger plane sur son correspondant. L’écriture ultime des morts en sursis diffère cependant de celle des autres vivants, en ce qu’ils n’ont plus aucune possibilité de prolonger, reprendre ou corriger leur œuvre6. Bien que leur destin leur échappe inéluctablement, ils refusent la « mort muette », et tentent de garder un dernier contrôle des mots pour l’évoquer. Ces différentes caractéristiques confèrent d’ailleurs un caractère étonnamment stéréotypé à ces écrits pré-mortuaires. Derrière cet ensemble de formules consacrées, se cachent cependant des différences de contenu que nous ne manquerons pas de mettre en exergue.
9Les documents déjà influencés par le contexte et le genre littéraire passent par une série d’étapes avant de nous parvenir, d’où des transformations et des pertes. Le premier filtre est l’œuvre des autorités allemandes, qui souvent censurent certains passages7. Leur intervention peut être encore plus radicale : les proches de la plupart des exécutés de Breendonk ou d’Allemagne ne recevront jamais « la » dernière lettre de leurs disparus. Ce phénomène de condamnation au silence définitif paraît avoir été beaucoup plus limité pour la Première Guerre mondiale.
10Les lettres ayant franchi l’écueil allemand ne sont pas pour autant automatiquement accessibles à la recherche. Leur nature privée conduit en effet fréquemment le destinataire (en général la famille proche) à hésiter à les divulguer. La Commission des archives patriotiques (CAP), créée en 1919 par d’anciens résistants pour constituer un ensemble documentaire destiné à servir de base à des publications, et qui recherche systématiquement ce type d’écrits, se heurte ainsi à des refus ou à une nouvelle censure. Elle parvient cependant à réunir sous forme de (rares) originaux, de photographies d’originaux ou, cas fréquent, de copies certifiées conformes, des lettres de près de 50 % des exécutés de Belgique et de France occupées. En l’absence d’une telle initiative générale, la situation est beaucoup plus chaotique pour la Seconde Guerre mondiale. Deux acteurs principaux tentent de sortir ces lettres de l’espace privé : la justice, en particulier lors de procès relatifs à la question des otages, et un certain monde catholique surtout francophone (ce dernier, très patriote, présente d’ailleurs certaines filiations avec le milieu qui animait la CAP une génération plus tôt). Or, les photographies ou copies certifiées conformes contenues dans les dossiers judiciaires sont difficilement accessibles, tandis que les reproductions dans les journaux ou livres ne sont pas à l’abri de nouvelles censures ou d’un certain type de sélection. La transmission est dès lors très partielle et relativement partiale, surtout dans le cas de la Seconde Guerre mondiale.
11Sur le plan méthodologique, la composition du corpus n’a pas présenté de difficultés pour la Première Guerre mondiale. La plupart des 239 « dernières lettres » retrouvées, œuvre de 113 condamnés à mort, auxquelles il convient encore d’ajouter environ 200 autres documents rédigés par les détenus au cours de leur détention, proviennent en effet de la documentation de la CAP8. Signalons cependant que le corpus des auteurs n’est pas pour autant tout à fait représentatif de l’ensemble des fusillés de 1914-1918, puisque les Belges francophones sont surreprésentés, au détriment des Flamands et des Français. Cette surreprésentation résulte des meilleurs relais de la CAP dans le monde belge francophone.
12Le travail fut nettement plus fastidieux pour la Seconde Guerre mondiale, non seulement en vue de retrouver des lettres, mais aussi pour parvenir à un ensemble vraiment représentatif. Un effort tout particulier fut effectué pour débusquer des lettres de non-catholiques, de néerlandophones et de non-résistants. Au total, les missives plus ou moins complètes de 287 exécutés ont pu être découvertes9 ; dans cet ensemble a été puisé un échantillon de 166 lettres émanant de 100 fusillés, ce qui a permis d’opérer dans un ordre de grandeur comparable à celui de la Première Guerre mondiale, même si par nécessité, la démarche heuristique a quelque peu différé10.
13Au sein de chacun de ces deux ensembles, une analyse comparative du contenu des lettres a été effectuée, cherchant en particulier à repérer et interpréter les attitudes, les préoccupations, les valeurs et les sentiments exposés ou sous-jacents dans ce contexte particulier de mort annoncée. Menée au départ dans le cadre d’un séminaire d’histoire contemporaine11, l’enquête sur les fusillés de la Grande Guerre a développé une approche propre, que nous avons complétée par la suite en vue de permettre une comparaison avec la Seconde Guerre.
Analyse du corpus
14La mort est peu présente dans le courrier envoyé en 1914-1918 par les prisonniers avant leur jugement (environ 10 % des lettres). Mais à partir du moment où tombe la sentence, le condamné est contraint à l’affronter. Toutefois, le recours en grâce introduit par beaucoup peut encore permettre de l’esquiver. La mort apparaît donc de manière inégale (environ 60 % des lettres) entre le prononcé de la peine et l’annonce de l’imminence de l’exécution. Cette présence paraît très tributaire de l’état d’esprit des condamnés, qui peut aussi bien rester empreint d’optimisme que marqué par un sombre fatalisme. Le temps du deuil de soi ne s’ouvre pleinement qu’avec le rejet du recours. C’est dans l’attitude face à l’urgence de ce deuil que le condamné adopte, ou plus exactement dans son émanation épistolaire, que se situe le cœur de la problématique de notre travail.
15L’annonce de la mort est l’objet central de la dernière lettre. Presque tous en font part dès les premières lignes. Ainsi, l’industriel Constant Grandprez, fusillé le 8 mai 1917 à l’âge de 47 ans, avertit d’emblée sa famille : « Lorsque vous recevrez cette lettre, j’aurai succombé sous une balle allemande12. » Dans le prolongement de cette sombre nouvelle, la missive se veut aussi un testament spirituel et souvent matériel, surtout pendant la Première Guerre mondiale où la pénurie est grande. S’il est difficile de dire si l’état d’esprit décrit correspond vraiment à celui qui est ressenti, il est sûr en tout cas que dans l’immense majorité des cas, le document exprime un sentiment d’amour, qu’il soit filial, marital, paternel ou fraternel. La lettre se veut trace, preuve que l’amour restera à jamais vivant dans la famille, au-delà de la disparition. Le dernier écrit qu’adresse, le 1er novembre 1943, à sa femme l’ingénieur de 35 ans Louis Defour en constitue un bel exemple : « Ma femme tant aimée ! Que chaque mot de ma lettre soit un témoignage de mon grand amour. Je t’aime, Riette ! Demain lorsque j’aurai quitté cette terre, je t’aimerai plus encore13. »
16Au-delà de ces caractéristiques générales communes, les lettres manifestent cependant des variantes. C’est notamment le cas pour le sujet central de la lettre, la posture face à la mort exprimée à ses proches par le condamné. Cinq types ont été recensés, de l’acceptation au refus en passant par trois variétés de résignation14. Le refus, qu’il prenne la forme de l’amertume, de la nostalgie ou de la révolte, est rarissime, et ne concerne que 2 cas en 1914-1918, et aucun en 1940-1945. « Oh, qu’ai-je fait ? » se lamente en septembre 1917 le commerçant Oscar Verschueren, qui ne cesse de ressasser la destruction du bonheur qui régnait dans sa famille, à cause de son engagement résistant15. L’autre extrême, à savoir l’acceptation plus ou moins enthousiaste, est relativement peu fréquent, surtout pendant la Seconde Guerre (11 % en 1914-1918 ; 4 % en 1940-1945). Le courtier en grain Henri Kusters, âgé de 29 ans, écrit à ses parents et à sa fratrie en novembre 1916 : « J’ai prié dieu et j’ai obtenu ! Que sa volonté soit faite ! Ce fut toujours mon unique désir : verser mon sang pr ma bien-aimée Patrie […] Ma joie est grande de pouvoir mourir en martyr16. »
17Bien plus courantes sont les attitudes résignées. La résignation sera qualifiée d’« active » lorsque la mort, loin de réjouir, est malgré tout présentée comme un choix conscient et volontaire, comme un sacrifice consenti à Dieu ou à la collectivité. « Acceptez comme moi, de bon cœur, les croix de la Providence divine » écrit le 1er décembre 1916 l’ingénieur Isidore Uyttebroeck, 30 ans, qui espère communiquer de la sorte sa résignation à ses parents17. Si 29 fusillés adoptent une telle posture en 1940-1945, deux fois plus nombreux (58) sont à la même époque ceux qu’imprègne une résignation « passive », c’est-à-dire empreinte de fatalisme. Pour eux, il n’y a rien d’autre à faire que de se soumettre à ce que Dieu ou le destin a décidé, sans que leur volonté propre n’ait droit au chapitre. Ainsi, le cuisinier de 21 ans André Helbo, écrit-il à ses parents le 14 août 1942 : « Mieux vaut accepter l’inévitable avec résignation […]. Dieu a décidé de me rappeler à lui, c’est que cela vaut mieux pour moi18. » Une génération plus tôt, la prégnance de l’idée de sacrifice suscite non seulement davantage d’acceptations enthousiastes de la mort, mais réduit également l’écart entre ces deux groupes, avec 32 % de résignation active et 47 % de résignation passive. Il faut signaler que cette ultime posture n’est jamais que l’expression d’un processus, et que celui-ci peut être plus ou moins accompli au moment de prendre la plume. Il importe dès lors d’intégrer une cinquième catégorie, celle de la résignation « contrainte » (8 % en 1914-1918 ; 9 en 1940-1945). Elle concerne ceux qui regrettent de quitter la vie et qui, au moment d’écrire, travaillent à se résigner, comme l’agent commercial Alexandre Franck qui déclare à sa fiancée : « J’aurais certainement préféré continuer à vivre, mais je me résigne. […] j’aurais voulu ne pas te quitter, mais la Providence n’a pas voulu nous laisser ensemble ici-bas19. »
18Cette relative sérénité de la majorité des condamnés peut sembler étonnante quand on sait que l’imminence de la destruction de soi confronte le condamné à une terreur existentielle profonde. Mais le seul fait d’écrire permet à la fois d’objectiver son angoisse et de se donner un certain contrôle sur les événements. Il faut cependant aussi au condamné, pour accepter et faire accepter l’issue fatale, donner un sens à cette mort, et donc à la vie qui se termine. La religion, en particulier la certitude de l’au-delà chrétien, fournit ce sens à la plupart des condamnés (79 des 92 scripteurs belges en 1914-191820 ; 86 des 100 en 1940-1945).
19Pour expliquer ce phénomène, la « psychologie de la terreur », domaine de la psychologie sociale, met en exergue que l’imminence de la mort suscite un besoin accru de croire que l’on est une personne de valeur dans un monde doté de sens21. Cela implique que pour maintenir une certaine sérénité psychologique face à la perspective de sa propre destruction, le condamné va réaffirmer sa perception de soi comme rencontrant ou dépassant les valeurs prescrites par le rôle social qui découle pour lui de sa vision du monde. Or, la religion est une grande pourvoyeuse de sens et de rôle social, notamment par l’ordonnancement du monde et des êtres humains en fonction d’un « autre monde » existant par-delà la mort.
20On comprend dès lors que la culture chrétienne, dont la population belge est profondément imprégnée – en 1940, plus de 90 % des Belges sont baptisés, se marient et meurent dans l’Église catholique – ne demande qu’à resurgir dans ces circonstances. Cela est d’autant plus vrai que, rappelons-le, la plupart des condamnés se font assister par un aumônier et qu’en 1940-1945 de nombreux communistes et antifascistes sont déportés par la Sipo-SD ou voient disparaître leur dernière lettre dans l’enfer de Breendonk. D’ailleurs, ce sentiment est moins répandu dans le Front de l’indépendance (équivalant belge du Front national) que dans les groupes et réseaux de droite de la Seconde Guerre, en Wallonie et à Bruxelles que dans la Flandre ultra-catholique (pour la Seconde Guerre en tout cas), parmi les Français que les Belges (pour la Grande Guerre) et parmi les plus âgés que les plus jeunes, qui manifestent souvent une certaine exaltation.
21Intimement liée à cette croyance dans l’au-delà, la foi est elle aussi réaffirmée. Et c’est évidemment le modèle christique qui est le plus souvent mis en avant. Toute entière orientée vers autrui, la souffrance à l’image du Christ permet d’obtenir la clémence divine. En outre, elle aide à se détacher de l’existence terrestre, qui n’est que « vallée de larmes », et à se tourner vers les promesses célestes. Ce modèle pousse généralement à la résignation, notamment à la résignation passive, souvent indissociable d’un certain fatalisme qui voit dans la volonté de Dieu la cause de toute chose. Cette conception est clairement développée dans environ deux tiers des lettres d’adieu en 1914-1918, et encore dans une sur deux rédigée en 1940-1945. Ainsi, le bourgmestre de Lichtervelde (Flandre occidentale) Eugène Callewaert, 50 ans, écrit à sa femme et ses enfants : « Aussi pénible que ce soit, chère Maman et chers enfants, que la sainte volonté de Dieu soit faite, je vous quitte et attends pour mon âme la sainte grâce de Dieu, car je vous assure, ma chère Maman et enfants chéris, que je meurs comme un martyr pour le bien. La lourde croix que Dieu attend de nous est terrible, mais il y a au-dessus de tout, mes chéris, notre bonheur éternel22. » Cette perception explique aussi en partie l’absence d’expression de haine vis-à-vis des Allemands. En partie seulement, car la raison majeure de cette absence réside sans doute dans l’(auto-) censure.
22Ceci dit, et l’on touche ici à la grande spécificité de ces lettres, les auteurs tiennent aussi le plus souvent à donner à leur mort le sens de l’issue d’un combat dont ils sont fiers, fierté qui les aide, comme leur foi, à affronter courageusement leur destin. En 1914-1918, il leur importe de proclamer qu’ils ne sont pas exécutés pour des actes de droit commun, mais bien pour avoir servi leur patrie. « Ce n’est pas en criminel que je vais subir la peine de mort, c’est pour la libération de vous tous », écrit le gendarme flamand Gustaaf Mus, fusillé le 11 août 191623. À l’époque, l’honneur impose d’écarter le soupçon d’infamie qui pèse encore sur l’activité d’espionnage, ou tout simplement de taire celle-ci. D’ailleurs, environ un tiers des condamnés, soit ne font pas allusion à ce qui les mène au peloton d’exécution (23 %), soit crient leur innocence ou regrettent leur engagement dans la lutte (11 %). En 1940-1945, un quart des condamnés (26 %) réagit de la sorte (respectivement 16 et 10 cas). Ce phénomène est alors surtout important du côté néerlandophone (deux cinquièmes des cas, contre un cinquième chez les francophones). Ainsi, le peintre en bâtiment de 34 ans Michel Jonkers, fusillé comme otage « terroriste » s’exclame : « Je meurs en paix, et innocent, car jamais je n’ai fait quelque chose contre ceux de qui j’ai entendu prononcer ce jugement », ce qui ne l’empêche pas de conclure : « Je meurs en Belge et catholique24. » Le fait que les otages soient nombreux dans cette catégorie et que, sur les 18 otages repris dans l’échantillon, 8 soient néerlandophones, explique en grande partie cette surreprésentation25.
23La plupart des autres désirent non seulement communiquer à leurs proches leur satisfaction du devoir accompli, mais aussi à quelle(s) valeur(s) se réfère pour eux ce devoir. La valeur la plus revendiquée, quel que soit leur rapport à l’engagement résistant, est le patriotisme, en 1914-1918 (61 %) comme en 1940-1945 (57 cas). Ainsi, le receveur de tram Bernard Bonboire, 28 ans, écrit à son épouse : « Ma petite femme […] je te demande aussi d’être fière de moi et de toujours marcher la tête haute et de faire faire de même à notre fils […]. Je suis prêt et je jure que je serai fort. Je veux mourir comme un saint, comme un héros, car c’est pour la patrie que je donne mon sang et ma vie26. » Son discours diffère à peine de celui que tient à ses parents en juin 1915 le comptable Pierre Pfeiffer : « Vous n’avez donc pas besoin de baisser la tête pour moi, car je n’ai pas été un scélérat, mais être fier de ma personne car je donne et verse mon sang pour Dieu et la Patrie27. » En 1914-1918, ce patriotisme est associé au royalisme chez 9 Belges sur 92. En 1940-1945, l’attachement au Roi concerne 8 auteurs dont 5 Flamands, ce qui tend à montrer sa plus grande force au Nord du pays.
24Enfin, en 1940-1945, 19 condamnés à mort manifestent un humanisme qui dépasse le cadre de la grande famille que constitue la patrie pour tendre à l’universel. Cet humanisme est le plus souvent chrétien (13 cas), comme chez le gendarme de 27 ans Albert Poppe, qui lie Dieu, la patrie et le monde : « Ne peut-on rêver d’une plus belle mort que de mourir pour notre idéal : pour Dieu et la patrie ? […] Priez pour moi et les millions de victimes de cette guerre. J’espère qu’après celle-ci, il n’y en aura plus jamais, que vous allez pouvoir récolter les fruits de notre sacrifice28 […]. » Chez les 6 autres qui sont tous francophones et réunissent les deux Juifs de l’échantillon, l’humanisme est athée. Il éclate chez la seule résistante du lot, la modiste de 23 ans Fernande Volral : « Bientôt le monde sera libre et ce sera pour lui […] que j’aurai lutté. […]. La cause que je défends est juste, elle est sacrée. Que mes camarades sachent que je n’ai jamais douté de son triomphe […]. Je crois qu’après cette guerre une ère de bonheur va commencer. […]. Je suis toujours restée athée29. » Pointe évidemment dans cette lettre la fidélité au communisme, valeur qui comme la germanophobie et l’antifascisme sont périlleuses à révéler face à la censure et sont donc anormalement peu présentes dans notre échantillon. À l’inverse, en 1914-1918, les notes humanistes sont rares (2 cas, tous deux imprégnés de christianisme).
25À l’issue de cette analyse du discours tenu par les condamnés en lien avec les faits ayant entraîné leur mise à mort, on ne peut qu’être frappé pour 1940-1945 par les grandes différences avec le cas français étudié par François Marcot30. Non seulement ceux qui ne tirent pas une certaine fierté de leur condamnation sont beaucoup plus nombreux en Belgique (26 % contre 10 %), mais les « bons patriotes, bons chrétiens » sont bien mieux représentés (68 % contre 45 %). Ces derniers s’inscrivent d’une certaine manière dans une tradition, celle de la majorité des condamnés de 1914-1918 (62 %31), qui, à l’image de Léon Trulin, jeune Belge de Lille fusillé à 18 ans, affirment : « Je suis mort en bon Chrétien et en Bon patriote et Belge32. » Surtout, les « combattants pour un monde meilleur » tels que définis par l’historien français sont nettement minoritaires en Belgique (6 % contre 45 %), où ils ne trouvent d’ailleurs guère de prédécesseurs en 1914-1918. Rien d’étonnant à cela : le poids des communistes dans la société belge est moins important qu’en France et la laïcité consacrée y est beaucoup moins présente ; à l’inverse, la Belgique est alors imprégnée d’un puissant catholicisme institutionnel. Ces caractéristiques sont encore accentuées par les conditions particulières qui régentent en Belgique les exécutions et la transmission des lettres : déportation de nombreux communistes en Allemagne, disparition de la plupart des lettres de Breendonk, choix des otages à fusiller parmi les acteurs de la lutte et non en fonction de leurs convictions (communistes) ou de leur « race » (Juifs). Dès lors, les communistes exécutés sont essentiellement des résistants armés d’origine ouvrière, soit issus de milieux où l’idéologie marxiste est la moins profondément enracinée et où le fond chrétien, encouragé par l’aumônier présent, peut ressortir à l’article de la mort.
26De manière générale, foi et fierté d’un engagement fondé le plus souvent sur des motivations patriotiques sont souvent entremêlées (52 % en 1914-1918 ; 62 % en 1940-1945). La combinaison de l’une et de l’autre permet d’offrir un sens supérieur au sacrifice de soi. Dans sa dimension christique, ce dernier devient une forme de participation à la régénération morale de la collectivité, incarnée en l’occurrence par la patrie. Remarquons cependant que si la religion et la fierté du devoir accompli aident à mieux supporter l’issue fatale (en 1914-1918 et en 1940-1945, les croyants et les résistants proclamés réunissent ensemble respectivement 49 des 50 et 32 des 33 cas d’acceptation et de résignation active), elles ne suffisent pas toujours à affronter la mort positivement. Bien plus, en 1940-1945, le taux de ceux qui se proclament courageux face à leur destin est à peine un peu supérieur parmi ceux assumant ouvertement leur résistance à celui des autres (79 % contre 62 %) et même plus faible parmi les croyants que les non-croyants (76 % contre 86 %). De telles données chiffrées s’expliquent en partie par le fait qu’afficher du courage sert autant, si pas plus, à atténuer la peine présumée des siens – raison pour laquelle cette affirmation très fréquente (75 % en 1914-1918 ; 77 en 1940-1945) survient le plus souvent juste après l’annonce de l’exécution imminente – qu’à témoigner de sa confiance dans l’avenir ou de sa volonté de lutter jusqu’au bout. Plus généralement, on comprend que si les sens donnés à la mort sont utiles à certains pour affronter l’inéluctable, ils ne sont pour autant ni nécessaires, ni suffisants pour vaincre l’angoisse, ce qui témoigne d’une nature humaine profondément unique et non réductible à des schémas de pensée.
27Sorte de testament où l’auteur désire figer pour ses proches une image que l’on devine souvent idéalisée de ses sentiments et de ses valeurs, la lettre intègre aussi les notions de temps et d’action : elle est lutte contre le temps qui passe trop vite, souci de rester accroché aux siens, volonté de faire, de dire le maximum pour les siens avant qu’il ne soit trop tard. Ainsi, le scripteur use de toute une série de subterfuges (quand il en a le temps !) pour tenter de reculer le moment fatidique, pour s’accrocher à la vie et aux siens qui en sont la manifestation affective la plus tangible : allongement des lettres, répétition des formules, indication des heures, descriptions détaillées des faits et gestes les plus bénins, aussi parfois multiplication des lettres.
28Mais l’écriture n’est pas seulement la marche à reculons vers la mort, elle est surtout œuvre de deuil de soi, notamment par le besoin de faire un bilan de sa vie et de régler ses comptes avant le grand départ. De là, l’importance des considérations matérielles, encore plus fréquentes en 1914-1918 (69 %) qu’en 1940-1945 (46 %), du fait de la plus grande précarité de l’existence lors du premier conflit mondial. Mais ce règlement de comptes se mesure surtout à travers l’expression de remerciements pour ce que les autres ont fait pour le condamné (42 % en 1914-1918 ; 50 en 1940-1945), de regrets de ce à quoi il faut renoncer ou de ce qu’on n’a pas pu faire ou qu’on aurait pu ou dû faire autrement (64 % en 1914-1918 ; 45 en 1940-1945), ainsi et surtout d’un pardon demandé et/ou donné (54 % en 1914-1918 ; 59 en 1940-1945). C’est aussi un des moments privilégiés pour exprimer son amour. Ainsi, le militaire de carrière de 27 ans Albert Marchal écrit en 1943 : « Je ne regrette rien, si ce n’est de vous causer tant de chagrin […]. Je pardonne à tous mes ennemis et à ceux qui m’ont fait du tort et je demande pardon à tous ceux à qui j’aurais pu causer du chagrin […]. Que tu as été bonne pour moi, ma chère Maman […]. De tout cela, je te suis infiniment et éternellement reconnaissant […]. Pardon, ma chère Maman, de tous les tracas, de tous les soucis, de toutes les peines que je t’ai causés […] je voudrais encore t’embrasser mille fois33. » D’une manière générale, le fait de procéder à une dernière mise en ordre de ses affaires matérielles, relationnelles et spirituelles a également, par l’apaisement qu’il procure, une fonction anxiolytique pour le condamné.
29Enfin, une troisième et dernière partie de la lettre – qui ne se situe pas forcément à la fin, endroit privilégié pour manifester ce qui unit à la vie (l’amour) et par là le déchirement de la séparation et la difficulté de faire son propre deuil – a trait à la description par le scripteur de la vie après la mort. Il s’agit tant de sa propre vie que de celle de ses proches, avec le désir de montrer que les deux restent unies.
30Évidemment, cette perception de la mort est surtout valable pour les croyants, largement majoritaires dans notre échantillon. Elle se traduit chez eux par une certitude ou une grande espérance de bonheur, de paix céleste, de retrouvailles avec les proches décédés. Ceci dit, cette certitude est relative puisque le condamné demande fréquemment qu’on pense à lui, qu’on prie pour lui (56 des 93 croyants en 1914-1918 ; 42 sur 86 en 1940-1945), comme si deux théologies s’affrontaient : celle du bonheur céleste acquis et celle du même bonheur à acquérir ou à consolider par la prière des autres. Et si cela cachait une crainte confuse de ne plus exister que par les pensées des autres ? Cette crainte est à rapprocher de la demande, fréquente chez les croyants comme chez les incroyants de ne pas oublier le défunt, voire d’entretenir sa mémoire, notamment via la conservation, voire la vénération du corps et d’objets servant en quelque sorte de reliques. Cette demande de prière s’accompagne souvent d’une promesse quasi réciproque de préparer la place pour les proches et de prier d’en haut pour eux (45 cas sur 93 en 1914-1918 ; 55 sur 86 en 1940-1945), comme si cette promesse rassurait sur la pérennité du lien, si pas sur l’existence même d’un lieu hautement abstrait. Ainsi le mécanicien de 19 ans Michel Barth écrit à ses parents en 1943 : « Nous nous reverrons là-haut, où en attendant de vous revoir, je prierai fermement pour vous tous […]. Pensez souvent à moi, votre fils chéri, qui vous demande pardon pour tout ce que j’ai pu vous faire de mal. […] De là-haut, je continuerai à vous protéger, comme je l’ai fait jusqu’à maintenant. » Et en fin de lettre : « Priez Notre Dame de Banneux pour moi. Michel. Au revoir, nous nous reverrons34. »
31La vie après la mort se perçoit aussi et surtout pour le condamné comme la vie des proches sur terre après sa disparition. Les pères de famille, nombreux surtout en 1914-1918 (85 sur 113 ont alors des enfants), ont ainsi tendance à multiplier les recommandations à leur épouse et, de la sorte, poser les fondements de leur délégation définitive de pouvoir. Cette délégation est renforcée par le fait que la lettre contient aussi un appel aux enfants à obéir à leur mère et à la soutenir en toute circonstance. L’aîné est souvent investi d’une fonction particulière tant vis-à-vis de sa mère, qu’il doit seconder, consoler et protéger, que vis-à-vis des plus jeunes, sur l’éducation desquels il doit aussi veiller. La dernière lettre, qui sera relue et conservée, jouera en quelque sorte un rôle constitutionnel dans la future économie familiale.
32L’amélioration générale des conditions de vie, l’espoir de pensions pour la famille et surtout le fait que beaucoup soient jeunes (44 ont moins de 30 ans) et surtout célibataires ou assimilés (49 cas) et sans enfant à charge (64 cas) font que la question de l’avenir matériel des survivants est moins pressante en 1940-1945 qu’en 1914-1918. Revient par contre souvent dans les deux cas le souci de savoir s’ils vont résister moralement au choc de cette mort (75 % des cas en 1914-1918 ; 67 en 1940-1945). Ainsi, le soudeur de 25 ans Pierre Verbruggen écrit en mai 1944 : « Console-toi, chère petite maman, et veille sur le petit papa, le frère et Jenny chérie, ma chère fiancée, et veille aussi à ce que tu restes sans tache pour pouvoir me retrouver dans l’autre monde près de Dieu le créateur tout puissant […]. Chère petite maman, aie le courage de continuer à vivre pour nos chers petits frères, père et Jenny chérie […]. » Et encore : « Courage papa chéri et veille sur ma gentille maman35. » De façon générale, l’interlocuteur dominant en 1940-1945, ce sont les parents (63 cas) et plus encore la mère (60 cas), avant la femme ou la fiancée (44 cas) et surtout les enfants (20 cas), alors qu’en 1914-1918, c’est d’abord l’épouse ou la fiancée (58 % des fusillés), et puis seulement les parents (38 %, avec une présence de la mère deux fois plus grande que celle du père). Cette différence s’explique notamment par les écarts d’âge entre les deux groupes étudiés ; le lien affectif puissant entre un homme et une femme (et surtout entre un fils et sa mère en 1940-1945, et entre époux en 1914-1918) n’en demeure pas moins le moteur principal des dernières lettres.
*
33Les mêmes contraintes imposées par les circonstances – pression de la mort toute proche, besoin de ménager les survivants et de leur laisser une image positive, nécessité de justifier les actes qui ont conduit à la condamnation à la peine capitale, affaiblissement dû aux souffrances physiques et à l’isolement, obligation de passer par la censure allemande… – pourraient laisser croire de prime abord que les dernières lettres des condamnés à mort par l’occupant se présentent toutes de la même manière et offrent toutes le même contenu. Il est vrai qu’elles montrent de nombreuses similitudes, notamment dans la structure adoptée : presque toujours annonce directe de la mort, volonté de rassurer en se disant courageux prolongée par une exhortation aux proches à ne pas se laisser aller, sens donné à sa vie et à cette mort, si particulière, deuil de soi et mise en ordre des affaires matérielles, spirituelles et relationnelles, enfin évocation de la vie après la mort, pour soi et pour les siens, le tout enrobé par d’intenses marques d’amour filial, marital, paternel et/ou fraternel. Mais derrière ce qui peut effectivement s’apparenter à un genre littéraire plutôt rigide, se révèlent par une série de similitudes, mais aussi de divergences, des univers mentaux et sociétaux riches d’enseignements.
34Écrits avant tout intimes, les lettres des exécutés constituent d’abord un témoignage extraordinaire et rarissime de l’état d’esprit face à la mort d’hommes jeunes et moins jeunes de la première moitié du XXe siècle en Occident. Ou plutôt des états d’esprit, car il est important de souligner ici qu’au-delà des traits culturels communs sur lesquels nous reviendrons, la mort est toujours perçue de façon unique par chaque individu, comme en témoigne la grande variété de postures face à elle, de l’acceptation au refus, en passant par différentes formes de résignation. Ceci dit, le maître-mot est bien résignation, une résignation qui trouve ses racines dans la perception dominante de la mort en Occident du XIXe siècle au milieu du XXe siècle bien décrite par Philippe Ariès36. Pour conjurer l’angoisse du néant, l’image construite de la mort dans les lettres est le plus souvent celle, idéalisée, de soi, destinée à ce qu’elle devienne pour le proche, le survivant, celle de l’Autre, de l’être aimé dans une relation profondément intime. Pathétique et belle dans son incarnation épistolaire, la mort devient l’occasion de l’union la plus complète entre celui qui part et ceux qui restent. Et pour garder ce lien, le mourant fait appel dans la majorité des cas à ce qui généralement dans l’Occident chrétien unit les vivants et les morts, à savoir Dieu. D’ailleurs, pour paraphraser encore Ariès, la représentation de l’au-delà qui domine dans ces lettres est bien celle du lieu des retrouvailles de ceux que la mort sépare et qui n’acceptent pas cette séparation. Il est la reconstitution des sentiments de la terre, débarrassés de leurs scories, assurés de leur éternité.
35Pour consolider ce lien avec les proches, et même l’étendre bien au-delà de la famille, le condamné a très souvent recours à un autre instrument que la religion, à savoir la reconnaissance de la patrie – et, de façon plus minoritaire parce que moins prégnante en Belgique qu’en France par exemple, de l’humanité – devant le sacrifice qu’il estime avoir consenti pour la collectivité. Son engagement dans l’espace public contre l’occupant, le plus souvent cause effective de sa condamnation à mort, lui sert ainsi à construire une image de héros de la résistance dans laquelle chaque membre de sa communauté pourra se projeter et, de la sorte, entretenir un lien étroit avec lui37. Ceci dit, cet attachement est beaucoup plus fragile que celui né des liens de sang : en effet, le héros incarne les valeurs dans lesquelles une société se reconnaît à une époque donnée. Dès le moment où elles sont mises en question, celui-ci disparaît en tant que tel : c’est le cas en Flandre sans doute dès l’entre-deux-guerres, et avec certitude après 1945 en raison d’un climat régional de déni grandissant du patriotisme belge et de rejet de l’internationalisme communiste également incarné par la Résistance en 1940-1944 ; c’est aussi le cas à partir du début des années 1950 dans un monde francophone où les anciens résistants se déchirent autour de la Question royale et où le communisme s’essouffle rapidement38. De là, le retour rapide de ces lettres dans l’intimité des familles.
36En somme, cette mort annoncée n’est pas si bien acceptée, si bien sublimée qu’il n’y paraît. Même en 1940-1945, derrière « l’héroïsme qui se coule volontiers dans les formes traditionnelles » pour reprendre l’expression de Michel Vovelle39, pointe souvent masqué le doute sur l’après-vie, l’angoisse de perdre ce qu’on a pour un avenir incertain, de la disparition définitive des siens, de la plongée dans le néant…
37Au fond, plus encore qu’au message véhiculé dont la portée est essentiellement intime, même s’il vise parfois aussi l’espace public et éclaire souvent un certain nombre de ses représentations, l’universalité de ces lettres des deux guerres tient surtout dans le reflet qu’elles donnent du combat mené par leurs auteurs contre l’angoisse qui menace de les submerger au seuil de leur disparition.
Notes de bas de page
1 À l’exception d’un certain nombre de publications patriotiques et hagiographiques publiées essentiellement dans les deux immédiats après-guerres (comme M. Voncken, Nos fusillés nous parlent ! Mes quatorze stations à la citadelle de Liège : lettres des fusillés [du 21 mai 1941 au 29 janvier 1943], Liège, Soledi, 1945), cette thématique a été négligée par l’historiographie pour la Belgique. À noter cependant la publication de A. Griffin et J. Lefer, « Fragmented Testament: Letters written by World War II Resisters before their Execution », dans Journal of the American Academy of Psychoanalysis and Dynamic Psychiatry, no 38(2), 2010, p. 261-284. Signalons aussi la parution prochaine de E. Debruyne et L. van Ypersele, Je serai fusillé demain. Les dernières lettres des patriotes belges et français fusillés par l’occupant. 1914-1918, Bruxelles, Racine, 2011.
2 Pour 1914-1918, voir surtout J. Van der Fraenen, Voor het Duitse vuurpeloton. Executies in bezet België tijdens de Eerste Wereldoorlog : tussen realiteit en mythe, Gand, mémoire de licence Universiteit Gent, 2005 ; et pour 1940-1945, T. De Craene, Terechtgesteld. Duitse executies in Oost-en West-Vlaanderen. 1941-1944, Erembodegem, Flying Pensil, 2009 ; V. Dhoest, Exécutions capitales en Belgique pendant l’occupation 1940-1944, Bruxelles, mémoire École royale militaire, 1982 ; et J. Vanwelkenhuyzen et F. Selleslagh, « Statistique des Belges exécutés en Belgique après condamnation », dans Bulletin du CREHSGM, no 2, 1970, p. 17-32.
3 Sur la résistance durant la Grande Guerre, voir L. van Ypersele et E. Debruyne, De la guerre de l’ombre aux ombres de la guerre. L’espionnage en Belgique durant la guerre 1914-1918 : histoire et mémoire, Bruxelles, Labor, 2004. Pour la Seconde, voir F. Maerten, « La résistance en Belgique, 1940-1944 », dans Le fort de Breendonk. Le camp de la terreur nazie en Belgique pendant la Seconde Guerre mondiale, Bruxelles, Racine, 2006, p. 33-59.
4 Pour la Grande Guerre, un seul n’a, semble-t-il, jamais exercé d’activité résistante.
5 C. Dauphin, « La “mise en scène” épistolaire », in P. Servais & L. van Ypersele (dir.), La lettre et l’intime. L’émergence d’une expression du for intérieur dans les correspondances privées (17e-19e siècles), Louvain-la-Neuve, Academia-Bruylant, 2007, p. 21-35.
6 C. Trévisan, « Écrits ultimes », in Modernité (Deuil et littérature), no 21, 2005, p. 223-235.
7 Du fait de leur nombre réduit, les lettres qui échappent à la censure allemande n’ont pas fait l’objet d’un traitement spécifique.
8 Quelques lettres supplémentaires ont été retrouvées grâce à Véronique Van de Voorde, du Musée de Folklore de Mouscron, et à Evelyne Masura, que nous remercions. Par contre, les lettres retrouvées uniquement sous forme éditée n’ont pas été retenues, pour éliminer les risques d’altération du texte.
9 Essentiellement grâce à trois sources : l’ouvrage de Mathieu Voncken, op. cit. (pour 34 fusillés) ; la revue Cœurs belges (1943-1951) du catholique liégeois Laurent Lombard (pour 38 fusillés) ; enfin, le dossier de la justice belge relatif au général von Falkenhausen, chef de l’administration militaire allemande en Belgique et dans le Nord de la France en 1940-1944 (pour 35 fusillés comme otages). Les lettres des 180 autres exécutés ont été retrouvées via 63 autres sources réparties en 23 ouvrages, 8 revues et 32 fonds d’archives (dont 17 au CEGES à Bruxelles). À noter encore que 16 des 27 exécutés en Allemagne pour lesquels des lettres d’adieu ont été découvertes faisaient partie d’un même groupe de résistants flamands de Lichtervelde.
10 Le choix a surtout été aléatoire (environ 1 fusillé sur 3 par ordre alphabétique). Toutefois, cette règle a été appliquée avec une certaine souplesse pour atténuer la surreprésentation de certains types de lettres retrouvées (de francophones, de catholiques, de fusillés de la citadelle de Liège, d’exécutés en Belgique, du groupe de Lichtervelde). Nous avons aussi repris la seule lettre de résistante découverte.
11 Nous remercions les professeurs Laurence van Ypersele et Paul Servais, en charge de ce séminaire, ainsi que Mathieu Billa, Guillaume Blondeau, Pierre Boueyerie, Cédric Callens, Florence De Paepe, Laura Duwelz, Katholiki Kazilieris, Guillaume Libioule, Romain Roland, Marie Scheid, Maïté Van Winckel, Nicolas Vause et Florent Verfaillie, étudiants de première maîtrise 2008-2009, pour leur motivation et la qualité de leur travail.
12 Extrait de la lettre de Constant Grandprez à ses neveux et nièces, Liège, 07-05-1917 (AGR, Archives des Services patriotiques, no 24B).
13 Extrait de la lettre de Louis Defour à « ma [sa] pauvre femme tant aimée », 01-11-1943 (CEGES, Lettres de prisonniers politiques belges […], AA 1158).
14 Cette classification doit beaucoup au travail de séminaire de Florent Verfaillie.
15 Traduction d’un extrait de la lettre d’Oscar Verschueren à sa « chère femme et à ses chers enfants », Gand, 13-09-1917 (AGR, Archives des Services patriotiques, no 34).
16 Extrait d’une lettre d’Henri Kusters à sa famille, Hasselt, 03-11-1916 (AGR, Archives des Services patriotiques, no 180).
17 Extrait de la lettre d’Isidore Uyterbroeck à « Mes chers et pauvres parents », Prison de Saint-Gilles, 01-12-1916, (AGR, Archives des Services patriotiques, no 36).
18 Extraits de la lettre d’André Helbo à ses « bien chers parents, frères et sœurs », 14-08-1942 [Lettre transmise par Joffroy Montoisy de l’IV-INIG (Vétérans et Invalides de guerre) à Bruxelles].
19 Extraits de la lettre d’Alexandre Franck à « Ma chère Marthe », prison de Saint-Gilles, 22-09-1915 (AGR, Archives des Services patriotiques, no 174).
20 Notons qu’à l’inverse, seuls 12 sur 19 scripteurs de nationalité française s’affichent comme croyants, ce qui témoigne, malgré la petitesse des chiffres, de la laïcisation beaucoup plus profonde de la société française à la même époque.
21 J. Greenberg, S. L. Koole et T. Pyszczynski (dir.), Handbook of experimental existential psychology, New York/Londres, The Guilford Press, 2004.
22 Traduction d’un extrait de la lettre en néerlandais de Eugène Callewaert à ses « très chère petite maman, très chers enfants et à la famille », 15-06-1944 (Service des victimes de la guerre à Bruxelles, G. De Graeve, Terminus Wolfenbüttel, s. l., 1991, dossier III : Het dossier over het drama van Lichtervelde, s. p.).
23 Traduction d’un extrait de la lettre en néerlandais de Gustaaf Mus à ses « Très chers Mère, Frères et Sœurs », Gand, 10-08-1916 (AGR, Archives des Services patriotiques, no 45).
24 Traduction d’extraits de la lettre en néerlandais de Michel-Louis Jonkers à ses « très chers parents, frères et sœurs », 15-07-1944 (CEGES, Dossier judiciaire relatif à Alexander von Falkenhausen, AA 2143/1717). À noter que deux autres condamnés clamant leur innocence se déclarent aussi patriotes.
25 13 otages sur 18 figurent en effet dans cette catégorie, contre seulement 13 sur 82 pour les condamnés pour résistance ou détention d’armes.
26 Extraits de la lettre de Bernard Bonboire à « ma [sa] petite femme adorée », 28-10-1943 (Cœurs belges, 01-12-1945, p. 2).
27 Extrait de la lettre de Pierre Pfeiffer à « Chers parents », Liège, 06-06-1915 (AGR, Archives des Services patriotiques, no 162).
28 Traduction de deux extraits de lettres en néerlandais d’Albert Poppe, la première à ses « chers parents, frère, sœurs, beau-frère et famille », la seconde à ses oncles, tantes, cousins et cousines, 26-08-1943 (CEGES, Enquête Église, AA 1449/108).
29 Extraits de la lettre de Fernande Volral à « ma [sa] petite maman », 07-08-1944 (CEGES, Coupure de presse Fernande Volral, BD KD 2215).
30 Comparaison sur base de sa communication au colloque de Besançon, le 15 octobre 2009.
31 Y compris 8 cas de « bons patriotes » sans référence chrétienne. Outre ces « bons patriotes, bons chrétiens » et les 34 % d’« innocents », on notera un reliquat de 6 % qui reconnaissent les raisons de leur condamnation, mais sans donner de valeur patriotique à leur mort.
32 Extrait du carnet de Léon Trulin, à la date du 07-11-1915 (Musée de la Résistance de Bondues, Papiers Léon Trulin).
33 Extraits de la lettre d’Albert Marchal « à ma [sa] mère chérie, à mon [son] père chéri, à ma [sa] petite sœur chérie », 19-10-1943 (Cœurs belges, 01-05-1946, p. 2).
34 Extraits de la lettre de Michel Barth à « mes [ses] chers et tendres parents », [05-05-1943] (Georges Bazin, Poitrines sanglantes, Spa, [1945], p. 5-7).
35 Traduction d’extraits de deux lettres de Pierre Verbruggen à ses « très chère mère, très chers père et petit frère », 25-05-1944 (CEGES, Dossier judiciaire relatif à Constantin Canaris, AA 2146/435-436).
36 Voir notamment Ph. Ariès, L’homme devant la mort, Paris, Le Seuil, 1977, en particulier p. 603-607.
37 Ces réflexions sur la notion d’héroïsme sont tirées de L. van Ypersele, « Héros et héroïsation », dans L. van Ypersele (dir.), Questions d’histoire contemporaine. Conflits, mémoires et identités, Paris, Presses universitaires de France, 2006, p 149-167.
38 Voir F. Maerten, « L’historiographie de la Résistance belge. À la recherche de la patrie perdue », in Laurent Douzou (dir.), Faire l’histoire de la Résistance, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, p. 257-276.
39 M. Vovelle, La mort et l’Occident de 1300 à nos jours, Paris, Gallimard, 1983, p. 734.
Auteurs
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