Lettres de fusillés. Derniers écrits. Documents d’histoire
p. 353-370
Texte intégral
1Dans « Voix d’outre-tombe » que nous avons écrit en avant-propos à la publication des lettres de fusillés réunies par Guy Krivopissko sous le titre La vie à en mourir. Lettres de fusillés (1941-1944)1, nous avons reconnu ces dernières lettres « parmi les plus forts témoignages que l’écriture humaine nous ait légués » et porteuses d’« une part de sacré ». Nous les considérons toujours comme telles2. En ajoutant, comme nous l’avions fait en 2003 : « Quoique de nature particulière, ce sont aussi des documents d’histoire : à ce titre, ils relèvent du même traitement que les autres. » Dans ce colloque qui se veut interdisciplinaire, nous avons souhaité analyser le corpus des lettres comme historien certes, mais pour ce faire, utiliser diverses méthodes empruntées à la linguistique (l’analyse de discours3), aux sciences de l’information (l’analyse de contenu4) et à la statistique (l’analyse factorielle des correspondances5). Nous avons donc considéré les lettres de fusillés comme un ensemble de textes justiciables d’un traitement en série. A priori, rien de plus personnel, de plus intime, que la dernière lettre du condamné à mort d’une unicité irréductible. Pourtant, ces lettres sont aussi des actes d’écriture, produits en série, dans les mêmes conditions, affectivement fortes et formellement contraignantes, où chaque auteur, seul face à lui-même, se trouve lié aux mêmes pressions, au même destin que les autres condamnés. De ce fait, les lettres constituent un ensemble cohérent, susceptible d’être analysé en tant que tel.
2Nous allons interroger les structures narratives de ces lettres, leurs figures de style, leur lexique, les représentations de soi et du monde qu’elles expriment. Si l’émotion n’est jamais bannie – comment pourrait-elle l’être ? – l’historien n’en est pas moins soumis au devoir de faire de l’histoire, avec ses règles et son libre questionnement.
Le corpus, ses conditions de production et les questions de méthode
3Nous avons travaillé sur un corpus de lettres rédigées par 151 condamnés à mort6. Ce corpus est issu du mixage des deux éditions de La Vie à en mourir7 – qui ne se recoupent pas exactement. Il résulte d’un choix reposant sur la diversité et la représentativité des lettres retrouvées, comme Guy Krivopissko s’en est expliqué dans sa présentation8. Outre le fait qu’il constitue, à notre connaissance, le meilleur choix en termes de représentativité, il présente l’avantage insigne de donner sur les auteurs des lettres des informations indispensables à l’analyse historique. Ceci pose un problème de représentativité de notre corpus sur lequel nous reviendrons.
4Les fusillés sont des hommes9 exécutés10 par les Français11 ou par les occupants (allemands dans la plupart des cas, mais parfois italiens) après une sentence dûment rendue. À ce titre, ils se distinguent des résistants tués dans les combats ou des membres de la population victimes de représailles. Les fusillés12 de notre corpus relèvent de deux catégories : les otages (15 %) et les résistants condamnés à mort (85 %), ce qui correspond en gros à la proportion des fusillés entre 1941 et 194413. Dans la réalité, si l’on se place du point de vue des victimes, la distinction n’est pas toujours aisée à opérer car certains de ceux qui ont été désignés pour être fusillés comme otages ont été auparavant arrêtés en tant que résistants – certains l’ayant été et d’autres pas. Si l’on se place du point de vue des exécuteurs et de la réalité « juridique » de la situation, la marge d’incertitude se réduit car le statut du condamné à la suite d’un procès est clairement différent de celui du détenu désigné pour être fusillé en tant qu’otage. Nous avons adopté ce critère distinctif.
5Les conditions générales de production de ces lettres ont été plusieurs fois décrites, notamment par Guy Krivopissko14 dont nous reprenons ici la présentation. Les lettres passent officiellement par les autorités d’occupation et subissent une censure dont on discerne difficilement les critères. Parfois, certains mots, certains passages sont censurés par caviardage, d’autres fois, la lettre entière est censurée sans qu’en subsiste la moindre trace. De ce fait, nous ignorons combien de lettres rédigées ont disparu. Par ailleurs, certains condamnés ont réussi à faire parvenir à leurs proches des lettres par les moyens les plus divers : la complicité de camarades de détention, celle de l’aumônier de la prison, celle d’un gardien ou par dissimulation dans leurs vêtements, échappant ainsi à une censure dont ils n’ignorent pas l’existence, d’ailleurs plusieurs l’évoquent explicitement. Il ressort de tout cela que nous devons être précautionneux dans l’interprétation de documents qui, pour la plupart, ne sont pas librement écrits.
6Il convient tout autant de l’être quant à la nature de l’échantillon étudié qui ne peut en aucun cas prétendre être représentatif de l’ensemble des résistants. D’abord parce qu’il ne compte pas de femmes, ensuite parce que, les occupants recherchant plus particulièrement, et condamnant plus sévèrement les résistants qui pratiquent la lutte armée et le renseignement (respectivement 65 % et 17 % des motifs de condamnation), ceux-ci se trouvent surreprésentés, constituant plus des quatre cinquièmes de l’échantillon. Cependant ces incertitudes sur la représentativité de notre échantillon ne débouchent pas sur une impasse. Elles contraignent à bien circonscrire le périmètre de la recherche et les conclusions que l’on en peut tirer : établir une typologie qui rende compte des traits communs et distinctifs de cet échantillon, sans qu’il soit possible d’en tirer des enseignements statistiques sur l’ensemble des fusillés et encore moins sur l’ensemble des résistants. Chaque type de lettres observé pourra donc être caractérisé par des traits distinctifs, décrit et analysé en tant que tel, mais sans que son poids relatif puisse être mesuré, par rapport à l’ensemble des lettres comme à l’ensemble des résistants.
7Le passage de l’individuel au collectif s’avère, comme toujours, délicat. Les circonstances de rédaction comme la situation personnelle de chaque condamné étant difficiles à cerner, chaque lettre est, en elle-même, difficile à interpréter. Cependant, l’ensemble des lettres dit autre chose que chacune isolément, c’est pourquoi nous avons choisi une approche globale de ce corpus. Elle s’appuie sur divers traitements méthodologiques. Une analyse de discours classique porte tantôt sur l’ensemble du corpus, tantôt le segmente en groupes comparés les uns aux autres. L’essentiel de l’enquête repose sur une analyse de contenu. À la faveur d’une série répétée de lectures des textes, nous avons relevé tout ce qui était écrit en nous efforçant d’en découvrir le « contenu manifeste15 », ce qui ne relève pas d’une « objectivité » de la lecture, mais d’une analyse historique dont le but est de retrouver la signification du discours dans le temps qui est le sien – ce qui, somme toute, ressortit à une pratique inhérente à toute lecture historienne des documents. Ensuite, nous avons classiquement regroupé ces informations brutes en descripteurs permettant une vision globale et une comparaison des lettres entre elles. Nous insistons sur le fait que ces descripteurs ne sont pas créés par nous a priori, mais résultent d’une analyse systématique des textes. Voici les principaux descripteurs :
- les références à des entités identitaires : la France, la famille, les camarades, Dieu, l’Église, le Parti communiste français, les « travailleurs », la judéité… ;
- la position par rapport à ce qui a été fait : fierté, honneur, proclamation d’innocence ;
- la position par rapport aux Allemands : silence, hostilité, compréhension, défense de la culture ou du peuple allemand, vengeance (concerne aussi les policiers français) ;
- l’évocation du passé familial : bonheur, regrets ;
- l’évocation du futur : vœux de bonheur à la famille, éducation des enfants, demande à la compagne de refaire sa vie, espérance d’un monde meilleur, demande de défense de l’honneur du condamné, problèmes matériels ;
- l’appartenance revendiquée à une organisation (de Résistance ou autre) ;
- l’attitude face à la mort : exaltation, calme, résignation, demande de pardon pour le chagrin causé ;
- l’évocation du courage : celui du condamné, celui de la famille.
8À ces descripteurs internes, nous avons ajouté d’autres descripteurs « extérieurs » aux lettres. Ils concernent : la date et le lieu de l’exécution ; le statut du fusillé (otage ou résistant) ; le motif de la condamnation (renseignement, lutte armée, propagande…) ; l’affiliation (ou non) à une organisation de Résistance ; la profession ; les données d’état-civil. Ce faisant, dans un premier temps, chaque lettre, réduite à des descripteurs, perd de son originalité et son image devient en quelque sorte plus floue. Mais, ce que nous perdons au niveau de la spécificité de chaque lettre, nous le gagnons au niveau de l’ensemble des lettres que nous pouvons désormais comparer les unes aux autres. Nous avons effectué des dénombrements de la présence de ces descripteurs, pris séparément (tri-à-plat), croisés deux à deux (tri croisé) par exemple la référence à la patrie et l’appartenance du condamné au parti communiste.
9Nous avons par ailleurs utilisé un outil statistique plus élaboré, l’analyse factorielle des correspondances16. Il permet de mesurer la corrélation statistique de la présence de toutes les valeurs de tous les descripteurs dans toutes les lettres. Présence qui se mesure en terme d’indépendance (lorsqu’il n’y a pas de corrélation) ou de dépendance (corrélation de conjonction quand elles apparaissent fréquemment ensemble, ou d’opposition quand elles apparaissent rarement ensemble). Ceci permet de dresser une typologie qui n’est pas fondée a priori sur un choix pré-établi de descripteurs, mais sur l’observation des fréquences de corrélations mettant en valeur l’existence de « types » de lettres qui possèdent les mêmes caractères (en fait jamais exactement les mêmes, mais des caractères statistiquement proches les uns des autres) et qui se distinguent d’autres « types » qui ont des caractères opposés aux premiers. Processus qui ne vise pas, certes, à produire quelque chose de l’ordre de la « vérité scientifique » mais à réduire la part d’a priori et d’approximation – ce qui n’est pas négligeable. Évidemment, il ne s’agit que d’un moment de la recherche, car nous retournons toujours systématiquement aux textes originaux et à ce que nous savons de la personnalité de leurs auteurs.
10Revenons sur le contexte de production de ces documents pour faire observer que l’écriture de ces lettres nous paraît relever de trois temps emboîtés. Le temps terriblement court – quelques heures le plus souvent – de l’approche d’une mort annoncée dans les conditions dramatiques qui sont celles de l’otage désigné ou du résistant condamné. Le temps plus long de leur vie personnelle (comme père, fils, mari ou compagnon) et celui de leur situation d’homme du milieu du XXe siècle, avec un vocabulaire différent du nôtre, des valeurs – notamment la foi et le patriotisme – qui, sous un vocable identique, ne véhiculent ni la même intensité, ni la même signification que de nos jours. Enfin, il faut encore élargir la perspective à l’échelle du destin de l’humanité elle-même : ces lettres nous disent quelque chose de l’homme face à sa mort, sans toutefois dire tout de cet homme, parce que son écriture n’est pas libre, que les conditions dramatiques ne sont pas toujours propices à l’introspection et que, parfois, l’émotion le submerge.
Un socle commun
11L’étude statistique confirme d’abord ce qu’une approche empirique suggère : à l’exception de quelques rares lettres inclassables, les lettres des fusillés présentent un socle de caractères communs qui leur confère une puissante unité.
La construction du discours
12Le discours se construit sur un schéma quasi identique. Comment s’en étonner puisque ces lettres sont écrites dans des conditions similaires, à la fois dramatiques et contraignantes ? Un ensemble de traits peut être aisément repéré :
- une adresse très sentimentale au destinataire, presque toujours un proche parent ;
- l’annonce de l’exécution prochaine ;
- un appel au courage face à cette nouvelle terrible, pour celui qui l’annonce, comme pour celui qui la reçoit ;
- l’évocation nostalgique ou joyeuse du passé commun (bonheur familial et/ou valeurs partagées) qui confirme la profonde solidarité du condamné avec ses proches ;
- l’élargissement du cercle des proches aux amis, camarades de détention, chrétiens, français, membres du Parti… ;
- une éventuelle exposition des raisons d’avoir agi ;
- les vœux de bonheur ou d’acceptation de la souffrance pour le futur immédiat ou lointain, à l’adresse de la famille et/ou de la France ;
- les derniers adieux.
Le lyrisme de l’expression
13Le lyrisme de l’expression frappe immédiatement le lecteur et ne peut que susciter l’émotion. Par destination, les lettres s’adressent aux membres de la famille : épouse, compagne, parents, enfants selon la situation du condamné. Les seules consignes allemandes, n’autorisant que les missives personnelles, sont loin de rendre compte de cet état de fait : en effet, c’est aussi à leur famille que s’adresse la quasi-totalité des lettres empruntant les canaux interdits évoqués plus haut. Dans un contexte émotionnel très fort prédomine, sans surprise, la dimension sentimentale de l’expression comme le montre l’étude du vocabulaire. En ne retenant parmi les mots utiles17, dont le nombre s’élève à 5 800, que les 26 mots les plus utilisés, on peut sans trop d’erreur reconstituer bien des phrases de la majeure partie des lettres :
Rang | Mot | Nbre d’occurrences |
1 | maman | 277 |
2 | vie | 274 |
3 | adieu | 236 |
4 | chère | 211 |
5 | papa | 195 |
6 | dernière | 193 |
7 | mort | 190 |
8 | petite | 183 |
9 | chérie | 177 |
10 | courage | 168 |
11 | parents | 156 |
12 | chers | 155 |
13 | embrasse | 155 |
14 | mourir | 150 |
15 | toujours | 149 |
16 | petit | 137 |
17 | lettre | 134 |
18 | demande | 131 |
19 | aime | 127 |
20 | cœur | 123 |
21 | Dieu | 123 |
22 | famille | 118 |
23 | France | 115 |
24 | amis | 113 |
25 | pense | 108 |
26 | cher | 102 |
14Le vocabulaire de l’amour est de loin prédominant. Si l’on prend en compte toutes les déclinaisons des formes renvoyant à « amour » et à sa forme hyperbolique « adoration », on arrive à 502 occurrences pour les 151 auteurs.
15Le bonheur passé vécu avec les êtres chers est évoqué dans quatre lettres sur cinq. Les hommes en couple s’adressent d’abord à leur compagne.
« Tu m’as fait la plus belle vie que je pouvais rêver. Encore merci ! merci !
La peine que j’ai de te causer cet immense chagrin s’adoucit de la certitude que j’ai d’avoir fait mon possible pour te rendre heureuse. Notre bel amour va avoir une fin. Adieu mon aimée, je vais réaliser mon vœu, je vais mourir en soldat.
Votre mari, fils, père, frère, qui vous aime de toute son âme qui va le quitter et voler vers vous.
Vive la France ! ! »
Léon Jost, 57 ans, fusillé à Nantes le 22 octobre 1941
16N’oublions pas ceux que l’émotion submerge :
« Maintenant j’arrête ma lettre car je ne sais plus quoi te dire et pourtant mon adorée, je voudrais te dire tant de choses, hélas, mon cœur est serré et je ne peux que te répéter que je t’adorais et que tu étais ma seule joie au monde. »
Jacques Jorissen, 24 ans, fusillé à Nantes le 23 avril 1942
17À côté de la compagne, mais naturellement plus citée qu’elle en fonction de l’âge des auteurs, la maman. Maman, on l’a vu, est le mot le plus employé dans ces dernières lettres. Les jeunes fils s’adressent principalement à elle, toujours dans des termes très forts.
« Tu sais, maman chérie, combien je t’aimais ; mon amour pour toi, si grand et si plein déjà, n’a été qu’en grandissant. C’est ici, dans mon cachot, que j’ai vraiment compris ce que tu es. Tu es une héroïne, tu es la [mot censuré] ; aussi je te demande pardon à genoux si je t’ai parfois manqué de respect. Que n’ai-je écouté toujours tes conseils ; tu ne me trompais jamais et tu les as toujours donnés dans le sens de l’amour et de la vertu. »
Pierre Grelot, 20 ans, fusillé à Issy-les-Moulineaux le 8 février 1943
18Mais ce terme affectif de maman désigne aussi la mère de leurs enfants, auxquels ils destinent une part de leur lettre – pour plus tard :
« Votre papa va être fusillé parce qu’il a voulu que notre chère France soit libre et heureuse. Je vous abandonne alors que vous êtes à peine sur cette terre, mais je vous laisse la meilleure et la plus aimante des mamans. Elle saura vous donner tout l’amour auquel vous avez droit et elle vous aidera pour que vous soyez de vrais Français, dont votre papa aurait pu être fier. »
Pierre Lamandé, 25 ans, fusillé au Mont-Valérien le 6 octobre 1943
19Ceci nous renvoie à cette vérité élémentaire et fondamentale : aussi durs au combat qu’ils aient pu être – en particulier les soldats de la guérilla urbaine – les condamnés réservent leurs ultimes instants pour évoquer la tendresse à l’égard de leur femme, de leur mère et de leurs enfants.
20L’analyse du vocabulaire confirme par ailleurs ce que la simple lecture des textes suggère : après le vocabulaire de l’amour, c’est celui du bonheur qui domine : heureux, bonheur, heureuse18. Nous l’avons déjà dit, c’est sous ce vocable que le passé resurgit, il est aussi utilisé pour envisager l’avenir : des vœux de paix et de bonheur pour les parents ; l’espérance d’une bonne éducation pour les enfants. Plus fortes encore, surtout dans une société moins ouverte que la nôtre, sont les invitations à refaire sa vie adressées à la compagne19.
« J’aurai eu néanmoins la consolation avant de mourir de n’avoir pas donné ma vie pour rien et d’avoir travaillé pour le bonheur des miens. […]
Un plus grand bonheur avant de mourir serait d’avoir la certitude que tu rencontres, pour refaire ta vie, un compagnon aussi loyal et désireux de faire ton bonheur que celui que j’ai été, c’est mon plus cher désir, ne regrettant que notre bonheur perdu. »
Louis Coquillet, 21 ans, fusillé au Mont-Valérien le 17 avril 1942
Le courage face à la mort
21Trois quarts des lettres affirment que le condamné fait et fera preuve de courage face à la mort et qu’il attend de ses proches qu’ils témoignent d’un même courage.
« Je vous reverrai tous là-haut, quand Dieu vous rappellera à lui. Courage, tel est le dernier mot que je vous dis. […]
Adieu, belle France, je viens avec l’espoir que mes idées resteront personnifiées et que vous aurez le courage nécessaire pour les suivre jusqu’au bout. » Jean Compagnon, 22 ans, fusillé à Besançon le 26 septembre 1943
22Ajoutons que la plupart de ceux qui n’emploient pas ce mot écrivent sur un ton qui ne laisse aucun doute sur la validité de leur force morale. Cependant, l’émotion du lecteur n’est-elle pas encore plus forte face au désarroi de celui qui a peur, et le confesse :
« Je n’ai pas de courage.
Tu vois, je ne trouve plus, le cerveau est vide. Ô ! que j’ai peur de souffrir – pardonne-moi, aime-moi encore un peu et pense à moi ; quelquefois, prie pour moi. […]
Mes idées se brouillent. Je t’aime, je t’aime, je t’aime. Tu garderas cette lettre en souvenir. Je t’embrasse mille et mille fois ainsi que ma petite Huguette [et] ta maman Jasmine.
Si tu peux me faire passer par l’Église, fais-le. Je ne sais plus quoi mettre. Pense à moi et je pense à toi et à Huguette pour avoir du courage. Que Dieu me donne du courage pour gravir ce dur calvaire.
J’attends l’aumônier, il me donnera le courage qui me manque. »
Roger X (anonyme), prison du Cherche-Midi, le 20 février 1942
23Parfois le ton est fiévreux et le style répétitif. On sent le condamné devenu la proie de l’angoisse. Le lecteur ne peut prétendre aller plus loin.
24Reste ce qui regarde l’historien : la volonté du condamné de dire l’impérieuse nécessité d’avoir du courage et surtout de le montrer. Sans doute, pour rendre la situation plus supportable aux yeux des parents, mais pas seulement. Nous reviendrons sur cette idée et sur l’emploi du mot courage qui occupe le dixième rang en fréquence d’utilisation.
Le patriotisme français
25Près des deux tiers des lettres proclament l’identité proprement française de celui qui va mourir, et, le plus souvent expriment avec force son patriotisme. À elle seule, l’expression « Vive la France » est employée 49 fois. C’est le fait de toutes les catégories de résistants et des condamnés de tout âge. Ce sentiment patriotique relève autant de l’intimité familiale que de la sphère civique, qui, nous l’avons déjà vu20, sont fréquemment liées :
« Tu seras un bon petit Français, tu seras fier de ton Papa, qui, jusqu’au bout, aura fait son devoir, non seulement pour la Patrie, mais pour vous trois ! »
Robert Pelletier, 52 ans, fusillé à Châtenay-Malabry le 9 août 1941
26Ces thèmes que nous venons de mentionner se retrouvent, à de très rares exceptions près, dans toutes les lettres. Ce socle commun ne permet donc pas de distinguer les lettres entre elles. Une autre approche va nous permettre de le faire.
Les trois types de lettres
27L’analyse factorielle des correspondances met en valeur les facteurs structurants et, dans le même temps, répartit les lettres en différents « types21 ». Ce sont ces résultats que nous présentons maintenant. On ne sera évidemment pas étonné de retrouver les traits communs à la quasi-totalité des lettres étudiées précédemment. Présents dans les trois types de lettres, ils se combinent avec des caractères forts différents qui fondent les distinctions observées22.
Les innocents (13 auteurs)
28Les lettres écrites par 13 condamnés (soit 9 %) que l’on pourrait dénommer le groupe des innocents constituent un premier ensemble. Leurs auteurs expriment l’idée, pratiquement jamais présente dans les deux autres groupes, qu’ils meurent en innocents et en pures victimes. Contrairement aux résistants des deux groupes suivants, ils ne revendiquent pas la fierté de leurs actes, et ne sollicitent pas la défense de leur honneur. Ils cumulent tous les signes du repli individuel, ne faisant qu’exceptionnellement référence à leur patriotisme, à leur foi, à leur solidarité avec leurs camarades de détention, à leur espérance en un monde meilleur. Ils sont presque tous fusillés en 1941 ou en 1942 et les otages y sont très surreprésentés, plus de la moitié, alors qu’ils ne constituent que 15 % de notre corpus.
Les bons Français, bons chrétiens (67 auteurs)
29Un second ensemble de lettres (44 %) ont été écrites par le groupe que l’on peut qualifier de bons Français, bons chrétiens. Il associe les caractères suivants.
30Près des trois quarts de ces lettres proclament la foi en Dieu du condamné (73 %) et 52 % son attachement à l’Église catholique, elles expriment une certitude : après sa mort, depuis le Ciel où tous se retrouveront plus tard, le défunt veillera sur ses parents, sa femme et ses enfants.
31Elles sont plus discrètes que les autres sur le bonheur familial passé et plus nombreuses à exprimer le chagrin devant la souffrance infligée aux parents.
« Ma pauvre chérie, je dois mourir. Je souhaite de le faire avec courage, en chrétien et en Français. Je te demande d’être toujours très courageuse ; aie toujours confiance en Dieu et reste bonne Française. Élève nos deux petits dans ces nobles sentiments.
Je te demande pardon de l’immense chagrin que je vais te faire. »
Jehan de Launay, fusillé le 27 octobre 1942
32Ces propos illustrent aussi la force de l’expression du patriotisme. D’où l’appellation que nous avons donnée à ce groupe qui reprend des expressions maintes fois utilisées : mourir en « bon chrétien » et en « bon Français ».
33Leur identité sociale revendiquée23 est d’un périmètre plus limité :
- ils ne se situent pas du côté des humbles et des travailleurs ;
- ils évoquent peu leurs camarades de résistance et de détention ;
- lorsqu’ils ont été membres du parti communiste (ce qui est le cas de 10 % d’entre eux), ils ne font, dans leur lettre, aucune allusion à cette appartenance.
34Voilà pour le contenu. Qui sont les auteurs de ces lettres ?
- les otages en sont absents ;
- les résistants des organisations non communistes sont nettement prédominants de même que des résistants non communistes affiliés aux Francs-Tireurs et Partisans, FTP, l’organisation de lutte armée créée et dirigée par le parti communiste, mais qui recrute, largement au-delà de ses rangs, des militants qui ignorent parfois cette affiliation ;
- les agriculteurs, artisans et employés se trouvent en surreprésentation dans ce groupe dont ils constituent 36 % de l’effectif dont la profession est connue.
Les combattants pour un monde plus fraternel (68 auteurs)
35Le troisième type de lettres représente un pourcentage de condamnés du même ordre (45 %). Il associe une série de caractères qui témoignent d’une plus grande ouverture sur le monde extérieur et de la présence moins fréquente d’une référence religieuse24 – on peut formuler l’hypothèse que les deux sont liés. Quels sont les traits qui distinguent ces lettres ?
- l’évocation des camarades arrêtés en même temps qu’eux et/ou avec qui ils vont être fusillés, avec parfois l’expression d’une véritable fraternité de combat ;
- la fierté fortement revendiquée de leur action de résistance (dans 77 % des cas) ;
- une solidarité avec les « humbles », les « travailleurs », le « prolétariat » très marquée chez ceux des communistes qui relèvent de ce groupe ;
- la volonté que leur honneur soit défendu par leur famille et reconnu par la société.
36La lettre de Pierre Grelot, déjà citée pour évoquer l’amour filial, exprime tout cela :
« Nous avons tous été condamnés à la peine de mort. Notre attitude devant le tribunal a été digne et noble. Nous avons su imposer le respect à ceux qui assistaient au procès. […] Quand, après l’arrêt, le président nous a demandé si nous voulions ajouter quelque chose à nos déclarations, nous avons tous dit notre fierté de mourir pour la Patrie. J’ai moi-même répondu : “Je suis fier de mériter cette peine.”
La France peut être fière d’avoir de tels enfants. J’espère que la Patrie reconnaissante saura récompenser votre sacrifice, qui est celui de tant de familles, et qu’elle saura reconstruire tous les foyers détruits par la barbarie impérialiste. »
Pierre Grelot, 20 ans, fusillé à Issy-les-Moulineaux le 8 février 1943
37– L’aspiration à un monde meilleur, plus fraternel, est l’une des caractéristiques les plus fortes de ce groupe (56 %) soit en proportion 5 fois supérieure à ce qu’elle est chez les bons Français, bons chrétiens.
38Ainsi le jeune catholique Henri Fertet :
« Je meurs pour ma patrie, je veux une France libre et des Français heureux, non pas une France orgueilleuse et première nation du monde, mais une France travailleuse, laborieuse et honnête. Que les Français soient heureux, voilà l’essentiel. Dans la vie, il faut savoir cueillir le bonheur. »
Henri Fertet, 16 ans, fusillé à Besançon le 26 septembre 1943
39Et le militant communiste arménien Missak Manouchian :
« Je m’étais engagé dans l’Armée de la Libération en soldat volontaire et je meurs à deux doigts de la Victoire et du but. Bonheur à ceux qui vont nous survivre et goûter la douceur de la Liberté et de la Paix de demain. Je suis sûr que le peuple français et tous les combattants de la Liberté sauront honorer notre mémoire dignement. Au moment de mourir, je proclame que je n’ai aucune haine contre le peuple allemand et contre qui que ce soit, chacun aura ce qu’il méritera comme châtiment et comme récompense. Le peuple allemand et tous les autres peuples vivront en paix et en fraternité après la guerre qui ne durera plus longtemps. Bonheur ! à tous ! »
Missak Manouchian, 38 ans, fusillé au Mont-Valérien le 21 février 1944
40– Ils sont également beaucoup plus nombreux à inviter leur compagne à refaire leur vie avec un autre homme. Il s’agit pourtant d’un descripteur qui relève de la vie privée. Peut-être est-ce un trait qui caractérise ce groupe : une plus grande ouverture sur les autres ?
« J’espère qu’aux côtés d’un autre homme, tu auras plus de chance. J’espère que ce sera un homme honnête et bon pour ma Rosita. Il faut se rendre à l’évidence, tu es jeune et belle, tu dois et tu peux trouver un compagnon. Ceci me paraît normal et juste. Je ne m’imagine pas que tu vas continuer à vivre avec le passé ; tout ce que je te demande, c’est de donner une bonne éducation à Rosita. »
Marcel Langer, 40 ans, guillotiné par les Français à Toulouse le 23 juillet 1943
41Qui sont les condamnés qui relèvent de ce type ?
- Les membres des organisations de résistance de la mouvance communiste représentent près de 90 % de cet ensemble. Ce qui, évidemment, ne veut pas dire qu’ils soient tous communistes : plus d’un tiers ne le sont pas, mais, de fait, leurs lettres ont la même teneur, comme celle d’Henri Fertet, jeune catholique engagé chez les FTP de Besançon ;
- les ouvriers y sont surreprésentés (43 %) de même que les avocats et les enseignants ;
- ils appartiennent à une tranche d’âge nettement supérieure : alors que 70 % de bons Français, bons chrétiens ont moins de 30 ans, 60 % des combattants pour un monde plus fraternel sont âgés de 30 ans et plus.
Quelques remarques
42La constitution de ces trois types se fondant sur des corrélations multifactorielles, il est exceptionnel qu’un caractère ne se retrouve que dans un seul groupe. C’est la combinatoire de l’ensemble des caractères qui constitue le « type ». C’est ainsi que l’on remarque que les résistants communistes se retrouvent dans les trois groupes : 7 % d’entre-eux sont des innocents, 13 % des bons Français, bons chrétiens et 80 % des combattants pour un monde meilleur25. Exemple qui rend compte de la diversité des comportements.
Des absences qui interpellent
Où est la Résistance ?
43Aucune des lettres des 127 condamnés dont nous savons qu’ils ont été résistants ne contient le terme de Résistance ou de résistant, pas plus que le nom du général de Gaulle26.
44Dans leurs dernières lettres, les résistants disent mourir pour la France, pour Dieu, pour le Parti ou au nom de certaines valeurs, mais jamais pour la Résistance à laquelle ils ont appartenu. Quelle explication suggérer ? Nous y reviendrons en conclusion.
Que dit-on des Allemands et du nazisme ?
45Des Allemands, on parle peu. Ils sont rarement stigmatisés en tant que tels, à l’inverse des policiers français qui ont livré les résistants aux occupants. Beaucoup estiment que les Allemands n’ont fait que leur devoir en défendant leur armée et leur patrie. On ne relève que sept appels à la vengeance et un quart environ des condamnés disent refuser la haine. Il est vrai que le moment est à l’émotion consensuelle.
46Quatre lettres se démarquent des autres par une défense de la culture allemande : celles de Guido Brancadoro, Missak Manouchian, Boris Vildé et Félicien Joly :
« Il n’y a point de haine dans mon cœur. J’ai vu des larmes dans les yeux des soldats allemands qui nous gardent. Je sais aujourd’hui qu’ils haïssent la guerre. Je sais que nous pouvons compter sur l’Allemagne.
Salut aux nobles fils de la noble Allemagne.
Salut aux fils de Goethe, aux frères de Werther.
Salut aux ouvriers des villes et des campagnes. »
Félicien Joly, 22 ans, fusillé à Lille le 16 novembre 1941
47Sur les quatre, trois sont des intellectuels, trois sont des étrangers et trois sont des militants communistes. Leurs déclarations, d’un humanisme flamboyant, sont fréquemment citées dans les ouvrages ou articles traitant des fusillés et de leurs dernières lettres. Ce qui ne doit pas cacher l’essentiel : ces proclamations constituent une exception car, fondamentalement, le patriotisme submerge tout.
Les droits de l’Homme et la liberté ?
48À l’époque du triomphe de l’idéologie des droits de l’Homme, il est devenu monnaie courante de dire que les résistants tombés sous les balles allemandes sont morts pour les droits de l’Homme. Pourtant toute allusion aux droits de l’Homme est absente des dernières lettres. Cela ne veut pas dire que la dimension humaniste soit absente des préoccupations des derniers moments, puisqu’on peut aisément la lire en filigrane dans les propos sur l’espoir d’un monde meilleur. Mais cela ne passe pas par une quelconque référence à cet actuel fondement de la démocratie en France que sont devenus les droits de l’Homme.
49On observera de même que le champ lexical de la liberté occupe une place restreinte dans le vocabulaire des dernières lettres. Il n’est pas anecdotique de relever que le terme même de liberté n’apparaît que 13 fois (employé par 9 auteurs différents) nombre qu’il convient de comparer avec celui des termes les plus fréquents cités plus haut. Ce mot se trouve placé au 293e rang du vocabulaire de notre corpus. Encore faut-il s’interroger sur le sens de son emploi. Dans quatre cas, il s’inscrit clairement dans l’espérance d’une France libre de tout occupant :
« Que personne ne songe à me venger. Je ne désire que la paix dans la grandeur retrouvée de la France.
Dites bien à tous que je meurs pour elle, pour sa liberté entière, et que j’espère que mon sacrifice lui servira. »
Honoré D’Estienne d’Orves, 40 ans, fusillé au Mont-Valérien le 29 août 1941
50Dans huit cas, il est employé par des communistes dans le sens d’une aspiration à un monde social plus juste pour les travailleurs27 :
« J’avais très consciemment suivi la route de l’émancipation humaine ; toute ma vie je l’ai consacrée au service de la liberté et du progrès humain. Je suis fier d’avoir contribué à cette œuvre ; des jours meilleurs se lèveront demain sur le monde délivré des chaînes du capitalisme. La victoire du communisme est certaine, quels que soient les sursauts sanglants du vieux monde qui s’accroche désespérément. »
René Perrouault, 45 ans, fusillé à La Blisière (près de Chateaubriant) le 15 décembre 1941
51Ce qui ne signifie pas que la liberté soit absente des dernières réflexions, des derniers sentiments exprimés. Le refus revendiqué de l’inacceptable et la fierté de ce que l’on a accompli constituent le fondement même de l’attachement à la liberté, celle individuelle de la personne et celle collective du citoyen. On pourrait dire qu’être libre c’est se comporter en homme libre et qu’il n’est nul besoin de le proclamer pour cela. Mais ce serait laisser de côté une autre dimension du problème. Notre questionnement ne porte pas sur la réalité des comportements mais sur les valeurs au nom desquelles on affirme la légitimité de son action et que l’on revendique, en tant que telles, au moment de mourir. Constatons que si aux yeux de l’historien, la liberté est une valeur attestée par les comportements des résistants condamnés à mort, elle n’est pas placée, par eux, explicitement, sur le même plan que l’amour des leurs, l’amour de la patrie, l’amour de Dieu, ou l’espérance en un monde meilleur, ici-bas ou là-haut… Certes, l’historien a non seulement le droit, mais le devoir, de dénommer les comportements et d’analyser les propos des acteurs en leur donnant du sens, mais à condition qu’il distingue bien ce qui ressort de son analyse et ce qu’expriment explicitement les acteurs. Il doit certes interpréter leurs propos mais certainement pas substituer sa parole à la leur.
L’identité juive
52Sur les quatorze lettres de condamnés Juifs que comprend notre corpus, une seule fois est évoquée et revendiquée la judéité de son auteur. Il n’est pas anecdotique d’observer qu’il s’agit de Szlomo Grzywacz, militant communiste polonais émigré en 1936 et immédiatement incorporé dans les brigades internationales, jusqu’en 1939. Très peu intégré dans la société française, il écrit à sa femme en polonais, le 21 février 1944 :
« Jusqu’au dernier moment, je me conduirai […] comme il convient à un ouvrier juif. »
Szlomo Grzywacz, 35 ans, fusillé au Mont-Valérien le 21 février 1944
53Les treize autres Juifs combattants dans la Résistance s’inscrivent dans une double optique : française et/ou internationaliste.
« J’ai bien travaillé pour la France, et l’Humanité et […] je pars la conscience tranquille. Je crois que ma mort sera digne de ma vie.
Vive la paix et la fraternité des peuples. […]
Vive la France ! »
Henri Bajtsztok, 20 ans, fusillé au Mont-Valérien le 6 octobre 1943
54Se pose la question du sentiment identitaire exprimé par les Juifs dans leurs derniers messages. Leur identité française et/ou internationaliste est clairement revendiquée, pas leur identité juive. Ce constat ne va guère dans le sens de ceux qui considèrent que les Juifs engagés dans la Résistance, le sont en tant que tels, parce que Juifs. À moins que l’on n’accorde qu’une faible valeur à l’absence de revendication identitaire exprimée par les dernières lettres, ou/et que l’on accorde peu de crédibilité à une observation fondée sur un nombre de cas limité.
*
55Tentons de donner sens à nos observations. Revenons tout d’abord sur la dimension collective du vécu de la mort annoncée : le condamné se réfère à sa famille, sa patrie, son Église, ses camarades, son parti… Les condamnés sont liés dans et par l’espérance d’un monde meilleur : le monde d’en haut pour les croyants, le monde d’en bas pour les non-croyants (et quelques croyants…). Le sens qui peut être donné à cette position varie selon les contextes temporels que nous avons évoqués en introduction. Dans le temps court de l’attente de l’exécution, il s’agit d’un dispositif de lutte contre la solitude devant la mort, d’un mode de conjuration contre l’effroi du vide28. Dans le temps ultime de la vie d’un homme, s’exprime ce qui, pour lui est essentiel et relève du passionnel, voire du fusionnel : dans un vaste élan d’amour se fondent l’être aimé, les parents et les enfants, Dieu, les combattants d’un monde meilleur. Dans le temps de l’Occupation, ces lettres qui nient la peur et proclament le courage et la fierté du condamné l’inscrivent davantage dans le champ des héros que dans celui des victimes29. Face à ceux qu’ils ont combattu, les auteurs des dernières lettres accomplissent leur dernier acte de résistance. Dans le temps plus long des mentalités du milieu du XXe siècle, les lettres révèlent – comme le fait la presse clandestine résistante – la dimension fortement affective et collective des engagements. Ce temps nous paraît fort éloigné de notre société individualiste dans laquelle l’engagement n’a évidemment pas disparu, mais s’affiche comme un choix personnel n’engageant que des êtres libres de tout « attachement ». Les lettres révèlent qu’à cette époque30 on tendait à engager avec soi sa famille, son Dieu, son Parti, ses camarades, en s’inscrivant dans une fidélité au passé et dans le fier espoir d’un futur meilleur.
56Revenons maintenant au plus près de la dimension personnelle de l’écriture de la dernière lettre. Le condamné veut donner de lui-même une dernière image plus que favorable, exemplaire :
57– La vie familiale est présentée dans des termes hyperboliques. Sauf à croire que tous les condamnés sont issus de familles épanouies, on peut penser qu’ils idéalisent leur vie passée31. Cette idéalisation de la vie privée traduit évidemment une classique stratégie de lutte contre la solitude à l’approche de la mort. Mais doit-on la réduire à cette dimension personnelle ? ;
58– observons que, dans le même temps, se construit un portrait idéal du citoyen engagé dans la vie publique. De leur engagement, ils sont fiers, au point de trouver leur sort enviable, parce que leur mort est digne : « Ne nous regrettez pas, écrit René Roeckel le 23 mars 1944, nous avons une belle mort. » Il rejoint ici exactement le culte de la « belle mort » dont Jean-Pierre Vernant a montré l’importance chez les Grecs lecteurs de l’Iliade32. Les condamnés justifient leur mort parce qu’elle donne un sens à leur vie :
« Il vaut mieux perdre la Vie que les raisons de vivre. La libération de notre France et l’affranchissement des travailleurs ont été mes raisons de vivre. Je meurs pour elles, avec la certitude de notre prochaine victoire. Courage ! »
Robert Beck, 46 ans, fusillé à Issy-les-Moulineaux, le 6 février 1943
59– rappelons le soin méticuleux et quasi obsessionnel des condamnés à proclamer leur courage et à l’exiger de leurs proches. Autant que la réalité, c’est l’image qu’ils veulent en donner qui nous interpelle. Afficher son courage, c’est refuser la soumission à l’occupant.
60Si nous parvenons à trouver pourquoi, dans leurs dernières lettres, les condamnés ont entremêlé la sphère du privé et celle du civique, peut-être pourrons-nous contribuer à donner du sens à leur propos. Les dernières lettres ne sont pas le lieu d’expression d’une vanité personnelle, ce qui se bâtit, c’est une image collective d’hommes qui ont refusé la soumission et revendiquent un idéal humain : amour, bonheur, courage, fidélité aux grandes valeurs… S’opère alors la construction idéale, appelée à devenir légendaire, de l’Homme de la Résistance, figure non pas individuelle, mais collective. Dans cette démarche, il nous semble que les condamnés donnent non seulement un sens à leur vie et à leur mort, mais aussi à la Résistance elle-même. Toutefois, pour eux, la Résistance n’est pas une « organisation » poursuivant ses propres fins, elle ne compte guère en elle-même, ni pour elle-même, raison pour laquelle, selon nous, elle n’est pas nommée. Si, dans les dernières lettres, le mot Résistance n’est nulle part, c’est parce que son esprit est partout. On vérifiera à la Libération, que pour le résistant, la Résistance n’a pas la même valeur symbolique que l’Église pour un catholique ou le Parti pour un communiste33. Ce qui compte c’est l’Homme de la Résistance avec ses valeurs, son mode de vie et sa façon de mourir, son caractère exemplaire. Exemplaire dans tous les sens du terme : car ces résistants, au moment de mourir, n’ignorent pas qu’ils ne représentent qu’une minorité de la population, c’est aussi ce qu’ils entendent dire en exigeant que la mémoire de leur engagement soit entretenue comme telle.
61Recopiées par des anonymes, imprimées dans la presse clandestine, lues à la radio de Londres, ces lettres ont bien été reçues à l’époque pour ce qu’elles étaient : un dernier acte de résistance – en lui-même constitutif de sa dimension légendaire34.
Notes de bas de page
1 La vie à en mourir. Lettres de fusillés (1941-1944), lettres choisies et présentées par Guy Krivopissko, préface de François Marcot, Paris, Tallandier, 2003.
2 Rappelons et saluons l’étude pionnière de Michel Borwicz, Écrits des condamnés à mort sous l’occupation allemande (1939-1945). Étude sociologique, Préface de René Cassin, Presses universitaires de France, 1954.
3 Cf. notamment : Dominique Maingueneau, L’analyse de discours, Hachette, 1991 et Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale (2 volumes), Gallimard, 1966 et 1974.
4 Cf. notamment : Laurence Bardin, L’analyse de contenu, PUF, 1998 ; et André D. Robert, Annick Bouillaguet, L’analyse de contenu, PUF, 1997.
5 Cf. notamment : Jean-Paul Benzécri (dir.), L’analyse des données, tome II, L’analyse des correspondances, Bordas, 1982, VIII-632 p. et Philippe Cibois, L’Analyse factorielle : analyse en composantes principales et analyse des correspondances, PUF, 1983.
6 En réalité, il y a 151 auteurs, mais davantage de lettres car certains condamnés ont rédigé plusieurs lettres. Cependant, pour faciliter notre traitement, nous avons considéré comme une seule unité les lettres multiples retenues.
7 La première édition, op. cit., a été suivie d’une seconde édition publiée au Seuil, collection « Point-Histoire », en 2006. Édition révisée et revue, dans laquelle certaines lettres ont été remplacées par d’autres. Nous avons retenu les lettres des deux éditions.
8 Guy Krivopissko, « Présentation » de La vie à en mourir. Lettres de fusillés (1941-1944), op. cit.
9 Il n’y pas eu de femmes exécutées en France après leur condamnation à mort. Déportées en Allemagne, elles y ont été le plus souvent mises à mort.
10 Quelques-uns ont été guillotinés, mais nous les appellerons tous fusillés – ce qui a été le cas de l’immense majorité d’entre eux.
11 La justice française, essentiellement les cours martiales, ont condamné à mort environ 200 personnes. Cf. Virginie Sansico, La justice du pire. Les cours martiales sous Vichy, Payot, 2002 et « France, 1944 : maintien de l’ordre et exception judiciaire. Les cours martiales du régime de Vichy », dans Histoire@Politique. Politique, culture, société, no 3, novembre-décembre 2007, [www.histoire-politique.fr].
12 Désormais, chaque fois que nous parlerons des « fusillés », « exécutés » ou « condamnés », nous renvoyons à ceux de notre corpus (151).
13 Environ 4 000 fusillés par les autorités allemandes dont environ 800 otages d’après : Jean-Pierre Besse et Thomas Pouty, Les fusillés. Répression et exécution pendant l’Occupation (1940-1944), Éd. de l’Atelier, 2006 ; et Gaël Eismann, Hôtel Majestic. Ordre et sécurité en France occupée, 1940-1944, Tallandier, 2010.
14 Guy Krivopissko, « Présentation » de La vie à en mourir. Lettres de fusillés (1941-1944), op. cit.
15 Formule de Bernard Berelson extraite de Content analysis in communication research, Glencoe, The Free Press, 1952 : « L’analyse de contenu est une technique de recherche pour la description objective, systématique et quantitative du contenu manifeste des communications ayant pour but de les interpréter cité Bardin, 39 », citée par Laurence Bardin, op. cit.
16 Nous avons utilisé le logiciel Anaconda de Jean-Jacques Girardot (université de Franche-Comté). Remarque technique à l’adresse des spécialistes : pour la lisibilité de l’exposé, nous avons présenté ici, de la manière la plus pédagogique que nous l’avons pu, les résultats de la classification ascendante hiérarchique des données. Les axes factoriels se déduisent aisément de cette présentation, les caractères présentés dans la partie ci-dessous « Un socle commun » se trouvant naturellement proches des points d’origine des axes factoriels.
17 C’est-à-dire les mots porteurs de signification (à l’exclusion des articles, adverbes de coordination, pronoms, chiffres, verbes être et avoir, etc.). Ils s’élèvent à 5 376 dans notre corpus qui en contient 5 838.
18 Soit 183 occurrences cumulées pour ces trois mots.
19 Elles sont le fait de plus du quart de ceux qui vivent en couple.
20 Par exemple dans la lettre de Léon Jost citée ci-dessus.
21 En termes de statistiques, on parle de « classes », comme nous construisons une typologie, nous employons le terme de « types ».
22 Ces trois types représentent au total 148 lettres ce qui signifie que trois d’entre elles échappent à cette classification, principalement du fait de leur brièveté entraînant une très grande indétermination.
23 Les groupes sociaux (de quelque nature que ce soit) cités dans les lettres (Français, Juifs, communistes, étrangers, résistants, ouvriers, Corses…).
24 Dans 7 % des lettres de ce groupe seulement.
25 Si l’on considère leur importance à l’intérieur de chaque type, les communistes représentent 31 % des innocents, 10 % des bons Français, bons chrétiens et 63 % des combattants pour un monde plus fraternel.
26 Mais une fois celui de Pétain.
27 Ce qui en soi, au moins dans leur esprit – sinon dans la réalité – n’est pas incompatible avec la liberté et les droits de l’Homme, mais ne se confond pas avec cette notion.
28 Sur ce sujet, cf. Philippe Ariès, Essais sur l’histoire de la mort en Occident, Le Seuil, 1977, et Norbert Élias, La Solitude des mourants, Christian Bourgois, 1987.
29 Ceux nous avons appelé les innocents (9 % de notre corpus) se positionnent en victimes innocentes et partent sans guère d’espérance dans une solitude affichée.
30 Au sens large et pas seulement pour les résistants.
31 En fait pas tous, beaucoup expriment des regrets, voire demandent des pardons.
32 Jean-Pierre Vernant, La Traversée des frontières, Le Seuil, 2004, p. 71.
33 Deux « institutions », nous l’avons vu, fréquemment invoquées dans les dernières lettres.
34 Sur le légendaire de la Résistance cf. Cécile Vast, L’identité de la Résistance. Être résistant de l’Occupation à l’après-guerre, Payot, 2010.
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