Étude comparative de journaux intimes de Juifs sous l’Occupation
p. 311-321
Texte intégral
1Les idées exposées dans cette communication n’émanent pas d’un spécialiste des journaux intimes écrits par des Juifs pendant l’Occupation. Elles sont en grande partie nourries par les réflexions d’Annette Wieviorka exprimées lors de l’émission de Béatrice Leca « Surpris par la nuit », que nous avons enregistrée ensemble, consacrée au journal d’Hélène Berr, le 17 juillet 2008 sur France Culture. J’ai été amené à exploiter quelques-uns de ces journaux comme source dans une perspective historique, c’est-à-dire en les croisant avec d’autres sources. Je me suis particulièrement intéressé aux journaux intimes écrits par des membres des conseils juifs. Leur position oblique, d’interface entre victimes et bourreaux, constitue la puissante originalité de ces journaux, une particularité finalement assez peu mise en relief lors de leur édition. Je reviendrai à ce sujet sur le journal d’Hélène Berr, assistante sociale bénévole de l’UGIF, l’Union générale des Israélites de France, un regroupement obligatoire des œuvres juives d’assistance créé en novembre 1941 par une loi du gouvernement de Vichy, sur injonction des Allemands. Les unions nationales que furent l’UGIF du côté français ou l’Association des Juifs en Belgique (AJB) sont très différentes des conseils juifs créés en Pologne à l’échelle des agglomérations sous le nom de Judenrat ou d’Altestenrat (conseil des Anciens). En Pologne, contrairement aux sociétés française et belge, le ghetto constitue rapidement l’horizon indépassable de l’existence des communautés juives. La fréquence d’écriture des journaux intimes, la nature de cette écriture, les sentiments que cette écriture exprime ne sont pas séparables des conditions de survie très différentes d’un bout à l’autre de l’Europe. Une exception cependant, le journal de Mirjam Bolle1, ancienne secrétaire du conseil juif d’Amsterdam, seul Judenrat créé en Europe occidentale à l’échelle d’une agglomération et recevant directement ses instructions orales de la SS, à l’exemple de ce qui se passe à la même époque en Pologne.
2On ne ressent pas à la lecture de ces journaux intimes écrits par des Juifs sous l’Occupation allemande en Europe occidentale ce besoin vital de témoigner et d’empêcher l’oubli qui les rendrait comparables aux chroniques intimes des ghettos polonais.
Des différences radicales entre journaux intimes
3Il n’existe pas en France de journaux intimes se posant comme témoignage désespéré d’un monde englouti. Il est difficile de comparer la réunion des écrits, correspondances, journaux, textes de lois par le Centre de documentation juive contemporaine (CDJC) à partir de sa fondation à Grenoble par Isaac Schneersohn en avril 1943 au mouvement qui a saisi les administrations des ghettos de Pologne : témoigner contre l’oubli au nom de communautés juives prochainement englouties. Il ne s’agit pas pour les fondateurs du CDJC d’un besoin vital de témoigner d’outre-tombe, de léguer une mémoire aux survivants, mais, en 1943-1944, d’acquérir des connaissances juridiques pour contourner le maquis de la législation antisémite et en même temps de recueillir des témoignages dans le but de préparer le rétablissement des Juifs de France dans leurs biens et leurs droits. Léon Poliakov le raconte dans ses mémoires L’auberge des musiciens. On sait qu’au contraire, par exemple dans le ghetto de Lodz, le Judenrat fonde dès novembre 1940 un département des archives où le journaliste Julian Cukier initie l’écriture collective d’une chronique du ghetto dans une perspective radicalement différente de celle des Juifs de France. Ainsi, l’écriture des journaux intimes porte l’empreinte évidente de ce contexte différent d’un pays à l’autre, sans pour autant que s’efface d’un pays à l’autre la conscience d’un sort commun.
4Ensuite, il n’existe pas en France une rage d’écrire. Cette rage d’écrire est proportionnelle à la réalité du danger. Le mouvement d’écriture qui a saisi les ghettos de Pologne est un mouvement qui n’a jamais saisi les Juifs de France parce qu’une grande majorité d’entre eux ont eu le sentiment qu’ils survivraient. Et de fait, trois quarts d’entre eux ont survécu en France, la moitié en Belgique, une situation très différente de la Pologne où la quasi-totalité des communautés juives ont disparu.
5D’autre part, il existe dans les ghettos de Pologne une langue du désastre que l’on ne retrouve pas dans les journaux intimes, bien moins nombreux, écrits par les Juifs de France. Ainsi, Abraham Lewin, enseignant dans une école juive du ghetto de Varsovie, dont le journal tenu entre mars 1942 et janvier 1943 a été publié en hébreu en 1969 avant d’être traduit en français en 1990 sous le titre Une coupe de larmes2. Ce journal est rempli de références scripturaires comme je n’en ai jamais lu dans des journaux français, essentiellement rédigé en yiddish et plus rarement en hébreu, quand le tragique des circonstances l’exige. Ainsi, à la date du 6 juin 1942 : « Nous voulons que nos souffrances, “ces affres de la naissance du Messie”, restent gravées dans la mémoire des générations futures et dans celle du monde entier. » Rien de tel par exemple chez Hélène Berr qui écrit en français, ignore le yiddish et, étudiante en anglais à la Sorbonne, emprunte à Shakespeare les mots pour traduire l’horreur.
6Enfin, si on s’intéresse à la manière dont ces documents sont parvenus jusqu’à nous, on ne peut comparer le journal d’Abraham Lewin retrouvé enterré dans un bidon de lait et la manière dont le journal d’Hélène Berr a circulé dans les années d’après-guerre d’abord comme version dactylographiée au sein de la famille, l’original transitant de Jean Morawiecki, ancien fiancé d’Hélène Berr, à Mariette Job, sa nièce. Il existe, en France, des descendants qui font circuler le manuscrit en des cercles confidentiels, avant de se décider à le publier. D’abord en de larges extraits3, puis, après s’être aperçu que la polémique autour de l’UGIF était quasi-morte, en un ouvrage finalement aseptisé. L’appareil critique confié à des non historiens, en partie erroné, procède d’une volonté de ne pas développer les questions portant sur le travail d’Hélène Berr au cours de l’Occupation. Ces questions sont pourtant au cœur du journal et de la sensibilité de l’auteur, questions récurrentes, éminemment politiques, portant sur les limites de la compromission des cadres et bénévoles de l’UGIF4. Forme de trahison de l’auteur, de profonde indifférence à ses interrogations fondamentales, le choix commercial de l’éditeur est celui du recul esthétisant, de la volonté exprimée de « tirer le document vers la littérature », ainsi qu’il me l’a lui-même confié, dans l’optique consensuelle où chacun fait surenchère de « sensibilité littéraire ». Si le journal d’Abraham Lewin est publié dans un vide humain qui résulte de la destruction des communautés juives de Pologne, celui d’Hélène Berr est publié dans le vide intellectuel et l’indifférence profonde aux questions que se posait Hélène Berr dans son journal.
7Le journal intime est une forme relativement rare d’expression des populations juives de la France occupée. Comment concevoir une introspection qui serait détachée des événements du monde ? Dans le journal d’Hélène Berr, tout détachement, toute insouciance disparaît dans la seconde partie de l’ouvrage, par exemple toute référence à la musique qui est pourtant centrale dans l’existence de cette jeune fille de la bourgeoisie juive française, dite israélite. Le journal prend de plus en plus les aspects d’une chronique dramatique, dictée davantage par les événements extérieurs que par le libre détachement de l’âme.
8Tous les journaux écrits par les Juifs pendant l’Occupation ne font évidemment pas partie de cette catégorie particulière du journal intime. Il faut bien sûr distinguer le journal intime des mémoires écrits après les événements, avec le recul de celui qui sait, comme récemment les mémoires d’Abraham Deutsch, rabbin à Limoges entre 1940 et 1945, récit qu’il achève en 1971 à Jérusalem et qui n’est publié en France qu’en 20075. Il n’existe aucun tremblement dans ce récit, aucune véritable introspection, aucune crainte quotidienne perceptible dans un texte où interfèrent des informations dont ne disposaient pas les auteurs des journaux écrits au fil des événements.
9D’autres journaux, écrits au gré des événements, au jour le jour, ne font pas non plus partie de cette catégorie des journaux intimes. Ce sont, pour reprendre un titre fameux d’un auteur célèbre originaire de Besançon, des « choses vues » racontées avec le maximum de détachement, mais où percent néanmoins, dans le choix des événements rapportés, l’angoisse, les interrogations, les attentes, la foi dans les rumeurs, les tentatives d’interprétation mêlant l’idéologie et le simple bon sens. On pense au journal de Jacques Biélinky préfacé et annoté par Renée Poznanski en 19926. Tenu à Paris entre 1940 et 1942, ce document n’appartient pas à la catégorie des journaux intimes dans la mesure où son auteur note au quotidien, avec un certain détachement clinique, les événements, les rumeurs, les marques de sympathie qui entretiennent l’espoir. Rien au sujet des mouvements de l’âme. Chez Biélinky, déporté à l’âge de 62 ans, ancien militant menchevik rescapé du pogrom de Kishinev de 1903, transparaît une volonté de comprendre à travers les précédents historiques vécus. Son analyse par le prisme des rapports de classe laisse transparaître une profonde défiance vis-à-vis des dirigeants des œuvres juives autorisées par les Allemands. La propagande antisémite est analysée dans ses incohérences et le sort des Juifs en fonction de la rationalité des rapports de force géopolitiques mondiaux ou de la logique économique. Ainsi, en dépit de son expérience et de son savoir, Biélinky ne parvient pas à percevoir que l’idéologie est le moteur de l’extermination et qu’elle obéit à sa logique propre. Ces notes quotidiennes n’ont pas pu être retravaillées puisqu’elles ont été interrompues par la déportation de leur auteur, au camp d’extermination de Sobibor en mars 1943. On pense là au journal d’Hélène Berr également livré brut parce qu’interrompu par l’arrestation et la déportation en avril 1944. Peut-être chez Hélène Berr existe-t-il, contrairement au journal de Jacques Biélinky, une capacité à penser la nouveauté radicale de la politique nazie, parce que cette jeune fille n’est pas encombrée d’un bagage politique et de références historiques qui rendent difficile cette faculté dont parlait Marc Bloch : penser le neuf et le surprenant. On pourrait ainsi rappeler l’aveuglement qui transparaît dans la chronique à la fois personnelle, familiale et politique de Raymond-Raoul Lambert, publiée sous le titre Carnets d’un témoin7. Fort de sa connaissance de l’Allemagne, de son expérience d’ancien combattant de la Grande Guerre, de son travail auprès d’Édouard Herriot puis comme rédacteur de l’Univers israélite, hebdomadaire proche du Consistoire, Lambert pense jusqu’au bout pouvoir négocier avec le commissaire général aux Questions juives du gouvernement de Vichy, Xavier Vallat, ainsi qu’avec le responsable du service des affaires juives de la SS à Marseille, Willy Bauer. Jusqu’à son arrestation à son domicile de Marseille en août 1943, Lambert continue de se bercer d’illusions. Un mirage qui semble complètement absent du journal d’Hélène Berr.
10Cette intense lucidité d’Hélène Berr qui, tout au long de son journal, ne se fait aucune illusion sur le sort qui attend les Juifs, fait penser aux journaux écrits par d’autres jeunes juifs. En particulier David Sierakowiak pour le ghetto de Lodz8. Par sa perception aiguë du caractère désespéré de la situation des Juifs, par cette capacité à penser le neuf et le surprenant, Hélène Berr rejoint les plus jeunes qui écrivent dans les ghettos de Pologne, bien que la situation économique et sociale des Juifs de France n’ait pas grand-chose à voir avec celle des Juifs enfermés dans les ghettos. Bien que la situation alimentaire, sanitaire d’un David Sierakowiac enfermé dans le ghetto de Lodz, n’ait rien à voir avec celle d’une jeune fille française des beaux quartiers, ce sont là des plus jeunes qui comprennent peut-être plus vite que leurs aînés qu’ils sont destinés à la mort.
11Autre exemple, le journal de Moshe Flinker, édité à Jérusalem en 1971. Journal peu connu en France, jamais traduit9. Moshe Flinker est né dans une famille juive orthodoxe émigrée de Pologne à La Haye puis à Bruxelles. Il a quinze ans en 1942 quand il commence la rédaction de son journal. Exclu de tous les lieux publics hollandais par la législation antisémite, il a rejoint Bruxelles avec ses parents et ses six frères et sœurs, en achetant les services d’un passeur. C’est un journal écrit dans la clandestinité par un jeune Juif qui brûle les interdits et se faufile dans les lieux publics interdits aux Juifs. On songe aux passages du journal d’Hélène Berr, contrainte de quitter un jardin public près de Notre-Dame de Paris ou de rejoindre la dernière voiture du métro. Moshe Flinker, comme Hélène Berr, prend brutalement conscience du sort spécifique réservé aux populations juives. La veille de Noël 1942, il découvre le film de Veit Harlan Le Juif Süss et ses écrits montrent cette capacité à penser le caractère central et irréductible de l’antisémitisme au cœur du projet nazi : « Bruxelles, 24 décembre 1942. Ce que j’ai vu là m’a fait bouillir. J’avais le visage écarlate quand je suis sorti. J’ai compris les objectifs pervers de ces gens mauvais, comment ils veulent injecter le poison de l’antisémitisme dans le sang des gentils. Tandis que je regardais le film, m’est soudain revenu en mémoire ce que le mauvais [Hitler] avait dit dans un de ses discours : “Quel que soit le camp qui gagne, l’antisémitisme se propagera et se propagera jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de Juifs.” […] Dans ce film, j’ai vu les moyens qu’il emploie pour atteindre son objectif […]. La façon de susciter jalousie, haine et détestation est simplement indescriptible […]. Les Juifs sont rendus si haïssables au monde que personne ne pourra rien faire pour détruire son œuvre. » Ce journal intime est nourri de l’expérience du contact avec la société non juive, contact licite, dans le cas d’Hélène Berr, contact clandestin, si l’on se réfère au journal intime de Moshe Flinker à Bruxelles.
12On peut distinguer ces journaux intimes nourris de l’expérience de la rue et des autres lieux publics interdits aux Juifs, d’autres journaux écrits dans la réclusion. D’abord la réclusion des camps, journaux d’internés dont parle Hélène Mouchard-Zay. Ensuite les journaux intimes écrits dans la réclusion volontaire de la clandestinité.
Journaux de la réclusion volontaire et journaux de la réclusion subie
13Concernant les journaux intimes écrits dans la réclusion volontaire de la clandestinité, celui d’Albert Grunberg est exceptionnel. Sa réclusion est radicalement différente de celle des ghettos ou des camps d’internement où les individus connaissent angoisse et solitude. Coiffeur juif immigré de Roumanie en 1912, ancien combattant, marié à une Française catholique, de sensibilité communiste, son journal a, comme celui d’Hélène Berr, d’abord circulé parmi ses proches. Les 1 200 pages qui le constituent ont été déposées par son fils aux Archives de France en 1998 et partiellement publiées en 2001 aux éditions de l’Atelier sous le titre de « Journal d’un coiffeur juif sous l’Occupation ». Rescapé de la rafle du 24 septembre 1942 visant les Juifs roumains, il se réfugie jusqu’à la Libération dans l’immeuble voisin de son domicile de la rue des Écoles à Paris, protégé par Hélène Oudard, la concierge de l’immeuble, par trois voisins de palier et par son épouse Marguerite Durand qui continue d’exploiter le salon de coiffure. La tonalité générale du journal n’est pas la même que pour ceux qui vivent dans l’isolement et la désocialisation qui les oblige à se nourrir dans les cantines réservées aux juifs, comme ce fut le cas de Jacques Biélinky déjà cité. Ce journal d’Albert Grunberg est écrit à distance et la source en est une multitude d’intermédiaires : écoute de la radio, lecture de divers journaux, y compris des journaux collaborationnistes, de divers livres que lui apporte son épouse, parole rassurante des proches qui viennent le nourrir dans sa cachette. Comme le note Laurent Douzou dans sa préface, on a là un homme « épaulé, préservé, protégé par toute une chaîne de complicités tacites, maintenu dans un maillage de relations sociales », d’autant qu’Albert Grunberg est rejoint dans la clandestinité par son frère Sami, rescapé des camps de Drancy et de Compiègne. Sa situation n’est pas celle de l’immense majorité des Juifs, en particulier ces Juifs étrangers qui sont, dès 1941, les premières victimes des rafles en région parisienne. Pour ces Juifs, obligatoirement abonnés au bulletin d’information du Comité de coordination des œuvres juives fondé par les Allemands en janvier 1941, chassés des bibliothèques publiques, le recours aux sources d’information est restreint, en particulier en zone occupée où l’ordonnance allemande du 13 août 1941 les oblige à rendre leurs postes de TSF avant le 1er septembre 1941. De ce point de vue, le journal d’Albert Grunberg, tenu dans la clandestinité, mentionne une pratique clandestine antérieure à sa plongée dans la clandestinité : écouter la radio chez autrui. Avec le journal intime d’Albert Grunberg, on dispose d’un document qui vraisemblablement n’existerait pas sans la persécution, contrairement sans doute au journal d’Hélène Berr qui développe un goût pour l’écriture et le récit. On sent qu’Albert Grunberg écrit son journal pour vaincre l’ennui, pour structurer sa pensée. Un point commun avec Hélène Berr, la découverte ou la redécouverte d’une appartenance au judaïsme qui transparaît avant tout en relation avec des mesures de police : dans les premières pages de son journal, il évoque rétrospectivement sa convocation en décembre 1941 à la préfecture de police pour recevoir le tampon Juif sur sa carte d’identité : « Ne pratiquant aucune religion, je ne me considérais pas comme tel. […] je sortis de là juif10. » La rafle du 16 juillet 1942 constitue l’origine de sa première plongée en clandestinité avec son frère chez la même Hélène Oudard, deux mois et demi avant de se cacher pour deux ans.
14Au sein des camps d’internement, notamment celui de Drancy, nous disposons d’un certain nombre de journaux de la « zone grise », expression par laquelle Primo Levi désigne l’administration juive active dans l’espace du Lager. Il s’agit pour la France des camps d’internement. Noël Calef11 a vécu la période d’improvisation qui transforme le camp d’internement de Drancy en camp pour Juifs à partir des rafles parisiennes d’août 1941 dont il est lui-même victime, suivie par une période, essentiellement l’automne 1941, au cours de laquelle les internés meurent littéralement de faim. À la fois récit personnel et réflexion au sujet des divisions entre internés, Calef s’éloigne du modèle initial du journal pour se transformer en chroniqueur. L’essentiel de son récit est écrit au cours des deux ans qui suivent sa libération de Drancy. Dans ce récit retravaillé, les internés sont mis en scène, Calef écrit des dialogues, préfigurant une carrière dans le cinéma, notamment auprès de Louis Malle pour le film Ascenseur pour l’échafaud.
15Témoin d’une autre période de fonctionnement du camp de Drancy comme épicentre cette fois de la déportation des Juifs de France à partir de 1942, le journal et la correspondance que Benjamin Schatzmann entretient avec son épouse Cécile avant sa déportation à Auschwitz en septembre 1942. Ce journal ne semble s’adresser à aucun autre public12.
16Au sein de cette catégorie des journaux d’internés juifs, il existe également une catégorie très particulière : celle des journaux intimes écrits par des membres de l’administration juive des camps. Ainsi les documents édités par Serge Klarsfeld sous le nom de « Journal de Compiègne et de Drancy13 ». D’abord le journal de l’avocat François Montel écrit au camp de Compiègne entre le 29 avril et le 23 juin 1942 puis au camp de Drancy jusqu’au 24 août 1942, deux jours avant sa déportation, soit sur une durée de 4 mois au cours desquels il est nommé représentant des internés juifs. Couvrant une durée d’internement considérablement plus longue, le journal du chef de camp Georges Kohn est tenu au camp de Compiègne depuis son arrestation à Paris le 12 décembre 1941, suivie d’un séjour au camp de Drancy du 19 mars 1942 jusqu’au 3 septembre 1943. Ce dernier journal rend compte du fonctionnement de l’administration interne du camp de Drancy, de sa prise en main par la SS à partir de juin 1943 et des bouleversements dans la hiérarchie des catégories promises à la déportation.
17Enfin, dernier volet que je voudrais plus particulièrement développer ici : les journaux écrits par des hommes et des femmes qui se trouvent dans une position d’interface entre bourreaux et victimes, mais aussi avec la société non juive. Des journaux qui montrent, au moins en ce qui concerne la France, que les liens entre les Juifs et la société non juive n’ont jamais été totalement rompus, mais, qu’en même temps, la survie quotidienne des populations juives qui n’ont pas pu plonger dans la clandestinité dépend dans une large mesure des œuvres juives d’assistance. Elles sont autorisées par l’occupant comme autant de lieux de regroupement et de repérage à des fins policières. Ce qui est frappant dans nombre de journaux écrits par des Juifs pendant l’Occupation allemande, c’est la place qu’y tiennent les œuvres d’assistance. Pour les Juifs internés ou encore les personnes isolées, sans famille, les cantines et dispensaires de l’UGIF constituent un dispositif essentiel de survie. Ainsi en témoigne le journal bien connu de Jacques Biélinky.
18Ces œuvres d’assistance deviennent chaque semaine, au fil des écrits, de plus en plus centrales dans la survie quotidienne de plus en plus menacée de nombre de familles juives, en particulier juives étrangères, qui sont les premières victimes des arrestations opérées par les Allemands ou par la police de Vichy. Dans le journal de Benjamin Schatzmann, il est fait mention, à de nombreuses reprises, de l’UGIF qui cristallise à la fois les espoirs de survie quotidienne, mais aussi de libération des camps, tout en nourrissant, dans le même temps, méfiance et ressentiment de la part des victimes. Hélène Berr se trouve à l’épicentre du malheur qui frappe les communautés juives et dans une sorte d’interface entre, d’une part, les communautés juives en majorité étrangères, premières victimes des rafles, et, d’autre part, ceux qui les secourent. Hélène Berr qui travaille comme assistante sociale bénévole dans le service des internés de l’UGIF semble découvrir en 1942, un an après la première grande rafle en région parisienne, l’ampleur de la persécution infligée aux familles juives étrangères. Non seulement cela, elle découvre un autre univers que le sien : celui des familles juives récemment immigrées, de culture yiddish, habitant les quartiers Est de Paris et de sa banlieue. Elle se trouve aux lisières du monde des internés, puisque les membres de l’UGIF ne sont pas partie prenante de l’administration juive des camps ou de l’élaboration des listes de déportés, contrairement à ce qui se passe dans les ghettos de Pologne. En raison même de cette position à la fois géographique, sociale et morale des cadres et bénévoles des œuvres juives d’assistance, leur témoignage est fondamental, tel qu’il transparaît dans les rares journaux intimes parvenus jusqu’à nous, si l’on considère tout au moins l’Europe occidentale. Il nous aide à progresser dans cette question qui est permanente : comment les Juifs ont-ils perçu la persécution ? Ces écrits intimes sont de très précieux documents parce qu’ils sont relativement rares par rapport à la Pologne.
19J’ai parlé de position géographique parce que ces bénévoles et cadres des organisations juives d’assistance travaillent au sein de lieux de pouvoir : les quartiers de l’ouest parisien. Il est un lieu central auquel Hélène Berr fait constamment référence dans son journal, c’est le 29 rue de la Bienfaisance, dans l’Ouest parisien, à propos duquel elle exprime une pensée qui a à voir avec le sacré, mais non avec la religion, ses rituels et ses références à Dieu. Ainsi, elle écrit le samedi 10 octobre 1942 : « Je ne suis pas allée rue de la Bienfaisance le matin. Cela me faisait l’effet d’une profanation. » Cette référence au sacré demeure une énigme si on la compare au journal célèbre d’Etty Hillesum internée volontaire au camp d’internement de Westerbork aux Pays-Bas et qui est juive convertie au christianisme, ce que n’est pas Hélène Berr.
20Peut-être faut-il revenir rapidement sur cette adresse du 29 rue de la Bienfaisance. C’est, à partir de janvier 1941, le siège du Comité de coordination des œuvres juives dont la réunion est imposée par le conseiller SS aux affaires juives Dannecker. L’année suivante, Hélène Berr y travaille comme assistante sociale bénévole et l’immeuble du 29 rue de la Bienfaisance est le siège du service d’assistance sociale de l’UGIF dirigé par Juliette Stern. Cet immeuble a connu des événements extrêmement violents, jusqu’à la rafle du 30 juillet 1943 opérée par Aloïs Brunner et au cours de laquelle Hélène Berr perd nombre de ses amies. C’est d’ailleurs après cette rafle que le journal s’interrompt pour de longs mois, posant plus que jamais la question du hors-champ du journal intime.
21Dès la fin juillet 1941, les femmes des internés juifs étrangers des camps du Loiret ont manifesté devant l’immeuble de la rue de la Bienfaisance par centaines. Elles l’ont investi, ont brisé le mobilier, ont molesté Leo Israelowicz qui est le spécialiste juif du Judenrat de Vienne, chargé par les Allemands de constituer une communauté juive unifiée en France. L’année suivante, un rapport de la préfecture de police signale que, le 5 juin 1942, une femme, vraisemblablement juive étrangère, déclenche un début d’incendie dans l’immeuble où va travailler Hélène Berr un mois plus tard. C’est un lieu décidément chargé de symboles pour ces familles juives étrangères décimées par les rafles et qui se déplacent des arrondissements de l’Est parisien ou de banlieue pour demander secours et renseignements sur un proche interné. Si on compare Hélène Berr avec Etty Hillesum dont une partie du journal est écrite du camp de Westerbork où elle est employée du Judenrat d’Amsterdam, on peut dire qu’Hélène Berr est elle aussi, bien qu’indirectement, par le biais des familles encore en liberté, en contact avec ce monde des internés. D’abord en raison de l’arrestation de proches, ensuite dans son travail au sein du service des internés du 29 de la rue de la Bienfaisance.
22Dès juin 1942, Hélène Berr confie à son journal qu’elle est hantée par la mort, à la suite du décès du père de son amie Cécile Lehman, au camp de Pithiviers. C’est aussi le mois de l’arrestation de son propre père, Raymond Berr. D’abord exempté du premier statut antisémite de Vichy du 3 octobre 1940, ensuite interné à Drancy en juin 1942 pour défaut dans le port de l’étoile jaune, il en est libéré en septembre 1942 et théoriquement protégé par la carte de légitimation de l’UGIF de sa fille, à condition de résider sous le même toit qu’elle.
23Second contact avec le monde des internés, c’est le regard ambigu des Juifs étrangers à l’égard des employés et cadres de l’UGIF qui cristallisent à la fois l’espoir et le ressentiment : « On nous traitait de collaborateurs, parce que ceux qui venaient là venaient de voir arrêter un membre de leur famille, et qu’il était naturel qu’ils eussent cette réaction en nous voyant là, office d’exploitation de la misère des autres. Oui je comprends que les autres aient pensé cela. » C’est véritablement autres qu’Hélène Berr perçoit ces familles juives étrangères parlant le yiddish. Aucun signe de paternalisme ou de mépris dans son journal, un profond humanisme qui n’est mû ni par la religion, ni par un quelconque engagement, mais par la force d’une personnalité et le mystère d’une écriture. On note dans son journal un rejet du sionisme et un puissant attachement à un milieu familial et social, celui d’une jeune fille juive française issue, comme on dit à l’époque, de la bourgeoisie israélite des beaux quartiers, qui connaît personnellement la famille d’André Baur, dirigeant de l’Union libérale israélite, neveu du Grand Rabbin de Paris Julien Weil et vice-président de l’UGIF. Et tout au long de ces pages, c’est l’identité de cette jeune fille juive française qui vacille et se recompose, qui s’insurge et affronte les regards qui tentent de la redéfinir. Et ceci sans la moindre illusion. En septembre 1942, alors que son père est libéré du camp de Drancy, elle écrit : « Brusquement, je m’aperçois qu’il n’y a rien à espérer et tout à redouter de l’avenir – de la journée qui va suivre. »
24Cette position d’Hélène Berr est exceptionnelle si l’on considère la masse des persécutés. On peut la comparer à d’autres journaux écrits par des personnalités exceptionnelles comme Raymond-Raoul Lambert ou encore l’avocat Lucien Vidal-Naquet qui habitent en zone sud où la menace n’est pas aussi présente dans la mesure où les Juifs n’y subissent pas les ordonnances allemandes d’exclusion des lieux publics ou de port de l’étoile jaune. Le point commun entre ces journaux intimes, en-dehors des différences d’âge et de position sociale, c’est, comme le remarque Annette Wieviorka14, qu’on a souvent affaire à des familles qui avaient de l’argent, qui disposaient d’un réseau de sociabilité au sein de la société non juive, qui avaient une connaissance fine de la France, de ses principes et de ses lois, bref qui avaient tout pour être épargnées. Et pourtant, la famille Berr est arrêtée en mars 1944 et déportée à la fin du mois, de Drancy à Auschwitz. Le fait que cette famille-là n’ait pas été épargnée fait bien comprendre le génocide dans la mesure où la désignation comme juif fait fi de la nationalité, fait fi de la classe sociale et de la judéité au sens du rapport que chacun entretient avec le fait d’être juif d’après la définition raciale imposée. On lit dans le journal de Lucien Vidal-Naquet ou dans les carnets d’un témoin de Raymond-Raoul Lambert une confiance aveugle dans la France. Une répugnance aussi à s’échapper malgré la conscience du danger, une sorte de tétanie qui est une source d’interrogations pour les historiens.
Notes de bas de page
1 Mirjam BOLLE, Je t’écris d’ici… D’Amsterdam aux camps de la mort : janvier 1943-juillet 1944, Denoël, 2006.
2 Abraham Lewin, Une coupe de larmes. Journal du ghetto de Varsovie, Plon, 1990.
3 Michel Laffitte, Juif dans la France allemande, Tallandier, 2006.
4 Après avoir signalé à l’éditeur les nombreuses énormités contenues dans les notes de page de la première édition du journal d’Hélène Berr, celui-ci m’a demandé de les corriger. Travail bénévole et anonyme. Une partie de ces corrections a été retenue, notamment les erreurs les plus flagrantes : par exemple, avoir écrit que Dannecker fut « commandant du camp de Drancy », alors que le conseiller aux affaires juives de la SS était en fonction en France jusqu’en juillet 1942, moment où le camp de Drancy était administré par la préfecture de police de Paris.
5 Mémoires du grand rabbin Deutsch. Limoges 1939-1945, Éditions Lucien Souny, 2007.
6 Jacques Bielinky, Journal 1940-1942, Un journaliste juif à Paris sous l’Occupation, Cerf, 1992.
7 Raymond-Raoul Lambert, Carnet d’un témoin, 1940-1943, Fayard, 1985.
8 Dawid Sierakowiak, Journal du ghetto de Lodz 1939-1943, Éditions du Rocher, 1997.
9 Saul Friedländer en cite des passages dans son livre Les années d’extermination. L’Allemagne nazie et les Juifs 1939-1945, Le Seuil, 2007.
10 Albert Grunberg, Journal d’un coiffeur juif sous l’Occupation, Éditions de l’atelier, 2001, p. 46-47.
11 Noël Calef, Camp de représailles, Éditions de l’Olivier, 1997.
12 Deux gros volumes ont été publiés par la Fondation pour la Mémoire de la Shoah aux éditions Le Manuscrit, avant d’être édités par Fayard grâce à l’intervention de Serge Klarsfeld.
13 Publié en 1999 par l’Association des Fils et filles des déportés juifs de France, préfacé et annoté par Serge Klarsfeld.
14 Annette Wieviorka, Entretiens avec Béatrice Leca, France Culture, juillet 2008.
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Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008