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Attitudes des écrivains polonais pendant la guerre

p. 275-292


Texte intégral

1L’abondance et la diversité, voici les deux caractéristiques qui s’imposent lorsque l’on écrit, soixante-dix ans après l’éclatement de la guerre, sur les attitudes des écrivains polonais et la situation de la littérature au cours de la période entre 1939 et 1945. En effet, la guerre ne fut pas un temps perdu pour la littérature polonaise. On ne saurait non plus la percevoir comme une simple continuation de processus antérieurs ni comme une brève interruption entre l’avant-guerre et l’après-guerre. Dans la perspective que nous avons empruntée ici pour considérer la littérature dans un contexte plus large quant au temps (le XXe siècle) et au champ (la culture, les attitudes culturelles, les visions de la culture) couverts, la période de la guerre mérite d’une part un traitement à part, qui permet de distinguer sa spécificité, mais peut être considérée d’autre part comme le moment central et décisif pour la littérature polonaise moderne ou plutôt l’écriture moderne, car la notion de la littérature semble trop étroite dans ce contexte1.

2L’abondance et la diversité des écrits polonais de l’époque de la guerre sont bien présentées dans l’excellente synthèse de Jerzy Święch, Literatura polska w latach II wojny światowej [La littérature polonaise durant la période de la Seconde Guerre Mondiale] publiée dans la série « Grande histoire de la littérature polonaise2 ». Il est assez significatif que les six années de la guerre se voient consacrer (à juste titre) un volume à part dans cette série, un volume qui est bien plus épais que certains autres. C’est une relecture de l’ouvrage de Święch qui constitue pour moi le point de départ pour les remarques qui suivent.

3Pour parler des attitudes des écrivains polonais pendant la guerre, il faut se référer aux circonstances et situations particulières où ils se sont retrouvés. En effet, dans son ensemble, « le milieu des écrivains et des artistes reconnus avant la guerre a subi, au moment de l’éclatement de celle-ci, une désintégration complète », écrit Jerzy Święch3. Plusieurs écrivains se retrouvent dans les villes occupées par les Allemands – notamment Varsovie et Cracovie qui font partie du Gouvernement général – ou bien par les Soviétiques, comme Lvov (plus tard entre les mains des Allemands) et Vilnius (antérieurement occupée par les Lituaniens et ultérieurement par les Allemands). D’autres rejoignent le combat mené par la Résistance (Tadeusz Różewicz, Jan Józef Szczepański), d’autres encore sont envoyés dans les camps de concentration (Tadeusz Borowski, Zofia Kossak). Ceux qui ont quitté la Pologne participent à la création des centres de l’émigration polonaise en Roumanie, en Hongrie, en France, en Angleterre ou aux États-Unis. Certains d’entre eux rejoignent l’armée polonaise du général Władysław Anders, au Proche et Moyen Orient, après avoir, pour quelques-uns, vécu une expérience du goulag soviétique (Gustaw Herling-Grudziński). D’autres deviennent prisonniers de guerre, pour se retrouver, à la fin de la guerre, dans les camps de personnes déplacées (Displaced Persons ou DP). Enfin, on retrouve des écrivains aussi dans les rangs de la division Kościuszko, alliée aux Soviétiques, sous le commandement du général Zygmunt Berling.

4Avant de décrire plus en détail la situation des écrivains en Pologne occupée, il y a lieu de consacrer quelques remarques aux trois facteurs qui ont une influence importante sur les attitudes des écrivains et sur la littérature créée à l’étranger.

5Le premier facteur serait une « expulsion » de la vie littéraire normale (vécue aussi, mais sous une autre forme, par les écrivains qui restent au pays). À l’étranger, les écrivains non seulement se retrouvent dans une situation où ils n’ont plus de soutien dans les institutions de la vie littéraire existant auparavant et perdent le contact avec les lecteurs polonais, mais où leur rôle même, en tant qu’écrivains, est remis en question par le fait de devenir prisonniers de guerre dans des camps ou soldats sur le front. En plus, ils sont souvent confrontés à des expériences extrêmes, par rapport auxquelles les rôles traditionnels de l’écrivain s’avèrent inutiles. De ce fait leur écriture, telle qu’elle se présente dans les réalisations les plus remarquables (chez Herling-Grudziński, Józef Czapski, Zygmunt Haupt), devient une tentative, constamment renouvelée, de déterminer sa propre place distinctive. La distinction, la solitude, la singularité – telles seront les caractéristiques de la situation de ces trois écrivains, mais aussi de celle de plusieurs autres, dont Witold Gombrowicz ou Andrzej Bobkowski. Ainsi, bien qu’après la guerre on retrouve dans l’émigration des constellations ou des groupes littéraires, les auteurs les plus éminents de la littérature polonaise d’émigration, séparés par la guerre de leurs milieux d’origine, du contexte institutionnel et social de la vie littéraire, s’orienteront vers une écriture distincte et personnelle, consciemment située en dehors des courants, modes et appartenances existants, en dehors des attentes prévisibles des critiques et des lecteurs. L’expérience de la guerre leur fera rejeter le rôle d’« artiste courtisan ».

6Le deuxième facteur concerne la grande activité des milieux littéraires. Elle s’exprime clairement par le nombre de magazines et de livres polonais publiés à l’étranger. Ils apparaissent presque partout où des Polonais se retrouvent. Déjà au début de la guerre en Roumanie, il y avait près de 30 titres. Une trentaine d’autres revues et magazines ont fonctionné en Hongrie dans les années 1939 à 1944. À Budapest, une série de la « Bibliothèque polonaise » a permis de publier près d’une centaine de livres, y compris de nombreuses traductions du hongrois. Des magazines très sérieux paraissent en France, et notamment Polska Walcząca [La Pologne au combat] rédigé par Tymon Terlecki ou Wiadomości Polskie Polityczne i Literackie [Les Nouvelles politiques et littéraires polonaises] rédigé par Mieczysław Grydzewski. Après la défaite française, les deux magazines déménagent à Londres qui deviendra désormais le centre de la « littérature d’émigration militante4 ». C’est ici que paraîtra également une revue mensuelle Nowa Polska [La Nouvelle Pologne] rédigée par Antoni Słonimski. À New-York, où se retrouvent notamment Jan Lechoń, Kazimierz Wierzyński, Józef Wittlin, paraît Tygodnik Polski [L’Hebdomadaire polonais] lié étroitement au 2e Corps de l’Armée du général Anders qui se compose essentiellement des divisions évacuées de Russie et qui fait partie de l’Armée polonaise de l’Est. C’est cette Armée polonaise de l’Est qui constitue un autre centre important pour les écrivains polonais. C’est ici que l’on retrouve entre autres Gustaw Herling-Grudziński, Józef Czapski, Melchior Wańkowicz, Władyslaw Broniewski, Artur Międzyrzecki. Pendant la guerre, plus de 150 titres de presse paraissent au Proche Orient, dont des revues très importantes en terme littéraire, comme « le supplément littéraire national » du Dziennik Żołnierza APW [Journal militaire de l’Armée Polonaise de l’Est] (qui rassemble des auteurs comme Herling-Grudziński, Wańkowicz, Jan Bielatowicz) ou bien le bi-hebdomadaire politique et littéraire W Drodze [En route] rédigé par Wiktor Weintraub et Zdzisław Broncel. Ensuite, l’activité littéraire du 2e Corps se déplace en Europe, après son débarquement en Italie. Quelque 50 magazines et environ 150 livres paraissent au cours des deux années 1944 et 1945 en Italie seulement.

7Ainsi, force est de constater que pour les écrivains, journalistes, critiques, rédacteurs qui pendant la guerre se sont retrouvés à l’étranger, ce fut une période de forte activité. Il en résultera par la suite la création de deux pôles : celui de la Kultura [Culture] à Maisons-Laffitte, qui a ses origines dans le 2e Corps où Jerzy Giedroyc dirigeait la Section de la presse et des éditions, et celui des Wiadomości [Nouvelles] de Mieczysław Grydzewski basé à Londres. Ces deux pôles, dont la généalogie remonte à la période de la guerre, pèseront de manière inestimable sur la littérature polonaise de l’après-guerre.

8Enfin, le troisième facteur qui détermine la situation des écrivains polonais à l’étranger est lié au contexte militaire, aux faits de guerre et au combat mené par les armées polonaises aux côtés des Alliés ainsi qu’au contexte politique et idéologique qui se manifeste à travers les débats et les prises de position sur l’ordre futur en Europe, et notamment sur la question des frontières et du régime politique de la Pologne de l’après-guerre. Tous les milieux polonais en Occident cités ci-dessus soutiennent l’action de guerre des soldats polonais, dont les écrivains souvent font partie de manière directe et active. En revanche, des différences importantes apparaissent entre eux quant à l’appréciation de la situation qui existera après la guerre. D’un côté il y a les « intransigeants de Londres » qui refusent tout compromis concernant la souveraineté de la Pologne après la guerre et l’intégrité de son territoire dans les frontières d’avant-guerre ; rassemblés avant tout autour des Wiadomości et de la Polska Walcząca, ils comprennent des écrivains comme Grydzewski, Zygmunt Nowakowski, Ksawery Pruszyński ou Lechoń. De l’autre côté, il y a ceux qui approuvent la nouvelle Pologne, convaincus qu’elle restera partenaire de l’Occident sans être dépendante de l’Union soviétique. Cette position est représentée notamment par Antoni Słonimski, rédacteur de la Nowa Polska, ou Julian Tuwim. D’ailleurs, ces deux poètes reviennent en Pologne rapidement après la guerre. Dans ce contexte, il y a de conflits très aigus, y compris entre les amis les plus proches, notamment parmi les anciens membres du groupe littéraire Skamander. Par exemple Lechoń accuse Tuwim, avec des mots très amers, de son « amour aveugle envers les bolcheviques ». Il écrit dans une lettre du 29 mai 1942 :

« Il n’y a que des gens simples, éloignés des sources d’information et étourdis par la propagande soviétique, il n’y a que des agents bolcheviques qui montrent cette attitude envers les Soviétiques qui est la tienne5. »

9Une position à part, se situant en marge de ce conflit entre le refus et l’acceptation de la nouvelle Pologne qui émerge de la tempête de la guerre, est celle de Jerzy Giedroyc et des autres futurs auteurs de la « Kultura » et de l’Institut littéraire de Paris. Giedroyc reconnaît les traités modifiant les frontières de la Pologne, tout en restant très critique à l’égard du nouveau régime communiste soumis à l’Union soviétique et du système répressif qu’il met en place. Ceci ne l’empêche pas de suivre avec vigilance les changements qui interviennent en Pologne car il est convaincu que la restauration de l’ordre régnant dans l’avant-guerre serait impossible en Pologne après la guerre6. « L’animal politique » qu’il est, adoptant une position strictement politique, reste néanmoins conscient des risques inhérents à une politisation ou une idéologisation de la littérature. C’est pourquoi Kultura, même si elle devient, elle aussi, un centre politique, saura préserver et offrir aux écrivains un asile sans leur imposer de prises de position politiques et tout en formulant des critiques à l’égard des autres milieux qui imposeront de tels partis pris. C’est grâce à cette attitude que Giedroyc saura attirer les représentants les plus éminents de la littérature polonaise émigrée, dont Czesław Miłosz et Witold Gombrowicz.

10Passons maintenant à la situation des écrivains qui sont restés en Pologne occupée. Nous nous intéresserons ici à l’occupation allemande, notamment à Varsovie où, pendant la guerre, les écrivains sont les plus nombreux et ont laissé le plus grand nombre de témoignages autobiographiques. Dans ce contexte, les trois aspects suivants méritent une attention particulière : les conditions de vie des écrivains, leur attitude à l’égard de deux occupants ainsi que leur implication dans la vie clandestine et dans la lutte armée.

11Les conditions de vie des écrivains sur les territoires directement incorporés au Reich ou occupés par les Allemands (Gouvernement général) ont changé radicalement. Du jour au lendemain, les structures habituelles de la vie littéraire ont cessé d’exister : les universités, les musées, les théâtres, les librairies et les bibliothèques ont été fermées, les associations littéraires ont été dissoutes, la presse et les éditions ont été mises sous contrôle. Dans cette situation, les écrivains ont dû faire face au problème des ressources nécessaires pour subvenir aux besoins les plus élémentaires. « La grande majorité des hommes de plume ont été amenés à travailler dans la fonction publique, vendre des livres, faire du commerce, devenir artisans ou travailleurs manuels », écrit Tomasz Szarota dans son livre sur la vie quotidienne à Varsovie sous l’Occupation7. Ferdynand Goetel, dans ses mémoires Les temps de guerre, reconstitue la situation de la manière suivante :

« Le Varsovie de la guerre précédente et de celle-ci sont deux mondes différents. […] La vie des écrivains, elle aussi, est complètement différente de ce qu’elle était à l’époque. La grande majorité d’entre eux ne sont plus écrivains que de nom. Ils se livrent à toutes sortes de négoces. Ils vendent des livres, de la lingerie, des saucissons. Certains font le siège des autorités. Mais il y en a d’autres qui relèvent le défi de la lutte héroïque pour la survie8. »

12Ferdynand Goetel cite entre autres un critique littéraire, Stanislaw Pienkowski, qui pendant l’Occupation gagnait sa vie en vendant du café chaud devant une gare.

13Zofia Nałkowska, une romancière polonaise de premier ordre, revenue à Varsovie après un périple à l’Est, écrit dans son journal qu’elle est « prête à accepter n’importe quel travail, et plus il est éloigné de la littérature, mieux c’est9 ». Quelque temps plus tard elle ouvre, avec sa sœur sculptrice, un tabac qui pendant quelques années constitue sa source de revenu principale. Le travail manuel est souvent exercé par les écrivains de la plus jeune génération, les débutants, qui conduisent des vélos-taxis, se font porteurs, travailleurs de chantiers, gardiens ou ouvriers d’usines. Plus tard, dans le cadre des organisations clandestines, ils rempliront de plus en plus les missions dotées de responsabilités. Le jeune Andrzej Trzebiński, qui s’adonne d’abord à différents travaux manuels (par exemple comme scieur de long dans les chemins de fer), devient directeur du bureau de colportage de la Confédération de la Nation10. Il note alors dans son journal : « Ce manque d’argent absolu devient vraiment un trait de mon caractère11. » Leurs aînés font du petit commerce en vendant toutes sortes d’objets : du mobilier, des livres, des tableaux, des antiquités. Dans le journal de Maria Dąbrowska on trouve une entrée du 17 mars 1941 où, en apprenant la fermeture imminente des librairies, elle note : « C’est la base de ma vie, maintenant, il nous faudra, nous aussi, affronter la misère12. »

14Stanisław Rembek, qui habite dans la banlieue de Varsovie, se révèle un vrai spécialiste du commerce, y compris le trafic des marchandises qui est une pratique très courante pendant la guerre. Il vend, lui aussi, des tableaux, de la bijouterie de famille, mais au quotidien il fait du trafic de la vodka, des cigarettes et des porcelets, dont il fait de pittoresques descriptions dans son journal. Il essaie également de vendre un terrain appartenant à sa femme, et y réussit finalement. Jarosław Iwaszkiewicz a plus de chance dans ce domaine. Les ventes successives des parcelles situées à Podkowa Leśna, village appartenant au patrimoine familial de sa femme, fille de l’industriel Lilpop, deviennent la source principale de son revenu. Sa maison à Stawisko (près de Varsovie) devient pendant l’Occupation un refuge pour plusieurs écrivains et artistes13. Iwaszkiewicz s’implique également dans la distribution des aides offertes aux écrivains par le Fonds pour la culture nationale créé auprès du gouvernement en exil. À Varsovie, il existe également un comité chargé de l’aide aux écrivains, organisé par l’ancien président du PEN club polonais Ferdynand Goetel, avec la coopération entre autres de Karol Irzykowski, Adolf Nowaczynski, Kazimierz Wroczyński (parmi les bénéficiaires de ces aides on trouve notamment Nałkowska et Rembek). Ce comité a contribué à la création, dans l’ancien local de l’Association des hommes de lettres (rue Pierackiego, aujourd’hui Foksal), d’une cantine fréquentée par les écrivains. Il existe également un comité d’aide aux écrivains juifs animé entre autres par Zofia Nałkowska.

15Les modestes honoraires attribués pour les publications dans la presse clandestine ou les prix des concours littéraires constituent parfois pour les écrivains une source supplémentaire de revenus. Une aide plus substantielle provient de deux achats de manuscrits, organisés par Zbigniew Mitzner et Władysław Ryńca, en vue de leur édition après la guerre. La première initiative a donné lieu à la signature de plus de cent contrats pour des montants allant de cinq à dix mille zlotys (ce qui permettait de vivre six mois environ). Elle concerne aussi bien les écrivains reconnus (Maria Dąbrowska, Zofia Nałkowska, Jarosław Iwaszkiewicz, Czesław Miłosz, Leopold Staff, Jerzy Zagórski) que les débutants (Krzysztof K. Baczyński, Juliusz Krzyżewski, Andrzej Trzebiński14). La deuxième initiative a permis de signer quelques dizaines de contrats (notamment avec Nałkowska, Iwaszkiewicz, Dobraczyński, Buczkowski, Wyka15).

16Malgré ce système d’aide assez développé, les journaux d’écrivains de cette époque sont remplis des préoccupations relatives au quotidien de l’Occupation. La misère, la faim, le froid, la hausse des prix des denrées alimentaires constituent leur thème permanent et le plus important.

17Rembek écrit :

« Et à la maison, c’est la faim : au déjeuner, soupe de betteraves rouges sans assaisonnement, avec pommes de terre16. »
« À la maison, c’est une misère atroce. Nous ne mangeons que des légumes du potager17. »

18Dąbrowska :

« En ville, tout est si cher. Un kilo de pain noir est à quatre zlotys cinquante. On manque de produits18. »
« Tout est de plus en plus cher : le lard est à trente-deux zlotys le kilo, le beurre à 11 zlotys, le sucre à 18 zlotys. Comment allons-nous continuer de vivre19 ? »

19Nałkowska :

« J’ai froid et j’ai très faim20. »
« Cette vie miséreuse coûte si cher. Cela fait longtemps que nous n’avons plus de viande, nous vivons de lait et de gruau. Il n’y a pas d’œufs, pas de beurre. Le charbon va s’épuiser et on n’arrive pas du tout à en avoir plus21. »
« Il n’y a pas de sucre, pas de beurre. Le gruau, la farine, le lait : tout est à des prix exorbitants ou n’est pas accessible du tout22. »

20Souvent les repas sont accompagnés ou remplacés par la vodka qu’on arrive à avoir pendant la guerre parfois plus facilement que les produits alimentaires. La vodka permet d’évacuer le stress et l’angoisse, d’oublier, ne serait-ce que pour un instant, l’horreur de l’Occupation. Elle est présente dans les notes de Dąbrowska, et chez Rembek constitue un attribut inséparable des rencontres et conversations quotidiennes.

21Ainsi, à un degré inexistant jusqu’alors, l’Occupation signifie pour les écrivains l’apparition « de la misère, des bas-fonds de la vie23 » qui rapidement, suite aux arrestations, rafles, exécutions massives, suite à tout ce qui se passe avec les concitoyens juifs au-delà des murs du ghetto, commence à se transformer en une véritable horreur existentielle. Mais si, dans les journaux et les mémoires d’écrivains des années de la guerre, nous trouvons des traces de la douleur et de l’effroi, de l’étonnement devant la vie, comme écrit Nałkowska, « dans ce monde, si étrange, si étranger à la réalité24 », nous n’y trouverons pas des mots de plainte, de peine, de regrets à l’égard du niveau de vie, du prestige, de la position sociale perdus. En effet, l’Occupation apporte en même temps une chose inappréciable : l’expérience intense de la vie au niveau le plus élémentaire. C’est notamment le cas de Trzebiński :

« Ma putain de vie me dévore. Elle dévore mes forces. Hier, je n’ai pas dormi de la nuit, je n’ai pas pu dormir dans la journée. Aujourd’hui je me suis levée très tôt, à cinq heures trente. Demain ce sera la même chose. Je mange en principe une fois par jour : beaucoup mais une seule fois entre deux et trois heures de l’après-midi. Je ressens le manque de dîner mais les petits déjeuners ne sont plus mon obsession. Au fond, je n’en ai plus besoin, je n’ai pas le temps et j’oublie. J’ai beaucoup de travail en ce moment, et même ma direction n’y arrive plus25. »

22Une composante importante de cette expérience peut provenir du sentiment d’une communauté de destin humain dans une situation de danger permanent. C’est le cas de Nałkowska :

« Quelle est toute cette multitude innombrable, quels sont ces gens qui viennent de partout pour ces cigarettes, objet de luxe bizarre qui, il est vrai, est celui qui, par excellence, disparaît en fumée. […] J’ai froid et j’ai faim comme eux, tout comme eux je n’ai pas de charbon ni de bois, l’entente est complète, les paroles sont amicales, les blagues parfois excellentes, comme celle sur un roi des gitans26. »

23On peut dire qu’atteints par la guerre jusqu’au niveau le plus radical, jusqu’à l’absence de tout point d’appui stable, en proie au sentiment du danger, à la terreur et à la souffrance qui se déploient dans l’espace de l’expérience et des relations humaines les plus élémentaires, les écrivains polonais en extrairont le « degré zéro » qui caractérise leur écriture de la guerre, mais aussi un point de départ pour la littérature de l’après-guerre. En tout cas il en est ainsi chez les plus éminents : Nałkowska et Borowski, Buczkowski et Białoszewski, Herbert et Różewicz, Wojdowski et Grynberg27.

24En ce qui concerne leur attitude à l’égard de la politique menée par les occupants, la collaboration apparaît comme le problème majeur. Nous n’allons pas le traiter de manière détaillée ici car plusieurs études, concernant aussi bien les individus que les institutions ou les milieux, y ont été récemment consacrées28. Cependant, il est nécessaire de rappeler qu’à cet égard la situation est totalement différente dans les territoires occupés par les Allemands (notamment à Varsovie et à Cracovie) et dans ceux occupés par l’Union soviétique (Lvov, Vilnius). Dans le premier cas la collaboration active des hommes de plume est très rare. En avril 1941, le Biuletyn Informacyjny [Bulletin d’information] clandestin écrit :

« Malgré les six mois de misère et de chômage vécus généralement dans le milieu littéraire, malgré la tentation que représentent les magazines collaborateurs, malgré le risque de l’obligation d’enregistrement, personne parmi les hommes de lettres polonais n’a rompu un silence honorable29. »

25On ne peut citer, dans ce contexte, que deux personnages : un critique littéraire Jan Emil Skiwski, rédacteur de la revue Przełom [Tournant], qui paraît entre avril 1944 et janvier 1945, où face au danger bolchevique imminent, il appelle à interrompre le combat clandestin contre les Allemands, et Zygmunt Kawecki, qui dirige la section consacrée au théâtre dans le Nowy Kurier Warszawski [Nouveau Courrier de Varsovie], une revue collaboratrice.

26Une autre question est celle de l’obligation d’enregistrement de tous les écrivains et critiques littéraires édictée par les autorités allemandes au début de 1940 et acceptée par certains d’entre eux. Les journaux clandestins qualifient l’enregistrement auquel procèdent entre autres Ferdynand Goetel, Leopold Staff, Karol Irzykowski, Tadeusz Breza, Jerzy Zagórski, d’« affaire honteuse » et demandent que le premier d’entre eux, qui encourageait d’autres écrivains à se faire enregistrer, soit frappé d’infamie30. Aujourd’hui, lorsque l’on connaît les souvenirs et les récits des écrivains relatifs à cette affaire, on sait pertinemment que « le fait de se soumettre à l’enregistrement », comme l’écrit Marek Gałęzowski dans un article sur Goetel, « n’équivalait pas à collaborer avec les autorités d’occupation31 ». Au contraire, parmi les personnes citées, Goetel et Zagórski participent activement à la vie littéraire clandestine en rédigeant des revues culturelles clandestines. Ferdynand Goetel, ainsi que Jan Emil Skiwski et Józef Mackiewicz (les deux premiers en accord avec les autorités clandestines), ont participé aux missions organisées par les Allemands en avril 1943, suite à la découverte du charnier de Katyń, crime perpétué par les Soviétiques sur plusieurs milliers d’officiers polonais. Il serait cependant difficile d’y voire une manifestation de la collaboration puisque c’est notamment grâce à leurs récits que l’opinion publique en Pologne a pu connaître les vrais auteurs de ce crime32. Mackiewicz a été accusé (et il a été condamné a mort par les autorités clandestines, ce jugement ayant été annulé par la suite) d’avoir publié en 1941 quelques articles dans le journal collaborateur Kurier Codzienny [Courrier quotidien] paraissant à Vilnius pendant l’occupation allemande et généralement boycotté par les Polonais. Cependant, en sa faveur, il y a le fait que ces articles n’ont pas été dirigés contre la cause polonaise mais concernaient « la réalité insupportable » (comme il dit dans l’un de ces articles) que les habitants de la région de Vilnius ont vécu pendant l’occupation soviétique de ces territoires33.

27Les attitudes des écrivains polonais sur les territoires occupés par les Soviétiques appellent un examen particulier. Et le comportement de l’occupant lui-même y joue un rôle essentiel. Les Allemands s’efforcent d’obtenir la collaboration des écrivains polonais sans pour autant exercer une pression directe, sans proférer des menaces, sans utiliser le chantage ou la terreur, car au fond leur intention n’est pas d’utiliser les écrivains ou les artistes polonais comme instrument de leur politique, cette intelligentsia étant destinée à l’anéantissement tôt ou tard. En revanche, pour les Soviétiques les écrivains doivent devenir des « ingénieurs des âmes » impliqués, par la force et avec des méthodes policières propres à ce régime impérialiste et totalitaire, dans l’œuvre de soviétisation des territoires occupés. Dans de nombreux cas, ce programme a atteint le résultat escompté. Il s’agit là avant tout du milieu de Lvov rassemblé autour Nowe Widnokręgi [Nouveaux horizons], une revue rédigée par Wanda Wasilewska, et des collaborateurs de la presse de Vilnius contrôlée par les Soviétiques, comme Stefan Jędrychowski, Henryk Dembiński ou Teodor Bujnicki. Tous les trois ont été condamnés à mort par les autorités polonaises clandestines, et le dernier concerné par ce jugement a été exécuté. Aujourd’hui, cette exécution peut être considérée comme une mesure trop radicale, totalement inutile et difficile à justifier. C’est d’ailleurs l’opinion de la plupart de ceux qui se prononcent sur ce sujet34. Néanmoins les raisons d’un tel jugement étaient bien réelles et ne concernaient pas que Bujnicki : il s’agissait de la collaboration avec un occupant dont les intentions hostiles envers la Pologne ne faisaient aucun doute. Czesław Miłosz, collègue de Bujnicki au sein du groupe littéraire d’avant-guerre « Żagary », écrit dans sa première lettre du temps de l’Occupation à Jerzy Andrzejewski :

« Il serait intéressant de raconter quelles ont été les cheminements qui ont conduit mes amis, après l’entrée des troupes soviétiques dans la région de Vilnius, à trahir la patrie et l’honneur35… »

28Car le comportement des écrivains et des journalistes polonais qui collaborent avec Czerwony Sztandar [L’étendard rouge] ou Nowe Widnokręgi à Lvov, comme Leon Pasternak, Adam Ważyk, Jerzy Putrament, Włodzimierz Słobodnik, Jerzy Borejsza ou Władysław Bieńkowski, doit être qualifié de trahison de la patrie et de l’honneur. Certes, des circonstances doivent être prises en compte : les motifs (notamment les idées de gauche de ces écrivains), la qualité de textes publiés dans ces journaux (ce qui est en faveur de Tadeusz Boy-Zeleński, Władysław Broniewski, Julian Przyboś ou Mieczysław Jastrun qui appartiennent également à ce groupe) ainsi que leur destin avant et après la guerre. Malgré cela, c’est à juste titre que Jerzy Święch conclut de la manière suivante en ce qui concerne le problème de la collaboration des écrivains dans la ville de Lvov occupée par les Soviétiques :

« Il est difficile de nier que des écrivains approuvant le fait de l’annexion des territoires orientaux de la Pologne par l’Union soviétique, acceptant les mesures des autorités à l’égard de la population polonaise, y compris le fait de lui imposer la nationalité soviétique, élus dans les instances suprêmes de l’URSS, collaborant avec les journaux et les organes de la propagande, participant à de nombreuses manifestations de louange du système soviétique, devraient, à la lumière de ces faits, être qualifiés de collaborateurs. Leur comportement, au fond, n’est en rien différent de celui des collaborateurs “allemands”. Ils fournissent des justifications à la politique des autorités soviétiques, laquelle, sans aucun doute, va à l’encontre de l’intérêt de l’État polonais, et en l’occurrence contribue aux souffrances et aux vagues successives de répression qui frappent les Polonais sur ces territoires36. »

29La troisième composante de l’attitude des écrivains sous l’Occupation, concerne leur implication dans les activités liées à la clandestinité, c’est-à-dire dans la vie culturelle clandestine et dans la lutte directe contre l’occupant. Pour commencer, il y a lieu de rappeler qu’aucun autre pays européen n’a eu un État clandestin aux structures aussi développées en ce qui concerne les organismes gouvernementaux en exil, les forces armées en dépendant, les partis politiques, les organisations de secours ainsi que les institutions éducatives, artistiques et littéraires. À Varsovie, il y a deux universités clandestines : l’université de Varsovie et l’Université des territoires de l’Ouest, lesquelles dispensent un enseignement régulier. C’est là, à Varsovie, que sont organisés de nombreux débats, soirées littéraires, spectacles, concerts…

« La capitale, comme le montrent de nombreux documents et récits, constitue à cette époque », remarque Jerzy Święch, « un véritable centre des associations, groupes, sociétés, salons, cours universitaires clandestins, soirées poétiques… plus ou moins formelles. Les visiteurs s’étonnaient de l’intensité de la vie politique et culturelle à Varsovie où tous les organismes clandestins gouvernementaux et militaires avaient leur siège37. »

30Dans les mémoires déjà cités de Ferdynand Goetel on trouve une description des états d’âme d’un Varsovien qui participe à la vie culturelle clandestine :

« Cependant, l’après-midi, Varsovie est très animé. Où va-t-on sortir ? Assister au cours du professeur Tatarkiewicz sur l’histoire de la philosophie ? Ou celui de Kotarbiński ? Ou encore participer à un débat où des personnes de tous les âges et de toutes les opinions sont aux prises dans d’ardentes discussions idéologiques et s’affrontent sans aucune haine personnelle pour ensuite se serrer les mains chaleureusement et se quitter bons amis38 ? »

31Varsovie est aussi un puissant centre d’éditions clandestines. En Pologne, plus de 1 500 titres de presse clandestine paraissent au total pendant la guerre, dont 650 à Varsovie. Les éditions clandestines ont aussi publié plus de 1 500 livres et brochures, dont 800 dans la capitale. C’est là que se trouve plus de la moitié, des imprimeries clandestines, sur un nombre total de quatre cents. Les tirages des magazines culturels et littéraires atteignent des centaines, voire un millier d’exemplaires. Ils sont dactylographiés, copiés ou imprimés. Les livres peuvent avoir des tirages plus importants, ce qui concerne avant tout les anthologies de poésie (1 000 à 3 000 exemplaires), les livres traitant de la lutte contre l’occupant (le tirage de la première et, l’année suivante, de la deuxième édition de Kamienie na szaniec [Pierres sur le rempart], livre décrivant les actions de sabotage et de diversion de l’organisation scoute Szare Szeregi [Rangs gris] a été de deux mille exemplaires) ainsi que les brochures relatives aux sujets d’actualité (par exemple un recueil des témoignages sur le travail obligatoire dans le Reich, Na robotach w Rzeszy, lequel a été publié à 15 000 exemplaires). Les livres de littérature, le plus souvent des recueils poétiques, dont une centaine sont parus pendant la guerre, ont des tirages allant d’une dizaine d’exemplaires (les éditions bibliophiliques de la « Bibliothèque des sous-locataires de l’avenir » de Jerzy Kamil Weintraub) à un millier (Pogarda de Roman Bratny). Mais le plus souvent il s’agit de tirages variant entre 100 et 400 exemplaires. C’est le cas des volumes de vers les plus importants des poètes de « la génération de la guerre », tels que Baczyński, Borowski, Gajcy ou Stroiński.

32Ce n’est pas le nombre mais surtout l’importance des magazines culturels et littéraires clandestins que l’on doit souligner. Parmi les revues rédigées par les écrivains de la vieille génération et de la génération intermédiaire, il y lieu de mentionner avant tout Kultura jutra [Culture de demain] qui puise son inspiration dans la tradition chrétienne, dans le messianisme romantique (représenté notamment par Józef Hoene-Wroński) et dans la pensée de Stanisław Brzozowski, notamment à travers les nombreux articles de son rédacteur Jerzy Braun (avec la collaboration de Jerzy Zagórski). Une autre revue importante de la vieille génération est Nurt [Le Courant] qui se réfère également à la tradition romantique nationale, rédigée par Ferdynand Goetel et Wilam Horzyca et remplie essentiellement des articles de ce dernier. En revanche, en ce qui concerne les magazines rédigés par les écrivains représentants de la jeune génération, dite « génération de la guerre », il faut citer avant tout les trois suivants : Miesięcznik Literacki [Magazine littéraire mensuel], Sztuka i Narod [L’Art et la nation] et Droga [La Voie].

33Miesięcznik Literacki est rédigé à Cracovie par Tadeusz Kwiatkowski et Wojciech Żukrowski et lié au milieu cracovien de l’intelligentsia catholique. On y publie entre autres les essais et les articles de deux personnalités importantes de la génération précédente, dite génération 1910 : Kazimierz Wyka [par exemple Tradycja a przyszłość (La tradition et l’avenir) et List do Jana Bugaja (Lettre à Jan Bugaj)] et Jerzy Turowicz [par exemple Literatura a naród (La littérature et la nation)]. Sztuka i Naród, la revue littéraire qui paraît le plus longtemps dans la clandestinité (16 numéros entre avril 1942 et juillet 1944), est rédigée successivement par Onufry Bronisław Kopczyński, Wacław Bojarski, Andrzej Trzebiński et Tadeusz Gajcy et liée à l’organisation clandestine nationaliste Konfederacja Narodu [Confédération de la nation]. On y publie avant tout de nombreux articles d’idées, des textes critiques, de la poésie et de la prose des rédacteurs eux-mêmes, mais aussi de leurs amis littéraires, tels que Leon Zdzisław Stroiński et Stanisław Marczak. En revanche, Droga, rédigée par Juliusz Garztecki et Ewa Pohoska, est étroitement liée au milieu des socialistes polonais ressemblés autour d’une autre revue, Płomienie [Flammes] rédigée par Jan Strzelecki et Karol Lipiński. On y publie notamment les vers de Baczyński et de Borowski, la prose de Szczepański [Pamiętnik wojenny (Mémoire de la guerre) qui fera par la suite partie de Polska jesień (L’automne polonais)], les articles de Barbara Baczyńska et de Marczak-Oborski. Sztuka i Naród et Droga ont aussi leurs propres collections de poésie, notamment de Gajcy et Stroiński, Baczyński et Borowski.

34Lorsque l’on évoque les revues clandestines, on ne saurait oublier les questions liées à leur financement et les différentes contraintes y afférentes.

« Le système de financement de l’activité des éditions clandestines », écrit Jerzy Święch, « est composé des fonds mis à disposition soit par les représentants du gouvernement, de l’État clandestin (les plus nombreux), soit par les partis politiques, soit enfin par les cellules compétentes de l’armée clandestine. Dans ces conditions toute initiative littéraire dépend de l’organisation ou de l’institution qui octroie l’aide en question. […] La politisation du métier d’écrivain est devenu un faite encore plus nette qu’avant la guerre39. »

35Cette situation concerne également les rédacteurs de la génération de la guerre. Sztuka i Narod dépend en termes d’organisation et de financement de la Confédération de la nation (une organisation nationaliste) et dans une première phase sa production s’effectue au siège du bureau technique de cette organisation. Mais elle dispose en même temps d’une autonomie importante. Même si les articles de Bojarski ou Trzebiński montrent une influence de l’idéologie de la Confédération, dans l’ensemble cette revue constitue une tentative pour parvenir à leur propre vision de la littérature polonaise et de la culture moderne, indépendamment de la tradition de l’entre-deux-guerres et des attitudes propres au romantisme dépoussiérées en fonction des besoins du moment. Il en est de même pour ce qui concerne la revue Droga. Sauf que dans ce cas, bien que ses rédacteurs et ses auteurs soient étroitement liés à la tradition de la pensée socialiste et aux partis socialistes d’avant-guerre et de l’époque de la guerre [la Fédération de la jeunesse socialiste indépendante, l’Organisation de la jeunesse socialiste « Spartacus », le Parti socialiste polonais (PPS) et par la suite le parti des Socialistes polonais et le WRN (Liberté, Égalité, Indépendance)], la revue elle-même bénéficie d’un éditeur privé (Juliusz Garztecki avance ses propres fonds pour financer la revue), ce qui est assez rare à l’époque. Malgré des liens amicaux, Droga n’est pas une « représentation littéraire » de la revue socialiste Płomienie. Là aussi, on recherche une formule particulière de la culture polonaise, éloignée de ses expressions idéologiques, telles qu’elles se sont manifestées dans le cas du Czerwony Sztandar à Lvov ou de la Prawda à Vilnius. Malgré toutes leurs différences, les deux groupes, et notamment l’œuvre de leurs deux représentants respectifs les plus remarquables, Gajcy et Baczyński, présentent un « alliage de la tradition romantique et de la modernité » d’une originalité exceptionnelle40.

36Arrêtons-nous encore sur cette « génération de la guerre » qui en soi constitue l’un des phénomènes les plus importants de cette époque en Pologne non seulement pour la littérature mais aussi pour la culture en général. En même temps il est exceptionnel à l’échelle européenne. C’est une génération à vocation culturelle qui comprend de jeunes écrivains, sociologues, historiens, pédagogues, hommes de théâtre, médecins, architectes… Ils sont tous nés autour de l’année 1920 ; donc en septembre 1939 ils viennent d’avoir leur baccalauréat ou le passent pendant les premières années de la guerre, tout en commençant leurs études à l’université clandestine. Le caractère exceptionnel et le rôle extrêmement important de cette génération s’expriment à travers un ensemble d’éléments traités avec la même importance et le même engagement : les choix de vie, en matière de pensée et de création artistique, les positions idéologiques, éthiques et esthétiques, les propositions théoriques et les actions pratiques. C’est une génération de la création, de la pensée et du combat, mais soudée dans un alliage où la nécessité de se battre contre l’occupant ne remet pas en cause les questions intellectuelles et artistiques. Le combat au sein des troupes des maquis, la participation aux actions de sabotage et de diversion, l’activité dans les organisations sociales et éducatives clandestines et dans les partis politiques, le travail de rédaction, d’imprimerie et de diffusion de la presse clandestine, le travail dans les structures de la Délégation du Gouvernement, et enfin le combat dans l’Insurrection de Varsovie, telles sont les données de l’engagement de la génération de la guerre.

37Le combat est donc un fait incontournable pour cette génération, mais la « croyance en la nécessité de combattre » ne met pas de côté l’ensemble des questions qui se manifestent dans « l’apocalypse accomplie » (en effet, la génération de la guerre est appelée « génération de l’apocalypse accomplie »). C’est, au contraire, le combat qui constitue une ouverture à ces questions. L’homme privé du droit fondamental de décider de son sort, mis dans la situation du combat, c’est, pour cette génération, l’homme qui se trouve en même temps, comme écrit Jan Strzelecki (pendant la guerre rédacteur des Płomienie et sociologue éminent après la guerre), « dans un cercle de sentiments eschatologiques du destin humain, quelque part à la limite de l’expérience propre à l’être humain en tant qu’espèce ». Cette expérience peut être rapportée à l’expérience de la guerre comme fin du monde, comme décomposition des catégories fondamentales de la culture. Et donc une expérience qui ne saurait être réduite à la lutte contre l’occupant ou au recouvrement de la liberté, même si la lutte pour la liberté est pour cette génération un devoir incontestable.

38La génération de la guerre, même si elle est loin de refuser d’accomplir des actes héroïques, fait de ces actes un problème qui ne se résout pas par le courage ou le dévouement seuls, mais qui doit, à chaque fois être éclairé à la lumière de la pensée critique et à l’épreuve de la réflexion morale. Voilà pourquoi c’est cette génération qui a laissé à la postériorité la marque d’un héroïsme qui se veut conscient de lui-même. Et ce, au sens où la guerre « a modifié la notion de soldat en y incluant, comme l’écrit à l’époque le “Bulletin d’information”, chaque personne qui consciemment nuit à l’ennemi, qui n’accomplit que de simples gestes d’aide, qui rédige ou distribue la presse clandestine, collecte ou transmet des informations, effectue des sabotages41… » – tous sont des soldats. Les activités clandestines, le combat, la résistance contre l’occupant… sont pour eux objet de rêve et de fascination, le domaine du devoir que l’on ne saurait ignorer. Mais aussi, concomitamment, l’objet d’une analyse critique et d’une transformation artistique.

39Tout en étant des soldats, ces jeunes gens de la génération de la guerre ne cessent de se poser la question : « Comment être un soldat ? » Tout en combattant, ils se demandent : « Pour quoi et comment combattre ? » Une rubrique ainsi intitulée est rédigée dans Prawda Młodych [La vérité des jeunes], revue catholique liée au Front de la renaissance de la Pologne, par Władyslaw Bartoszewski (après la guerre historien et homme politique). Il y rappelle que « l’art de combattre est un des arts les plus difficiles », qu’il est l’aboutissement non seulement du courage et du dévouement, mais qu’il exige de la prudence et de la force morale. Ainsi, il postule que « tous les jeunes connaissent l’obligation de combattre pour atteindre la conscience du combat42 ».

40Dans la littérature polonaise la génération de la guerre est représentée notamment par Krzysztof Kamil Baczyński, Tadeusz Gajcy, Andrzej Trzebiński, Tadeusz Rożewicz, Jan Józef Szczepański, Tadeusz Borowski, Gustaw Herling-Grudziński. Baczyński et Gajcy sont morts dans l’Insurrection de Varsovie à l’âge de 22 et 23 ans. Trzebiński a été fusillé dans une exécution de rue à Varsovie à l’âge de 21 ans. Różewicz et Szczepański ont combattu dans la Résistance sur les territoires polonais, et ils ont survécu ; le premier est devenu l’un des poètes polonais les plus éminents du XXe siècle, le dernier l’un des prosateurs les plus importants. Borowski a survécu à Auschwitz et a connu le camp de DP (Displaced Persons), alors que Gustaw Herling-Grudziński après avoir vécu l’expérience du goulag soviétique s’est battu au sein de l’armée du général Anders jusqu’à la bataille de Monte Cassino. Sans ces deux noms la prose polonaise du vingtième siècle ne serait pas ce qu’elle a été. Pour ces jeunes écrivains qui ont survécu, la guerre et la condition humaine qui s’y est manifestée sont devenues la question centrale de leur œuvre. En situant la question nationale dans le contexte des expériences personnelles, lesquelles sont en même temps des expériences universelles, l’écriture de la génération de la guerre a créé un courant spécifique dans la culture polonaise qui constitue un élément essentiel du vingtième siècle mais est aussi un point de référence pour l’avenir. Le message de cette génération est le suivant : l’apocalypse n’est pas un événement ponctuel mais une figure du destin humain ; l’homme et sa culture, quelle que soit la période historique, ne sont pas à l’abri de la décomposition ; le mal est inscrit dans la condition humaine comme un danger potentiel permanent ; le destin humain et le destin de chaque communauté sont exposés à une épreuve perpétuelle ; on ne saurait trouver une formule unique pour protéger ce destin, pour protéger la dignité humaine.

41En guise de conclusion, il serait intéressant de s’interroger sur la manière dont la situation spécifique des écrivains pendant l’Occupation influence les conditions ultérieures de la vie littéraire en Pologne. Or, dans ce contexte, il y a lieu d’évoquer les trois points suivants. D’abord, ce que l’on peut définir comme le rôle fondamental de la communication littéraire courante dans la culture polonaise. Soulignons, encore une fois, l’importance du circuit de la création littéraire et de la pensée critique offert par les revues périodiques. En Pologne, dès la fin du XIXe siècle les revues littéraires, hebdomadaires et mensuelles, jouent un rôle extrêmement important en tant qu’interfaces entre les artistes et les lecteurs. Pendant la guerre leur position s’est encore renforcée. Cette situation continue après la guerre, avec cette particularité que les revues fonctionnent dans deux et ensuite trois circuits différents (officiel, clandestin et d’émigration). Ensuite, la vie clandestine comme modèle d’existence de la culture et de la littérature devient une référence importante pour le circuit clandestin parallèle qui fonctionne en Pologne dans les années 1970 et 1980 et qui comprend une diversité de modes d’existence de la culture clandestine avec leurs avantages (l’absence de censure, la liberté d’expression) et leurs défauts (l’absence d’attitudes critiques individualisées face à la nécessité de manifester son opposition à l’égard de l’ennemi commun). Enfin, on constate la disparition de la séparation entre espace privé et public dans la façon de vivre la littérature. Pendant l’Occupation la vie culturelle et littéraire s’est déplacée nécessairement à l’abri des appartements privés, ce qui a influencé son caractère non officiel et en même temps social. La littérature n’est pas quelque chose d’extérieur par rapport à l’espace de la vie quotidienne mais elle en devient un élément constitutif important. Cette caractéristique de la culture littéraire propre à la vie clandestine, on la retrouve après la guerre, et notamment dans les années 1970 et 1980.

Notes de bas de page

1 Cf. mon article « Wojna jako centralne doświadczenie polskiego wieku XX » [La guerre comme expérience centrale du XXe siècle polonais], dans : Dwudziestowieczność, sous la direction de Mieczysław Dąbrowski et Tomasz Wójcik, Wydział Polonistyki Uniwersytetu Warszawskiego, Varsovie, 2004, en ce qui concerne l’importance de l’expérience de la guerre pour la compréhension de la culture polonaise au XXe siècle.

2 Jerzy Święch, Literatura polska w latach II wojny światowej, Wydawnictwo Naukowe PWN, Varsovie, 1997.

3 Ibidem, p. 26.

4 « Literatura emigracji walczącej » [La littérature de l’émigration militante] est le titre d’un article de Ksawery Pruszyński publié à la une du premier numéro des Wiadomości Polskie Polityczne i Literackie (1940, no 1). Voir sa reproduction dans : Jerzy Święch, Literatura polska w latach II wojny światowej, op. cit., p. 282.

5 Citation d’après Jerzy Święch, Literatura polska w latach II wojny światowej, op. cit., p. 293.

6 Cf. dans l’Autobiographie à quatre mains de Jerzy Giedroyc : « Même si nous n’avons pas eu de doutes que nous resterions à l’Ouest, notre attitude à l’égard de la réalité polonaise n’était pas un refus univoque et inconditionnel. Nous voulions agir sur cette réalité. […] La divergence essentielle entre nous et Londres consistait dans le fait que nous voulions agir sur ce qui se passait au pays, alors qu’eux, ils voulaient bâtir une Pologne de l’émigration, l’État polonais en exil. […] Par rapport à Londres, notre appréciation de ce qui se passait au pays était également différente. Pour nous ce n’était pas en noir et blanc. Nous ne pensions pas que tout y était à rejeter » (Jerzy Giedroyc, Autobiografia na cztery ręce, rédaction Krzysztof Pomian, Czytelnik, Varsovie, 1994, p. 148, 152, 153-154).

7 Tomasz Szarota, Okupowanej Warszawy dzień powszedni, Czytelnik, Varsovie, 1988, p. 122.

8 Ferdynand Goetel, Czasy wojny, introduction par Władysław Bartoszewski, notes et postface par Marek Gałęzowski, Arcana, Cracovie, 2005, p. 81.

9 Zofia Nałkowska, Dzienniki, vol. 5 : 1939-1944, rédaction, préface et commentaire par Hanna Kirchner, Czytelnik, Varsovie, 1996, p. 165.

10 Konfederacja Narodu (la Confédération de la Nation) est une organisation polonaise clandestine fondée entre 1940 et 1941 ; elle fait suite (mais ce n’est pas une simple continuation) au mouvement d’extrême droite antisémite d’avant-guerre Ruch Narodowo-Radykalny (Mouvement national radical), dit ONR « Falanga ». Les deux organisations ont été dirigées par Bolesław Piasecki.

11 Andrzej Trzebiński, Pamiętnik, rédaction, préface et commentaire par Paweł Rodak, Iskry, Varsovie, 2001, p. 158.

12 Maria Dąbrowska, Dzienniki 1914-1945, choix, préface et notes par Tadeusz Drewnowski, vol. 3 (1936-1945), Czytelnik, Varsovie, 2000, p. 355.

13 Voir Jarosław Iwaszkiewicz, Notatki 1939-1945, annexe d’Anna Iwaszkiewiczowa, rédaction, notes et postface par Andrzej Zawada, Wydawnictwo Dolnośląskie, Wrocław, 1991.

14 L’initiative de Zbigniew Mitzner est reconstituée par Hanna Kirchner dans une note du vol. 5 de Dzienniki de Zofia Nałkowska (op. cit., p. 467-470). On en trouve une description plus complète dans le texte de Piotr Mitzner, Mój ojciec – konspirator [Mon père, le conspirateur] qui sera publié dans : Jan Szeląg [Zbigniew Mitzner], Felieton o mojej Warszawie, préparé par le Musée historique de la Ville de Varsovie.

15 L’activité de Władysław Ryńca est également reconstituée par Hanna Kirchner dans une note du vol. 5 de Dzienniki de Zofia Nałkowska (op. cit., p. 642-646).

16 Stanisław Rembek, Dziennik okupacyjny, préface par Marek Nowakowski, Oficyna Wydawnicza « Agawa », Varsovie, 2000, p. 30.

17 Ibidem, p. 104.

18 Maria Dąbrowska, Dzienniki 1914-1945, op. cit., p. 359.

19 Ibidem, p. 362.

20 Zofia Nałkowska, Dzienniki, t. 5 : 1939-1944, op. cit., p. 132.

21 Ibidem, p. 182.

22 Ibidem, p. 298-299.

23 Ibidem, p. 128.

24 Ibidem, p. 152.

25 Andrzej Trzebiński, Pamiętnik, op. cit., p. 148.

26 Zofia Nałkowska, Dzienniki, t. 5 : 1939-1944, op. cit., p. 239, 269.

27 Les attitudes des écrivains juifs pendant la guerre (ceux qui se sont retrouvés enfermés dans les ghettos et dans les camps d’extermination et ceux qui se cachaient ou qui ont émigré) ne sont pas traitées séparément dans le présent texte. L’attitude des écrivains polonais à l’égard des Juifs ou de l’Holocauste n’y est pas abordée non plus. En effet, ces deux sujets ont fait l’objet de nombreux travaux spécifiques. Voire par exemple Literatura polska wobec Zagłady, sous la direction de Alina Brodzka-Wald, Dorota Krawczyńska, Jacek Leociak, Żydowski Instytut Historyczny, Varsovie, 2000.

28 Les publications et les débats concernant la collaboration (aussi bien avec les Allemands qu’avec les Soviétiques) sont présentés de manière exhaustive par Tomasz Szarota dans Karuzela na Placu Krasińskich. Studia i szkice z lat wojny i okupacji, 2e édition, Oficyna Wydawnicza « Rytm », Varsovie, 2007, partie II : Trudny temat – kolaboracja. Dans ce livre Szarota remarque que le terme « collaboration » a été employé pendant la guerre uniquement pour l’occupation allemande.

29 Biuletyn Informacyjny, 3 avril 1941, cité d’après Tomasz Szarota, Okupowanej Warszawy dzień powszedni, op. cit., p. 122.

30 Le Biuletyn Informacyjny du 18 septembre 1941 rapporte que « les autorités compétentes ont saisi le tribunal spécial au sujet de trois citoyens connus de la ville de Varsovie [Goetel, Skiwski et l’architecte Juliusz Nagórski], en demandant de les frapper d’infamie » (cit. d’après : Marek Gałęzowski, Ferdynand Goetel w czasie wojny, dans : Ferdynand Goetel, Czasy wojny, op. cit., p. 362).

31 Ibidem, p. 364.

32 Voir Stanisław M. Jankowski, Ryszard Kotarba, Literaci a sprawa katyńska – 1945, Towarzystwo Naukowe « Societas Vistulana », Cracovie, 2003.

33 Voir Włodzimierz Bolecki, Ptasznik z Wilna. O Józefie Mackiewiczu. (Zarys monograficzny), 2e édition, Arcana, Cracovie, 2007.

34 Voir Tomasz Szarota, Problem kolaboracji w Wilnie pod okupacją sowiecką. Sprawa Teodora Bujnickiego, dans son : Karuzela na Placu Krasińskich, op. cit.

35 Czesław Miłosz, Lettre à Jerzy Andrzejewski de 22 août 1942, dans : Czesław Miłosz, Legendy nowoczesności. Eseje okupacyjne. Listy-eseje Jerzego Andrzejewskiego i Czesława Miłosza, Wydawnictwo Literackie, Cracovie, 1996, p. 162.

36 Jerzy Święch, Literatura polska w latach II wojny światowej, op. cit., p. 282. C’est à juste titre que Święch remarque en outre que l’épisode de Lvov peut également être vu comme « un champ d’expérimentation de la littérature qui se développera bientôt, sous les auspices de la propagande communiste, sous la forme du réalisme socialiste » (p. 185).

37 Ibidem, p. 65.

38 Ferdynand Goetel, Czasy wojny, op. cit., p. 83.

39 Jerzy Święch, Literatura polska w latach II wojny światowej, op. cit., p. 65.

40 Ibidem, p. 487.

41 « Biuletyn Informacyjny » du 23 janvier 1941, cit. d’après: Jerzy Święch, Pieśń niepodległa. Model poezji konspiracyjnej 1939-1945, PWN, Varsovie, 1982, p. 31.

42 [Władysław Bartoszewski], O co i jak walczyć, « Prawda Młodych » décembre 1942.

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