L’écriture de résistance dans la Pologne communiste
p. 177-188
Texte intégral
1La littérature clandestine dans le camp communiste a vu le jour en Union soviétique. Jusqu’à aujourd’hui elle est désignée – dans presque toutes les langues du monde – sous le terme russe de samizdat, qui signifie « édité de manière indépendante », sans autorisation de l’État, en dehors du réseau officiel des maisons d’édition. Les publications sous forme de samizdats sont des feuilles de papier recopiées à la machine qui sont diffusées parmi l’intelligentsia insoumise, transmises de main en main et recopiées une nouvelle fois sur d’autres machines par des personnes anonymes1. La portée du samizdat ne saurait toutefois se réduire à sa simple forme, mais dépend, dans une large mesure, du contexte politique dans lequel cette activité s’exerce. La liberté de parole dans les régimes communistes était très limitée et la censure d’État avait pour mission de veiller à l’orthodoxie de pensée des publications officielles. La reproduction des samizdats était interdite et c’est justement en Union soviétique qu’elle était le plus sévèrement punie.
2Après 1956, dans le camp soviétique, les répressions se sont faites moins violentes et les individus avaient moins peur qu’au cours de la période du gouvernement de Staline. C’est justement à cette époque que les samizdats sont apparus – au départ comme des publications à la fois innocentes et de nature littéraire, à l’exemple du Docteur Jivago de Boris Pasternak. Par la suite, ils sont devenus de plus en plus critiques à l’égard du système communiste. La littérature interdite sur les camps d’internement, dont l’un des plus célèbres exemples est l’Archipel du Goulag de Soljenitsyne, a acquis une notoriété internationale2. Dans les années 1960 les samizdats se sont principalement développés en Union soviétique. Ils permettaient de faire circuler des textes spécialement écrits pour les samizdats, mais aussi des ouvrages imprimés à l’Ouest qui avaient franchi clandestinement le « rideau de fer » avant de se transformer à nouveau en textes tapés à la machine3. Le samizdat – invention russe – s’est également diffusé en Tchécoslovaquie, en Pologne, en Hongrie et en RDA. En Pologne, il était toutefois moins populaire, le terme samizdat n’y était pas employé. Dans une plus large mesure la Pologne recevait des publications issues des milieux de l’émigration, envoyées clandestinement et publiées principalement par les diasporas polonaises de Paris et de Londres. Sans cette forte présence de l’émigration polonaise à l’Ouest, dont la dernière vague remontait à la période de la Seconde Guerre mondiale, la lecture clandestine en Pologne aurait certainement été beaucoup moins importante.
3Ce mouvement lié à la diffusion de textes interdits n’était pas quelque chose de nouveau en Europe de l’Est4. Aussi bien en Russie qu’en Pologne, il existait depuis longtemps une intelligentsia de libres penseurs, en conflit avec le pouvoir. Dans le cas de la Pologne du XIXe siècle, ce pouvoir était non seulement despotique, mais aussi étranger, russe en l’occurrence. Les premières publications interdites sont apparues en Pologne dès le XVIe siècle, aux temps de la réforme, et étaient combattues par les monarques catholiques. L’époque des Lumières et de la Révolution française a constitué une étape fondamentale. Le fourmillement intellectuel qui est apparu dans l’esprit des hommes avant et pendant la Révolution, provenait également de la lecture de textes interdits qui contestaient l’autorité de l’Ancien Régime. Certains de ces textes clandestins qui étaient édités en France sont arrivés jusqu’en Europe de l’Est. Ils étaient le vecteur non seulement d’une pensée, mais aussi de modèles d’actions. Les conspirateurs, les romantiques, les patriotes polonais, tout au long du XIXe siècle, ont lu, ont colporté et ont été emprisonnés pour avoir possédé cette littérature interdite. Ces ouvrages clandestins, même s’ils ne se diffusaient que dans des cercles restreints, sont devenus de véritables légendes. Leur lecture était considérée comme un élément d’une éducation patriotique dans le contexte difficile de la période de soumission à l’égard des puissances voisines et du combat pour l’indépendance. Ce mouvement visant à lire et à éditer des ouvrages à l’insu du pouvoir s’est transmis, sans que l’on comprenne véritablement le mécanisme de cette transmission, de génération en génération au cours des XIXe et XXe siècles. Il a disparu au cours des périodes de liberté et a revu le jour au cours des périodes de guerre et d’occupation.
4Dans les années 1960 du XXe siècle, période au cours de laquelle la littérature clandestine a de nouveau connu une période de diffusion importante en Pologne, les traditions de la résistance éditoriale de la Seconde Guerre mondiale étaient encore bien vivantes. Sous l’occupation allemande, environ 1 700 livres et brochures ont été édités5. Bon nombre de personnes qui se souvenaient de la résistance ou qui y avaient pris part étaient encore en vie. Certaines d’entre elles se sont également engagées dans l’édition clandestine après la guerre. Dans ce sens, nous pouvons parler de continuité, mais sous une forme modifiée – pacifique, reposant sur les principes de la non-violence. Très certainement, le meilleur exposé de cette philosophie de l’action a été présenté par Václav Havel dans son essai Le Pouvoir des sans-pouvoir en 19786. Havel déclarait que l’opposition illégale, bien que faible numériquement, était une communauté de personnes qui vivaient dans la vérité. Elle agit ouvertement, elle n’est pas un groupe de conspirateurs. Elle n’a pas d’armée ni de fusils, sa seule arme est sa force morale. Elle peut même, dans certaines conditions favorables – tel un virus invisible – contaminer la société et détruire la puissance de la dictature. L’édition de samizdats avait donc pour objectif de former des postures anti-totalitaires, de créer une atmosphère délétère pour le régime communiste et de faire vivre l’espoir secret que la vérité allait un jour triompher.
5Dans les milieux de la jeunesse révoltée, qui en Pologne était la plus naturellement portée à cette activité, les accents non conformistes étaient tout le temps très présents. L’opposition était tout autant une contestation des rituels et des modes de vie du socialisme réel qu’une contestation des normes et des usages d’une société traditionnelle. La lecture et la reproduction d’ouvrages interdits induit un désaccord avec l’opportunisme du reste de la société et constitue également un mode de vie original – éloigné des valeurs et des vertus de la petite bourgeoisie7. Ses principaux leaders étaient issus de la génération des années 1960. Ils avaient participé aux mouvements étudiants de 1968 qui avaient touché plusieurs villes de Pologne. En cela notre contestation se rapprochait de ce qui se passait en Europe de l’Ouest. Les fondements idéologiques de toute l’opposition des samizdats – dispersée dans tout l’empire soviétique – étaient toutefois diversifiés. Certains mettaient particulièrement l’accent sur la violation des droits de l’individu, sur l’absence de démocratie, et dans les cas extrêmes, ils réclamaient un retour vers les racines marxistes du communisme ; d’autres mettaient en avant les questions nationales, la liberté de religion, l’indépendance. Cette différenciation était la plus visible en URSS où, à côté des samizdats russes, existaient des éditions de groupes nationaux comme, par exemple, les samizdats lituaniens, lettons, géorgiens – en règle générale opposés à la domination russe8.
6Le mouvement des samizdats s’est développé au cours des années 1970 et 1980, largement isolé du reste de la société et sans qu’il y ait de contacts fréquents entre les groupes des différents pays. Le nombre de livres et de magazines clandestins continuait d’augmenter. Dans les pays communistes, certains opposants issus du milieu des samizdats commencèrent à lancer des initiatives de plus en plus audacieuses, comme le Groupe d’initiative de défense des droits de l’Homme en URSS, le Comité de défense des ouvriers polonais, la Charte 77. Par ailleurs, ces organisations étaient des forums de discussion de l’opposition : elles amélioraient la diffusion des textes et incitaient de nouvelles personnes à lire ces textes. C’est ainsi que les prémices d’une opinion publique et d’une société civile ont vu le jour dans les régimes communistes9. Dans la plupart des cas, toutefois, cette activité avait un caractère résolument élitaire et limité. Les samizdats se diffusaient au sein de groupes d’intellectuels dans les grandes villes, des rêveurs incorrigibles qui prenaient le risque de s’exposer aux mesures de répression du pouvoir et de se retrouver isolés dans leurs choix de vie. De fait, ces publications avaient un aspect très étrange et ne ressemblaient pas à de vrais livres. Peu nombreux étaient ceux qui pensaient que ces textes, tapés à la machine, d’apparence modeste, reproduits en quelques exemplaires, de manière très artisanale, pouvaient représenter quelque chose de plus qu’un hobby dangereux.
7C’est uniquement en Pologne que ces textes clandestins avaient atteint un niveau notable de diffusion dès la deuxième moitié des années 1970. La reproduction par dactylographie avait été abandonnée au profit de techniques d’impression qui étaient très primitives au départ, mais qui ont fini par se moderniser par la suite. Dans les imprimeries improvisées, dissimulées dans des appartements privés, dans des caves, dans des greniers et des garages, des textes étaient reproduits sur des duplicateurs de bureau qui étaient les ancêtres de nos actuelles photocopieuses. Il était parfois possible d’imprimer des livres entiers sur des machines professionnelles dans des imprimeries d’État. Grâce à ces perfectionnements techniques, le tirage de ces publications clandestines ne se comptait plus en dizaines, mais en centaines ou en milliers d’exemplaires. Le « samizdat perfectionné » polonais s’est ainsi différencié de son modèle originel soviétique. De fait, au lieu de parler de samizdat, on parlait plutôt de : littérature secrète, indépendante, diffusion alternative, clandestine ou hors censure10.
8Les plus grandes innovations techniques correspondent à la période d’approfondissement de la crise de l’économie communiste. Et c’est justement l’aggravation des ressentiments sociaux qui a eu le plus d’influence sur le développement des éditions clandestines. En 1980, la Pologne a vu naître « Solidarność », une organisation de masse de l’opposition qui a réuni 10 millions de personnes. Ces événements prenaient l’allure d’une révolution rampante ou d’une contre-révolution11. Le syndicat « Solidarność » était dépourvu des traits propres à un mouvement révolutionnaire de type classique. À la différence de la Révolution française ou de la Révolution russe il n’a fait couler aucune goutte de sang et n’a proposé aucune idée totalement nouvelle visant à modifier le monde. Il a toutefois ébranlé les fondements du système communiste. La stratégie de lutte reposait sur des grèves et des négociations avec le pouvoir, mais aussi sur une propagande développée. Le pouvoir n’avait jamais été aussi faible. Les publications clandestines étaient lues presque ouvertement et de manière quasiment massive.
9Cette révolution de papier12, telle qu’elle est nommée par certains chercheurs, n’aurait pas pu avoir lieu sans le soutien du monde occidental. Dès les années 1950, la Pologne recevait des ouvrages interdits colportés clandestinement dans des valises de sportifs, d’artistes, de scientifiques, de prêtres et de diplomates occidentaux ou même envoyés clandestinement par la poste. Les anciens canaux de contrebande menant de l’Ouest à l’Est ont connu un mouvement particulièrement intense après la mise en place de l’état de guerre en 1981, qui avait été une tentative d’éradiquer le syndicat « Solidarność ». La Pologne de l’époque a accueilli des transports humanitaires de l’Ouest chargés de nourriture, de vêtements et de médicaments. Parmi toutes ces choses on avait fait passer également des colis secrets destinés aux éditions clandestines : des duplicateurs électriques, de l’encre d’imprimerie, des matériaux photosensibles. Parmi ces contrebandiers on retrouve un syndicaliste français sympathisant de « Solidarność », Jacky Challot. Arrêté en 1984 par la police politique, il a passé plusieurs mois en prison en Pologne13. Les courriers transportaient également de l’argent et des publications. Ces dernières parvenaient souvent à destination par des voies très détournées, dissimulées dans les objets les plus bizarres, comme de la lessive, des couches pour enfants, des emballages de tampons. D’une manière symbolique, elles maintenaient le lien, rompu par la guerre froide, entre les intellectuels de l’Est et de l’Ouest.
10Vingt ans après la chute du communisme en Europe de l’Est, cette littérature interdite est depuis longtemps accessible à tous. Presque plus personne ne fait référence à ces ouvrages qui touchent à des problèmes qui ne font plus l’actualité. Dans le monde coloré des médias, ces pages de papier jauni, en noir et blanc, ces tranches de livres sans reliure manquent résolument de charme, et ne peuvent même pas servir à orner les étagères des bibliothèques privées. Au temps du communisme, pour beaucoup de lecteurs, ces publications constituaient toutefois un véritable trésor. Elles étaient recherchées comme des denrées rares et étaient lues rapidement et avec passion, mais aussi souvent de manière peu critique. On ne les prêtait qu’à des personnes de confiance, non seulement par peur de la police, mais aussi par peur de les perdre. Le fait d’avoir accès à de telles publications en disait aussitôt beaucoup sur leur propriétaire. Il permettait de le situer comme sympathisant de l’opposition. De nombreuses personnes se contentaient de la simple acquisition d’un tel livre. Le contenu importait moins que le contexte politique14. Pour les opposants au régime il prenait aussitôt une dimension positive. Il constituait le symbole matériel de l’appartenance à la partie mécontente de la société.
11Le « deuxième réseau » d’édition – c’est le nom qui a commencé à être utilisé dans les années 1980 – a assuré la publication de plus de 6 000 livres et plus de 4 000 titres de magazines. C’est en tout cas ce qu’affirme la bibliographie des ouvrages clandestins élaborée par la Bibliothèque nationale15. Beaucoup de ces livres ne sont toutefois que de simples brochures. Le nombre de titres est également beaucoup moins important, car un bon nombre de titres ont été édités plusieurs fois et seulement sous la forme d’extraits. De même, une part importante des magazines ne sont en fait que des petits journaux éphémères qui n’ont souvent qu’une ou deux pages et dont la publication s’est arrêtée au bout de quelques numéros. D’autres paraissaient rarement et de manière irrégulière. Malgré cela et en dépit de son caractère secret, cette littérature a atteint un niveau de diffusion surprenant dans toute la Pologne et dans divers milieux sociaux. Dans les catalogues des bibliothèques, on ne trouve pas seulement des publications destinées aux intellectuels, mais aussi des petits hebdomadaires pour les ouvriers de l’industrie, des magazines pour les agriculteurs, des livres pour enfants et même des dessins, des affiches, des bandes dessinées ainsi que des imitations de timbres et de billets de banque16. Des cassettes audios et vidéos étaient également diffusées. Elles étaient dupliquées par des moyens privés17. Aucun autre samizdat n’a connu une aussi profonde évolution en Europe de l’Est.
12Au commencement, les maisons d’édition de l’opposition polonaise ne se créaient pas comme des entreprises clandestines, mais il s’est rapidement avéré qu’il était impossible de se développer sans argent. L’éthos a cédé la place au professionnalisme, la révolution s’est faite routinière. Dans cette phase plus mature, l’édition prenait des aspects plus commerciaux : les livres étaient vendus, les imprimeurs, les colporteurs, les rédactrices, les auteurs étaient rémunérés, parfois de manière tout à fait convenable. Ces petites entreprises généraient des bénéfices qui permettaient de financer les publications suivantes. On pouvait toutefois difficilement comparer cette activité de marché noir avec la situation des éditeurs de l’Ouest et avec les principes du libre marché. Les imprimeries clandestines avaient un nom, mais elles n’indiquaient en règle générale aucune adresse, on dissimulait aussi les noms des rédacteurs et des éditeurs. Le papier était acheté en versant des dessous de table aux fournisseurs d’État, les droits d’auteurs étaient souvent bafoués. Personne ne songeait même au règlement des impôts. Des postures de plus en plus pragmatiques s’imposaient. Le fait de perdre cette plénitude de la pureté idéologique a donné à ce mouvement une forte impulsion à agir, une nouvelle perception du sens. La résistance aux mesures de répression du pouvoir s’est renforcée. Les observateurs occidentaux se demandaient dans les années 1980, comment il était possible qu’il existe une telle conspiration, qui n’était finalement pas si cachée que cela et contre laquelle le pouvoir en place semblait impuissant. « La plus grande force de ce mouvement est son absence d’idéologie » déclarait non sans raison l’anthropologue américaine Janine Wedel18.
13La thématique des publications était anti-totalitaire. Les auteurs qui entraient dans la conspiration étaient avant tout ceux qui n’avaient pas pu franchir la barrière de la censure. Les sujets dominants étaient l’histoire contemporaine, les écrits politiques et les belles lettres. On y abordait moins souvent l’économie, la sociologie ou la philosophie. Les principaux genres littéraires étaient les mémoires, les poèmes, les essais, les récits de fiction, les satires, la littérature scientifique. Les figures dominantes étaient les personnalités connues pour leur opposition au régime communiste et les personnes exclues de la vie publique. De nombreux auteurs utilisaient des pseudonymes. Une partie d’entre eux publiaient également dans le réseau officiel, et par crainte des tracasseries de la part de la police ils préféraient ne pas donner leur nom. En principe, le fait de publier dans le « deuxième réseau » excluait l’auteur de la vie officielle. Les cas d’auteurs publiant simultanément dans les deux réseaux sous le même nom est très rare. Le pouvoir ne faisait des exceptions que pour les personnes très connues comme Czesław Miłosz, lauréat du prix Nobel de littérature.
14Le partage caractéristique pour l’Europe de l’Est entre littérature de l’émigration et littérature de l’intérieur continuait à exister. Il convient toutefois de noter que les œuvres écrites à l’intérieur du pays étaient de plus en plus souvent publiées à l’étranger et que des auteurs émigrés voyaient leurs livres être diffusés par les éditions clandestines. Une telle communication – même bien organisée – ne nivelait toutefois pas les différences dans la perception du monde. La littérature de l’émigration, qui pouvait traditionnellement s’enorgueillir de grands noms, était capable de garder une plus grande distance à l’égard du pays et des événements politiques en cours en proposant aux lecteurs des publications plus orientées vers la réflexion et plus atemporelles. De leurs côtés, les auteurs de l’intérieur étaient plus fortement engagés dans la lutte contre le totalitarisme. Victimes de tracasseries de la part du parti communiste et isolés du reste du monde, leurs opinions pouvaient facilement se radicaliser. Pour les habitants de la République populaire de Pologne la publication dans des éditions clandestines était un acte de bravoure individuelle ainsi que l’expression d’un vif désaccord avec le pouvoir. Les publications de l’intérieur étaient, par la force des choses, souvent plus directes, elles constituaient un commentaire de la réalité, en général plus émotionnel. Le fait d’avoir recours à des pseudonymes – ce qui ne se produisait que dans le cas des auteurs de l’intérieur – affranchissait également, dans une certaine mesure, les auteurs du sentiment de responsabilité, ce qui avait pour effet d’affûter la langue employée.
15La littérature clandestine drainait aussi bien de très bons écrivains que des personnes littérairement frustrées, inadaptées, en révolte contre le monde19. Les éditions clandestines diffusaient également des ragots à sensation et des scandales qu’il était impossible de publier dans les mass-médias qui étaient soumis non seulement à la censure politique, mais aussi au respect des bonnes mœurs. Les conditions dans lesquelles s’exerçait cette activité ne contribuaient pas à garantir des standards élevés. Les éditeurs clandestins sont souvent des personnes coupées de leurs vraies professions et de leurs véritables centres d’intérêt par les aléas du cours des événements historiques. Il en va de même pour les auteurs de l’intérieur. Dans le cadre de ces entreprises peu professionnelles et dans ces conditions anormales il n’y avait souvent pas de contrôle de la qualité, ni de travail de rédaction, ni de réflexion sur le texte. Les épreuves écrites à la machine devaient le plus souvent – au lieu de faire l’objet de consultations – être soigneusement cachées de la police et reproduites le plus vite possible. Le contrôle de la qualité était donc illusoire, et ce n’était d’ailleurs pas la chose la plus importante. L’activité éditoriale était soumise à une dynamique révolutionnaire. Ces publications étaient volontiers considérées comme des munitions dans la lutte contre la dictature et le critère le plus important était la posture anti-communiste de l’auteur.
16D’un autre côté, dans ce deuxième réseau on peut voir apparaître le plus important ensemble d’écrivains illustres d’Europe de l’Est et de l’Ouest : les œuvres de Günter Grass, Karl Jaspers, Raymond Aron, Alain Besançon, Václav Havel, Bohumil Hrabal, Joseph Brodsky, Tomas Venclova, Milan Kundera. Parmi les écrivains polonais connus à l’étranger dans le réseau non officiel, on retrouvait régulièrement des auteurs comme Adam Michnik, Kazimierz Brandys, Witold Gombrowicz, Leszek Kołakowski, Czesław Miłosz. Cette littérature ne constituait pas un contre-poison contre la propagande communiste. Elle fournissait de nombreux faits et interprétations jusqu’alors inconnus. Pour reprendre les mots d’Adam Michnik, ces lectures étaient comme une bouffée d’air frais dans le climat étouffant de la République populaire de Pologne20. Même des œuvres médiocres remettaient en cause la crédibilité du pouvoir. Grâce à elles la société polonaise a pu sortir du communisme en étant résolument moins soviétisée, plus libre et plus pluraliste que dans certains pays tels que la Roumanie, par exemple, où les samizdats ne se sont pratiquement pas développés. Le deuxième réseau dans toute sa diversité – littérature de plus ou moins bonne qualité – laissait d’ailleurs présager des problèmes que nous rencontrons aujourd’hui sur le libre marché des livres.
17Compte tenu de l’importance de la diffusion des informations, différentes options et visions du monde pouvaient trouver leur expression. Les années 1980 ont vu naître une forme de créativité que l’on peut considérer comme étant de droite. En Pologne, pays catholique et traditionaliste, une telle littérature pouvait aisément trouver des lecteurs, mais elle était également concurrencée par les éditions catholiques officielles ainsi que par l’équipe mise en place par le général Jaruzelski qui était plus attentive aux questions nationales. Les représentants de cette option professaient en règle générale un anti-communisme assorti, dans les situations extrêmes, d’anti-sémitisme et d’un rejet des valeurs démocratiques. Au pôle opposé se trouvait la gauche démocratique. Les personnes qui défendaient de telles valeurs, comme, par exemple, Jacek Kuroń, agissaient dans l’opposition depuis longtemps et bénéficiaient d’une grande autorité. Ce mouvement devait beaucoup de sa popularité aux dissidents, c’est-à-dire des personnes qui avaient un passé communiste21. Ils étaient passés à une position résolument anti-totalitaire, mais les idéaux et les valeurs de la gauche leur étaient encore proches. Il ne semble pas toutefois que cette répartition entre droite et gauche ait été le plus important, en particulier si l’on réfléchit en terme de livre, et non en terme de presse beaucoup plus politisée.
18La littérature clandestine en Pologne était sans doute plus radicale et plus politisée que dans d’autres pays. Toutefois, même en Pologne, cette politisation ne trouvait son expression pratiquement que dans les limites de la seule rhétorique. Il était en effet hors de question de pratiquer la politique de manière active. L’opposition était avant tout un mouvement civique, repoussé, par ailleurs, dans la sphère privée justement par la politique. La seule politique qui existait véritablement était la politique du parti communiste. L’opposition ne pouvait pas créer de partis au sens classique du terme et ne pouvait pas envisager de conquérir le pouvoir. L’opinion publique, dans le sens large du terme, était réduite au silence. Elle ne constituait pas un électorat et l’on ne pouvait pas se référer à sa parole dans le cadre d’élections libres. Les programmes de l’opposition étaient donc peu politiques, il s’agissait plutôt de projets d’action artistique, sociale, d’auto-assistance et ses principaux représentants, comme l’intellectuel hongrois Győrgy Konrád déclaraient ouvertement leur apolitisme22. Les publicistes, les écrivains, les militants se battaient davantage contre quelque chose que pour quelque chose. Tous avaient, en effet, un adversaire commun : le communisme. C’était un puissant moyen d’intégration.
19En Pologne, les mesures de répression n’ont jamais été aussi violentes que dans l’Union soviétique voisine où les personnes qui exprimaient leurs propres opinions étaient condamnées à des peines de plusieurs années de travaux forcés ou enfermées dans des établissements psychiatriques. Le pouvoir polonais n’a jamais décrété – comme dans le cas de la Tchécoslovaquie – une limitation du nombre de copies de textes privés qu’il était possible de posséder. La répression se faisait le plus souvent de manière sélective et souvent confidentielle. Au commencement, elle prenait la forme de licenciements, d’arrestations pour deux jours, de fouilles, d’interrogatoires, de confiscations, de surveillances, de chantages de menaces. Ces opérations étaient assurées par le Service de Sécurité [Służba Bezpieczeństwa] qui était une police politique spécialisée dans la lutte contre l’opposition. Son mode opératoire relativement modéré s’est aggravé après la mise en place de l’état de guerre, le 13 décembre 1981. Beaucoup de militants, parmi lesquels se trouvaient des écrivains de l’opposition, ont été emprisonnés pour plusieurs mois. À la même époque, ceux qui continuaient à mener leurs actions étaient déférés devant des tribunaux et condamnés dans le cadre de procès publics à des peines de prison. Toutefois on évitait de faire des procès aux gens de plume, et les imprimeurs et colporteurs condamnés ont pu bénéficier d’une mesure d’amnistie au bout d’un an d’emprisonnement.
20En réalité, depuis le début, le pouvoir a tenté de combattre la parole par la parole. La puissante machine de la propagande officielle a été mise en marche : par la presse, la radio et la télévision. Les textes les plus significatifs du deuxième réseau ont été critiqués de manière agressive et tendancieuse, ils ont fait l’objet de diverses manipulations qui visaient à compromettre ce mouvement aux yeux de la population. Dans le but de désinformer la société le pouvoir a même diffusé de faux exemplaires de samizdats. Avec le temps, la politique menée par le pouvoir s’est faite plus subtile et, en règle générale, plus libérale. Au lieu de les interdire, certains livres clandestins ont été publiés dans le réseau officiel. De telles idées avaient déjà vu le jour par le passé et elles n’avaient rien d’étonnant. Le plus grand piège que l’on pouvait tendre à un philosophe des Lumières était de lui permettre de publier ses ouvrages contestataires de manière officielle. Dans ce cas l’opinion publique considère ce geste comme la marque d’une collaboration tacite avec le pouvoir, remarque l’historien français Henri-Jean Martin23. Deux cents ans plus tard, en Pologne, on a tenté d’utiliser le même système sans savoir si cela serait efficace. Quoi qu’il en soit, de telles méthodes de lutte avec l’opposition, dans le cas d’une dictature communiste, doivent être considérées comme étant relativement délicates et civilisées. Le niveau de répression, comparativement plus faible que dans d’autres pays, explique cette progression notable des éditions clandestines en Pologne.
21Les modes de perception de cet épisode de l’histoire du communisme que constitue l’opposition anti-totalitaire et ses publications vont sûrement continuer à changer. Après le temps des légendes dorées vient le temps des légendes noires puis à nouveau celui de légendes dorées24. Quoi qu’il en soit, de nombreux acteurs de ce mouvement sont encore en vie et c’est avec nostalgie qu’ils y pensent. Ce sont eux qui dans une large mesure façonnent l’opinion des historiens qui considèrent cette littérature comme une étape significative sur le chemin de la liberté et tout le mouvement de l’opposition comme une des causes principales de la chute du communisme. À la question classique de Roger Chartier et Robert Darnton « est-ce que les livres déclenchent des révolutions ? » nous répondrons pour le moment par l’affirmative25. À cette différence près – contrairement aux usages en vigueur en France – que le mot révolution est employé avec un peu d’exagération. Les samizdats n’ont pas abouti à une révolution de type classique, ils ont toutefois contribué à la structuration de l’opposition démocratique dans les pays d’Europe centrale et orientale. Ils ont formé, tels des universités clandestines, une élite cultivée de l’opposition, qui au moment opportun était prête à négocier avec le régime communiste sur la question des réformes démocratiques. En cela ils ont eu une influence positive sur la chute contrôlée et pacifique du communisme et sur la réunification de l’Europe26.
Notes de bas de page
1 Samizdat… La Voix de l’opposition communiste en U.R.S.S., Paris, Le Seuil, coll. « Combats », 1969.
2 Voir ne serait-ce que Littérature russe clandestine : Soljenistyne, Maximov, Vielski, Boukovski…, Paris, Albin Michel, 1971.
3 Aleksandr Daniel, Istoki i smysl sovietskogo samizdata, [in] Antologija samizdata, sous la direction de Viačeslav Igrunov, Moscou, Mieždunarodnyj Institut Gumanitarno-Političeskich Issledovanij, 2005, v. 1-3 ; Vladimir Zubok, Zhivago’s Children. The Last Russian Intelligentsia, Cambridge, Belkarp Press, 2009.
4 Kathleen F. Parthé, Russia’s Dangerous Texts. Politics Between the Lines, New Haven, Yale University Press, 2004; Daniel Beauvois, La Pologne. Histoire, société, culture, Paris, La Martinière, 2004.
5 Władysław Chojnacki, Bibliografia zwartych i ulotnych druków konspiracyjnych wydanych na ziemiach polskich pod okupacją niemiecką w latach 1939-1945 [Bibliographie des écrits reliés et volants de la résistance publiés sur la territoire de la Pologne sous l’occupation allemande 1939-1945], Varsovie, Wydawnictwo LTW, 2005.
6 Václav Havel, « The Power of Powerless », in The Power of Powerless: Citizens against the State in Central Eastern Europe, sous la direction de John Keane, New York, Palach Press, 1985. Voir aussi. Václav Havel, Essais politiques, textes réunis par Roger Errera et Jan Vladislav, Paris, Calmann-Lévy, 1989.
7 Barbara Toruńczyk, « Opowieść o pokoleniu Marca : przesłanie dla nowej lewicy (część pierwsza) » [Récit sur la génération de Mars : message pour la nouvelle gauche (première partie)], Krytyka Polityczna, no 15, 2008, p. 211.
8 Samizdat. Alternative Kultur in Zentral-und Osteuropa : Die 60er bis 80er Jahre, sous la direction de Wolfgang Eichwede, Bremen, Édition Temmen, 2000.
9 H. Gordon Skilling, Samizdat and an Independent Society in Central and Eastern Europe, Columbus, Ohio State University Press, 1989.
10 Seweryn Blumsztajn, Une Pologne hors censure : éditions clandestines en Pologne 1981-1986, Paris, Kontakt, 1988.
11 Georges Mink, La Force ou la raison : histoire sociale et politique de la Pologne (1980-1989), Paris, La Découverte, coll. « Cahiers libres », 1989 ; Solidarité. Analyse d’un mouvement social. Pologne 1980-1981, sous la direction d’Alain Touraine, Paris, Fayard, 1982 ; Timothy Garton Ash, Polish Revolution : Solidarity (nouvelle édition), London, Penguin Books, 1999.
12 Les éditions clandestines en Pologne communiste 1976-1990, sous la direction de Claudio Fedrigo et Jacek Sygnarski, Fribourg, Bibliothèque cantonale et universitaire, 1992.
13 Jacky do zadań specjalnych [Jacky pour les missions spéciales], film documentaire, réalisé par Joanna Jaworska, Katarzyna Kościelak, Varsovie, Media Kontakt, 2008.
14 La signification des éditions clandestines en Pologne est évoquée le plus largement par Kristi S. Long, We All Fought for Fredom. Women in Poland’s Solidarity Movement, Boulder, Westview Press 1996, p. 101-102. Voir également Ann Komaromi, The Material Existence of Soviet Samizdat, Slavic Review, vol. 63, no 3.
15 Bibliographie disponible sur le site de la Bibliothèque nationale polonaise : [www.bn.org.pl].
16 Philippe Artières, Paweł Rodak, « Écriture et soulèvement. Résistances graphiques pendant l’état de guerre en Pologne (13 décembre 1981-13 décembre 1985) », Genèses. Sciences sociales et histoire no 70, mars 2008 ; Philippe Artières, Paweł Rodak, « La poste clandestine en Pologne : histoire et mémoire d’une pratique depuis l’insurrection de Varsovie jusqu’aux années 2000 », Vingtième siècle. Revue d’histoire, no 102, avril-juin 2009.
17 Hanna Świderska, « Independent Publishing in Poland: An Outline of its Development to 1986 », Solanus, 1987, no 1, p. 54-75.
18 Janine Wedel, The Private Poland. An Antropologist’s Look at Everyday Life, New York-London, Facts on File, 1986, p. 133.
19 Adam Michnik, Takie czasy… Rzecz o kompromisie [En ces temps-là… à propos du compromis], Londres, Aneks, 1985, p. 15.
20 Adam Michnik, Spotkania z Giedroyciem [Rencontres avec Gedroyc], in Jerzy Giedroyc. Redaktor. Polityk. Człowiek [Jerzy Gedroyc, le Journaliste, le Politicien, l’Homme], sous la direction de Krzysztof Pomian, Lublin, Wydawnictwo Uniwersytetu Marii Curie-Skłodowskiej, 2001, p. 128. Voir aussi : Cyril Bouyeure, L’invention du politique : une biographie d’Adam Michnik, Lausanne, Noir sur Blanc, 2007.
21 Roger Rotman, Dissidences et dissidents, Paris, Le Sycomore, 1982 ; Dissidences, sous la direction de Chantal Delsol, Michel Masłowski, Joanna Nowicki, Paris, Presses universitaires de France, 2005.
22 George Konrád, Antipolitics. An Essay, New York, H. Holt, 1987.
23 Henri-Jean Martin, Histoire et pouvoirs de l’écrit, Paris, Albin Michel, 1996.
24 Jacques Le Goff, La Civilisation de L’Occident médiéval, Paris, Arthaud, 1977.
25 Roger Chartier, Les Origines culturelles de la Révolution française, Paris, Le Seuil, 1990 ; Robert Darnton, The Forbidden Best-Sellers of Pre-revolutionary France, New York-London, W. W. Norton & Company 1996.
26 Dissent and Opposition in Communist Eastern Europe. Origins of Civil Society and Democratic Transition, sous la direction de Detlef Pollack et Jan Wielghos, Burlington, Ashgate, 2004, p. 244-245.
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