Presse clandestine en Belgique, une production culturelle ?
p. 97-114
Texte intégral
1Forme essentielle, forme première de la résistance, la presse clandestine a été retrouvée, recensée, comptabilisée, son contenu a été analysé et utilisé souvent comme une hypothétique « opinion publique » de la clandestinité, mais elle n’a été que très rarement approchée comme production culturelle.
2Arme multifonctionnelle (informative, morale, idéologique et même opérationnelle), au service du refus de l’occupant, elle est par essence conçue pour l’autre, et donc peu ou pas ouverte à l’épanchement individuel, à l’essai autiste. Ici le mot doit devenir acte. Dès lors ces nécessités ontologiques imposent un cadre stylistique, certes relativement large mais cependant contraignant.
3Par ailleurs l’objectif des organisateurs de ce colloque de s’intéresser à la position d’auteur des rédacteurs se heurte à la question fondamentale de la pertinence même de la notion d’auteur en cette matière. Car il faudra tenir compte de l’auteur collectif que constitue très souvent le mouvement, le parti, l’organisation, la catégorie professionnelle dont le journal est le porte voix.
4L’une des très rares tentatives belges d’analyse des formes culturelles de la résistance, classait la littérature concentrationnaire loin au-dessus de la presse clandestine en ce que la première constituait un art pour soi, contrairement à la seconde1. Les mêmes auteurs soulignaient d’ailleurs la volonté non esthétique des rédacteurs clandestins. Ceux-ci présentent un tout autre profil, nous y reviendrons.
5Ce sont là quelques-unes des questions que nous devrons poser aux écrits clandestins. Quelles sont les fonctions de cette presse dans le prisme résistant, ou pourquoi risque-t-on sa vie à écrire, à aligner des mots ? Ces clandestins sont-ils vraiment des « journaux » ? Quelle identité (singulière ou plurielle ?) revêt ses rédacteurs ? Sur quel mode est-elle composée ?
6Notre démarche s’inscrit résolument à l’intérieur de la sphère historienne, sans prétention aucune à l’analyse stylistique.
7Sur les fonctions de cette presse et les motivations générales, je ne reprendrai que des généralités dont je ne revendique en rien l’originalité car elles ont été déjà largement établies et ne diffèrent pas trop de pays à pays2.
8Quelques spécificités cependant marquent profondément cette littérature belge. La plus notable est l’exemplarité de la première Occupation et le modèle que la presse clandestine 1914-1918 offre à ses réinventeurs. Une dizaine de titres de 1940 glosent sur celui du plus célèbre des clandestins de la première guerre, La Libre Belgique. Et la motivation ainsi que le vocabulaire renvoient directement au patriotisme et aux personnalités emblématiques de cette première épopée. Dans le personnel aussi se retrouveront certains des précurseurs de 1914.
9À la différence des Pays-Bas touchés plus tôt par la confiscation des appareils radio, l’information ne constitue pas l’objectif des clandestins belges, les radios de Londres, française et belge, remplissant avantageusement cette fonction. C’est ce qui explique notamment la multiplication relative du nombre d’organes néerlandais (1 193 pour environ 700 en Belgique), malgré une structuration sans doute plus développée des mouvements résistants en Belgique. Une autre caractéristique, sans valeur comparative, est la prédominance d’une presse francophone par rapport à la flamande (71,5 % contre 25,7 %). Un rapide calcul vous indique qu’il existe donc une presse bilingue et quelques titres exotiques (allemand, russe, et même esperanto !).
10Quant aux fonctions, l’analyse ultérieure de quelques journaux nuancera des données générales somme toute évidentes qui recoupent certainement celles des autres pays.
11La presse clandestine naît en 1940 avec une motivation première dans la situation qui paraît effectivement comme désespérée : relever le moral, insuffler malgré tout confiance, mais sans perspectives autres que la volonté de ne pas baisser les bras. C’est après octobre, c’est-à-dire l’affirmation de la résistance britannique qu’apparaît le mot, que les publications s’identifient à la chose. Le 11 novembre va permettre de fouetter la flamme patriotique vacillante jusqu’alors et affirmer une perspective concrète : le clandestin peut alors assumer une fonction nouvelle essentielle : donner des directives. La lente mutation s’amorce qui fait du clandestin un organisateur, un catalyseur, un lieu et un lien constructeur d’organisation. En bref la fonction que lui assignait Lénine ! Cela bien entendu dans des proportions fort dissemblables, avec des objectifs dissemblables, le journal constituant souvent la forme même et l’objectif de l’action entreprise : ainsi les réseaux construits par La Libre Belgique, La Voix des Belges, organe d’un Mouvement National Belge à existence épisodique et même le socialiste Monde du Travail dont la finalité première est le clandestin plus que l’organisation ou le parti porteurs.
12Fonder, implanter, identifier un mouvement résistant, relier l’individu lisant à une collectivité, fût-elle virtuelle, fidéliser le militant par sa participation et donc le risque encouru par l’acte de diffusion, et bien entendu donner des directives circonstancielles, constituèrent la stratégie même du Front de l’Indépendance, le plus important mouvement de résistance civile qui multiplia les organes par régions, localités, professions, genre, générations. Additionnée à celle du parti communiste qui en était l’inspirateur, la presse du Fi constitua plus de la moitié des organes clandestins publiés en Belgique tout au long de l’Occupation.
13C’est très lentement que cette presse essentiellement de contre propagande et d’espoir va se muer partiellement en presse d’action, c’est-à-dire poussant à une action. Le premier terrain sera patriotique : dates anniversaires (11 novembre, 21 juillet, 10 mai) ; ensuite social (revendications de ravitaillement, de salaires) pour devenir plus politique avec le refus du Travail obligatoire. Et seuls quelques organes, vers la fin de guerre, prôneront ouvertement la violence.
14Très réduite sera la part faite à l’idéologie, à l’analyse et aux plans d’avenir, reflet de l’indigence théorique de la résistance en Belgique. Pas question d’une fonction formative ou éducative. Les articles longs, très présents dans la première année, car il s’agit encore de dissiper les ambiguïtés de l’Ordre Nouveau, font place de plus en plus à des « éditoriaux », dispensateurs de morale et/ou d’indignation, plus ramassés car la nocivité paraît démontrée. Ils se partagent l’espace avec des nouvelles brèves, pour mettre en exergue des actions menées ou, dans les organes locaux, la dénonciation de collaborateurs grands ou petits. Bien entendu les tournants de la guerre sont annoncés et commentés, mais les rédacteurs n’ignorent pas que les informations circulent sans eux.
15Tous ces éléments me paraissent communs à chaque pays concerné par le phénomène et n’appellent pas plus de commentaire.
16Que sait-on des auteurs, rédacteurs anonymes de ces 700 « journaux » ? Peu de chose en vérité3. Si 12 128 personnes ont obtenu après guerre leur reconnaissance au statut de résistant par la presse clandestine, les rédacteurs n’ont pas été distingués de la masse des diffuseurs et imprimeurs. Ceux-ci ont en effet assumé les mêmes dangers, parfois plus grands pour la catégorie tellement exposée des imprimeurs. Un travail nous renseigne cependant sur 236 rédacteurs des 141 feuilles clandestines de la province de Liège identifiées en 19674. La province étant réputée particulièrement résistante, urbaine, industrielle mais comprenant également des entités agricoles, l’exemple peut être significatif. Le critère du genre est sans nuance : 11 % de femmes. La vérification effectuée sur la chaîne complète des collaborateurs d’un organe particulièrement important et bien diffusé (Le Monde du Travail) confirme le diagnostic : 9 %, malgré le caractère « civil » de cette forme de résistance. La plume est donc bien masculine en ce milieu du XXe siècle. Que 70 % des rédacteurs avaient entre 25 et 50 ans ne me paraît pas un élément très éclairant, si ce n’est que ceux-là ont connu ou grandi avec le souvenir rapporté de la première guerre.
17En revanche, les professions représentées sont significatives et à vrai dire peu surprenantes. Sur 226 cas envisagés, les fonctionnaires sont 78 (34 %), dont 38 enseignants (16 %) ; 57 sont employés (25 %), dont 16 journalistes (7 %) ; 17 avocats sur 24 professions libérales (10,6 %) ; 27 indépendants (11 %, commerçants, industriels) 19 sans profession dont 11 étudiants et 15 ouvriers (6,6 %). Toutes catégories confondues, 41 sont universitaires, soit 18 % du total.
18Si la faiblesse de ces chiffres interdit une ample exégèse, ils correspondent toutefois « au bon sens ». La fibre patriotique agite la fonction publique, en particulier les enseignants, dotés, à l’instar des avocats, et certainement des journalistes de la capacité d’écriture. La force des courants antifascistes dans la région, la prégnance socialiste et communiste, l’existence d’une démocratie chrétienne combattive poussent à l’engagement. Dans cette région traversée de mouvements revendicatifs et dotée d’un mouvement ouvrier particulièrement bien charpenté, il serait intéressant de découvrir derrière « l’employé » (syndical, coopérateur ou mutuelliste) l’ouvrier originel. En revanche, nous savons que certains organes émanant par exemple de l’Intersyndicale des comités de lutte syndicale (d’inspiration communiste), alimentés par des informations remontant des entreprises, étaient tous rédigés par l’un ou l’autre intellectuel de l’appareil clandestin du parti.
19La tautologie est qu’écrit celui qui sait écrire. L’essentiel étant que tous ceux qui en ont la capacité ne le font pas.
20Autre généralité qui concerne l’ensemble de cette presse : l’urgence. Urgence de réagir contre le découragement, urgence de contrer les tentations de la propagande d’Ordre nouveau, urgence de propager certains mots d’ordre (ne pas répondre au travail obligatoire), urgence de lancer un mouvement revendicatif, urgence de la solidarité envers les victimes. On devine sans devoir l’étudier, que le fond l’emporte sur la forme.
21Mais aussi, paradoxe de la clandestinité, la liberté n’a jamais été aussi totale. Tout peut s’écrire, l’auteur clandestin n’endosse aucune responsabilité. Le mauvais goût, le faux bruit, l’accusation mensongère, la promesse insensée font partie du lot. Mais les quelques investigations menées indiquent qu’il n’est pas fait abus de cette liberté, les clandestins tenant manifestement à asseoir crédibilité et dignité.
22Mais ceci n’est que conjectures en l’absence d’études approfondies.
23Le monde des rédacteurs demeure donc un champ ouvert d’investigation spécifique dont les sources existent. Le mode d’appréhension collectif de la résistance comme un tout peu différencié a dominé les approches initiales jusqu’à l’apparition des thèses relativement récentes ou encore en cours5.
24Il nous faut donc pratiquer l’autopsie « à chaud » et tenter un examen qui demeurera ici relativement superficiel de ce que racontent au-delà des mots, les journaux clandestins.
25Il ne s’agit pas ici d’un échantillonnage scientifique, mais de coups de sonde à travers une série limitée de types de journaux. La presse communiste et celle du Front de l’Indépendance occupant la place décrite, ces deux catégories s’imposaient. Le Monde du Travail occupe une place importante en Wallonie par le mouvement socialiste qui l’édite et le réseau qui s’est structuré autour de lui. La Libre Belgique, dite Peter Pan, est essentielle par ses antécédents et la qualité intellectuelle de ses rédacteurs, sa précocité, sa longévité (83 numéros), l’identité chrétienne conservatrice de ses équipes successives, sa diffusion massive, toutes qualités qui en font un clandestin emblématique. La Voix des Belges, évoquée plus haut, exprime sans doute le mieux le patriotisme d’une petite bourgeoisie orientée nettement centre droit, tandis que L’Insoumis est de facture bien plus modeste et confine à la tentative artisanale, malgré un tirage final d’importance. Marginale idéologiquement, artisanale techniquement, mais d’une longévité et de convictions fortement affirmées, La Wallonie Libre méritait le détour par sa singularité même.
Quelques exemples que nous pensons représentatifs
Le parti communiste, auteur collectif
26Si la presse communiste est très précoce (elle se déploie avec des moyens modestes mais une simultanéité évidente à partir de septembre 1940) c’est d’abord sous l’identité d’une presse de libération sociale et nationale, à des échelons régionaux d’abord, les organes nationaux n’apparaissant qu’en janvier 1941. Malgré leur faux nez, la marque de fabrique est claire et la ligne défendue bien connue, les mots d’ordre totalement décollés de la réalité. Dès l’abord, l’auteur est bien collectif, les différences régionales témoignant seulement de l’état de reconstitution des appareils après la dispersion forcée de mai-juin 1940 et la présence allemande. En septembre 1940, la direction nationale fonctionne à nouveau à Bruxelles et la liaison est possible avec toutes les fédérations. Une seule tête déjà : les rédacteurs glosent sur les directives qui leur parviennent… De fait le premier public recherché est bien ciblé, ce sont les membres du parti qui identifient facilement la nature et le vocabulaire de ces pauvres feuilles stencylées. Le parti existe, et les mots d’ordre, inapplicables, n’ont qu’une seule signification : donner l’illusion que non seulement il existe, mais il agit.
27Qu’importe si les actions ne suivent pas. L’auteur est le berger qui rassemble ses moutons, oserais-je dire le curé qui rassemble ses ouailles. Ce sont, nous l’avons souligné, les appels et le suivi des actions revendicatives qui vont inscrire ces feuilles dans la réalité vécue effectivement par la population. Cela correspond également à leur affirmation identitaire réelle : ce sont les organes du PC, presse démultipliée qui s’appuie désormais sur les deux organes centraux et officiels du parti communiste.
28Si ces deux bateaux amiraux de la flottille communiste sont commandés par des journalistes d’expérience, ayant fait leurs classes dans la presse d’avant-guerre, et membres de la garde rapprochée du sommet clandestin, il n’en va pas de même pour les organes provinciaux, créés souvent de toutes pièces pour la clandestinité. Dès lors que la faiblesse idéologique, ou tout simplement culturelle de la base du parti a été sempiternellement soulignée, dès lors que l’intelligentsia gagnée dans la foulée de l’antifascisme n’a pas toujours suivi avec enthousiasme la ligne des derniers mois et que certains ont pris du champ, la nécessité s’impose de construire cet auteur collectif qui doit s’exprimer à travers les organes du parti.
29C’est pourquoi la direction va mettre sur pied un instrument pédagogique bimensuel d’abord, mensuel ensuite, à usage des rédacteurs novices qui pour notre bonheur concerne aussi bien la forme que le contenu6.
30Nous nous situons en 1941, au moment où s’exprime avec force le souci d’identité. Il s’agit de formuler clairement la nature communiste du journal ainsi que le niveau concerné : section, cellule, fédération. Signification : le PC existe et constitue une armée bien structurée. La forme est capitale car elle contribue à donner l’idée d’une organisation forte.
31Le style retient toute l’attention. Avant tout « ne pas faire de la littérature » : l’orientation est claire. La langue doit être simple, les termes concrets. La place limitée impose des articles incisifs ponctués de titres frappants. En néerlandais « klaar en kort ». La nature régionale des organes visés et le manque de place réduisent l’espace consacré aux événements internationaux : Radio Moscou y pourvoie. Au contraire les exemples, les échos doivent puiser essentiellement dans l’actualité régionale : les communistes sont présents sur le terrain. Il faut, sur un minimum d’espace fournir un maximum de matériel : la tâche n’est pas aisée et impose un important travail de rédaction pour réussir à faire court et significatif. Pas besoin de 4 ou 6 pages ni de moyens sophistiqués ! Tout journal doit donc constituer un appel à l’action, témoigner de l’esprit de lutte, exprimer la confiance dans cette lutte, en démontrer et la possibilité et l’efficacité. Le lien doit être permanent entre la revendication quotidienne et l’objectif de libération du pays.
32Mais la sollicitude de la direction va plus loin : les deux organes d’appui fournissent régulièrement les thèmes à aborder, et le plus souvent en donnent la trame. En certains cas, on ne relève pas moins de 16 thèmes proposés7. Dont toujours en premier lieu la lutte contre Hitler et tous ceux qui le soutiennent. Le PC lance également périodiquement des « campagnes » : du 1er au 10 mai, qui lie l’action pour le 1er mai à l’anniversaire de l’invasion, ou encore autour du 11 novembre, parfois l’anniversaire de la révolution soviétique. Pour ces occasions, le PC coordonne la thématique de toutes ses publications : organe central, fédéral, journal des femmes, des paysans, journaux d’entreprise, tracts spécifiques, chaulages, papillons. Il en donne des exemples, exerce en somme le travail d’agence de presse. Il demande donc pour toutes les publications, une manchette occupant toute la page et reprenant des revendications déterminées, réalistes ou non.
33Ainsi en mai 1942, il faut réclamer une hausse de 50 % des salaires, 500 gr de pain et 50 gr de viande ainsi que 500 kg de charbon. La revendication matérielle est toujours présente en même temps que s’affirmera par la suite l’appel récurrent au Soulèvement National. À titre d’exemple, la table générale des matières pour les numéros du 1er mai 1942, se décompose ainsi : un article sur le Soulèvement National, un contre la déportation, un petit écho sur l’action des Partisans, un article contre la répression, un sur les pommes de terre, sur les entreprises locales, sur l’URSS, sur l’unité nécessaire avec les socialistes. Ainsi le journal œuvre sur un large champ et constitue un agitateur permanent, dont l’objectif est d’activer tant son diffuseur que ses lecteurs.
34La lutte sera toujours une « lutte de masse » bien que les exemples héroïques soient mis en exergue. Ont droit seulement à des explications étendues, ce qui touche à l’URSS et les interventions de Staline.
35Ainsi en mars 1943, de longues pages sont consacrées à démonter l’argumentaire « doctrinal » de Goebbels sur la nature du régime soviétique. Le 7 novembre 1943, l’ordre du jour de Staline est très largement détaillé, interprété à l’aune des luttes en Belgique. Est mis en avant l’effondrement des espoirs nazis de l’écroulement de l’URSS, preuve de la force voire de la supériorité du régime, son rôle récupéré de symbole et garant de l’indépendance des pays européens dans la lutte contre Hitler. Place doit être obligatoirement faite dans tous les journaux à ces documents, aux fins cette fois d’entraîner les « citoyens » dans la lutte. En 1943, prolétaires, travailleurs, camarades, antifascistes, masses, se fondent en citoyens patriotes. Le champ visé est devenu universel.
36Ainsi, constat sans surprise, la presse du PC est une, sa plume est collective. L’auteur se fond dans la ligne du parti et celui-ci consacre des efforts et moyens importants pour qu’il en soit ainsi.
37Mais au sommet, là où fonctionnent et la tête et le cœur du parti, en est-il ainsi ? L’examen de quelques numéros du Drapeau Rouge « organe central du Parti communiste de Belgique (S.B.I.C.) » nous fournit des réponses. Les numéros examinés sont pris au tournant de l’année 1941-1942, quand l’avance de la Wehrmacht en Russie semble irrésistible et Moscou est menacée, rien qui permette d’espérer.
38Une dominante absolue : la vigueur des injonctions. Elle se manifeste à la fois par le temps utilisé : le futur. Le présent est sombre, donc l’envahisseur « sera écrasé », le « fascisme allemand s’écroulera », « la victoire sera à nous ». Le mot victoire revient sans cesse, comme pour assurer qu’elle demeure accessible, qu’elle relève bien du réel et non pas du fantasme. « Sabotez ! c’est hâter la victoire ! »
39Aux mots s’ajoutent les signes : sur cinq numéros examinés, pas moins de 27 titres sont ponctués d’un point d’exclamation ! Indignations, dénonciations, exaltations sont dotées de cette marque multiplicatrice, qui oblige à une lecture agitée, une lecture coup-de-poing. Le présent sert à asseoir la conviction que l’action quelle qu’elle soit agit effectivement et directement sur le potentiel ennemi. En faisant grève, les travailleurs détruisent les moyens de l’ennemi, mais pour cela, il faut également persuader que la grève est possible malgré l’occupant.
40L’idée centrale est de donc dresser le tableau d’un véritable front intérieur en accumulant des informations issues de l’ensemble du pays qui témoignent d’un territoire en ébullition. Nous sommes, rappelons-le, fin 1941 début 1942, et la réalité est bien loin du compte.
41Ainsi un numéro de 4 pages imprimées, se compose par exemple de deux éditoriaux/mots d’ordre de revendications matérielles, d’un article mot d’ordre pour refuser de donner les cuivres, d’un article de fond expliquant que le VNV n’est pas la Flandre et pas moins de 16 articulets relatant des actions menées de divers types8.
42L’organe central du parti ne dédaigne pas cependant de s’attarder sur des sujets de fond : le mouvement flamand, la politique des magnats de la finance qui ne sont pas des patriotes malgré certaines apparences, les ressources inépuisables de l’URSS, qui fondent le courage et l’espoir. Dans la rigueur du style, la clarté de l’exposé aussi bien que l’efficacité du propos, on sent là le métier de rédacteurs en chef comme Pierre Joye ou Félix Coenen, rédacteurs chevronnés.
43Mais un registre occupe une place importante qui joue à la fois sur la douleur effective du parti devant le massacre de ses militants et la volonté de vengeance qu’il espère faire lever, c’est le décompte macabre des fusillés, déportés, abattus. Bientôt, mais ce sera plutôt fin 1942, on trouvera des appels à la violence contre les collaborateurs, jusqu’à cet appel à les « abattre comme des chiens ! ». Mais nous serons alors entré dans la spirale d’ultra-violence qui emporte de multiples acteurs bien au-delà des rangs communistes.
44Un rapide coup d’œil sur l’évolution ultérieure nous apprend également que la quantité d’informations multiples a tendance à s’amenuiser : on peut sans doute le porter en compte de l’évidence de l’accroissement des actions résistantes. L’occupant et ses soutiens s’y emploient d’ailleurs amplement, dans un but évidemment opposé. Le Drapeau Rouge accorde une place de plus en plus large à l’explication de la stratégie à suivre, il développe parfois longuement la pédagogie du soulèvement national qu’il prône. On peut y déceler la volonté de dissiper les confusions entretenues, notamment sur les objectifs réels des communistes, aussi bien à Londres, dans les rangs des autres mouvements résistants, qu’au sein de la population. Les archives retrouvées indiquent que le plus souvent désormais ce sont les numéros un et deux de la direction qui tiennent directement la plume, soucieux d’éviter tant faire que se peut, les dérives9. En plus de la volonté récurrente de pousser à l’action, il remplit la fonction de Moniteur du PC, parant sans doute à l’éventualité des ruptures de liaison que les combats attendus pourraient provoquer.
45Nous ne pourrions terminer ces quelques observations sans relever la pratique du pastiche politique utilisée en certaines occasions. Non seulement, nous y revenons, la presse du Front de l’Indépendance sera initialement rédigée par les militants communistes désignés comme responsables de ce Front en construction, avec obligation d’utiliser un vocabulaire et style qui se démarquent de la presse communiste, mais pour des objectifs précis, il s’est agi de véritables créations camouflages. Ainsi De Klauwaard se présente comme l’« organe de combat des nationalistes flamands anversois ». Rédigé par quelques communistes dans le style adéquat, il est censé prouver l’existence d’une frange démocratique au sein du nationalisme flamand, dans l’optique du ralliement de celle-ci au Front de l’Indépendance. Ce dernier réunirait donc en Flandre l’éventail complet des franges de l’opinion. Avant cela, à Anvers également, les communistes font paraître un clandestin soi-disant socialiste qui reprend sans vergogne le titre de l’organe d’avant-guerre, Volksgazet, et s’attaque à la politique menée par la direction du parti socialiste. Fin 1942, la direction du PC fera cesser ces parutions qui vont à l’encontre même du but officiellement poursuivi : l’unité ! Certains se seront ainsi exercés pendant plusieurs mois à écrire avec un faux nez.
46Front est l’organe national du Front de l’Indépendance (FI), donc l’équivalent belge du Front national. Il naît relativement tard (octobre 1943) par rapport aux multiples organes régionaux ou thématiques édités par le FI. Soigneusement imprimé sur quatre pages, il apparaît quand l’organisation est solidement structurée sur toute l’étendue du territoire et reconnue par le gouvernement de Londres. La guerre a pris un tournant qui peut sembler décisif. Avec son organe central le FI veut apparaître comme une grande force tranquille, sûre d’elle-même, dont la légitimité ne se discute plus. Il s’agit d’exprimer la fusion patriotique et populaire qui intègre en son sein toutes les couches de la population, toutes les convictions. L’œcuménisme n’est-il pas exemplaire quand dans le numéro de Noël 1943, un important article veut nous persuader que « le Pape libéré, c’est le monde entier qui commencera à respirer sur un rythme plus noble, moins oppressé ». Mais surtout que : « Ainsi le Pape et l’Église ont pris une part active, prépondérante [c’est nous qui soulignons] même dans la lutte enclenchée contre la plus monstrueuse tyrannie de tous les temps ! ! » C’est bien entendu pour conclure sur la présence au sein du FI « d’innombrables catholiques, religieux ou laïcs », prêts à « combattre coude à coude avec les communistes, les socialistes, les libéraux, les sans parti, dans la poursuite d’un même et exaltant objectif : l’écrasement d’Hitler, la libération de la patrie ». Le même numéro de Noël titre « Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté », mais ajoute quand même « mais pas aux autres » ! Dans ce registre toujours, un organe local du FI exhorte les fidèles à aller à la messe le 21 juillet.
47Toujours sur le plan des concepts mobilisés, si c’est « à Moscou que se décide le sort du monde » (conférence Hull-Molotov-Eden du 18 octobre 1943), si l’Armée Rouge est bien encensée comme libératrice à l’Est, c’est que parallèlement les Alliés sont sur le chemin de Rome. Jamais n’est opéré le lien entre l’Armée et le régime soviétiques.
48Bref un discours désidéologisé, frontiste, mais avec une tonalité bien spécifique. Les quatre pages sont à l’opposé des consignes que donnaient à leurs organes régionaux les communistes. À chaque page correspondent un ou deux articles tout au plus, et ceux-ci révèlent cette fois un auteur. Un auteur qui prend un soin extrême à écrire, dans un style qui vise à l’élégance emphatique, manie la métaphore, vibre en voulant faire vibrer ; bref un professionnel bien de son temps :
« Non contents d’attendre la victoire, nous la hâterons, nous la forgerons. Et dans nos yeux comme dans nos âmes, s’allumera le brûlant reflet de la flamme éternelle qui perpétue devant une tombe, le souvenir du plus grand, du plus humble de nos héros, celui qui aujourd’hui nous montre le champ de bataille qui mène à la libération10. »
49Un professionnel lyrique mâtiné de pamphlétaire :
« Ils ont peur. Ils ne dorment plus. Ils ont des sueurs froides. Est-ce uniquement parce qu’ils sentent approcher les armées de notre libération qui seront celles de leur châtiment ? Non. C’est aussi parce qu’ils se savent les ennemis du peuple, parce qu’ils se sentent traqués à chaque heure du jour et de la nuit, parce qu’ils n’ignorent pas que nous ne les raterons point… »
« Le résultat, c’est la grande peur des mal-pensants, c’est cette ruée des traîtres vers une porte de sortie, comme font les spectateurs d’un théâtre où l’incendie s’est soudain allumé. Dans leur salle pornographique, le feu s’est mis à rougeoyer. Ils se pressent vers une issue. Mais déjà ils dégagent une odeur de roussi. »
50Cette plume a une identité. Né en 1904, journaliste à Anvers d’abord, grand reporter au journal Le Soir depuis les années 1930, Fernand Demany se situe initialement dans la mouvance libérale. Patriote précoce, il a lancé son propre clandestin en février 1941 (La Résistance passive, qui deviendra La Résistance). Par le jeu de diverses relations, il est associé aux débuts du Front de l’Indépendance dont il deviendra secrétaire général. Journaliste avant tout, il assume la rédaction de son « clandestin personnel », de Libération, organe brabançon du FI et, bien entendu, celle de son organe national, Front11. Il est le rédacteur principal du fameux faux Soir de novembre 1943.
51On constate donc ici le phénomène curieux d’un organe de la mouvance communiste, exprimant les objectifs du plus grand mouvement de résistance civile du pays, dont la parole et les mots d’ordre officiels transitent par une plume très personnelle. L’importance du personnage « capté » par le PC justifie sans doute la liberté de ton accordée d’autant qu’à la limite, certains développements ont un caractère relativement sophistiqué ou alors ne concernent qu’un monde fort restreint. En témoignent l’attention et les détails sur le monde des journalistes collaborateurs, la précision des révélations sur les projets d’après guerre de certains personnages pour le moins douteux en termes de patriotisme. Une campagne systématique contre certains dirigeants de banques et de la grande industrie, également très précise et ciblée, objectivée mais très dure, va d’ailleurs jeter l’émoi dans le milieu, jusqu’à faire croire à une infiltration de concurrents au sein du FI12 ! !
52Même « spécialisation » : une dénonciation féroce d’une auteure, « la Marlène Dietrich des Lettres belges » protégée « de l’académicien bochophile H. D. (un très grand nom de l’establishment belge) », dont la notoriété ne doit pas dépasser un très petit monde bruxellois.
53Tout cela sans omettre les mots d’ordre très clairs du FI comme sa campagne « Démissionner ou mourir » dirigée contre tous les usurpateurs des fonctions publiques.
54Le Fi ne peut faire l’impasse sur l’anticommunisme. Mais sa réfutation ne prend nullement en compte la nature ou les réalisations du communisme, mais uniquement la nécessité de dépasser le vieil argument diviseur de la nécessaire unité patriotique.
55Front c’est donc la mitraillette dans un étui de velours. Mais pour les rédacteurs moins inspirés de sa presse régionale, le FI fait paraître, comme le PC, un Bulletin intérieur et un Inwendig Bulletijn qui offre des articles « clés sur porte » qui tentent d’imprimer une ligne cohérente aux comités qui ont pris, le succès aidant, des colorations fort diverses selon les localités. Le discours tend donc à être normalisé, et l’auteur, à l’une ou l’autre exceptions près, est collectif13.
Un « vrai » journal ?
56Le Monde du Travail naît sous la dénomination Résurrection, voulant effectivement incarner la permanence du socialisme face à la dissolution du parti proclamée le 4 juillet 1940 par son président Henri De Man. Issus des Jeunes Gardes socialistes, les initiateurs exprimaient à la fois leur refus de l’occupation et la critique acerbe du réformisme pratiqué avant-guerre.
57Si son contenu va fortement évoluer, ses aspirations révolutionnaires céder peu à peu la place à des perspectives plus immédiates, la préoccupation idéologique, de caractère souvent radical, demeure présente tout au long de sa très longue histoire ininterrompue de 88 numéros imprimés, illustrés de nombreuses photographies, de dessins, agrémentés de titres rouges pour les grandes occasions (1er mai, Nouvel An). Une seule et même imprimerie, un fondateur linotypiste, une équipe préservée de la répression, Le Monde du Travail, devenu « organe de combat socialiste », atteint des tirages de 10 000 à 15 000 exemplaires. Son réseau de distribution structure la renaissance du parti clandestin.
58Sa facture est très spécifique : l’écriture est professionnelle et rend un son familier. C’est juxtaposés, la volonté radicale de changer la société, de briser le capitalisme, donc de maintenir, « malgré » l’occupation, la perspective révolutionnaire, avec, par ailleurs, le vocabulaire messianique du socialisme de la fin du XIXe siècle, stigmatisant « la misère du Peuple », prenant acte du « crépuscule du Capitalisme », l’avènement prochain du « Socialisme rédempteur » qui mettra « le Capital au service du Travail et de la Collectivité », le tout à grand renfort de majuscules.
59L’auteur, c’est ici la rencontre de deux générations : la Jeune Garde (l’organisation et la génération) et de grandes pointures wallonnes du parti d’avant-guerre14. Les hommages rendus sont significatifs pour bien souligner la lignée des bâtisseurs à laquelle on se rattache : Émile Vandervelde, Joseph Wauters, Louis de Brouckère sont biographiés sur des pages entières.
60Caractéristique également est la préoccupation permanente de formation, d’éducation politique et idéologique qui occupe de larges espaces.
61Et la guerre dans tout cela ? Elle est évidemment bien présente, mais sous une forme qui contraste fort avec les formules PC et même FI. N’étant pas, comme tel, un mouvement d’action, le Monde du Travail fustige « la forfaiture » des traîtres, vendus, « prostitués à l’occupant », dénonce « les mauvais patrons », mais est plus économe de points d’exclamations. Ainsi la consigne pour les travailleurs est de ralentir la production. Pas question d’actions violentes, de sabotages, encore moins d’assassinats de collaborateurs.
62Pas d’appel à un engagement, même pas dans les rangs socialistes. Le seul appel est celui de la solidarité à travers les versements au fonds d’entr’aide.
63L’humour est féroce, bien tourné et aussi bien informé. Le journal se dote d’une chronique syndicale axée sur la situation dans les entreprises, d’une brillante chronique internationale, d’un espace dédié aux jeunes, de faits divers abondants. Bref, s’impose comme l’organe du parti, en prise directe avec l’actualité de l’Occupation, soutenant le moral, en appelant au Peuple belge, à « tous les Peuples Libres et Souverains » pour proclamer le désir de « Liberté, Égalité, Fraternité ». Mais « plus qu’un patriotisme béat et stérile », il veut exprimer sa « haine immense et implacable d’un régime maudit qui forme « une barrière entre nous et tout espoir d’émancipation sociale ».
64Ainsi sa posture se veut particulière, sa voix spécifique, ne se fondant pas dans un unanimisme patriotique sans identité. Et qui ne craint pas, comme un organe d’opposition en temps de paix, de déclarer crûment, à l’audition du discours de fête nationale, le 21 juillet 1943, du Premier ministre Pierlot au micro de Londres : « ce programme ne nous convient pas, ce discours nous a déçus ». Il est vrai qu’il s’agit de l’attitude envers Léopold III, qu’il qualifie de « coup d’éponge » d’un gouvernement où siègent cependant les socialistes !
65Bien entendu, l’approche de la fin de la guerre rendra le journal plus véhément, mais sans jamais se départir de sa spécificité. La force tranquille, peut-être, en tous les cas un instrument efficace pour rassembler, maintenir et assurer pour l’avenir une présence socialiste de qualité15.
La Libre Belgique, nouvelle série de guerre (dite Peter Pan) : Dieu et Patrie
66En ligne directe de son prédécesseur de 1914-1918, assurant, malgré l’arrestation de ses équipes successives, une parution bimensuelle qui atteindra jusqu’à 30 000 exemplaires, relayé par des éditions provinciales, La Libre Belgique est certainement LE clandestin emblématique de la seconde comme il l’avait été de la Première Guerre mondiale. Mais il n’en est pas le modèle : ses rédacteurs sont des intellectuels : avocats principalement, mais aussi journalistes professionnels et/ou chroniqueurs réguliers de la presse d’avant-guerre, disposant de liens privilégiés avec l’appareil d’État, socialement inscrits dans l’establishment catholique, essentiellement bruxellois, mais pas uniquement.
67C’est au nom de la Patrie que s’exprime la LB. Sa valeur suprême est la Belgique, mais une Belgique arrimée aux libertés « protégées et réglées par notre Constitution ». En 1943, elle pourra se réjouir que beaucoup (implicitement, dans son milieu) se détournent enfin des tentations autoritaires qui les avaient séduits pendant les premières années de l’Occupation16.
68La présence de juristes donne le ton de multiples articles, fonde la plupart des raisonnements, leur fournit des références. Ainsi, les jugements portés sur l’Ordre Nouveau se font tous en rapport à la constitution et aux lois. Si l’occupant est le « boche », le « prussien », le « barbare teuton », fils et continuateur de celui de 1914-1918, « nazi » est un nom, pas une idéologie. Peu ou pas de trace d’antifascisme.
69Cette présence d’avocats familiers des rouages de l’état détermine également une attention soutenue et très qualifiée envers le monde judiciaire et la haute administration. C’est avec férocité qu’ils dénoncent la lâcheté de la Cour de Cassation (un des avocats-rédacteurs y est accrédité). C’est une même dureté ironique qui fustige les secrétaires généraux17. Quant aux journalistes, leur plume et leur connaissance du milieu expliquent la dureté du bois dont ils cinglent le monde de la presse censurée.
70Sans doute leur doit-on également cet excellent auto-portrait de la presse clandestine :
« Ce petit ver sournois et silencieux qui ronge la conscience de nos oppresseurs, qui prouve que si la Patrie peut être vaincue, notre Âme ne peut être abattue18. »
71L’Âme tient en effet une place centrale dans ce journal rédigé par des chrétiens. Il y a une « âme belge », mais il y a avant tout des âmes à préserver, à sauver. « Les hommes libres n’obéissent qu’à Dieu et à leur conscience. » « Les saints et les martyrs sont les seuls capables de sauver la Patrie en péril. » L’arche suggérée par Dieu à Noé, par laquelle, dans « le déluge de barbarie qui submerge notre civilisation, il faudra sauver l’homme, cette arche s’affirmera, surnagera, un jour triomphera19 ».
72Mais ces chrétiens sont largement œcuméniques. Ils exaltent la fermeture de l’Université libre de Bruxelles, et surtout le journal fait une large place à la persécution dont sont victimes les Juifs, longuement expliquée et dénoncée, et qui doit être « aujourd’hui à l’avant plan de nos préoccupations », car « il faut que nous dressions notre hauteur de civilisés contre la barbarie montante ; notre spiritualisme contre le matérialisme sordide dont on veut nous nourrir20 ». D’ailleurs « aujourd’hui les Juifs, demain les maçons, après demain les chrétiens ».
73On l’aura compris ce journal excessivement populaire et répandu, est composé par une élite, qui est persuadée que « l’avenir est aux élites qui ont compris le sens du risque. C’est d’ailleurs aux élites de notre pays qu’il revient de construire l’arche qui sauvera l’homme ».
74C’est à ces notables cultivés que l’on doit l’abondance de références à l’histoire ancienne, à l’histoire politique du pays, aux rappels des écrits et paroles des fondateurs de la Belgique, au droit, à la jurisprudence. C’est, plus rare encore, une exaltation de la vie culturelle développée depuis la fondation du royaume : les universités, les artistes, les écrivains et jusqu’à la naissance et au développement du mouvement flamand qui n’a pu naître que dans le cadre de cette Belgique ouverte aux grands courants culturels et intellectuels européens21.
75Ces intellectuels, cette élite très consciente de son état, manie cependant avec talent l’essence du journalisme, ce qui explique aussi son succès. Les photos abondent22 qui rendent tangibles aux lecteurs la force et la diversité des armées alliées, de leurs généraux (y compris soviétiques). Si les majuscules sont fréquentes pour les grands concepts, les titres sont bien dégagés et les reproductions de dessins de qualité contribuent à la haute tenue de l’ensemble.
76Journalistiquement, un aspect assez significatif est la chronique internationale, où se reconnaît la plume du chroniqueur du journal homonyme d’avant-guerre. Le ton est celui de l’analyse très « objective », quasi distanciée, comme en temps de paix. Jusqu’à examiner froidement la dissolution du Komintern par Staline comme un élément du rapport des forces, tout en saluant le fait que les « égarés de la russomanie », les électeurs du Dr Marteaux comme ceux d’une certaine extrême-droite, participent du même ralliement patriotique23.
77Qu’en est-il de l’action ? Comme dans beaucoup de journaux émanant des milieux conservateurs, les consignes autres que morales sont lentes à apparaître. Dans la première année d’occupation, des consignes vestimentaires ont été données par quelques journaux dont La Libre Belgique : portez un insigne tricolore, ou au contraire, vêtez-vous de noir ; arborez une pièce de nickel ! L’effet est en général demeuré limité. Avec le durcissement de la répression, ces consignes de type démonstratif disparaissent. La Libre Belgique franchit un pas cependant en prenant à bras le corps la question du Travail obligatoire. Elle donne explicitement des « mots d’ordre » : aux requis, se cacher ; aux paysans, cacher et nourrir ceux qu’on appellera les réfractaires24. Mais elle ira beaucoup plus loin, et plus que tout autre indice, ce fait témoigne de l’évolution profonde, quoique tardive, des esprits. C’est en août 1944, que ce journal de l’establishment cautionne et légitime juridiquement et historiquement, les « Partisans et Corps francs25 ». Conventions de La Haye, Conférence de Bruxelles et déclarations d’hommes d’état belges du XIXe siècle à l’appui, elle entend démontrer qu’il ne s’agit pas d’une invention bolchévique.
78Un grand journal en effet, exceptionnel par sa haute tenue intellectuelle, accompagnant l’évolution de la situation en Belgique occupée, apportant des informations et documents inédits. Un des rares clandestins à véritablement informer en plus de nourrir l’argumentation des patriotes et entretenir le mépris, plus que la haine sans doute, envers les collaborateurs de l’Ordre Nouveau. Reflet d’équipes successives, mais étroitement soudée idéologiquement et culturellement. Expression assez correcte de la population patriote en dehors de la mouvance de gauche.
Un pamphlet long de 169 numéros !
79Concocté à Bruxelles en juin 1940 par des militants wallons anti-rexistes, Wallonie Libre s’inscrit en totale opposition avec l’ensemble de la presse clandestine. Organe d’un mouvement peu structuré et qui compte des nuances régionales, à l’inverse des autres clandestins dont l’unité patriotique belge est le credo et pour beaucoup la raison d’exister, W. L. affirme brutalement que l’État belge n’a pas de base nationale. Pour elle la Belgique est un état artificiel, dominé par les Flamands alors que sur toute question et depuis toujours, Wallons et Flamands ont des vues et des intérêts opposés.
80C’est en termes pamphlétaires et quasi injurieux que le journal s’exprime envers les institutions nationales mais aussi le gouvernement de Londres, reprenant sans arrêt les griefs à l’encontre de cette Belgique négatrice de l’identité wallonne. Mais si la Belgique officielle et traditionnelle est vilipendée, avec une violence particulière envers Léopold III, désigné comme « le Cobourg », la France adulée, Pétain et le régime de Vichy sont méprisés et combattus sans nuances. WL s’inscrit clairement dans l’opposition à l’Ordre Nouveau, ce qui permettra, à Liège notamment, une coopération relative et intermittente avec le Front de l’Indépendance, donc indirectement, avec les communistes26. De même sa position envers les « Boches » apparaît évidente, plus implicite qu’exprimée, ce n’est pas là son combat principal.
81D’ailleurs, autre singularité de Wallonie Libre : elle n’hésite pas à briser la solidarité qui devrait théoriquement unir l’ensemble des journaux clandestins en s’attaquant avec violence et mépris à des propos émis par d’autres feuilles ainsi qu’à Radio Londres. Ces prises de positions hostiles à la Belgique lui seront portées en compte après-guerre : elle devra attendre plusieurs années avant que lui soit reconnu le statut de presse clandestine.
82Écrit très correctement par des intellectuels, souvent fonctionnaires, Wallonie Libre pratique tout au long de ses numéros très modestement ronéotypés, sauf exceptions, mais largement répandus, la technique de l’argument répété à satiété : les Wallons doivent se libérer de la tutelle belge. Mais on ne peut manquer de percevoir la pertinence des questions posées à la centrale wallonne du parti socialiste reconstitué quand celle-ci adopte un programme fédéraliste. Sur les relations entre entités confédérées, entre elles et l’état fédéral, les problèmes soulevés sont ceux dont débat furieusement à l’heure actuelle le monde politique belge !
83Résumons-nous. Cette très rapide visite de titres marquants de la presse clandestine belge, y souligne la très fugitive et très marginale présence de l’exercice littéraire et du plaisir d’écrire, si ce n’est celle du pamphlétaire.
84Cette presse de l’urgence se veut, se conçoit, se pense comme instrument de l’action, comme l’action elle-même. Elle ne se construit pas pour l’avenir, ni pour la gloire éventuelle d’un quelconque de ses rédacteurs. Seul compte le présent. Anonyme par définition, elle n’exalte nommément que ses victimes, et d’ailleurs assez rarement.
85La seule, l’énorme exception est ce pastiche fabuleux que constitue le faux Soir du 9 novembre 1943, épopée (quasi) unique de la clandestinité européenne, déjà abondamment célébrée de toutes les manières.
86Ajoutons cependant un élément non littéraire qui défie mieux le temps sans doute que la prose et dont les journaux clandestins font large usage : la caricature qui constitue quelquefois, l’unique fonction de certains titres car « Arme spécifique de la dérision, la caricature, opère la destruction symbolique de l’ennemi27 ». Elle dynamite en quelques traits son idéologie, ses concepts de race supérieure, elle venge de l’humiliation.
87Tous comptes faits, le clandestin belge de la seconde guerre mondiale s’apparente plus au calicot brandi dans les manifestations, aux tracts distribués à la porte des usines qu’au journal traditionnel. En cela il diffère du samizdat et se rapprocherait plutôt du dazibao, deux outils qui servirent également à ébranler des pouvoirs insupportables.
Notes de bas de page
1 Marianne Sluszny, Michel Gheude, « La résistance culturelle Belgique 1940-1945 », in Rue des Usines, no 12-15, 1986, p. 16-17.
2 Il est toujours utile de se reporter à l’excellent chapitre que consacre Henri Michel à la presse clandestine européenne dans La Guerre de l’Ombre (Paris, 1970). Pour la Belgique, voir la récente synthèse de Fabrice Maerten, De sluikpers in bezet België in Tegendruk Geheime pers tijdens de tweede wereldoorlog, AMSAB, CEGES, Stad Antwerpen, Universiteit Gent, 2004 ; José Gotovitch, « Photographie de la Presse clandestine de 1940 », in Cahiers d’histoire de la seconde guerre mondiale, Bruxelles, 1972, p. 113-156.
3 Plusieurs études régionales de la presse clandestines ont été menées, principalement comme travaux de maîtrise. Si les milieux d’origine sont souvent bien décrits, les rédacteurs proprement dits sont cités sans qu’une exploitation spécifique leur soit consacrée.
4 Jean Dujardin, « Inventaire des publications périodiques clandestines (1940-1944) de la province de Liège », in Cahiers d’histoire de la deuxième guerre mondiale, Bruxelles, 1967, p. 91 et suiv.
5 Cf. après l’essai précurseur de George K. Tanham, Contribution à l’histoire de la résistance belge, 1940-1944, Bruxelles, Presses universitaires de Bruxelles, 1977, et l’étude d’Hector Goossens, « Met pen en stencilmachine in de strijd tegen de Nieuwe Orde. De klandestiene pers van de K.P. en het O.F. in Oost-Vlaanderen (1940-1944) », in Opstellen over de Belgische arbeidersbeweging 1, Gent, Frans Masereelfonds, 1979, 1, p. 6-128, il a fallu attendre la thèse de l’auteur ainsi que celle de Fabrice Maerten, Du murmure au grondement : la résistance politique et idéologique dans la province de Hainaut pendant la Seconde Guerre mondiale (mai 1940-septembre 1944), Mons, Hannonia, 1999, 3 vol. (Analectes d’histoire du Hainaut, 7) ainsi que ses autres nombreux travaux. On attend à présent le travail de Jan Laplasse.
6 Persdienst et Service de Presse, devenu Bulletin de Presse (1941-1944).
7 Persdienst, septembre 1943.
8 Le Drapeau Rouge, no 14, décembre 1941.
9 Centre des archives communistes en Belgique (Carcob), archives de la clandestinité ; Archives personnelles de l’auteur, Papiers Lalmand.
10 Front, no 2, novembre 1943, « La flamme du 11 novembre ».
11 Adhérent « clandestin » au PC depuis 1943, il sera brièvement le ministre de la Résistance à la Libération, avant d’adhérer officiellement au PC et d’en être élu député. Il anime alors le journal Front devenu hebdomadaire et tentera l’expérience d’un quotidien « progressiste », L’Éclair, qui tiendra du 2 octobre 1945 au 2 mars 1946. Il quitte le PC avec éclat en 1950 et poursuit une carrière de journaliste dans divers organes socialistes.
12 Front, 5 janvier 1944. Cf. José Gotovitch, « Des magnats capitalistes » aux « patrons patriotes ». Communistes et patronat sous l’occupation », in Serge Jaumain et Kenneth Bertrams (dir.), Patrons, gens d’affaires et banquiers. Hommages à Ginette Kurgan-van Hentenrijk, Bruxelles, Le Livre Timperman, 2004, p. 381-394.
13 Indépendance, organe du FI à Charleroi est un autre clandestin que peu à peu s’est approprié son rédacteur principal. Mais il poursuivra avec succès comme quotidien après guerre.
14 L’avocat et professeur Léon-Eli Troclet, Joseph Bondas, secrétaire général de la CGT de Belgique, Léopold de Hulster, rédacteur du quotidien socialiste Le Peuple.
15 La transformation en quotidien autonome tentée au lendemain de la libération devra cesser pour des raisons économiques en 1946. Il sera absorbé par le journal national Le Peuple, dont il deviendra une édition régionale.
16 La Libre Belgique, no 63, 15-21 juillet 1943.
17 Notamment La Libre Belgique, no 68, octobre 1943, « certains juristes et Pouvoir occupant ».
18 La Libre Belgique, no 43, 15 septembre 1942.
19 La Libre Belgique, no 42, 1er septembre 1942.
20 La Libre Belgique, no 43.
21 La Libre Belgique, no 63, 15-21 juillet 1943.
22 Les liens étroits avec le réseau Zéro expliquent la présence de ces photos venues de Londres.
23 La Libre Belgique, no 61, 15 juin 1943.
24 La Libre Belgique, no 56, 1er avril 1943.
25 La Libre Belgique, no 83, 1er août 1944.
26 Ceux-ci, devant la violence anti-belge et leur propre endossement de la Belgique patriotique, fabriqueront leur propre organe wallon, Wallonie Indépendante, pendant tardif à la tentative de créer un organe flamand démocratique au début de la guerre.
27 Marianne Sluzny, « Les graphismes de la presse clandestine : reflet de la mémoire de la résistance ou dévoilement d’enjeux cachés », Rue des Usines, p. 43-129.
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