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Résistance et écriture intime

p. 25-36


Texte intégral

1Les temps troublés sont favorables à la rédaction d’écrits personnels, éventuellement intimes. Je voudrais proposer ici des pistes de réflexion sur l’écriture intime mise en œuvre par certains résistant(e)s français(e)s au long de la Seconde Guerre mondiale. Il s’agira d’examiner aussi bien les modalités pratiques de rédaction (support, rythme, forme, etc.) que le contenu de ces écrits.

2Mon propos sera fondé sur deux documents principaux : les journaux intimes rédigés par Charles d’Aragon et par Louis Martin-Chauffier. Né en 1911, journaliste de tendance catholique sociale, d’Aragon s’établit dans son château de Saliès, près d’Albi, à la fin août 1940, après sa démobilisation. Immédiatement proche des milieux résistants toulousain et lyonnais, il eut un bref contact avec La Dernière colonne (janvier-février 1941), milita au sein du mouvement Liberté à partir du printemps 1941 puis fut responsable de Combat pour le Tarn. Au printemps 1943, il fut contraint de fuir vers Lyon puis vers la Suisse. À la fin de l’hiver 1944, il rallia Paris où il fut adjoint de Pierre-Henri Teitgen, secrétaire général à l’Information. Au cours de l’été suivant, il co-présida le comité départemental de libération du Tarn. Exclusivement tenu à Saliès sur des petits cahiers d’écolier, son journal est composé de réflexions personnelles, voire intimes, rédigées d’une écriture assez illisible et entrecoupées d’extraits d’articles1. Né en 1894, le journaliste2 et écrivain Louis Martin-Chauffier accompagna la rédaction de Paris-Soir dans son repli vers le Sud3 à partir du 10 juin 1940. Au début de l’automne, il se fixa à Lyon puis à Villeurbanne. C’est de là qu’il suivit l’engagement en résistance de son épouse Simone à Paris au sein du réseau dit « du Musée de l’Homme4 ». En mai 1941, la famille Martin-Chauffier finalement réunie s’installa dans une grande maison à Collonges-au-Mont-d’Or, près de Lyon. Peu à peu, Louis Martin-Chauffier s’affirma comme un pilier des publications clandestines du mouvement Libération-Sud tandis que sa maison devenait une plaque tournante de la Résistance. Arrêté en mai 1944, déporté en juillet, il revint en France le 27 mai 1945. De la déclaration de guerre à son arrestation, il couvrit régulièrement les pages d’un petit classeur des pattes de mouche de son écriture de chartiste. De loin en loin, ses réflexions sont entrecoupées de lettres échangées avec des correspondants du monde de la littérature, Roger Martin du Gard et Gaston Gallimard notamment5.

3La longueur et la richesse des cahiers intimes de ces deux hommes justifient qu’une analyse leur soit consacrée. Je proposerai néanmoins des contrepoints à l’aide d’autres documents de même nature, rédigés par des résistants, connus ou anonymes6.

4Au préalable, je voudrais rappeler qu’un certain nombre de précautions doivent être prises à l’abord de journaux intimes7. En premier lieu, il convient d’avoir présentes à l’esprit certaines des raisons qui peuvent conduire à rédiger de tels documents : intérêt pour l’exercice en lui-même, notamment en raison de la discipline qu’il impose, désir de dresser un bilan des journées écoulées, volonté de sauver « le capital fondamental : le moi8 ». Il faut également tenir compte des limites liées à la nature même d’un journal intime : l’auteur s’y concentre sur sa vie intérieure, la narration peut y obéir à des logiques du langage, l’écriture y est fatalement réécriture. La subjectivité intrinsèque du journal doit aussi être prise en compte : l’auteur ne peut rapporter que ce qu’il a vu ou entendu, les règles sociales pèsent sur la tenue de son journal comme sur le reste de sa vie, une autocensure demeure possible au cas où quelqu’un lirait un jour. Enfin, la simultanéité existe rarement entre un événement et le récit qui en est donné par écrit. Ce récit est donc le produit d’une sélection, largement involontaire, de faits et d’impressions effectuée par l’auteur en fonction de ses grilles d’analyse, de ses préoccupations, de ses émotions. Il est donc toujours suspect de reconstruction, de réinterprétation.

5Cela étant, le journal intime – et plus largement le carnet de guerre ou encore la correspondance privée – s’avère particulièrement fécond pour l’historien en général et pour celui des années noires en particulier9. C’est que je vais m’efforcer maintenant d’illustrer en évoquant successivement cinq « moments » de l’expérience résistante : l’exil intérieur, les tâtonnements des débuts, le combat au long cours, la répression, la mémoire du combat des ombres.

Viatique de l’exil intérieur

6C’est un pays tout entier que la débâcle emporta avec elle. Il en découla un véritable ébranlement et, pour quelques-uns, une réaction d’écriture. Certains voulurent tenir le journal du désastre. D’autres celui de leur désarroi pour nourrir leur mémoire, plus tard. D’autres encore, comme Agnès Humbert, consignèrent l’essentiel, l’insupportable comme le meilleur, afin de tremper leur résolution10. Il arriva au contraire que le diariste soit en quelque sorte anesthésié. Ainsi Louis Martin-Chauffier à la mi-juin 1940 :

« C’est fini. Me voici désormais bien indifférent, non pas aux infortunes particulières mais aux “malheurs de la patrie”. […] Où va la patrie dans tout cela ? Où, la France ? Où, les Français ? J’étais bien sot de me faire du souci pour cette espèce. Ma patrie, c’est la langue11, mon patrimoine la culture. Pour le reste, qu’ils souffrent, qu’ils crèvent, qu’ils triomphent sur leur pays mis en morceaux, je m’en fous. Je ne suis plus l’un d’eux12. »

7Ainsi également de Denise Domenach-Lallich qui cessa tout simplement d’écrire du 30 juin au 6 septembre avant de reprendre ses cahiers pour ne plus les lâcher13.

8À l’instar de Charles d’Aragon, les uns et les autres s’efforcèrent de regagner leurs pénates. Celles et ceux qui ne purent, ou ne voulurent regagner leur camp de base, entreprirent d’en créer un autre. Louis Martin-Chauffier en fournit un bon exemple qui, devant rester en zone libre pour tenter d’y gagner sa vie en restant « un homme libre et honnête14 », finit par s’installer à Villeurbanne. Il est frappant de constater qu’un certain nombre des pionniers du « non intransigeant15 » choisirent de passer par Vichy afin d’y sentir l’ambiance, de découvrir qui détenait le pouvoir, d’évaluer les intentions du nouveau régime. En trois semaines au début de l’automne 1940, Charles d’Aragon y conforta son scepticisme à l’égard du maréchal Pétain et sa profonde défiance à l’encontre de la Révolution nationale. De son côté, Louis Martin-Chauffier y passa l’essentiel de l’été 1940 à observer le « grouillement des importants et des importuns à l’hôtel du Parc, la course aux nouvelles et aux places16 ».

9Le trouble des esprits fut encore accru par l’occupation partielle du pays, par la propagande officielle et la censure, par les difficultés de la vie quotidienne aussi. En zone libre notamment, nombre de Français tombèrent dans le « fétichisme à l’égard de Pétain [du] fait à la fois d’une craintive volonté de conformisme et de paresse intellectuelle17 ». L’« indifférence » voire l’« atonie18 » de l’opinion se développèrent. Il arriva que le choix effectué par des amis qui trouvèrent leur « chemin de Damas »19 en se rendant à Vichy accentue encore la difficulté de retrouver des repères. Il arriva également qu’intervienne une rupture professionnelle, souvent accompagnée de rudes conséquences matérielles et financières. Des pans entiers de relations sociales passèrent à la trappe. Il en résulta souvent la sensation de se trouver « coupé du monde20 », perdu et impuissant. En témoignent les mots de Charles d’Aragon notant à la mi-décembre 1940 se sentir un « voyageur au but très incertain21 ».

10Dans ce contexte, certains Français prirent la plume ou la gardèrent en main. Pour établir un bilan de la situation, pour faire le point sur eux-mêmes et sur les autres. Pour tenir aussi. Car, imposée par les circonstances ou procédant d’une décision délibérée, plus ou moins poussée et douloureuse, l’expérience de la solitude fut partagée par un certain nombre de pionniers de la désobéissance. Ainsi de Louis Martin-Chauffier qui, dès la fin de juin 1940, voulut « rompre ces liens ignobles avec le réel », se « renfermer en [lui]-même et rentrer d’un pas ferme et d’un esprit froid dans [s]on propre univers22 ». Ainsi également de Charles d’Aragon qui, au sortir de l’été 1940, opta pour un « parti pris de retraite23 ». Chacun se raccrocha alors aux éléments essentiels de sa construction intime, la tenue d’un journal faisant figure de bouée. À l’instar d’Yvonne Richard24 ou de Gérard de Mollerat du Jeu25, en tenant la simple comptabilité des événements de la guerre – avec la mention « nième jour d’occupation ». Comme d’Aragon ou Martin-Chauffier, en mettant à distance une réalité difficilement supportable, en entamant un tête-à-tête avec soi-même puis en (ré) affirmant une identité. En d’autres termes, les journaux intimes et les carnets personnels tinrent lieu de viatique de l’exil intérieur puis du non-consentement.

Greffier des tâtonnements

11La lecture de tels journaux fait également apparaître les voies et moyens de l’entrée en résistance. Les motivations de l’engagement26 varièrent en fonction du moment de la décision, du lieu où celle-ci fut prise et de ses conséquences immédiates27. Je voudrais en évoquer ici quelques-unes telles qu’elles apparaissent dans les documents intimes qu’il m’a été donné d’analyser. Quelques-uns voulurent réagir à l’obsédante « sensation physique d’être vaincu28 » et à l’armistice, relever le gant par patriotisme. D’autres choisirent de lutter contre un régime qui ne survivait que « tenu en laisse29 » par l’Allemagne et contre la Révolution nationale, pour la démocratie et la République. D’autres s’insurgèrent contre l’occupation et contre la collaboration, refusèrent de faire partie d’un « peuple d’esclaves30 ». D’autres encore se dressèrent pour des raisons d’ordre politique, historique ou géopolitique. Certains dirent non au fascisme et au nazisme et affirmèrent la volonté de lutter pour la liberté31. L’humanisme et la solidarité, le refus de toute idée de persécution32 furent également à l’origine d’engagements en résistance. Et aussi la volonté de se mobiliser pour ne pas rester inactif33, pour ne pas céder à la « tentation mauvaise de croire qu’il n’[étai]t plus possible d’être grand [en France34] ». L’écriture intime apparaît ici comme un moyen d’affirmer, pour soi, une liberté de penser et de juger, puis de poser des convictions et une résolution intérieure, avec l’aide, le cas échéant, des positions publiques prises par telle ou telle autorité morale, intellectuelle ou politique, située en ou hors de France.

12Par ailleurs, les journaux intimes et les carnets personnels donnent à voir les transgressions que les premiers désobéissants eurent à affronter : s’affranchir du passé et des conventions, renoncer aux « tranquillités du conformisme35 » et affronter le qu’en dira-t-on, éventuellement abandonner des proches, rompre avec la légalité, affronter la peur de prendre ou de faire prendre des risques, etc. Pour franchir le cap et faire face à « l’angoisse […] devant l’avenir qui demain se proposera[it] peut-être36 », les uns et les autres s’appuyèrent sur leur force de caractère et leur dynamisme, leur liberté et leur jeunesse d’esprit, leur disponibilité37. Ils le firent au fil d’un lent cheminement qu’il est possible de suivre pas à pas dans leurs écrits et qui démontre, s’il en était encore besoin, que l’entrée en résistance n’obéit à aucun déterminisme ni à aucune prédétermination sociale.

13Les traces des premiers contacts sont inscrites dans les cahiers. Quelquefois presque ostensiblement, comme dans le cas d’Agnès Humbert. Le plus souvent avec discrétion. Ainsi de Louis Martin-Chauffier ou de Charles d’Aragon sur le journal duquel je voudrais m’attarder quelque peu. Les cahiers du marquis donnent une idée de ce que fut la progression vers la résistance en zone libre. Le premier acte avait été de rester soi-même. Il s’agit ensuite de donner l’exemple de l’insoumission morale par une forme de protestation silencieuse. Troisième stade, l’échange verbal avec des personnalités dont la proximité spirituelle, intellectuelle ou politique avant la guerre pouvait laisser espérer un contact positif. Puis l’aide aux réfugiés et aux proscrits. En cinquième lieu, la lutte contre la désinformation. Ce fut ensuite le contact avec un noyau de résistance, en l’espèce La Dernière colonne. Puis enfin l’adhésion à une organisation plus solide, en l’occurrence Liberté, au côté d’hommes issus de la démocratie-chrétienne avec lesquels la communion spirituelle et politique était forte. De ce processus, le journal de D’Aragon rend compte, à condition de savoir lire entre les lignes, de repérer les indices ténus. Il renseigne également sur l’évolution de l’état d’esprit du marquis durant la période, avec son cortège d’espoirs subits et de peur de l’inconnu, de questions pratiques et de découragements momentanés. Au fil des mois, le journal intime s’affirme ainsi comme le greffier des tâtonnements puis le témoin plus ou moins discret des premiers contacts, le témoin aussi de la difficulté, de la lenteur, voire de la souffrance de l’engagement.

Camarade de combat

14Peu à peu, le journal intime ou le carnet personnel se transforme en un camarade de combat, un compagnon des bons et des mauvais jours de lutte. En théorie, l’activité résistante aurait dû interdire la tenue d’un tel document dont l’auteur pouvait craindre la saisie puis l’exploitation par les forces de répression. Pourtant, certains combattants de l’ombre persistèrent à écrire contre vents et marées. Ainsi de Charles d’Aragon, de Denise Domenach-Lallich, d’Agnès Humbert ou de Louis Martin-Chauffier. Ainsi également d’Yvonne Richard qui doubla son calendrier de la guerre (page de gauche) d’une comptabilité des événements de la résistance locale (état des actions, du matériel, des dépenses) avec toujours la mention « nième jour d’occupation » (page de droite).

15Cela posé, à la différence d’Agnès Humbert ou d’Yvonne Richard, la plupart de ces résistants diaristes se gardèrent d’évoquer directement leurs pensées et états d’âmes, leurs rencontres, faits et gestes. En d’autres termes, après l’entrée en résistance, le journal intime fut le plus souvent un espace de liberté limitée. Mais l’activité au sein de l’armée des ombres est néanmoins présente par petites touches, ou en creux. De longs propos exposent le quotidien prosaïque, tout de bric, de broc et d’improvisation de l’univers résistant. Des allusions ténues et des remarques sibyllines disent une action en cours. On touche également du doigt l’inexplicable et l’imprévisible, marqué par une interruption soudaine du journal puis une reprise empreinte d’une sorte d’essoufflement, de besoin de récupérer. Avec Charles d’Aragon on aborde aussi la pratique consistant à distiller dans des articles, en rusant avec la censure, de subtils messages mal pensants destinés à détourner les Français du régime de Vichy et de son chef. On entre ainsi de plain-pied dans la « culture du double38 » que partagèrent alors nombre de Français.

16La répétition, une relative monotonie entrecoupée de notes très brèves illustrent la relation très particulière des résistants au temps. Ainsi, le journal de d’Aragon fait apparaître plusieurs temporalités, simultanées ou successives. D’abord le temps long39 du repli, de la décision lentement mûrie et de l’attente de l’occasion idoine. Puis le temps de l’engagement avec ses accélérations soudaines et ses freinages brusques, au rythme des espoirs et des occasions. Vient alors le temps lentement régulier des travaux au sein de Liberté puis du tout premier Combat, un temps qui parut souvent interminable au marquis et fut parfois générateur de doute40. Puis celui, un peu plus rapide, de la structuration de Combat dans le Tarn. Ensuite le temps soudainement accéléré de la fuite qui coïncide avec l’interruption définitive du journal.

17À lire d’Aragon, Domenach-Lallich, Humbert ou encore Martin-Chauffier on voit également se former un creuset au sein duquel, manifestement, il fit bon vivre. On mesure la solidarité, voire la fraternité qui anima les milieux résistants. On observe des sociabilités en pleine évolution, une hiérarchie nouvelle en voie d’établissement sur des fondements inédits41. On discerne les espoirs et les projets en gestation. Les écrits intimes permettent ainsi de percevoir la façon dont l’activité résistante fut perçue et comprise par les résistants eux-mêmes. Plus largement, ils renseignent sur les représentations de la résistance que la population française a formées pendant les années noires. Ils proposent des pistes sur les logiques de comportement, sur l’évolution des horizons d’attente, et donc sur les possibilités de développement de l’armée des ombres.

Baromètre de la répression

18Au fil du temps, ces écrits deviennent également des baromètres de la répression. Quelques mots et allusions jetés à la va-vite, une écriture moins lisible, des notes moins fréquentes illustrent la tension vécue par l’auteur, éventuellement la peur qui s’installe. Pour lutter contre cette tension et cette peur, les stratégies des résistants diaristes varient.

19Quelques-uns ne changent rien, ou presque, à leurs habitudes. Agnès Humbert évoque les coups durs comme des événements presque anodins et, bravache, poursuit l’évocation de son activité clandestine comme si de rien n’était. Yvonne Richard ajoute à son calendrier de la guerre et à sa comptabilité des événements de la résistance locale celle de la vengeance à venir et des gens à punir. D’autres modifient leur pratique d’écriture. Gérard de Mollerat du Jeu cesse tout simplement d’écrire. Charles d’Aragon poursuit sa rédaction jusqu’au premier coup dur qui le force à regarder en face une répression qu’à le lire jusque-là, il savait menaçante sans toujours en mesurer la portée concrète. Après quatre mois et demi d’interruption, il recommence à écrire et banalise ce qui vient de se produire, notamment le fait que son journal a été saisi et lu par la police. Mais il se fait progressivement moins disert, à cause de la répression et aussi de l’intensification de son activité résistante. Il interrompt définitivement sa rédaction le 13 août 1942.

20D’autres enfin transforment le rapport qu’ils entretiennent avec leur journal intime. Louis Martin-Chauffier en est un bon exemple. Il continue à écrire envers et contre tout pour s’obliger à penser, mettre en ordre ses idées, ne pas céder à la tension. Surtout, il en vient à considérer son journal comme une couverture en cas de perquisition. À mesure qu’il affermit sa résolution, constate celle de sa femme et plonge en résistance, son propos devient de plus en plus elliptique sur tout ce qui lui est extérieur, au point d’afficher avec constance un véritable nombrilisme – de façade bien entendu. En d’autres termes, résistant authentique quelquefois imprudent mais certainement pas fou, soucieux, donc, de ne pas alourdir son dossier en cas d’arrestation, Martin-Chauffier transforma son journal intime en arme de défense42. Peut-être également estimait-il inutile de s’épancher plus avant puisqu’il avait plongé dans l’action. Un exemple illustre cette posture : le journal s’interrompt le 20 septembre 1943 pour ne reprendre que le 1er novembre ; seule une allusion sibylline est faite à l’arrestation de Jean Martin-Chauffier43 ; mais les six semaines d’interruption disent la rudesse du coup reçu et l’angoisse terrible. Ainsi, l’intensification de la lutte, la peur de la répression, la conscience aiguë de vivre « sans cesse sous le risque de la mort44 » provoquèrent l’évolution de certains journaux intimes d’espace de liberté en lieu de contrainte.

21Enfin, l’interruption soudaine de la pratique d’écriture évoque une fuite ou une arrestation. Il arriva que le résistant ou la résistante arrêté(e) recommence tant bien que mal à écrire. Ainsi par exemple d’Agnès Humbert, brièvement, en février 1942. Il arriva également qu’il ou elle entreprenne de tenir un journal, vaille que vaille. Ainsi, pour ne citer qu’eux, de Bertrande d’Astier de la Vigerie45 ou de Boris Vildé46. Ces textes nés de l’enfermement seront étudiés au cours du colloque. Je ne les évoque donc que pour souligner que par-delà les doutes plus nombreux, la peur omniprésente, le dégoût et la faiblesse de temps à autre, ils montrent la grandeur d’âme, le courage et la résolution. En d’autres termes, le combat ne s’arrêta pas aux portes des prisons et des camps. La plupart des résistants arrêtés poursuivirent la lutte à partir des ressorts qui les avaient conduits à dire non, mais selon des modalités nouvelles.

De l’écriture intime à la mémoire

22Le devenir variable de ces journaux intimes à l’issue de la Seconde Guerre mondiale est également éloquent47. Louis Martin-Chauffier et Charles d’Aragon (très brièvement) mis à part, les diaristes évoqués dans cette communication s’abstinrent de reprendre leurs travaux d’écriture intime à la Libération. Résister et écrire étaient allés de pair. L’une et l’autre activités s’interrompirent simultanément. À l’exception d’Agnès Humbert qui, immédiatement après sa libération, dactylographia son journal puis lui ajouta ses souvenirs de prison et de déportation et publia le tout au printemps 1946, ces résistants écrivains de l’intime classèrent leurs journaux et leurs notes et n’y pensèrent plus avant longtemps. Quelques décennies plus tard, j’y reviendrai, Charles d’Aragon s’en servit pour rédiger des mémoires de résistance. Morte accidentellement en 1967, Bertrande d’Astier de la Vigerie ne fit rien de ses notes. Denise Domenach-Lallich oublia jusqu’à l’existence de ses trois cahiers ; elle les redécouvrit en 1999, les dactylographia et les publia à l’intention de ses petits-enfants. Louis Martin-Chauffier prit quelquefois le temps de se relire, certaines notations ajoutées au fil des ans le prouvent, mais il ne donna quasiment aucune publicité à son texte. Au soir de sa vie, Gérard de Mollerat du Jeu mit en ordre ses notes et les recopia au propre, mais il en resta là. Pour sa part, Yvonne Richard choisit de remettre son journal à sa petite-fille à l’hiver 2009, mais sans explication ni clef de lecture. Ainsi, Agnès Humbert mise à part, tous choisirent de « rompre avec l’arôme (d’)années essentielles » et de « rejeter (non refouler) silencieusement loin (d’eux leur) trésor48 », un trésor en quelque sorte symbolisé par leurs écrits intimes. Cette attitude renvoie aux interrogations sur l’avenir, individuel et collectif, au désarroi qui accompagna quelquefois la reprise d’une vie « normale », l’éloignement de la fraternité des ombres, les retrouvailles avec les cadres, les normes et les hiérarchies du temps de paix, à la tristesse devant les idéaux vite oubliés ou une reconnaissance jugée insuffisante, c’est-à-dire finalement à une sortie de résistance parfois difficile49.

23Ce tableau serait incomplet sans une rapide évocation de la posture de mémorialiste adoptée par Charles d’Aragon au début des années 1970. Sept années lui furent nécessaires pour rédiger ses souvenirs de résistance. Sept années durant lesquelles il fut soumis à de pesantes influences historiographiques et mémorielles50. Paru en 1977 sous le titre La Résistance sans héroïsme51, son livre en porte la trace. J’en donnerai trois exemples52. En premier lieu, la gangue de désillusions et de doutes de laquelle les premiers résistants durent s’extraire est imparfaitement décrite, alors même qu’elle est apparente dans le journal intime. Hostile au maréchal Pétain et au régime de Vichy, Charles d’Aragon eut des mots parfois très durs dans son journal intime. Le ton adopté dans La Résistance sans héroïsme est assez différent. Le premier Vichy y apparaît sous un jour plus ridicule que vraiment néfaste, tandis que l’impasse est presque totalement faite sur les dérives ultérieures du régime. Par ailleurs, les mémoires du marquis ne rendent pas exactement compte des difficultés rencontrées par les Français de la zone libre au début des années noires pour s’orienter et, le cas échéant, agir. Une sorte d’impasse est ainsi faite sur l’extrême complexité de la période, alors même que cette complexité est omniprésente dans le journal intime et transparaît à chaque instant de l’analyse de son premier parcours résistant. Enfin, par leur titre même, les souvenirs de Charles d’Aragon semblent indiquer que l’action résistante fut vécue en mode mineur par ceux qui s’y consacrèrent. Le contenu du livre est de la même eau. La progressivité et la difficulté de l’entrée en Résistance, les aléas du combat des ombres, la tension supportée par les résistants et le courage dont ils durent faire preuve ne sont que très partiellement évoqués. Qu’on ne se méprenne pas, La Résistance sans héroïsme est un grand livre autant qu’un remarquable témoignage. Longuement réfléchie et soigneusement pesée, la prose de Charles d’Aragon prouve une nouvelle fois combien des mémoires sont le produit d’une sélection puis d’une reconstruction, c’est-à-dire, fatalement, d’une réinterprétation sensible à l’air du temps.

*

24Témoignage noté dans l’instant et conservé par-delà les ans, les journaux intimes offrent donc un contrepoint fécond à la petite musique du souvenir qui porte quant à elle la marque du temps écoulé. Par les faits qu’ils rapportent, ces documents donnent à sentir l’atmosphère d’une époque. Ils permettent d’observer de très près les réactions de leur auteur au contexte, aux événements et aux enjeux dont il est le témoin, voire l’acteur. Ils sont d’excellents outils pour analyser les bouleversements induits par une époque de feu. Ils donnent accès aux niveaux de vie simultanés, aux stratifications de l’existence de leur auteur devenu un combattant de l’ombre. Ils offrent un tableau circonstancié des résistances au long cours, malgré la répression. Ils permettent de se glisser en deçà de la production légendaire qu’afin de survivre puis de se développer la Résistance intérieure a suscitée au fil des années de guerre et dont certains pans demeurent, aujourd’hui encore, bien vivaces53.

25Véritables manuels de survie sur l’instinct de désobéissance, les raisons de s’insurger et l’acte de résistance, ils favorisent l’étude des combattants de l’ombre au plus près de ce qu’ils furent, firent et devinrent. Ils ouvrent un chemin privilégié pour accéder au vécu des « soutiers de la gloire », ces « combattants d’autant plus émouvants qu’ils n’(avaie)nt point d’uniformes ni d’étendards », ce « régiment sans drapeau dont les sacrifices et les batailles ne s’inscrir(aie)nt point en lettres d’or dans le frémissement de la soie mais seulement dans la mémoire fraternelle et déchirée de ceux qui survivr(aie)nt54 » comme le proclama Pierre Brossolette au micro de la BBC, le 22 septembre 1942.

Notes de bas de page

1 Ce texte a été intégralement publié dans Guillaume Piketty (éd.), Français en résistance. Carnets de guerre, correspondances, journaux personnels, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2009, p. 6-101.

2 À Lu puis Vu, Vendredi, Match, Paris-Soir.

3 De Royat à Clermont-Ferrand puis Bordeaux, Clermont-Ferrand à nouveau et enfin Vichy.

4 Voir Julien Blanc, Au commencement de la Résistance. Du côté du musée de l’Homme, Paris, Le Seuil, coll. « La librairie du XXIe siècle », 2010.

5 Ce texte a été intégralement publié dans Guillaume Piketty (éd.), Français en résistance…, op. cit., p. 702-917.

6 Pour de plus amples développements, voir Guillaume Piketty, Résistances pionnières en zone libre (1940-1942). Mémoire inédit préparé sous la direction du professeur Serge Berstein et présenté pour l’obtention de l’HDR en histoire, 2 vol. , 355 p., 2002 ; voir également Guillaume Piketty (éd.), Français en résistance…, op. cit.

7 À ce sujet, voir les travaux de Béatrice Didier, et en particulier Le journal intime, Paris, PUF, 1976. Voir également Claude Burgelin, « Écriture de soi, écriture de l’Histoire : esquisses autour d’un conflit », p. 97-106, dans Jean-François Chiantaretto (dir.), Écriture de soi, écriture de l’histoire, Paris, In Press Édition, 1997. Alain Girard, Le journal intime, Paris, PUF, 1963, rééd. 1986. Michèle Leleu, Les journaux intimes, Paris, PUF, 1952. Voir aussi en contrepoint Philippe Lejeune, Le pacte autobiographique, Paris, Le Seuil, 1975, rééd. 1996.

8 Béatrice Didier, Le journal intime, op. cit., p. 54.

9 Les journaux intimes et les bibliographies présentés au cours du présent colloque le prouvent une nouvelle fois.

10 Agnès Humbert, Notre guerre. Souvenirs de Résistance. Paris 1940-1941 – Le Bagne – Occupation en Allemagne, introduction de Julien Blanc, Paris, Tallandier, 2004 (1re édition Émile-Paul Frères, 1946).

11 Au fort de son activité clandestine, Martin-Chauffier rédigea un beau texte intitulé « Ma patrie la langue française » qui fut d’abord publié en Suisse puis en France par les Éditions de Minuit.

12 Louis Martin-Chauffier, Journal et lettres (1939-1944), 14 juin 1940 dans Guillaume Piketty (éd.), Français en résistance…, op. cit.

13 Denise Domenach-Lallich, Demain il fera beau. Journal d’une adolescente (novembre 1939-septembre 1944), Lyon, Éditions BGA Permezel, 2001.

14 Louis Martin-Chauffier, op. cit., 7 juillet 1940.

15 Alban Vistel, Héritage spirituel de la Résistance, Lyon, Éditions Lug, 1955, p. 29.

16 Louis Martin-Chauffier, op. cit., 15 juillet 1940.

17 Charles d’Aragon, Journal de guerre (1940-1942), 11 mai 1941 dans Guillaume Piketty (éd.), Français en résistance…, op. cit.

18 Ibid., 11 juin 1941.

19 Ibid., 19 décembre 1940.

20 Carnets de Gérard de Mollerat Du Jeu, juin 1940. Archives privées de Pierre-Emmanuel de Mollerat du Jeu.

21 Charles d’Aragon, op. cit., 15 décembre 1940.

22 Louis Martin-Chauffier, op. cit., 29 juin 1940.

23 Charles d’Aragon, op. cit., 23 décembre 1940.

24 Résistante à Saint Pierre-d’Albigny (Savoie). Merci à Julie Allard, étudiante en premier cycle à Sciences Po au cours de l’année 2008-2009, qui m’a donné à lire ce document.

25 Il fit partie des fondateurs du mouvement Liberté.

26 Largement étudiées par ailleurs et sur lesquelles il n’est pas nécessaire de revenir ici longuement.

27 Il convient de souligner que la présente communication est fondée sur l’analyse de documents qui émanent de personnalités dont l’engagement s’inscrivit dans un registre d’« intentionnalité » plus que de « fonctionnalité ». Sur ces deux notions, voir François Marcot, « Pour une sociologie de la Résistance : intentionnalité et fonctionnalité », dans Antoine Prost (dir.), La Résistance, une histoire sociale, Paris, Éditions de l’Atelier, 1997, p. 21-41.

28 Charles d’Aragon, op. cit., 9 septembre 1940. Voir aussi Louis Martin-Chauffier, op. cit., 4 et 5 juillet 1940.

29 Louis Martin-Chauffier, op. cit., 24 juillet 1940.

30 Charles d’Aragon, op. cit., 11 mars 1941.

31 Voir par exemple Louis Martin-Chauffier, op. cit., 9 juillet 1940, ou Charles d’Aragon, op. cit., 7 juin 1941.

32 Louis Martin-Chauffier, op. cit., 4 juillet 1940. Il fut également éloquent le 24 juillet suivant.

33 Charles d’Aragon, op. cit., 9 septembre 1940.

34 Ibid., 9 septembre 1940.

35 Ibid., 5 avril 1942.

36 Ibid., 25 mars 1941.

37 Laurent Douzou, « L’entrée en Résistance », dans Antoine Prost (dir.), La Résistance…, op. cit., p. 9-20 et en particulier p. 15-16.

38 Pierre Laborie, Les Français des années troubles. De la guerre d’Espagne à la Libération, Paris, Le Seuil, coll. « Points », 2003, p. 34.

39 Ou ressenti comme tel.

40 Le journal de Louis Martin-Chauffier l’illustre également.

41 Voir notamment Laurent Douzou, « Organisations et modes de fonctionnement de la Résistance », dans « La Résistance et les Français. Nouvelles approches », Cahier de l’IHTP, no 37, Paris, Éditions du CNRS, p. 118 et suivantes, et « La démocratie sans le vote. La question de la décision dans la Résistance », Actes de la recherche en sciences sociales no 140, décembre 2001, p. 57-67.

42 Une arme d’autant plus dérisoire qu’en cas d’arrestation pour faits de résistance avérés et de saisie du journal, l’absence totale d’évocation du combat clandestin dans ce dernier risquait fort d’équivaloir à une sorte d’aveu : en parler d’autant moins qu’on y était plus actif.

43 Fils de Simone et Louis. Il fut arrêté le 19 septembre 1943, interné à Fresnes puis à Compiègne, et déporté à Buchenwald en janvier 1944.

44 Denise Domenach-Lallich, Demain il fera beau…, op. cit., p. 114.

45 Bertrande d’Astier de la Vigerie, Notes de prison de Bertrande d’Astier de la Vigerie (15 mars-4 avril 1941). Édition établie et présentée par Laurent Douzou, Cahier de l’IHTP no 25, Éditions du CNRS, octobre 1993.

46 Boris Vildé, Journal et lettres de prison, 1941-1942, Paris, Allia, 1997.

47 Sur les voies et les moyens de la reprise d’une vie intime à l’issue d’un conflit, voir Bruno Cabanes et Guillaume Piketty (dir.), Retour à l’intime au sortir de la guerre, Paris, Tallandier, 2009.

48 René Char, Feuillets d’Hypnos, no 195, Paris, Gallimard, Éditions de la Pléiade, 1983, p. 222.

49 Voir par exemple Guillaume Piketty, « Générations résistantes à l’épreuve de la sortie de guerre », p. 151-163 dans Revue historique no 641, janvier 2007, et « De l’ombre au grand jour : l’identité résistante en question », p. 149-163, dans Bruno Cabanes et Guillaume Piketty (dir.), Retour à l’intime…, op. cit.

50 À ce sujet, voir par exemple Guillaume Piketty, Résistances pionnières…, op. cit., p. 263-266.

51 Charles d’Aragon, La Résistance sans héroïsme. Édition établie et présentée par Guillaume Piketty, Genève, Éditions du Tricorne, 2001 (1re éd. Le Seuil, 1977).

52 Pour de plus amples développements, voir Guillaume Piketty, Résistances pionnières…, op. cit., p. 266-283.

53 Voir Laurent Douzou, La Résistance française : une histoire périlleuse. Essai d’historiographie, Paris, Le Seuil, 2005, chap. i, « Une histoire soucieuse de son histoire (1940-1944) », p. 23-51.

54 « Saluez-les Français ! Ce sont les soutiers de la gloire », p. 141-144 dans Pierre Brossolette, Résistance (1927-1943). Textes rassemblés et commentés par Guillaume Piketty, Paris, Odile Jacob, 1998, p. 144.

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