Le Journal d’Hélène Berr
p. 15-23
Texte intégral
1« Lorsque j’écris “disparaître”, je ne pense pas à ma mort, car je veux vivre ; autant qu’il le sera en mon pouvoir. Même déportée, je penserai sans cesse à revenir. Si Dieu ne m’ôte pas la vie, et si, ce qui serait si méchant, et la preuve d’une volonté non plus divine, mais de mal humain, les hommes ne me la prennent pas.
2Si cela arrive, si ces lignes sont lues, on verra bien que je m’attendais à mon sort ; pas que je l’aurais accepté d’avance, car je ne sais pas à quel point peut aller ma résistance physique et morale sous le poids de la réalité, mais que je m’y attendais.
3Et peut-être celui qui lira ces lignes aura-t-il un choc à ce moment précis, comme je l’ai toujours eu en lisant chez un auteur mort depuis longtemps une allusion à sa mort. Je me souviens toujours, après avoir lu les pages que Montaigne écrivait sur la mort, d’avoir pensé avec une étrange “actualité” : “Et il est mort aussi, cela est arrivé, il a pensé à l’avance à ce que ce serait après”, et j’ai eu comme l’impression qu’il avait joué un tour au Temps.
4Comme dans ces vers saisissants de Keats :
This living hand, now warm and capable
Of earnest grasping, would, if it were cold,
And in the icy silence of the tomb,
So haunt thy days and chill thy dreaming nights
That thou wouldst wish thine own heart dry of blood
So in my veins red life might stream again
And thou be conscience-calm’d – see, here it is –
I hold it towards you1.
5Mais je me laisse entraîner, car je ne suis pas morbide dans ces lignes. Et je ne veux faire de peine à personne. »
6Cette longue citation d’Hélène Berr, citant elle-même Keats, nous permet de saisir la main vivante qu’elle nous tend. Son journal, tenu jusqu’à son arrestation en mars 1944, et publié en 20082, 63 ans après sa mort à Bergen-Belsen, fait entendre une voix bouleversante. Notre colloque a choisi d’écarter de son champ les écrits rétrospectifs et mémoriels pour capter ce qui avait été écrit sur le vif. Ce que nous propose le journal d’Hélène Berr, ce n’est pas la Shoah comme souvenir, mais la Shoah comme avenir. Son journal, comme ceux d’Anne Frank, d’Etty Hillesum et de quelques autres, ne peut être lu que dans la perspective de la mort de leur auteur, alors que la forme même du journal, et leurs personnalités dynamiques, nous imposent de le lire dans la perspective de la vie.
7Le passage que j’ai cité date du 27 octobre 1943, il est situé apparemment au milieu du volume publié, en fait dans la seconde partie d’un journal dont les fonctions ont, au fil du temps, profondément changé. Tout commence par une belle journée d’avril 1942 : une jeune étudiante passe récupérer chez la concierge de Paul Valéry un recueil qu’il lui a dédicacé. Il a fallu une longue et tragique évolution pour qu’un apparemment tranquille journal de jeune fille, passionnée par ses études, en proie aux incertitudes du sentiment, se transforme en une méditation héroïque où, au-delà de son sort personnel, celle qui se sait probable victime prend en charge, dans la solitude, le salut de l’humanité.
8Mon propos sera ici d’analyser cette métamorphose en suivant l’évolution du discours que la diariste tient sur les fonctions de son journal et sa destination. Cette évolution, dont je vais dessiner à grands traits les trois étapes, est sans doute accentuée par le caractère lacunaire du journal tel qu’il nous est parvenu. Il y a deux lacunes différentes :
- le début du journal publié (qui est le journal préparé par Hélène Berr pour qu’il soit, en cas de malheur, transmis à son fiancé) n’est pas le début absolu de son journal. Le 10 septembre 1942, elle écrit à propos de son neveu : « Je me rappelle la naissance de Maxime à Blois. J’ai pleuré en le voyant à un quart d’heure. Si je cherchais dans mon journal, je retrouverais la page. Il y a deux ans de cela, déjà, c’est incroyable3. » En septembre 1940, âgée de 19 ans, elle tenait donc déjà un journal. On peut même supposer que, comme beaucoup de jeunes filles, elle avait commencé bien avant. L’entrée du 7 avril 1942 est sans doute une reprise après une interruption, marquant malgré tout un nouveau début, puisqu’elle écrit le 15 février 1944 : « L’autre jour, chez Andrée, j’ai retrouvé tout mon journal, commencé en cette année qui avait été à la fois si tragique et si exaltante, celle où j’ai connu Jean, où nous pique-niquions à Aubergenville4. » C’est à partir de cette entrée qu’elle a choisi de transmettre son journal à Jean, son fiancé parti rejoindre la France Libre, au cas où elle mourrait. Elle laisse ce journal aux bons soins de leur cuisinière Andrée, à Paris5. Dans l’inscription liminaire : « Ceci est mon journal. Le reste est à Aubergenville », « le reste » désigne peut-être « le reste du journal », les parties antérieures, mais peut-être aussi bien son cahier de notes sur Keats, qu’elle souhaitait qu’on lui transmette également (3 novembre 19436). Le début allègre de cette reprise va rendre plus dramatique, début juin, l’annonce de l’obligation de porter l’étoile jaune ;
- seconde lacune, le journal s’interrompt presque un an, entre novembre 1942, lorsque Jean quitte Hélène pour essayer de rejoindre la France Libre, et octobre 1943, à un moment où l’on comprend que la correspondance qui avait pu être maintenue avec lui est devenue impossible. Une lettre de juin 1943, mentionnée dans le journal7, implique que les échanges ont duré jusqu’à l’été. Pendant un an cette correspondance a remplacé le journal. Son absence fait que l’évolution (politique) et la maturation (spirituelle) d’Hélène Berr pendant cette période nous échappe complètement. Quand le journal reprend, nous sommes en face de quelqu’un qui a profondément changé.
9Ces deux lacunes vont donc accentuer pour nous la transformation d’Hélène Berr : la première la fait paraître plus « insouciante » qu’elle n’était, la seconde nous bouleverse en nous mettant brusquement devant les résultats d’une maturation à laquelle nous n’avons pas assisté.
10Du 7 avril au 1er juin 1942, c’est le calme avant la tempête, une sorte de prélude qui nous fait sentir la beauté de ce qui va être saccagé. Cette jeune fille juive, certes consciente du cours de l’histoire, semble s’interroger surtout sur les inclinations de son cœur (elle doute douloureusement, au début, de ses sentiments pour un certain Gérard, puis elle rencontre Jean, qui ne lui inspire, lui, aucun doute, mais un sentiment… d’évidence) et sur son avenir intellectuel et professionnel (elle termine à la Sorbonne un mémoire sur Shakespeare pour son Diplôme d’études supérieures), dans une vie partagée entre le Quartier latin et la maison de campagne d’Aubergenville, entre la littérature et la musique (elle joue du violon).
11Pendant cette période d’incertitude sentimentale, le journal lui sert à épancher sa douleur. Elle veut « oublier » ; elle parle de « l’enfer », du « mauvais rêve » où elle vit ; elle dit qu’elle ne sait plus ce qu’elle va devenir. On pourrait s’y tromper, mais il ne s’agit point de l’histoire avec sa grande hache. Ce sont les tourments de l’amour.
« Pourquoi est-ce que la vie est devenue si compliquée ? […] j’ai travaillé toute la journée, pour m’enfuir. J’ai réussi à oublier8 » [Embarras pour répondre à une carte de Gérard, 15 avril 1942].
« Un étrange soulagement m’a envahie. J’aurais été trop déçue si je ne l’avais pas vu, c’était la seule lueur de paix dans cette espèce d’enfer où je vis, c’était le seul moyen de me raccrocher à ma vie normale, de me fuir9 » [rencontre avec André Bay, 16 avril 1942].
« Je vis comme dans un mauvais rêve, je ne sais plus quel jour je suis, je ne sais pas comment le temps a passé10 » [22 avril 1942].
« Qu’est-ce que je vais devenir ? Je ne sais pas où je vais et ce que sera demain11 » [4 mai 1942].
12Non seulement ces formules concernent son avenir sentimental personnel, mais Hélène Berr ne semble jamais supposer que l’histoire puisse rendre cet avenir impossible.
13D’autre part, dans cette première section du journal, à trois reprises on trouve un discours très classique sur les fonctions du journal (confident et consolateur des chagrins personnels), fort différent de celui qu’on trouvera par la suite (mémoriel puis testimonial) :
« It sufficeth that I have told thee [Il me suffit de t’en avoir parlé], mon bout de papier ; tout va déjà mieux12 » [11 avril 1942].
« J’écris ici, parce que je ne sais pas à qui parler13 » [15 avril 1942].
« Je viens d’écrire cette lettre. Je me sens lavée par une crise de larmes14 » [il ne s’agit plus du journal, mais du soulagement d’avoir écrit une lettre sentimentalement difficile, 19 avril 1942].
14Ce qui conforte cette impression, c’est qu’entre le 7 avril et le 1er juin, il n’y a au total que quatre allusions à l’actualité, toujours en position mineure. Ce ne sont que des circonstances, ou des contenus de conversation : la nouvelle (terrible) que son père a reçu un « avis de spoliation15 » (11 avril 1942) apparaît comme une circonstance qui doit la pousser à ne pas importuner au même moment sa mère avec ses hésitations sentimentales ; dans le récit d’une promenade avec André Bay16 (16 avril 1942), on trouve, comme contenu de conversation, des considérations sur le sort de la guerre et les persécutions contre les Juifs ; on note une allusion à une divergence avec Francine de Jessay sur l’issue finale de la guerre (20 mai 194217) ; enfin elle situe (23 mai 194218) Roger Nordmann comme « celui dont le frère vient d’être fusillé » (une note nous dit que ce frère a été fusillé en février). Ces détails nous la montrent très consciente du contexte historique – nous savons par ailleurs que dès 1941, elle a eu une activité clandestine d’aide aux enfants juifs –, mais comme ce ne sont que des détails, ils nous disent aussi que l’objet de ce premier journal n’est pas de témoigner sur l’histoire, mais de délibérer sur le drame intérieur dont dépend son avenir comme personne : l’amour.
15La fonction du journal va changer début juin 1942 avec l’obligation de porter l’étoile jaune. Dans le prélude de son entrée du 8 juin (écrit le matin, avant d’être sortie avec l’étoile), Hélène Berr produit un « effet de composition » saisissant, en faisant un rappel de son entrée « initiale » (l’épisode Paul Valéry).
« C’est le premier jour où je me sente réellement en vacances. Il fait un temps radieux, très frais après l’orage d’hier. Les oiseaux pépient, un matin comme celui de Paul Valéry. Le premier jour aussi où je vais porter l’étoile jaune. Ce sont les deux aspects de la vie actuelle : la fraîcheur, la beauté, la jeunesse de la vie, incarnée par cette matinée limpide ; la barbarie et le mal, représentés par cette étoile jaune19. »
16Elle ne décrit nullement un tournant, mais un aspect permanent de « la vie actuelle », qui vaut aussi bien pour les mois qui viennent de s’écouler que pour le présent épisode. L’impression générale qu’on a pu avoir d’une jeune fille surprise, au milieu de ses hésitations sentimentales, par l’irruption de l’histoire au début de juin 1942 – est une illusion : certes, il y a une « montée en puissance » de la barbarie et pour la première fois elle est touchée dans sa personne, mais la machine était en marche et elle le savait fort bien depuis longtemps. Ce qui va changer n’est pas sa conscience politique, déjà aiguë, mais l’usage qu’elle va faire de son journal.
17Du 1er juin au 28 novembre 1942, la fonction mémorielle s’ajoute à la fonction délibérative, et à la fin se substitue à elle. Le journal suit dès lors deux lignes à la fois, la confirmation progressive de son amour pour Jean et du sien pour elle, et l’escalade de l’horreur (arrestation de son père le 23 juin ; rafle du 16 juillet…). Aucun élément de métadiscours n’accompagne la délibération sentimentale, que l’on voit en acte. En revanche une série de notations souligne la nouvelle fonction cardinale du journal : se souvenir.
« Si j’écris tous ces petits détails, c’est parce que maintenant la vie s’est resserrée, que nous sommes devenus plus unis, et tous ces détails prennent un intérêt énorme. Nous vivons heure par heure, non plus semaine par semaine20 » [3 juillet 1942].
« Je note les faits, hâtivement, pour ne pas les oublier, parce qu’il ne faut pas oublier21 » [18 juillet 1942].
« Je ne tiens même plus ce journal, je n’ai plus de volonté, je n’y mets plus que les faits les plus saillants pour me rappeler22 » [10 septembre 1942].
« Je ne peux plus écrire ce journal parce que je ne m’appartiens plus entièrement. Alors je note simplement les faits extérieurs, juste pour me rappeler23 » [12 septembre 1942].
« Je sais par expérience (je l’écris ici, personne ne le verra) ce que son état nerveux peut être, seulement elle ira jusqu’à la folie24 » [22 septembre 1942, à propos de Mme Jean Bloch].
18À l’automne, le journal devient de plus en plus bref, comme exténué, avant de s’arrêter sans préavis ni explications, le 28 novembre, quatre jours après le départ de Jean.
19Quand elle dit, le 12 septembre, qu’elle ne s’appartient plus entièrement, cela veut dire que ce journal doit rester au seuil de l’intimité nouvelle qui s’est établie entre Jean et elle, qu’il y a là quelque chose qui ne doit pas courir le risque d’être mis sur le papier, pour tomber sous les yeux de qui que ce soit… Ce quelque chose de précieux a maintenant un autre lieu d’expression écrite : les lettres qu’elle et Jean échangent, et leur dialogue direct. Non seulement le journal n’est plus nécessaire dans une fonction de confidence ou de délibération, mais il risque d’être indiscret (même si l’entrée du 22 septembre montre qu’elle continue à le concevoir comme uniquement destiné à elle – alors qu’en 1943, il aura repris une fonction de communication, avec lui ou d’autres – nous ! – dans une perspective virtuellement posthume).
20La lecture suivie d’un tel journal est délicate : il ne faut pas y voir un texte d’un bloc, d’une même lancée ; mais en saisir les changements de fonction, selon l’évolution de sa relation à Jean et du poids de la persécution. Où placer son discours, ou placer son énergie ? Les éléments de métadiscours nous guident un peu, mais les changements sont souvent silencieux. Les affleurements épisodiques de discours servent de repères pour imaginer des immensités de temps, ce sont des îles qui émergent dans un océan de silence.
21En tout cas, on voit en novembre le journal s’exténuer, se raréfier, puis se taire quand Jean est parti – sans qu’on nous dise clairement jusqu’à quand elle a pu correspondre avec lui, avant qu’il ne passe la frontière espagnole… ni s’il avait gardé les lettres qu’elle lui a adressées avant son départ, puis jusqu’à ce que la correspondance devienne impossible. La publication de ce journal est faite avec discrétion et délicatesse – mais, du coup, certaines informations nous manquent.
22Le journal repris le 10 octobre 1943 (après un premier essai pour émerger du silence le 25 août) est complètement différent du premier, ne serait-ce que par l’allure méditative et autoréflexive qu’il prend. Au moins dans ses débuts, il raconte assez peu, il explore d’abord un immense champ de pensée, et du coup réfléchit intensément sur lui-même. Les entrées du 10 octobre au 1er novembre25 développent, en préambule, une longue méditation tragique. Il ne s’agira plus de parler d’elle seule, ni de « se rappeler », mais de témoigner pour tout le monde. Tâche énorme, accablante, devant laquelle elle se sent profondément seule. Elle va donc consigner tout ce qu’elle voit et tout ce qu’elle apprend. Elle discerne de plus en plus nettement, à travers les informations recueillies, les contours de la solution finale, et elle peut analyser, à partir de là, la monstruosité, la bêtise et l’habileté diabolique de la stratégie nazie. Elle montre que, oui, à l’époque, on pouvait déjà savoir.
23Son discours est si lucide qu’il semble presque inutile de le commenter : il suffirait de le citer. Elle met l’accent sur le devoir de raconter et nourrit l’espoir de susciter une prise de conscience qui, dans l’avenir, puisse briser le cercle infernal des vengeances.
« À chaque heure de la journée se répète la douloureuse expérience qui consiste à s’apercevoir que les autres ne savent pas, qu’ils n’imaginent même pas les souffrances d’autres hommes, et le mal que certains infligent à d’autres. Et toujours j’essaie de faire ce pénible effort de raconter. Parce que c’est un devoir, c’est peut-être le seul que je puisse remplir. Il y a des hommes qui savent et qui se ferment les yeux, ceux-là, je n’arriverai pas à les convaincre, parce qu’ils sont durs et égoïstes, et je n’ai pas d’autorité. Mais les autres, ceux qui ne savent pas, et qui ont peut-être assez de cœur pour comprendre, ceux-là, je dois agir sur eux.
Car comment guérira-t-on l’humanité autrement qu’en lui dévoilant d’abord toute sa pourriture, comment purifiera-t-on le monde autrement qu’en lui faisant comprendre l’étendue du mal qu’il commet. Tout est une question de compréhension. C’est cette vérité-là qui m’angoisse et me tourmente. Ce n’est pas par la guerre que l’on vengera les souffrances : le sang appelle le sang, les hommes s’ancrent dans leur méchanceté et dans leur aveuglement. Si l’on arrivait à faire comprendre aux hommes mauvais le mal qu’ils font, si on arrivait à leur donner la vision impartiale et complète qui devrait être la gloire de l’être humain26 ! » [10 octobre 1943].
24Dès le départ, elle sait que ce nouveau journal est destiné à prendre la forme d’un livre, un livre qu’elle ne verra sans doute jamais parce qu’elle ne sera plus là. Les feuillets de 1942 étaient encore écrits dans l’espérance d’un avenir personnel, ceux de 1943 font l’impasse sur la survie individuelle, de plus en plus improbable à mesure que l’étau se resserre, pour penser à l’avenir de l’humanité. Elle est d’abord un peu effrayée par les pièges de l’écriture pour un public, le danger de vouloir plaire, de prendre la pose. Mais elle se désole surtout de n’avoir ni le temps, ni le calme, ni le recul pour écrire un tel livre : elle en revient toujours à la nécessité d’en amasser au moins la matière dans son journal. Celui-ci prend désormais trois fonctions nouvelles.
25Celle du témoignage « historique », et d’un livre à faire pour que les autres sachent – témoignage pour plus tard, dont la nécessité lui est révélée par l’incompréhension des contemporains…
26Celle du témoignage « métaphysique », nourri en particulier par les méditations de Tolstoï dans Résurrection et celles de Martin du Gard dans l’Épilogue des Thibault.
27Celle d’une communication avec Jean, qui recouvre les deux autres, et en particulier la seconde, et se heurte à des difficultés bien plus grandes que le risque de littérature du témoignage historique – l’impossibilité de trouver un langage pour dire la souffrance morale – et surtout de donner un sens à cet océan d’horreur et de solitude…
« Il y a deux parties dans ce journal, je m’en aperçois en relisant le début : il y a la partie que j’écris par devoir, pour conserver des souvenirs de ce qui devra être raconté, et il y a celle qui est écrite pour Jean, pour moi et pour lui27 » [27 octobre 1943].
28Écrit « pour Jean », le journal n’est pas écrit « à Jean ». Elle ne mime pas un dialogue impossible, une seule fois elle évoque l’invraisemblance que ce serait de s’adresser à lui28 (27 octobre 1943). Une autre fois, une seule, une parole directe fuse : « Penser que Jean les lira peut-être. Mais je ne veux pas qu’elles soient comme la main de Keats. Je reviendrai, Jean, tu sais, je reviendrai29. » L’adresse directe est trop douloureuse, c’est une vague qui risque de tout submerger : « À la pensée que l’enveloppe où je mets ces pages ne sera ouverte que par Jean, si elle est ouverte, et aux moments si brefs où j’arrive à réaliser ce que j’écris là, une vague m’envahit, je voudrais pouvoir écrire tout ce qui s’est accumulé en moi pour lui depuis des mois30. » Le journal ne parle donc ni à Jean, ni de Jean : « Il y a trop de choses dont on ne peut pas parler, ma souffrance dont Jean est le centre, rien ne pourra m’en faire parler, sans doute parce que je garde cela pour moi et que personne n’a le droit de s’en mêler, sans doute aussi par une sorte de timidité qui m’empêche souvent de m’en parler à moi-même31 » (27 octobre 1943).
29D’où cette espèce de silence vibrant, tendu, qui soutient la parole devenue profondément solitaire d’une jeune fille qui s’est donné pour tâche de témoigner, à elle seule, de toute l’horreur de monde. L’écriture se fait prière, essai de rédemption – sans que le journal devienne « mystique » au sens religieux, comme a pu l’être celui d’Etty Hillesum. La seconde partie, écrite sous la lumière de la mort, est comme la méditation du Christ au jardin des oliviers. Mais l’écriture tente un passage vers un au-delà qui n’est pas vraiment métaphysique, vers un avenir de l’humanité, un « après-guerre » qu’elle sait avoir peu de chances d’atteindre, mais auquel elle participe en essayant, par son témoignage, par son exemple aussi, de tirer l’humanité un peu vers le haut…
30J’ai parlé de deux lacunes. Évidemment, il y en a trois. La plus terrible, la troisième, est la béance qui s’ouvre après les derniers mots notés le 15 février 1944. Le hasard – mais peut-il y avoir un hasard dans ce monde saturé d’horreurs ? – fait que dans cette entrée, Hélène Berr rapporte le témoignage d’un prisonnier revenu qui lui décrit un camp de prisonniers russes décimés par le typhus en 1941, achevés par les nazis et enterrés par centaines à la fourche à fumier dans d’immenses fosses communes, sort analogue à celui qui a probablement été le sien à Bergen-Belsen au début d’avril 1945. Le journal s’arrête sur l’avenir en miroir.
3112 novembre 1943. Mme Agache découvre, plus d’un an après la rafle du Vél d’Hiv, qu’on déporte les enfants ! Une occasion de plus pour Hélène de s’étonner, de penser à l’exemple de fraternité, si peu suivi, si mal compris, du Christ, et de se demander si elle a raison de réserver à son seul journal ce trop plein des souffrances de l’humanité que l’indifférence des autres l’amène à assumer seulement pour un témoignage futur…
« Mentalement, je lui disais, à Mme Agache : “Maintenant, comprenez-vous pourquoi nous sommes si angoissés, pourquoi nous avons du chagrin ? Nous souffrons de la souffrance des autres, nous souffrons pour l’humanité, alors que vous, vous donniez simplement votre pitié lorsque vous en entendiez parler.”
Mais a-t-elle jamais vu l’intérieur de mon cœur ? Elle me voit toujours normale, toujours occupée à mille choses. C’est ma faute aussi. Mon extérieur trompe les gens. Je devrais consentir à me montrer telle que je suis à l’intérieur, faire le sacrifice de cette pudeur ou de cette fierté qui veut m’obliger à être encore comme les autres gens, et aussi à refuser leur pitié, montrer mon angoisse pour servir la cause qui est mon but : dévoiler la souffrance humaine sous toutes ses formes.
Souvent, j’ai l’impression de jouer la comédie, que mon devoir serait de ne pas avoir l’air normal, de dévoiler, de creuser le fossé réel qui nous sépare des autres gens, au lieu d’essayer de l’ignorer, ou même, ce qui m’arrive souvent, de m’en détourner par égard pour eux, pour ne pas leur faire sentir mon reproche.
Et si les gens savaient quels ravages il y a dans mon cœur ! »
Notes de bas de page
1 « Cette main vivante, à présent chaude et capable de serrer vigoureusement, si elle était refroidie et dans le silence transi du tombeau, hanterait tes jours et glacerait les rêves de tes nuits tant, que tu souhaiterais que ton cœur se vide de son sang pour qu’encore dans mes veines coule la vie rouge et que s’apaise ta conscience – regarde, la voici, je la tends vers toi. » John Keats, Cette main vivante, 1819.
2 Hélène Berr, Journal 1942-1944, suivi de Hélène Berr, une vie confisquée, par Mariette Job, Préface de Patrick Modiano, Paris, Tallandier, 2008, 301 p. Repris en Points, 2009, 329 p. Édition abrégée suivie d’un dossier pédagogique par Norbert Czarny, Tallandier/Points, 2009, 216 p. Les références renvoient à l’édition originale.
3 Hélène Berr, Journal 1942-1944, Tallandier, 2008, op. cit., p. 137.
4 Ibid., p. 279.
5 Ibid., p. 191.
6 Ibid., p. 214.
7 Ibid., p. 235.
8 Hélène Berr, Journal 1942-1944, Tallandier, 2008, op. cit., p. 27.
9 Ibid., p. 29-30.
10 Ibid., p. 36.
11 Ibid., p. 42.
12 Ibid., p. 24.
13 Ibid., p. 26.
14 Ibid., p. 33.
15 Ibid., p. 24.
16 Ibid., p 30-31.
17 Ibid., p. 45.
18 Ibid., p. 49.
19 Ibid., p. 55.
20 Ibid., p. 96.
21 Ibid., p. 106.
22 Ibid., p. 137.
23 Ibid., p. 139.
24 Ibid., p. 147.
25 Ibid., p. 167-212.
26 Ibid., p. 169-170.
27 Ibid., p. 197.
28 Ibid., p. 191-192.
29 Ibid., p. 197.
30 Ibid., p. 197.
31 Ibid., p. 185.
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