Une histoire polyphonique de la frontière : la guerre du Chaco à la croisée des voix indiennes et des romans nationaux
p. 177-193
Texte intégral
1Entre 1932 et 1935, l’événement guerre du Chaco a consisté dans l’affrontement militaire entre la Bolivie et le Paraguay. Chaque république prétendait à la souveraineté historique sur cet espace « frontière ». Dès lors, la prégnance des contextes politique et narratif dominants de l’événement de l’État et de la nation a orienté la production des archives et la construction des systèmes d’interprétation de cet épisode, jusque tard au XXe siècle. Les affrontements pour le Chaco boréal ont été perçus et analysés comme une guerre conventionnelle ordinaire, au cours de laquelle s’opposèrent deux armées de conscription, avec pour ligne d’horizon le droit international. Rappelons que la Société des Nations et la diplomatie interaméricaine sont intervenues uniquement pour aider à la régulation du conflit entre les deux États. De même, les délégués du Comité international de la Croix-Rouge se sont préoccupés du seul sort des militaires prisonniers de guerre, et pour ce qui est des civils de celui des colons mennonites1.
2Mais l’événement militaire s’est déroulé « tierra adentro », ou dans le « desierto ». Les combattants et les témoins n’ont cessé de le dire en ces termes. Or les expressions de « terre intérieure » et de « désert » étaient employées couramment dans le Cône sud pour désigner les territoires demeurés en dehors du contrôle des États. Le « désert » n’était pas géographique, ni démographique. Pour les régions arides de l’Amérique australe on disait simplement qu’elles étaient « dépeuplées ». Le « désert » était spirituel. Ce substantif, précisément d’origine paléochrétienne, avait pris en Amérique un sens colonial2. Il signifiait en fait que le théâtre des opérations correspondait concrètement à des territoires indiens, des espaces immenses demeurés à l’écart du processus de colonisation. Au début des années 1930, entre 40 000 et 50 000 Amérindiens habitaient ces quelque 300 000 km2 de brousse et de marécages limités par les « fronts pionniers » paraguayen, argentin, bolivien et brésilien3. Hormis les populations agricoles de langue guaraní du Chaco occidental (Chané et Chiriguano), il s’agissait principalement de groupes de chasseurs, cueilleurs, horticulteurs, rassemblés dans des gros villages près des fleuves, à proximité des foyers émergents de colonisation. Dans les régions centrales, le Chaco était habité par des petits groupes de collecteurs très mobiles et dispersés ; les densités humaines y étaient très faibles. À la dispersion du peuplement, à la faiblesse extrême des densités, l’éclatement linguistique caractérisait également le monde indigène chaquéen. La diversité des grandes familles linguistiques (guaraní, mataco, maskoy, zamuco, guaycurú) y était déclinée en dizaines de langues parlées.
3Sur le versant oriental, le Chaco occupe une place singulière dans la construction historique du Paraguay et de son imaginaire. Le Paraguay ancien a été fondé sur la rive gauche du fleuve éponyme. Le Chaco borde la rive droite. Or aucune des villes paraguayennes, pourtant anciennes, situées sur la rive gauche n’a de vis-à-vis sur la rive droite. Pourtant quelques dizaines de minutes suffisent pour traverser le fleuve. Ainsi, la société et la culture paraguayenne se sont développées en tournant le dos à la rive droite du fleuve. Vu depuis Asunción, le Chaco marque géopolitiquement et symboliquement dans la longue durée la « frontière » entre la civilisation et la barbarie.
4La radicalité de cette altérité humaine et territoriale prégnante dans la représentation de la frontière chaquéenne a été provisoirement atténuée dans les années 1920, alors que le Paraguay en concurrence avec la Bolivie pour cet espace s’était engagé avec davantage de conviction dans une politique de colonisation. Comme l’a démontré Bridget Chesterton4, dans les années 1920 les élites culturelles, des militaires, des religieux, des savants, ont tenté de repenser le lien entre le Paraguay oriental et le Chaco boréal. Il fut alors considéré comme le Paraguay occidental, des intellectuels argumentèrent en faveur d’une hypothétique continuité territoriale, géographique et humaine entre les deux rives du fleuve. Cet ajustement de la représentation concerna également l’image des indigènes amérindiens qui, comme le souligne Pablo Wright5, incarnent la frontière. Alors que les indiens chaquéens étaient traditionnellement considérés comme des sauvages cannibales6, des dangereux « guaykurues » impossibles à soumettre, ils se métamorphosèrent dans l’imaginaire paraguayen des courants de pensée indigéniste, au cours des années 1920, en de paisibles primitifs avec lesquels il était désormais possible de construire une relation. Certains auteurs se hasardèrent même à discerner en eux des éléments de comparaison avec la racine guaraní préhistorique de l’arbre national7. Comme on l’observe ailleurs à la même époque en Amérique latine, dans la période qui précéda la guerre les élites politiques et culturelles paraguayennes indigénistes s’interrogèrent sur la possibilité d’incorporer les indiens, en l’occurrence chaquéens, à la nation8.
5Or l’une des caractéristiques de la guerre de 1932-1935, dont le Paraguay est sorti vainqueur, est que le Chaco qu’il se représentait comme sa frontière historique avec la barbarie, conserva après-guerre un statut caractéristique des colonialismes « internes » d’Amérique latine9. Pendant la guerre et après, le Chaco paraguayen est demeuré en « situation coloniale10 ». Comme l’a précisé Frederick Cooper : la situation coloniale correspond à « un ensemble de pratiques qui ont à la fois défini et reproduit au cours du temps la distinctivité et la subordination de tel ou tel peuple dans un espace différencié11 ». Dans le cas des indiens du Chaco, en comparaison aux empires coloniaux européens, ils occupèrent – et conservent aujourd’hui – une position politique, économique, culturelle et territoriale subalterne interne à la république. Une place subalterne induite par l’inertie des pratiques et des sensibilités créoles dans le cas du Paraguay, plutôt qu’en raison du renouvellement d’une sorte de « contrat colonial » comme cela avait été le cas dans certaines républiques d’Amérique du Sud au XIXe siècle12. Le Paraguay a été incapable de penser sa relation avec le Chaco autrement que « coloniale », malgré le processus de nationalisation de ce territoire impulsé par la dynamique de mobilisation durant la guerre contre la Bolivie. C’est un constat, dont la principale conséquence concerne les communautés indiennes. Il se traduit en termes de droit dans la création du statut « d’indigène » qui leur a été attribué au sein de la société paraguayenne à la suite de la guerre, en 1936. En termes de pratiques culturelles, on le vérifie dans l’absence des indiens en tant qu’acteurs du roman national, notamment en ce qui concerne l’historiographie de la guerre contre la Bolivie.
6L’événement militaire participe pleinement du processus de colonisation de ces territoires indiens. Depuis quelques années les analyses menées par les scientifiques portent l’attention sur cette dynamique du conflit. Erick Langer insère la guerre du Chaco dans le cycle au cours duquel, entre 1860 et 1930, les républiques américaines du nord au sud du continent ont réduit à leurs périphéries les derniers territoires indiens, qui étaient restés jusqu’alors à l’écart du processus de conquête13. Concernant l’espace strict du Chaco boréal, le dialogue noué entre l’histoire, l’anthropologie et les études littéraires a permis depuis une vingtaine d’années de réviser les systèmes d’interprétation en mettant en évidence les acteurs subalternes, et en déconstruisant les systèmes de représentation du passé. Parmi d’autres, en Bolivie, Barbara Schuchard et Jürgen Riester se sont ainsi intéressés dès les années 1980 à la mémoire de la guerre des Guaraní occidentaux14. En Argentine, depuis les années 1990, Pablo Wright déconstruit le système de représentation du « désert », analysant les circulations et les échanges qui innervaient cet espace15. Pour le Paraguay, Bridget Chesterton a travaillé dans les années 2000 à partir de l’étude des sensibilités nationalistes la relation nouée au début du XXe siècle par les élites d’Asunción avec le Chaco16.
7De notre côté, à la suite du colloque de Paris sur les guerres du Paraguay en 2005 un programme de recherche pluridisciplinaire sur la trajectoire des indiens du Chaco dans la guerre a été conçu17. Le questionnement est triple. Le premier volet est historique. Il consiste dans le renouvellement des systèmes d’interprétation de l’événement en insérant dans l’analyse sa dimension indienne, ce qui ouvre sur une autre lecture de cet épisode en mettant en évidence le processus de colonisation intrinsèque à la guerre conventionnelle. L’analyse est ainsi concentrée sur les dynamiques coloniales des républiques paraguayenne et bolivienne au XXe siècle. Le deuxième dossier est anthropologique. Il s’agit d’étudier en quoi l’événement militaire a engendré un nouveau régime d’ethnicité qui consisterait dans la transformation des sociétés indiennes et leur redéfinition issue du nouvel agencement avec les colonisateurs. Le troisième volet de l’enquête est politique et littéraire. Il porte sur la recherche d’une écriture historique qui permette de penser l’événement dans sa globalité, en prenant en compte la polyphonie des cultures dans leur écriture, dans leur rapport à l’événement et au temps. Ce texte voudrait présenter une partie des résultats de ce programme et soumettre quelques interrogations en suspens. La prise en compte des mémoires indiennes ouvre sur une autre histoire que celle des épopées nationales, tout en cristallisant les souvenirs sur l’arrivée des armées affirmant la présence des États-nationaux et les relations nouées avec les militaires.
Mémoires indiennes de la guerre du Chaco
8La réception de l’événement dans les populations indigènes chaquéennes a été différente de celle des sociétés nationales. Au-delà de ce qui apparaît comme un truisme, on est désormais en mesure d’en avoir une idée précise grâce à l’existence d’un corpus de récits indiens de la guerre du Chaco relativement vaste qui couvre l’ensemble des territoires et des populations – dont la collecte par les anthropologues remonte pour les plus anciennes aux années 198018.
9Une première observation s’impose. Malgré la très forte intensité de l’événement les populations amérindiennes du Chaco n’ont pas produit de tradition orale pour la guerre de 1932-1935. Autrement dit, les peuples indigènes ne se sont pas dotés de récits référentiels afin de raconter l’ensemble de cet épisode, et de fixer leur interprétation. Mais en étant sollicités sur le souvenir précis de cet événement, les « mémorialistes » indiens convergent pour évoquer de manière diffuse, a-chronologique, les relations nouées entre les militaires et leur communauté au cours des années 1910 à 1930. Dès lors, dans ces narrations le conflit boliviano-paraguayen est inscrit dans une durée plus étendue, variable selon les lieux, qui remonte généralement au début du XXe siècle avec l’implantation des fortins et l’arrivée significative des colons. Il s’achève autour de la fin de la guerre avec l’affirmation d’un nouveau cadre territorial, social et institutionnel. Précisons à nouveau autour de la fin de la guerre. Dans les témoignages des indiens de l’Isoso du piémont andin, l’épisode final correspond à leur déplacement encadré par l’armée paraguayenne vers le Chaco central en 1935 ; voire à l’exécution de leur grand chef Casiano Barrientos le 12 octobre 1936, à la suite de son retour en Bolivie19. Dans les mémoires nivaclé le récit s’arrête avec l’entrée de leur communauté dans les missions catholiques pour s’y réfugier au cours du conflit20. Quant aux compteurs tomaraho, dans le haut Paraguay, certains achèvent leurs récits en se référant à une fin « orthodoxe » correspondant aux dates retenues par l’historiographie, tandis que d’autres s’arrêtent plus en amont autour d’une bataille locale ou d’un événement collatéral, telle une campagne de vaccination21.
10En fait, les récits indiens forment une nébuleuse de micro-événements cristallisés sur un épisode ayant marqué une bascule pour les communautés. Des petits faits qui pourraient correspondre à un condensé de leur histoire en devenir : un meurtre – l’exécution en Bolivie du grand chef de l’Isoso Casiano Barrientos après son retour du Paraguay, ou celle du guerrier nivaclé Yakutché qui après avoir fui dans la brousse et avoir sombré dans la folie, s’était résolu à rentrer pitoyable dans la mission oblate ; un personnage hybride – le sergent Tarija d’origine nivaclé, une sorte de janissaire de Bolivie qui se serait porté au secours de son peuple pris entre deux feux22 ; des traumatismes qui rappellent la transformation radicale du territoire dans le temps court : les nombreux tirs d’artillerie faisaient que certains assistaient dans l’angoisse à la chute des étoiles, l’excès de bruit, l’excès de mort, l’excès de violences perpétrés par des acteurs étrangers23 ; ils se concentrent également sur des situations plus installées dans la durée, caractéristiques du changement social et culturel induit par l’avancée des fronts de colonisation – l’afflux de populations nouvelles, le travail forcé, le commerce des femmes, les épidémies. L’événement international guerre du Chaco est ainsi dilué, dispersé, fragmenté dans les narrations indiennes diffuses qui se déroulent dans un territoire étendu à l’espace vécu. Sur le terrain il n’y a pas de langue unique qui puisse les fédérer. Il n’existe pas de chronologie qui agence le passé à partir d’une succession d’événements sélectionnés. Il n’existe pas une narration qui l’organise. Sauf celles postérieures des écoles de la république ou des missions catholiques, anglicanes, évangéliques qui lui procurent un cadre national et l’oblitèrent avec le tissu géopolitique actuel. L’événement militaire de la guerre du Chaco n’a pas d’existence en dehors de l’État-national.
11In fine, les récits indiens sont réunis dans trois ensembles narratifs qui en caractérisant la relation avec les blancs fixent la mémoire.
12Le premier est celui de la nouvelle configuration de la violence correspondant à l’arrivée en masse des militaires : le déploiement et la densité des violences extrêmes de la part des soldats sur les populations indiennes – meurtres gratuits, viols, exactions diverses24. Mais la nouvelle présence de l’État lié à l’avancée du front pionnier bouleverse également l’économie de la violence amérindienne. Adriana Sterpin, par exemple, observe que la pratique du scalp chez les Nivaclé a disparu au moment de la guerre internationale25, autrement dit à la suite de l’extension effective des républiques dans la région. Néanmoins au cours de la période qui précéda puis qui ouvrit la guerre, la pression exercée depuis les fronts de colonisation provoqua une concurrence pour l’espace dans les régions centrales, ce qui accrut les affrontements inter-indiens, et accentua la violence au cours des années 1930 en raison de la circulation des armes, et plus généralement des métaux récupérés sur le champ de bataille26.
13Le second rassemble des récits biographiques mettant en scène des acteurs indigènes ayant joué un rôle de médiateur entre le monde indien et celui des blancs : des guides (baqueanos), des « caciques », des interprètes (lenguaráz). Généralement ces personnages sont simultanément guides, interprètes et néanmoins fréquemment présentés comme « caciques ». L’origine de leur désignation en tant que « cacique » a été le plus souvent le fait des blancs. Mais bien que valorisés aujourd’hui dans les mémoires indiennes, l’étude comparée de leur trajectoire vérifie souvent des individus qui étaient en marge de leur groupe, et le sont restés : des adolescents, des captifs, des métis, ayant trouvé un quelconque intérêt à collaborer avec les militaires. Ne serait-ce que pour se nourrir, mais aussi pour circuler ou obtenir du prestige. Leur marginalité les situait dans un entre-deux. Elle était leur atout, en raison de leur capacité à circuler entre le front de colonisation et les espaces indiens. En raison de leur pratique des langues, de leur connaissance empirique des territoires, et d’un entregent qui n’appartenait qu’à eux27.
14Le troisième ouvre sur la gravité des décisions prises à cette époque et le devenir dans la relation avec les blancs, qui conduisit à s’associer au monde colonial et à se sédentariser à l’écart du territoire initial. Ainsi les Nivaclé suivirent leur grand chef Tofaai en se réfugiant dans les missions religieuses près du fleuve Pilcomayo28. Dans le piémont andin de Bolivie des Guaraní optèrent pour collaborer militairement avec l’armée d’Asunción en 1935. Puis désertant leurs villages ils se réfugièrent dans le Chaco central devenu paraguayen, entraînant dans leur sillage d’autres Guaraní occidentaux faits prisonniers par les Paraguayens. Au lendemain de la guerre les chasseurs cueilleurs maká abandonnèrent le Chaco central en suivant le général Belaief, devenu leur « protecteur », pour s’établir dans une réserve aux portes d’Asunción29. Dans le haut Paraguay, les Tomaraho se scindèrent entre ceux qui en suivant les conseils du « cacique » Chicharrón acceptèrent la vaccination contre la variole puis se regroupèrent autour des foyers de colonisation sur les bords du fleuve ; tandis que le groupe arrebytoso résista à toute compromission avec le monde colonial en suivant la décision du chef Conito qui en s’opposant à Chicharrón refusait la vaccination30. Fuyant les colons et les épidémies, ils s’évanouirent dans la brousse, pour réapparaître faméliques au milieu des années 1980. Dans toutes ces situations on observe en quoi la relation à cet événement du passé se traduit par la prise de conscience de la fin d’un monde.
15Deux remarques s’imposent à la lecture de ces récits.
16La première est d’observer la variation des sentiments de la violence reçue selon les territoires. Ils sont très forts, voire exacerbés dans les régions du Pilcomayo et du Chaco central31. Logiquement ces territoires correspondent à la zone de guerre qui concentra les troupes, et où se déroula l’essentiel des combats de haute intensité. Ils se déclinent ailleurs selon une gamme de sentiments qui rappellent des jours plus ou moins sombres. Depuis l’expression d’une souffrance, d’un désastre complet – mbaemegua en guaraní – provoqué par « une guerre contre personne dans l’Isoso32 ». Dans cette région colonisée par la Bolivie depuis la seconde moitié du XIXe siècle, les indiens avaient été contraints au travail forcé par l’armée afin d’équiper le secteur en infrastructures, puis ils furent enrôlés pour servir à la logistique et au ravitaillement. À l’issue du conflit les villages étaient dévastés, les populations dispersées. Dans l’Alto Paraguay se sont des impressions plus mitigées de violences diffuses. La mémoire des viols et du travail forcé. Le souvenir récurant presque mythique du bombardement de Puerto Casado par l’aviation bolivienne en 1933. Mais aussi des frustrations en raison de l’absence de reconnaissance des autorités paraguayennes pour leur participation aux combats dans la guerre, et après33. Durant le conflit, cette région correspondait davantage à une base arrière pour les forces paraguayennes. Les affrontements y furent rares, tandis que les masses militaires plus encadrées y étaient moins soumises au stress du champ de bataille.
17Deuxièmement, le pas de temps dans lequel se déroule l’épisode prégnant dans les mémoires indiennes diffère sensiblement avec la chronologie macro-historique de l’événement international. Il est plus étendu que la seule guerre. En sollicitant les mémoires indiennes, l’épisode s’ouvre dans les années 1910-1920 avec l’arrivée d’une masse critique de militaires et de colons, le changement de statut des acteurs « blancs » établissant un champ de forces inédit dans ces territoires34, la chronologie fine des mutations sociales et culturelles se faisant grâce à la ressource des archives écrites. Il se ferme généralement au-delà de la « Paix du Chaco » en juillet 1935, en raison des déplacements de populations qui se sont prolongés après-guerre, dans la seconde moitié des années 1930.
18Troisièmement, les narrations indiennes, comme tout exercice de mémoire, oscillent entre les souvenirs vibrants du passé et l’oscillation des lignes d’horizon du présent. La prégnance de la situation coloniale participe fortement à la construction des récits. La subalternisation des mémoires indiennes se vérifie dans l’assimilation du nouveau cadre étatique qui oriente la représentation des acteurs nationaux. Dans le Chaco paraguayen les violences boliviennes envers les indiens sont présentées aujourd’hui comme ayant été systématiques, tandis que les exactions commises par l’armée d’Asunción paraissent largement minorées au regard des sources écrites. Une part de reconstruction par conséquent, à laquelle s’ajoute désormais, chez certains porteurs de mémoire, l’intériorisation d’une identité pan-ethnique d’indigène paraguayen35, qui ne correspond en rien aux consciences indigènes du Chaco dans les années 1930. Enfin, dans les années 2000 les narrateurs expriment une tendance forte à nourrir leurs souvenirs en référence à la conjoncture culturelle contemporaine, où la représentation du passé est davantage peuplée par les victimes que investie par des héros36.
19Des points de densité permettent ainsi d’articuler les mémoires indigènes aux historiographies nationales, c’est-à-dire d’isoler des interfaces où dialoguent les archives indiennes avec les archives écrites, s’éclairant l’une l’autre. Mais d’évidence, en écoutant les voix du Chaco on observe également un brouillage narratif de l’événement militaire à la base des romans nationaux paraguayen et bolivien et de l’historiographie du conflit. En effet, la concentration du souvenir sur la violence, la médiation et la subalternisation met en système des représentations caractéristiques de l’imposition d’une situation coloniale, révélant ainsi la réception de l’événement sur le versant indien.
Cultures coloniales républicaines et contextes sociopolitiques des fronts pionniers
20Ainsi, la diversité des mémoires indiennes correspond également à la variation des relations nouées avec les militaires. Ces derniers en avançant dans le Chaco étaient convaincus de défendre une portion du territoire souverain. Conjointement ils avaient conscience de participer à une entreprise d’occupation de terres éloignées. Dès lors, leur manière de travailler avec les populations indigènes permet d’observer les formes nationales du colonialisme républicain mis en œuvre par le Paraguay et la Bolivie dans les années 1930. En Bolivie, l’armée affirmait la volonté depuis la fin du XIXe siècle d’enrôler les populations indiennes andines37. Tout en intériorisant un esprit de caste qui maintenait une séparation entre les blancs et les indiens dans l’organisation des forces armées, de nombreux officiers exprimaient une profonde sensibilité indigéniste38. Le ministère de la guerre s’était également doté d’un rôle particulier dans la colonisation des terres basses. A contrario, l’armée paraguayenne tissa sur le terrain des relations plus empiriques, davantage improvisées, plus provisoires aussi avec les indigènes. Elles étaient généralement le fait d’initiatives personnelles prises par des officiers39. Par ailleurs, l’armée paraguayenne manœuvrait dans un espace colonial davantage peuplé. Ce qui lui imposait de négocier avec les acteurs du front pionnier, mais lui évita également de s’interroger sur une politique de colonisation qu’elle aurait pu diriger.
21Commençons par observer le versant bolivien.
22L’armée bolivienne était très avancée sur son front de colonisation, tout en étant en contact avec la frontière argentine au sud du Pilcomayo. Les militaires avaient la responsabilité de préparer la colonisation40. Ils repéraient le terrain. L’équipaient en infrastructures. Ils étaient chargés aussi de le « pacifier ». Les fortins étaient censés jouer un rôle de « bornes de la civilisation » et de pôles de colonisation. Les diplomates boliviens ne cessèrent de l’affirmer en ces termes au moment des discussions avec le Paraguay qui ont précédé la guerre41. De ce fait, les forces armées entretenaient des relations immédiates avec les nations indiennes dont elles recherchaient le voisinage, mais qu’il leur arrivait également de combattre42. Elles installaient les postes à proximité des campements, voire dans l’enceinte même des chefferies. En 1923 le fortin Andrés Muñoz – futur siège de l’état-major en campagne – fut créé dans une région riche en eau et arborée habitée par la nation chulupí du cacique Leguán. D’emblée, la hiérarchie ordonna aux officiers chargés de la fondation de l’établissement de « travailler les relations » avec les indigènes, d’entretenir de bonnes relations avec eux, voire de les recruter comme gardes ou éclaireurs – tout en restant prudents dans la mesure où les Paraguayens pouvaient les retourner43. Les soldats boliviens avaient commencé l’occupation de ces terres dans les années 1910. Avec le temps les relations avec les populations indigènes se densifièrent44. L’armée avait besoin de guides, de traducteurs, d’hommes de peine. Les soldats cherchaient aussi des femmes. En quête de nourritures, d’objets, des indiens séjournaient dans les fortins. Des couples se formaient.
23Sur le versant bolivien du Chaco, l’armée concevait ainsi des relations directes avec les indiens. Les commandements recrutèrent massivement pour tracer des routes, aider à la logistique, plus encore dans les terres basses où ils étaient en mesure de le faire que dans la montagne où ils se heurtaient à la résistance des grands propriétaires fonciers et du secteur minier. Le travail forcé des indiens dits « camineros45 » pour le gros œuvre de terrassement a été massif, depuis le piémont andin guaraní jusqu’aux régions mataco du Pilcomayo près de la zone de guerre. Dans la correspondance militaire bolivienne il est dit explicitement pour parler des réquisitions que les indigènes sont « capturés46 ». De ce fait, la violence du travail forcé a produit ce souvenir de la souffrance encore très présent dans les mémoires indiennes de l’Isoso et du Pilcomayo.
24Dans les avant-postes, en aval du Pilcomayo, les officiers improvisèrent à la fin des années 1920 des milices armées avec des Lenguá et des Chulupí. Des fusils et des uniformes furent distribués à des caciques. Finalement, l’état-major général décida de faire passer ces groupes d’auxiliaires sous le commandement de l’armée régulière. L’incorporation forcée n’avait pas pour seul objectif de transformer des guerriers en soldats, de les soumettre à une hiérarchie. Elle répondait aussi à la volonté de nationaliser ces indiens, de leur faire intérioriser qu’ils étaient boliviens. L’acte fut violent. Le port de l’uniforme, la coupe des cheveux ont laissé des traces douloureuses dans les mémoires du Pilcomayo. De fait, le recrutement forcé s’est achevé dans la désertion massive des recrues chulupies à plusieurs reprises en 1933 et en 1934, au moment où les offensives paraguayennes enfonçaient les lignes boliviennes.
25Les relations indiens/militaires ont été très différentes sur le versant paraguayen. L’implantation des fortins a été plus tardive sur la ligne de front. Elle y a été aussi plus dispersée. Les militaires paraguayens coexistaient avec une société pionnière installée depuis la fin du XIXe siècle qu’ils étaient censés protéger. Le monde des colons – assez dense toute proportion gardée – était composé d’exploitants forestiers, d’éleveurs, de paysans, de prêtres. Ils étaient pour la plupart d’origine étrangère, migrants européens, investisseurs argentins, missionnaires anglicans, salésiens. Peu de Paraguayens traversaient le fleuve pour s’installer dans le Chaco. En 1914, 14 000 colons y étaient déjà recensés par le Paraguay. Ils dépassaient 37 500 personnes en 192447, soit plus que les indigènes dans les régions considérées ; tandis que l’armée paraguayenne comptait à cette date avec des effectifs résiduels de quelques centaines d’hommes sur une ligne d’environ 1 000 kilomètres de brousse reliant le bas Pilcomayo à l’Alto Paraguay48. Les rares soldats n’étaient ainsi qu’un acteur social supplémentaire du front de colonisation49. Leur situation minoritaire leur imposait généralement la médiation des colons dans la relation avec les indiens50. La relation pouvait-être néanmoins immédiate par endroit, comme en pays maká. Mais elle était tout de même inscrite dans un espace sociologique que les militaires venaient défendre, car il était déjà colonisé51. Ainsi, l’état-major paraguayen d’une part a élaboré des plans de défense du Chaco tardifs ; d’autre part, à la différence des Boliviens il n’a pas travaillé concrètement sur un projet de colonisation52.
26Sur le versant paraguayen les relations indiens/militaires étaient plus empiriques et diffuses. Elles étaient souvent induites par une négociation avec les autres acteurs du front de colonisation, missionnaires, propriétaires fonciers, exploitants forestiers, qui prêtaient voire louaient des guides, des troupiers, des journaliers. Par ailleurs, à la différence de l’armée bolivienne, l’armée paraguayenne circulait dans un espace où les densités indiennes étaient aussi plus faibles. En effet sur le versant paraguayen le recrutement d’indiens pour les travaux de terrassement s’est davantage produit avant et au début du conflit, jusqu’en juillet-août 1932. Par la suite, l’arrivée de dizaines de milliers d’hommes issus de la conscription fit que les Forces d’Asunción n’étaient pas en manque de bras pour les gros travaux, la logistique et le ravitaillement. L’enrôlement des indiennes demeura également plus circonstancié. Elles servirent ponctuellement comme porteuses d’eau, comme vivandières ou blanchisseuses. De même, bien que la prostitution ait été répandue dans la zone de guerre, la hiérarchie se refusa à l’organiser. Quant au recrutement de milices indiennes il s’est produit au début des années 1930 en pays maká, puis à la fin du conflit avec des Guaranis des basses terres boliviennes, et vraisemblablement dans le haut Paraguay avec quelques Tomaraho. Sur ce point également, l’institution militaire en est restée à des arrangements ponctuels qui étaient le fruit de l’initiative d’officiers sur le terrain avec des chefs locaux. Ils renouaient ainsi avec la pratique des pactes avec les « indiens amis ». Mais il n’existe pas la trace de la volonté du pouvoir politique ou de l’état-major en campagne de nationaliser les ethnies, comme l’exprimèrent et l’impulsèrent les pouvoirs publics en Bolivie.
27Finalement, au cours de la guerre la Bolivie a échoué dans son projet de colonisation tandis que le Paraguay a occupé le Chaco sans avoir pour autant déployé un programme de colonisation. Ainsi, Asunción aura conquis ce territoire avec son armée nationale pour le restituer ensuite aux acteurs privés de la colonisation : les missionnaires, éleveurs, exploitants forestiers, tout en leur confiant de facto la gestion des populations indiennes.
Nouveau régime d’ethnicité
28La diversité des mémoires indiennes est ainsi liée au changement de régime d’ethnicité. On entendra par régime d’ethnicité, l’ensemble des conditions (sociale, économique, politique, culturelle) définissant le processus de production des ethnies (dénomination, périmètre, organisation, mode de vie, articulation avec l’État…), qui dans le cas présent est issu de la guerre de 1932-1935. À l’issue du conflit, la partition nationale du Chaco entre les deux États est devenue effective. Dès lors, les populations indiennes ont été incluses dans un nouveau cadre politique, chaque république concevant différemment la relation des indigènes à la nation. Pour introduire cette question nous allons commencer par quelques biographies exemplaires.
29Du côté bolivien, on pense à deux personnages à la trajectoire emblématique : celle du « capitán grande » de l’Isoso, Casiano Barrientos Iyambae ; et celle d’un modeste guide lenguá : Cabo Juan. Il est révélateur que le devenir des deux protagonistes ait été pleinement associé au contexte national bolivien. L’assassinat de Casiano Barrientos le 12 octobre 1936 a été représenté et remémoré à l’aune de la trahison à la patrie bolivienne dont il aura été injustement accusé53. Il n’avait pas fui la Bolivie comme collaborateur du Paraguay en 1935, mais avait accompagné son peuple pour partie fait prisonnier. Puis, malgré les risques il décida de rentrer au pays, car il était profondément bolivien. Mais sa position de chef de l’Isoso lui valait nombre d’inimitiés, notamment parce qu’il avait dirigé le recrutement forcé des siens pour l’armée bolivienne ; mais aussi car il avait agi pour obtenir des titres de propriété au nom des communautés indigènes contre les estancieros. En fait, il fut abattu peu de temps après son retour par un ennemi personnel ; ce dernier se justifia en l’accusant d’« avoir collaboré avec l’ennemi paraguayen54 ». De même, mais dans un tout autre registre, Cabo Juan, indien lenguá, simple guide d’officiers mais popularisé dès le début du conflit, a été assimilé après-guerre à un combattant régulier. Il reçut une pension d’ancien combattant élevée au grade de caporal – informel – qui avait participé de sa renommée55. Bien que modeste, il est présent dans le roman national bolivien de la guerre du Chaco, grâce aux traces qu’il laissa çà et là dans la presse et dans les récits de témoins. On observe ainsi à travers ces portraits comment en Bolivie, même si la discrimination était forte, les trajectoires des indiens dans la guerre ont été pensées en étant articulées à celles des acteurs nationaux.
30Mettons en parallèle du côté paraguayen deux figures en devenir tout aussi paradigmatiques. Celle de Capitán Pinturas qui fut remercié pour ses loyaux services par un diplôme de capitaine « honoraire de l’armée paraguayenne » ; et celle du sergent Tarija qui a marqué la mémoire nivaclé sans laisser la moindre trace dans l’imaginaire national paraguayen. D’un côté, Capitán Pinturas, l’un des plus prestigieux guides de Juan Belaief, est resté avec le statut d’auxiliaire de l’institution militaire en recevant un titre d’officier honoraire. Par ailleurs, il devint par la suite l’un des principaux informateurs des ethnologues sur la culture chamacoco56. Lui, le métis tomaraho, l’intermédiaire privilégié entre les militaires et le monde de la brousse, en est venu à incarner l’authenticité chamacoco. Quant à sergent Tarija, il était un enfant chulupi. Capturé par les soldats boliviens et élevé par eux après qu’ils aient massacré sa famille. Pleinement intégré à l’armée bolivienne, devenu sous-officier, il fut chargé de manœuvrer dans la zone du Pilcomayo au début de la guerre. Mais selon la mémoire nivaclé il était décidé à se venger. Il aurait entraîné ses propres escouades dans des guet-apens pour les faire massacrer par des soldats paraguayens57. Enfin, il se serait enfui en Argentine avec des miliciens chulupis qu’il serait venu sauver de la guerre, et aurait probablement terminé sa vie comme garde dans une plantation, dans le Chaco argentin58. Ainsi, celui qui a probablement déserté l’armée bolivienne apparaît comme un sauveur dans la mémoire nivaclé. Tout en étant pleinement acteur de la guerre, tout en circulant à travers les lignes, il incarne un personnage radicalement a-national. À la différence de la Bolivie, au Paraguay les indigènes du Chaco ont été renvoyés à une identité indienne désormais inscrite dans l’espace national paraguayen. Autrement dit, alors que le métissage structure la nation paraguayenne et que la discrimination publique y était moins forte qu’en Bolivie, les trajectoires des indiens dans la guerre du Chaco sont restées parallèles à celles des acteurs nationaux. Dès lors les frontières entre les mémoires des communautés sont restées étanches.
31C’est bien un nouveau régime d’ethnicité que l’étanchéité des mémoires signale. Tandis que la Bolivie s’engageait dans une politique de nationalisation des indiens des terres basses au lendemain de la guerre en imposant le service militaire obligatoire, en installant des écoles, en consolidant une politique qui avait été amorcée avant-guerre dans la fermeture les missions franciscaines, l’absence de projet de colonisation et de volonté politique dans le Chaco devenu paraguayen a fait qu’Asunción a maintenu ce territoire comme un espace frontière. Conjointement, le statut d’indigène aboli en 1848 dans le Paraguay de Carlos Antonio López a été de facto rétabli en 1936. Quelles sont dès lors les orientations prises dans l’inertie du fait colonial paraguayen à la base de ce nouveau régime ?
32Dans le Paraguay d’après-guerre deux éléments caractéristiques sont constitutifs de ce nouveau régime d’ethnicité. Le premier est celui de la visibilisation des indiens dans l’espace public qui s’affirme dans la création de deux institutions : le musée d’ethnologie en 1933 et la création du « Patronat des Indigènes du Chaco » le 9 décembre 1936 placé sous la tutelle du ministère de la Guerre. Le second élément est celui de l’ethnicisation et de la subordination qui en découle. Le décret 7389 qui instaure le Patronat établit officiellement par ce texte le statut d’indigène, et place les indiens sous la protection et la tutelle des forces armées. On observera que cette première institution indigéniste ne concerne que « les tribus qui peuplent la région occidentale de la république », occultant de facto les amérindiens des régions orientales. Une préoccupation que l’on retrouve vaguement dans les travaux menés par le département des terres et colonisation en 1938-1940 qui conserva le statut de propriété communautaire pour les colonies indigènes. Mais concrètement les terres « communautaires » furent gérées par des institutions considérées comme responsables, telles les missions religieuses ou des associations laïques dirigées par des blancs. Les communautés indiennes étaient ainsi placées dans une position subalterne – même s’il était rappelé que les indiens étaient « des êtres humains comme les autres habitants du territoire », et qu’ils étaient officiellement déclarés « citoyens » de plein droit dans la constitution de 1940.
33C’est donc une situation très particulière qui était celle des « indiens du Paraguay » au lendemain de la guerre. Le nationalisme paraguayen fondé sur le métissage et le déni des indiens vivants dans la région orientale qui constitue le Paraguay historique, visibilisa les indiens du Chaco qui incarnaient la frontière historique : par la constitution d’une anthropologie nationale et l’ouverture du musée d’ethnologie qui mettait en parallèle les cultures vivantes du Chaco avec les cultures préhistoriques du Paraguay oriental59 ; par la représentation de spectacles indigénistes qui fleurirent à cette époque (la Fantasia india au théâtre, mise en scène avec la communauté maká d’Asunción en 1938 par Juan Belaief ; la Sinfonía india60 inspirée des musiques lenguá représentée en juin 1934 sous la direction d’Alfred Kamprad…) ; par la création d’une administration indigéniste chargée de protéger les indiens du Chaco, et la participation du Paraguay à la Conférence indigéniste interaméricaine à Patzcuaro au Mexique en 1940.
34Une situation coloniale a été ainsi empiriquement installée par le Paraguay. Au final, la guerre a permis la conquête du Chaco. Mais le Chaco est demeuré un espace frontière. Les indigènes passant sous l’autorité de l’Etat ont été statutairement indianisés et concrètement subalternisés. De facto ils ont été occultés dans les dispositifs d’écritures de l’histoire nationale et de commémorations. Ce sont ainsi des histoires parallèles qui ont été organisées, à travers les historiographies nationales et internationales fondées sur l’écriture et le dépouillement des archives d’une part, et l’entretien du souvenir dans les mémoires indiennes d’autre part.
*
35Dans l’art de fabriquer des archives, dans la capacité à produire et à transmettre une historiographie, les cultures ne sont pas égales. Au moment de la guerre du Chaco le fait national a voilé le fait colonial. C’est pourquoi les porteurs de mémoire indiens invitent à une relecture de l’événement. La constitution d’un corpus hétérogène associant les sources indiennes aux archives écrites des États-nationaux permet d’approcher l’événement en déclinant l’ensemble des strates qui l’organise. Le prisme national des sources écrites issues de la guerre a dessiné les indiens tels des ombres frêles évanouies dans la brousse du Chaco, des hommes transparents dans l’historiographie, effaçant leur statut d’acteur, voire même déniant leur condition humaine liée à une zone de guerre, avec les conséquences effroyables que la conflagration militaire entraîna sur ces populations et leur environnement. Le dialogue noué entre l’historiographie occidentale et les voix indiennes appelle à repenser le passé, et invite à une écriture polyphonique de l’histoire de la frontière.
Notes de bas de page
1 Palmieri D., « Mission humanitaire ou voyage d’étude ? Le CICR et la guerre du Chaco », dans Richard N., Capdevila L. et Boidin C. (dir.), Les guerres du Paraguay aux XIXe et XXe siècles, Paris, CoLibris, 2007, p. 49-61.
2 Capdevila L., « La guerre du Chaco Tierra adentro. Déconstruire la représentation d’un conflit international », dans Capdevila L., Combès I., Richard N. et Barbosa P., Les hommes transparents. Indiens et militaires dans la guerre du Chaco, 1932-1935, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, p. 15-33.
3 Comptant parmi les mieux informés à cette époque, Juan Belaief, officier d’origine russe établi au Paraguay, estimait à 43 900 personnes la population autochtone totale du Chaco boréal. Cité dans « El Chaco, según un general ruso », El Diario (La Paz), 1er septembre 1932, dernière page.
4 Chesterton B., Guarani nationalism. The Paraguayan Chaco Frontier between Liberalismo and Febrerismo, 1904-1936, thesis Ph-D, Stony Brook University, 2007.
5 Wright P., « El desierto del Chaco. Geografías de la alteridad y el Estado », dans Teruel A. et Jerez O. (dir.), Pasado y presente de un mundo postergado. Estudios de Antropología, Historia y Arqueología del Chaco y Pedemonte surandino, Jujuy, UNIHR, 1998, p. 35-56.
6 Cf. Noticias Gráficas (Buenos Aires) qui titrait le 25 juin 1933, p. 11, à propos d’une incursion des Chulupíes dans le Chaco argentin, « Se trata de una tribu que no es guerrera pero que a veces pelea con otras CANIBALES » [Il s’agit d’une tribu qui n’est pas belliqueuse, mais qui parfois se bat avec d’autres CANIBALES].
7 Schmidt M., « El cuadro racial del Paraguay », conférence prononcée à la radio ZP9/Radio Prieto le 6 février 1935, publiée dans El Orden (Asunción) le 7 février 1935, p. 6-7.
8 El Orden (Asunción) suggéra dans un article publié le 2 mai 1930 de faire du Chaco un parc national et de transformer les indiens de la frontière en agriculteurs-éleveurs sédentaires en les dotant de terre, afin d’occuper le territoire, et à travers les indiens d’étendre l’autorité de la république sur la région.
9 González Casanova P., « Société plurale – colonialisme interne et développement », Tiers-Monde, 1964, no 18, p. 291-295.
10 Balandier G., « La situation coloniale : approche théorique », Cahiers internationaux de sociologie, 1951, vol. 11, p. 44-79.
11 Cooper F., Le colonialisme en question. Théorie, connaissance, histoire, Paris, Payot, 2010, p. 40.
12 Sur ce thème, concernant le cas bolivien cf. Mendieta P., De la Alianza a la confrontación. Pablo Zarate Willka y la rebelión indígena de 1899 en Bolivia, Tesis de doctorado, Universidad Nacional de San Marcos, Lima, 2007.
13 Langer E., « The eastern andean frontier (Bolivia and Argentina) and Latin American frontiers: comparative contexts (19th and 20th centuries) », The Americas, vol. 59, no 1, 2002, p. 33-63.
14 Riester J., Iyambae – ser libre. La guerra del Chaco 1932-1935. Textos bilingües guarani-castellano, Santa Cruz, APCOB (edición en CD), 2005 ; Schuchard B. et Gómez C., Entrevista a Natalio Barrientos, Santa Cruz, APCOB, mimeo, 1981 ; Schuchard B., « The Chaco War : An Account from a Bolivian Guarani », Latin American Indian Literatures, 1981, vol. 5, no 2, p. 47-58.
15 Wright P., « El desierto del Chaco. Geografías de la alteridad y el Estado », art. cit. ; Ser-en-el-Sueño. Crónicas de historia y vida toba, Buenos Aires, Biblos, 2010.
16 Chesterton B., Guarani nationalism, op. cit.
17 Il s’agit du programme de recherche financé par l’Agence nationale de la recherche (ANR/2007-2010) intitulé « Les Indiens dans la guerre du Chaco », domicilié au CERHIO UMR 6258/université Rennes 2, réunissant Luc Capdevila, Nicolas Richard, Pablo Barbosa, Capucine Boidin, Gérard Borras, Isabelle Combès, Laurent Henninger, Vincent Joly et Marie Morel. Pour la publication des actes du colloque de 2005 : Les guerres du Paraguay aux XIXe et XXe siècles, Paris, CoLibris, 2007.
18 Richard N. (dir.), Mala guerra. Los indígenas en la guerra del Chaco (1932-1935), Asunción, ServiLibro/Museo del Barro/CoLibris, 2008 ; Richard N., « Figures de la mémoire et économie du silence dans le Chaco », dans Capdevila L. et Langue F. (dir.), Entre mémoire collective et histoire officielle. L’histoire du temps présent en Amérique latine, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009, p. 179-197.
19 Combès I., « Chronique d’une mort annoncée : Juan Casiano Barrientos Iyambae (1892-1936) », Les hommes transparents. Indiens et militaires dans la guerre du Chaco, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, p. 203-227.
20 Barbosa P., Hernández C. et Richard N., Rapport de mission au Pilcomayo, juillet-août 2008, inédit, programme de recherche ANR « Indiens dans la guerre du Chaco », CERHIO UMR 6258/université Rennes 2, 2008.
21 Cordeu E., « La memoria ishír (chamacoco) de la guerra del Chaco. Cinco testimonios de dos indígenas del subgrupo ebidóso y tres más de otro de la parcialidad tomaráxo », Mala guerra. Los indígenas en la guerra del Chaco (1932-1935), Asunción, ServiLibro/Museo del Barro/CoLibris, 2008, p. 251-290 ; Richard N., Les chiens, les hommes et les étrangers furieux. Archéologie des identités indiennes dans le Chaco boréal, tesis de doctorado en antropología, École des hautes études en sciences sociales, Paris, 2008 ; Capdevila L., « Les fortins du “désert”. Des fenêtres sur le huis-clos des relations Indiens/militaires », Les hommes transparents. Indiens et militaires dans la guerre du Chaco, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, p. 121-154.
22 Barbosa P. et Richard N., « La danse du captif. Figures nivaclé de l’occupation du Chaco », Les hommes transparents. Indiens et militaires dans la guerre du Chaco, op. cit., p. 35-78.
23 Riester J., Iyambae, op. cit. ; Combès I., Ortiz E. et Caurey E., « Une guerre contre personne. Mémoires isoseñas de la guerre du Chaco », Entre mémoire collective et histoire officielle. L’histoire du temps présent en Amérique latine, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009, p. 163-178.
24 Unruh E. et Kalish H., « Salvación – ¿rendición? Los enlhet y la guerra del Chaco », Mala guerra. Los indígenas en la guerra del Chaco (1932-1935), Asunción, ServiLibro/Museo del Barro/CoLibris, 2008, p. 99-123 ; et Villagra R., « Nanek añy’a kempohakme o en aquel tiempo de los enojados. Testimonio de los angaite sobre la Guerra del Chaco », Mala guerra, op. cit., p. 67-98.
25 Sterpin S., « La chasse aux scalps chez les Nivaclé du Gran Chaco », Journal de la Société des Américanistes, Paris, 1993, no 79, p. 33-66.
26 Métraux A., « La Guerra primitiva en el Chaco », La Prensa, Sección Tercera, Buenos Aires, 8 janvier 1933 ; Bremen V. von, « Impactos de la guerra del Chaco en la territorialidad ayorea », Les guerres du Paraguay aux XIXe et XXe siècles, París, CoLibris, 2007, p. 263-280 ; Fischermann B., « Características y uso de territorio de un pueblo de cazadores-recolectores : el ejemplo de los ayoréode totobie-gosode del Chaco boreal », dans Combès I. (dir.), Definiciones étnicas, organización social y estrategias políticas en el Chaco y la Chiquitania, Santa Cruz, IFEA/SNV/El País, 2006, p. 259-297 ; Combès I., « Le colonel Ayoroa et ‘‘les Indiens du coin’’« , Les hommes transparents. Indiens et militaires dans la guerre du Chaco, op. cit., p. 35-78.
27 Richard N., « Capitán Pinturas, Sargento Tarija, Chicharrón, mediadores indígenas del colonialismo republicano », dans VII Congreso Chileno de Antropología (26-29 octobre 2010), symposium Formas del colonialismo republicano : biografías (à paraître).
28 Fritz M., « Nos han salvado ». Misión : ¿Destrucción o salvación?, Quito, Abya-Yala, 1997.
29 Braunstein J., El problema de la significación de la cultura material de los indios maká, thèse de doctorat inédite, Universidad de Buenos Aires/Facultad de filosofía de letras, Buenos Aires, 1981.
30 Richard N., Les chiens, les hommes et les étrangers furieux, thèse cit.
31 Unruh E. et Kalish H., « Salvación – ¿ rendición ? Los enlhet y la guerra del Chaco », art. cit. ; Villagra R., « Nanek añy’a kempohakme o en aquel tiempo de los enojados : Testimonios de los Angaite sobre la Guerra del Chaco », art. cit.
32 Combès I., Ortiz E. et Caurey E., « Une guerre contre personne. Mémoires isoseñas de la guerre du Chaco », art. cit.
33 Cordeu E., « La memoria ishír (chamacoco) de la guerra del Chaco. Cinco testimonios de los indígenas del subgrupo ebidóso y tres más de otro de la parcialidad tomaráxo », art. cit.
34 Barbosa P., Hernández C. et Richard N., Rapport de mission au Pilcomayo, juillet-août 2008, op. cit. ; Barbosa P. et Richard N., « La danse du captif. Figures nivaclé de l’occupation du Chaco », art. cit.
35 Richard N., Les chiens, les hommes et les étrangers furieux. Archéologie des identités indiennes dans le Chaco boréal, thèse cit.
36 Par exemple « Indígenas relatan los horrores de la Guerra del Chaco », ABC Color, Paraguay, 12 juin 2005 ; Capdevila L. et Langue F. (dir.), Entre mémoire collective et histoire officielle. L’histoire du temps présent en Amérique latine, op. cit.
37 Quintana Taborga J., Soldados y ciudadanos. Un estudio crítico sobre el servicio militar obligatorio en Bolivia, La Paz, PIEB, 1998.
38 Ayoroa A., « Una interesante exploración al interior del Chaco », Revista militar, La Paz, 1927, p. 513-529.
39 Bray A., Armas y letras (Memorias), Asunción, Ediciones NAPA, 1981, III tomes ; Pampliega A., Fusil al hombro, Asunción, NAPA, 1982.
40 Alaiza M., « La labor del ejército en el Chaco », Revista Militar. Tercera Época, année VI, no 66, junio de 1927, La Paz, 1927, p. 417-424.
41 República Argentina, Ministerio de Relaciones Exteriores y Culto, La política argentina en la guerra del Chaco, Buenos Aires, Guillermo Kraft, 2 t., 1937.
42 Alaiza M., « La labor del ejército en el Chaco », art. cit., p. 424.
43 Rapport du général José M. Pol au ministre de la Guerre et Colonisation, Villa Montes, 5 décembre 1923, publié dans El Diario (Asunción) – supplément dominical, 1er novembre 1933, p. 3-4. Merci à Marie Morel pour nous avoir communiqué ce document.
44 Hoyos A., « Crónica de la guerra : 2 000 km a través de nuestro Chaco y por el frente de operación. Relatos sencillos y real sobre la cruenta guerra que se desarrolla en el Chaco » [memorias de Arturo Hoyos], Asunción, Guaran, 17 août 1934.
45 Archivo Ministerio de Defensa (La Paz), Movilización Auxiliares, 1932-1934 – volume 14 ; Movilización, reclutamientos 1932-1935 – volume 53 ; et Destacamentos camineros, 1932-1935 – volume 54.
46 Archivo Ministerio de Defensa (La Paz), Movilización Auxiliares, 1932-1934 – volume 14 ; et Destacamentos camineros, 1932-1935 – volume 54.
47 Dalla Corte G., Lealtades firmes. Redes de sociabilidad y empresas : la « Carlos Casado S.A. » entre la Argentina y el Chaco paraguayo (1860-1940), Madrid, CSIC, 2009, p. 312.
48 Cf. Capdevila L., Combès I., Richard N. et Barbosa P., Les hommes transparents. Indiens et militaires dans la guerre du Chaco, op. cit.
49 Vellard J., « Une mission scientifique au Paraguay (15 juillet 1931-16 janvier 1933) », Journal de la Société des Américanistes, 1933, vol. 25, no 2, p. 293-334.
50 Belaief J., « Informe de la misión de reconocimiento de 1925 elevado al Ministerio de Guerra y Marina », Asunción, Biblioteca Ossuna-Massi 7 (copia en el Museo de Etnología Andrés Barbero) ; « Informe de la misión de reconocimiento de 1924 elevado al Ministerio de Guerra y Marina », Asunción, Biblioteca Ossuna-Massi ; « Viaje de reconocimiento a Bahia Negra por orden del Ministro de Defensa, Guerra y Marina Luis A. Riart. Recomendaciones para destacamentos de Guarda Fronteras reclutando las “tribus indias” del Chaco Paraguayo… alistar indios al ejército, etc. », 1928, Archivos del Ministerio de Defensa (Asunción), vol. : Notas reservadas, Informes sobre movimiento de tropas, y agentes extranjeros, telegramas, 435-478.
51 Queirolo D., Chaco paraguayo – 1924 (Carnet), inédit, archivos salesianos, Asunción ; Bray A., Armas y letras (Memorias), op. cit. ; Pampliega A., Fusil al hombro, op. cit.
52 Ayala J., Planes de Operaciones en la Guerra del Chaco, Asunción, Talleres Gráficos de la Escuela Técnica Salesiana, 1969 ; Seiferheld A., Estigarribia. Veinte años de política paraguaya, Asunción, Editorial Laurel, 1982.
53 Combès I., « Chronique d’une mort annoncée : Juan Casiano Barrientos Iyambae (1892-1936) », art. cit.
54 Ibid.
55 De la Fuente Bloch R., El Cabo Juan, un héroe desconocido, La Paz, Colegio Militar, 1992.
56 Súsnik B., Chamacocos I. Cambio cultural, Asunción, Museo Etnográfico Andrés Barbero, 1969 ; Cordeu E., Aishtuwénte. Las ideas de deidades la religiosidad chamacoco, thèse de doctorat en philosophie et lettres, Buenos Aires, université de Buenos Aires, faculté de philosophie et lettres, 1981.
57 Barbosa P., Hernández C. et Richard N., Rapport de mission au Pilcomayo, juillet-août 2008, op. cit.
58 Richard N., « Capitán Pinturas, Sargento Tarija, Chicharrón. Los mediadores indígenas del colonialismo republicano », com. cit.
59 Catalogue de la collection ethnographique du musée d’ethnologie et d’histoire publié dans El Liberal, Asunción, 25 novembre 1933, p. 6-7.
60 « Sinfonía india », El Orden, Asunción, 25 juin 1934.
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