Des bateaux dans la forêt : le fleuve Bermejo, l’échec d’un modèle de communication et d’échanges
p. 155-174
Texte intégral
1Les « espaces vides » gigantesques au cœur du continent sud-américain, après avoir échappé au contrôle colonial espagnol et portugais, furent occupés par les armées des États indépendants au cours de la « période de modernisation ». Il ne s’agissait d’ailleurs pas à proprement parler d’espaces vides, car la population indienne y était alors nombreuse. En revanche, la carte actuelle des groupes ethniques du continent met en évidence de véritables espaces vides, leurs habitants ayant été massacrés au XIXe siècle.
2Cette conquête, hormis quelques expéditions aventureuses, occulta faute de moyens militaires, les grands fleuves d’Amazonie (Juruá, Marañón et Madeira) et ceux du Chaco (Pilcomayo, Bermejo). Par la suite, durant les dernières décennies de la Colonie, des marchands et des contrebandiers les parcoururent et mirent en place des circuits commerciaux très étendus reliant les zones de production de la région. Mais celles-ci restaient dépourvues de population européenne. Plus tard, les oligarchies républicaines expulsèrent la main-d’œuvre excédentaire, et cherchèrent des travailleurs indiens pour leurs agro-industries afin de baisser le coût du travail. Naquirent ensuite les « cycles extractifs » : l’exploitation du caoutchouc, du tanin et des châtaignes devint un motif justifiant les exterminations. Cette avancée de la frontière agricole s’accompagne au XXe siècle de l’occupation des territoires par l’État. Nous abordons ici les caractéristiques spécifiques de la reconnaissance et de la conquête du Río Bermejo, essentiellement les expéditions en provenance de sa rive occidentale, c’est-à-dire depuis les Andes, en mettant l’accent sur l’étape contemporaine.
3L’Amérique du Sud a constitué, historiquement, une sorte de laboratoire permettant d’analyser les espaces géographiques non intégrés et donc les projets et les problèmes d’une éventuelle intégration de ces espaces. Malgré l’existence d’institutions étatiques spécifiques, la question est encore loin aujourd’hui d’avoir trouvé une réponse satisfaisante. L’élaboration d’un modèle de communication et d’échanges prenant comme base l’exemple d’une voie fluviale aussi étendue et importante que le Bermejo peut selon nous apporter une partie de la réponse à la problématique de l’intégration géographique sur le continent, déjà objet d’une abondante bibliographie.
Le Bermejo
4Le Bermejo, « rivière indomptable », plus qu’un support privilégié pour une éventuelle voie de communication, représente une épreuve ardue, en raison des inconvénients qu’il présente du point de vue de la navigation. Le fleuve et son hinterland peuvent être divisés en trois grandes zones : le bassin du haut Bermejo au pied des Andes ; le cours moyen, divisé au XIXe siècle en deux bras à travers la région sèche du Chaco ; et le bas Bermejo qui se jette dans le fleuve Paraguay et ses berges sauvages. Sa longueur de plus de 1 700 km s’accompagne d’une grande diversité de milieux. Il trouve sa source dans le sud de la Bolivie. Puis, alimenté par plusieurs rivières de Tarija, il trace la frontière argentino-bolivienne entre La Mamora et la ville bolivienne de Bermejo. Plus en aval, il traverse la région de Salta où, jusqu’à San Francisco, il reçoit les eaux pluviales des forêts des Andes, avant, toujours en direction du sud-est, d’épouser la frontière entre les provinces argentines du Chaco et de Formosa. Il se jette dans le Paraguay qui plus au sud rejoint à son tour le Paraná. Cette convergence fait du premier cité le plus grand canal navigable naturel d’Argentine. Quant au territoire de l’ancien Chaco Gualamba, nous devons laisser de côté les tronçons boliviens du haut Bermejo, car la rive occidentale appartenant à la province de Salta est particulièrement isolée, et n’entretient presque aucune relation avec le Chaco1.
5Malgré le parallélisme des deux rivières Bermejo et Pilcomayo, formant un bassin de type mésopotamien, la séparation entre les deux espaces a toujours été de mise. En effet les populations originaires du Pilcomayo étaient, d’ouest en est, les Wichí, Chorote, Maká et Nivaclé, apparentés culturellement au groupe linguistique des mataguayo. Ils entretenaient des relations avec des populations guaraní du Paraguay et avec les peuples de langue enhlet du Chaco boréal (langue-maskoy, toba-maskoy, sanapana). Le Bermejo avait quant à lui des populations wichí à son extrémité occidentale. Mais les Tobas régnaient sur la quasi-totalité de son cours – un groupe toba, les Pilagá, habitait le segment inférieur du territoire compris entre les deux rivières. Le Bermejo a longtemps représenté la frontière septentrionale du territoire toba, qui au XVIIIe siècle s’était agrandi vers l’ouest, le nord et le sud, en association avec les Mocovis, relevant également du groupe linguistique guaykurú. Ce clivage ethnique et culturel sépara durablement l’histoire des deux rivières. Le Pilcomayo fut considéré comme paraguayen par les Argentins, ou tout au plus comme une rivière de frontière ouverte ou ignorée. Le Bermejo en revanche relevait directement des juridictions de Salta ou de Corrientes, selon les époques et les intérêts en jeu.
6Ainsi le Bermejo était-il coupé des territoires situés au nord de son cours. En d’autres termes, il était dépourvu de frontière nord. Même les peuples de langue vilela, qui vivaient probablement à la hauteur de son cours moyen au début du XVIIIe siècle, durent émigrer vers le sud et le sud-ouest, chassés par les attaques tobas. À l’ouest, la rivière reliait les espaces agro-industriels de Salta et de Jujuy. Elle constituait un canal de recherche de travail aborigène bon marché. À l’est se trouvaient les centres de peuplement du littoral devenus une double frontière depuis 1810 : les rivages du Paraguay et la province de Corrientes. Dans la perspective de la communication commerciale, les marchands du Paraguay et de la province argentine de Corrientes comptaient surtout sur les grandes voies fluviales du sud – le Paraná et l’Uruguay. Elles étaient empruntées par le commerce légal, les autorités douanières, la contrebande de bétail et les bêtes volées, des activités qui constituaient le gagne-pain de nombreux paysans de l’Uruguay comme de la province d’Entre Ríos.
7Ces voies aboutissaient au marché en pleine expansion de la région de Buenos Aires, et à l’exportation à partir du port. Pour les Paraguayens et les Correntinos du milieu du XIXe siècle, le Bermejo était une voie difficile qui ne menait qu’à une région pauvre, isolée de l’industrie minière depuis la division de l’ancienne vice-royauté en 1825. Autre inconvénient, les Paraguayens craignaient de s’exposer en amont à des attaques descendant la rivière, comme allait le vivre Pablo Soria.
8Plus au sud, le Rio Paraná forme un angle droit avec le Rio Salado. Après le démantèlement des missions jésuites autour du segment de ce fleuve traversant la province de Salta, les zones nord et nord-ouest de ce territoire angulaire se sont trouvées reléguées aux marges de l’histoire. L’exploitation du tanin ne les concerna que marginalement, et la canne à sucre fut cantonnée aux vallées tropicales. Les zones désertiques du sud et du sud-est, en revanche, progressivement agrandies, furent occupées à partir du sud agricole, dont la production de céréales était orientée vers l’exportation et se passait totalement du Bermejo. Seuls les grands producteurs du nord-ouest argentin pouvaient estimer utile la configuration géographique du fleuve, le transport fluvial permettant en principe d’acheminer leur marchandise jusqu’au port de manière plus économique que le chemin de fer2.
9Ils négligeaient cependant deux ensembles d’éléments. Le premier était la topographie du lit de la rivière. Ses crues et le changement fréquent de cours par endroits finirent par les convaincre tous de l’impossibilité du projet3. Le faible dénivelé de la plaine du Chaco transformait le secteur moyen de la rivière, en particulier le Teuco, un nouveau bras au nord, en un écueil insurmontable pour les navigants, en raison des changements de cours permanents et d’une faible profondeur pendant les périodes de sécheresse, entre mars et octobre. Cette réalité fut clairement perçue par les voyageurs du XIXe siècle, dont les rapports enthousiasmaient les amateurs d’anthropologie mais décourageaient les investisseurs. Le second élément était l’avantage présenté par la route terrestre qui reliait Buenos Aires, Potosí et Lima : connue et utilisée depuis le XVIIIe siècle, elle s’appuyait sur des villes-étapes comme Córdoba, Santiago et Tucumán qui assuraient la logistique des convois. Les fournisseurs de sièges, chevaux, mules, outils, aliments et hébergement, biens nécessaires aux équipages de marchands et de travailleurs harassés, avaient peu d’intérêt à raccourcir les trajets en empruntant le Bermejo.
10Son exploration avait pourtant été entreprise dès l’époque de la colonie dans les deux sens : des Andes vers la côte et vice versa. Des explorations officielles, parées à d’éventuels combats, généralement appelées « incursions », longèrent le cours du fleuve, tandis que d’autres se lancèrent directement dans la navigation. L’énumération des principaux voyages partis des Andes, à partir des affluents des provinces de Jujuy (Lavayén ou San Francisco), et de Salta (Zenta, Haut Bermejo), illustre cette détermination :
- Juan Adrián Fernández Cornejo (en 1780 et 1790) échoua lors de sa première expédition, mais atteignit le Paraguay lors de la deuxième. Son objectif était d’ordre militaire : établir une série de fortifications tout au long de la rivière4.
- Pablo Soria (1826) fut arrêté par les militaires paraguayens en franchissant la frontière, pour cause de violation de souveraineté. Il fut le premier à fonder une société avec pour objectifs la navigation et le commerce.
- José de Arenales parcourut le fleuve aux alentours de 1833. Bien que la date précise de la navigation soit inconnue, il y acquit une connaissance assez précise de la rivière, signant un des rapports les plus complets, ainsi que plusieurs projets de colonisation.
- José Lavarello (1854) cherchait à établir une voie de sortie pour les produits des commerçants de Salta. Cette expédition s’inscrivait dans le contexte de la Confédération argentine (1852-1862), alors que la capitale Paraná encouragea la recherche de voie de communication entre les côtes et l’intérieur.
- Prudencio Palacios et ses frères (1860-61), originaires de Santiago et installés dans la province de Salta, furent financés par des commerçants de celle-ci. Ils ne laissèrent pas de carnet de route, mais leur trajet est connu grâce à d’autres sources.
- Felipe Saravia (1862), idem.
- Walter Leach (1899) et son équipage parvinrent à Rosario, dans la province de Santa Fe, et continuèrent à rechercher une alternative fluviale au chemin de fer.
Problèmes de navigation
11Un rapide aperçu des journaux de bord des expéditions fluviales partant du pied des Andes, met en évidence certains problèmes récurrents posés par la navigation : a) les bancs de sable et les eaux troubles (le nom de « Bermejo », attribué à la rivière par les Espagnols, signifie « vermeil ») qui faisaient de la rivière le sixième cours d’eau au monde en termes de volume de matériel charrié par les eaux ; b) la présence régulière de racines et de troncs flottants, en particulier lors des crues (provenant en été des pluies au pied des Andes) ; c) le lit et les berges emboués de la rivière, qui exposaient les embarcations aux échouements ; d) la sinuosité du cours, qui revenait à doubler la longueur du trajet ; e) les éboulements des ravins et des falaises pendant la saison des pluies, qui provoquaient des inondations sur les terrains voisins ; f) enfin, la forte irrégularité du débit, alternant crues rapides et sécheresses, ces dernières ne ménageant qu’un canal étroit, difficilement navigable. Malgré toutes ces difficultés, la plupart des voyageurs n’hésitèrent pas à affirmer à l’issue de leur expédition qu’il était possible de naviguer sur la rivière.
12Fernández Cornejo, par exemple, nia le problème de la profondeur. Il y avait certes des chutes et des rapides, mais la rivière était selon lui navigable toute l’année avec des barques plates. Il avait subi des pertes et des retards importants lorsque les embarcations s’étaient échouées, mais n’avait jamais manqué de vivres grâce à la pêche et au commerce avec les indiens mataguayos. Soria confirmait lui que la rivière était navigable jusqu’à la saison sèche d’août à octobre, lorsque la profondeur se réduisait à quarante-cinq centimètres, ce problème pouvant à son avis être résolu en creusant à la main. Quant à Arenales, sans mettre en doute la navigabilité, il se méfiait des rapports antérieurs et suggéra une nouvelle exploration des canaux, afin d’examiner les berges et les transformations du fleuve lors de crues. Il proposa également l’achat d’un bateau dragueur en Angleterre pour garantir la circulation. Cette dépense serait selon lui couverte par les bénéfices liés au commerce.
13Dans un chapitre de son livre de 1884, Guillermo Aráoz abordait la question de la navigabilité des fleuves du Chaco. Il répondait positivement, à trois conditions : a) l’utilisation de petits mais puissants vapeurs, adaptés à la sinuosité des rivières ; b) compter avec un équipage expérimenté (ses expériences personnelles l’avaient laissé amer de ce point de vue) ; et c) créer une ligne de fortins capables de fournir le bois nécessaire pour les chaudières des bateaux et d’offrir un abri sûr pour passer la nuit. Les journaux de bord de Leach et Paterson décrivent quant à eux un Bermejo davantage peuplé : les navigants apercevaient sans cesse des cabanes d’indiens, et des hommes migrant vers les raffineries sucrières. Leur voyage n’avait pas présenté de nouveauté particulière, hormis la perte de deux canots les premiers jours. La seule information inédite apportée par les carnets est la description des maladies incessantes de certains membres de l’équipage (Paterson, médecin, aimait préciser l’évolution clinique de ses patients).
14Les difficultés que présentaient la nature, le climat, les insectes et autres nuisibles, étaient rapportées par tous les participants des expéditions. Pourtant personne n’était nouveau venu dans la région. Certains Anglais de l’expédition de Leach avaient presque vingt-cinq ans d’expérience, tel l’aîné des frères Leach, chef de l’exploration, installé depuis 1876 dans les vallées tropicales de Jujuy. De fait, les expéditions leur faisaient subir la rigueur de la nature du Chaco avec une violence particulière : des nuages de moustiques les harcelaient trois jours d’affilée, la chaleur les clouait sur le pont, la lutte permanente contre les boues les engluait et les désespérait. Le lecteur croit parfois avoir affaire aux Lettres Américaines de Humboldt, qui connut des tourments semblables sur le Río Negro, au nord de l’Amazone.
15Cette nature n’était pas dépourvue d’ambiguïtés : la plupart des voyageurs spéculaient sur les richesses des forêts et leur exploitation éventuelle, bien que certains aient conscience du risque de dévastation écologique, déjà évident à l’époque, surtout sur le rivage du bas Bermejo. L’état d’esprit dominant était sans scrupule quant à la faune. Cette impétuosité chasseresse propre au XIXe siècle est très éloignée de nos préoccupations écologistes d’aujourd’hui. Dans les journaux de bord, les coups de feu sont innombrables, tirés depuis les bateaux sur tout animal entrant dans le champ de vision des voyageurs : jaguars, capybaras (gros rongeur) et leurs petits, singes et oiseaux. On ne tuait pas pour se nourrir mais bien pour se divertir.
16À la mention de ces difficultés naturelles, les expéditionnaires ajoutaient la présence aborigène sur les rives. Les opinions à cet égard n’étaient pas nécessairement convergentes mais présentaient quelques points communs : a) la perception du danger représentée par les aborigènes s’atténua avec le temps : les récits du début de la colonie, soulignant leur sauvagerie, laissèrent leur place à des textes plus mesurés au XVIIIe siècle, puis, avec l’ère républicaine, à une minimisation des problèmes posés à la navigation par les peuples originaires ; b) l’opposition était récurrente entre la curiosité des Wichís, et l’esprit belliqueux des Tobas du bas Bermejo ; c) enfin, les témoignages estimaient que les attaques des groupes indiens étaient peu efficaces : seule une embuscade mûrement préparée pouvait causer une victime chez les explorateurs. Certains journaux assuraient d’ailleurs que le principal danger provenait de la « naturelle confiance » des explorateurs les exposant à « l’esprit félon » des indiens, le stigmate leur étant attribué de longue date.
Comment faire face aux autochtones du Bermejo ?
17Plusieurs propositions virent le jour quant à la manière de mettre fin aux menaces des natifs et au ralentissement de la navigation qui en découlait. Fernández Cornejo était convaincu que la navigation, en plus de faciliter la communication entre le Paraguay, Salta et l’intérieur du Pérou, permettrait d’empêcher la réunion des groupes peuplant ses rives, « tanière horrible d’ennemis, hier comme aujourd’hui ». Pour l’explorateur de Salta5, la seule solution était de les soumettre. Des fortins placés stratégiquement conduiraient les indiens à « se rendre et à s’installer dans des villages pour rendre hommage et obéir au roi et être utiles à l’État6 ». La vision d’Arenales faisait figure d’exception. Tout en recourant au vocabulaire courant sur les indiens (« sauvages », « barbares », etc.), il signalait que l’utilisation de la violence à leur égard par les Espagnols avait toujours été intéressée. En fait, les conflits naissaient toujours avec eux d’une provocation venant des Espagnols. Soria, par exemple, fut attaqué par les autochtones, en voyageant avec quinze prisonniers et des volontaires qui ne perdaient pas une occasion de voler les indiens des rivages. Arenales pensait que les fortins étaient inadaptés et inutiles, qu’ils étaient dépourvus d’officiers compétents et qu’ils étaient habités par des hors-la-loi fuyant la potence ; y régnaient l’indiscipline et la désertion, les salaires impayés, le changement permanent des équipes, des chevaux et des armes. Il proposa, pour mater les soulèvements qu’il estimait probables, d’organiser une cavalerie mobile, composée de vétérans, et pour assurer la navigation de la rivière, d’acheter des terres, de signer des traités de paix, et de développer les échanges commerciaux avec les indiens. Ceux-ci disposaient de nombreuses marchandises provenant de la forêt : moutons, résine de gaïac (palo santo), cire, miel, plumes d’autruche, cuirs de loutre, de cerf et de daguet rouge (cervidé), tissus de chaguar7 ou de laine, qu’ils échangeaient par exemple contre du tabac.
18Le rapport dressé par Baldomero Carlsen sur l’état des frontières du Chaco de Salta (1871), évaluait la navigation comme moins avantageuse que le chemin de fer : « Le fleuve est capricieux et changeant, sa sinuosité double la distance des cartes8. » Toutefois, la résistance opposée par les indiens diminuait, et il entrevoyait de plus en plus clairement une certaine utilité chez eux :
« Les tribus du Chaco se prêtent à toutes sortes de tâches, et préfèrent comme paiement une modeste récompense en vêtements de travail à une somme importante d’argent, de sorte que sans doute bientôt non seulement l’indien sera utilisé avantageusement comme actuellement on le fait en différents travaux tout au long du trajet d’Orán jusqu’à Esquina Grande, et depuis Esquina del Pescado Flaco jusqu’à Corrientes. On pourrait y voir les avantages que celui-ci apporterait, et on considérerait alors peutêtre l’indien comme le plus utile des citoyens, proposant la plus utile des ressources qui puisse circuler de ce côté de la frontière : ses bras9. »
19D’après Aráoz, seuls les Tobas pouvaient porter préjudice à la navigation, car « ils aiment trop leur environnement, pour permettre qu’une main étrangère vole leurs domaines séculaires10 ». La solution idéale devait coordonner l’action de la Compagnie de Navigation, fondée vers le milieu des années 1870, avec le financement de l’État, et l’action militaire basée sur les fortins. Si l’on ajoutait le développement du télégraphe, les capacités militaires des indiens seraient réduites au minimum. De son côté, il confirmait que les Wichís étaient totalement intégrés aux travaux publics : il en mentionnait quelques cinq cents qui travaillaient sur les chantiers de canalisation. En trente-cinq jours de voyage, Walter Leach n’avait quant à lui connu aucun conflit avec les indiens. Certains lui accordèrent au contraire le titre honorifique de « protecteur des indiens » en raison de la manière dont il traitait ceux qui travaillaient dans sa raffinerie sucrière La Esperanza. Il était mentionné que son nom était connu de toute la province du Chaco. Les membres de l’équipage portaient tout de même chacun un fusil winchester 44, un revolver et un grand couteau, exceptés les ouvriers créoles et les indiens qui faisaient office de guides et de domestiques au sein de cette expédition de « petits messieurs11 ».
Quatre étapes de l’histoire de la rivière
20L’approche de la longue durée ne doit pas nous conduire à exclure une étude à plus petite échelle temporelle permettant de mettre en évidence différentes étapes historiques dans le déroulement des expéditions du Bermejo. Nous devons également éclairer la question de l’usage des espaces associés au bassin et le rôle de ceux-ci dans les formes de peuplement. Une division en quatre étapes historiques paraît pertinente de ce point de vue.
21D’abord l’étape initiale de la conquête : avec les premières avancées de la fin du XVIe siècle jusqu’au dernier tiers du XVIIIe siècle, les cours d’eau étaient alors considérés comme des voies d’accès à des peuples exotiques à évangéliser, contrôler ou exploiter. Le premier de ces objectifs connut un échec relatif, en comparaison aux succès obtenus par les missionnaires dans d’autres régions du continent. Par contre l’objectif de contrôle des populations fut un échec total jusqu’aux années 1884-1911, correspondant à l’occupation militaire du Chaco par l’Argentine. Quant à l’exploitation, elle fut effective à partir de la fin du XIXe siècle, lorsque de nombreux groupes d’indiens du Chaco furent recrutés par les industries agricoles du nord-ouest ou les industries de tanin paraguayennes. Cette première période constitua donc une tentative stérile, qui d’ailleurs ne donna pas lieu à la reconnaissance effective de la rivière.
Le Bermejo comme pont
22La seconde étape correspond à la deuxième moitié du XVIIIe siècle, lorsque gouverneurs, franciscains, entrepreneurs et marchands organisèrent plusieurs expéditions sur le Bermejo et les territoires avoisinants12. Laconception prépondérante était que le Bermejo pouvait servir de pont entre le nord-ouest et le nord-est de l’hinterland du Río de la Plata. Il ne s’agissait donc pas d’un espace productif mais d’une voie de communication, à l’instar de l’Amazone, pont entre les marchandises de Belém et les esclaves de Manaus13, et du Paraguay, entre l’or de Cuiabá et le bétail d’Asunción14. Déjà à cette époque, les échanges commerciaux s’étaient étendus au-delà des espaces effectivement contrôlés par les autorités coloniales, et des centaines de commerçants, muletiers et contrebandiers traçaient et fréquentaient plusieurs routes illégales.
23Il en était de même avec le Pilcomayo. Parallèle au Bermejo, il n’était plus le canal imaginé par les jésuites comme lien entre leurs missions de Chiquitos et du Paraguay, mais une voie potentielle de commerce entre le Haut Pérou – en particulier les vallées de la région de Chuquisaca, et les côtes du Río de la Plata. La question était abordée en des termes économiques et non plus d’évangélisation. Cette deuxième étape arriva à son terme au moment du cycle des guerres d’indépendance, des guerres civiles et de la dissolution de l’ordre politique. Cette époque turbulente ne connut qu’une seule exploration, celle de Pablo Soria en 1826. Propriétaire d’une énorme ferme de la province de Jujuy, au bord de la rivière San Francisco, il avait été mandaté par une société de navigation avec le soutien du gouvernement provincial de Salta et de celui de Buenos Aires15. À son arrivée sur la rivière Paraguay il fut arrêté par une patrouille paraguayenne, dépouillé de tous ses biens y compris de ses papiers, et emprisonné pour cinq ans. Une fois libéré il s’installa à Buenos Aires, toujours confiant quant à l’utilité du Bermejo :
« Le moment s’approche où le Paraguay, le Haut Pérou, Salta et toutes les républiques du Río de la Plata, verront avec évidence qu’en la rivière Bermejo, son ouverture, la civilisation de ses indiens et la culture de ses rives, réside le meilleur patrimoine que la Providence leur ait accordé16. »
L’illusion des ressources naturelles et du transport fluvial
24La troisième étape débuta vers le milieu du XIXe siècle, lorsque, en résonance avec l’esprit modernisateur et en réponse à la formation d’empires coloniaux européens, se ranimèrent certains projets antérieurs d’exploitation locale des ressources du Chaco, et s’élaborèrent de nouvelles expéditions avec d’autres objectifs17. Après la chute de Rosas en 1852, la navigation des fleuves intérieurs revint à l’ordre du jour. Les tentatives concernant le Bermejo subirent cependant les entraves à la navigation sur le Paraná et le Paraguay. Les blocus militaires successifs de l’entrée du Río de la Plata, tout au long de la première moitié du XIXe siècle, avaient rendu peu prometteur d’explorer le Bermejo. C’était une rivière secondaire encore peu connue. Au blocus espagnol au moment de la révolution, succéda celui des Brésiliens, alors que Soria effectuait son expédition. L’attention portée par le docteur Francia (chef d’État paraguayen) au Río Paraguay, rencontra dans les années 1840 celle du gouverneur argentin Rosas, puis la réponse du blocus anglo-français. Une décennie plus tard, en 1855, Martín de Moussy se montrait optimiste :
« Depuis l’ouverture du Paraná et de ses affluents à tous les pavillons du globe, l’esprit des populations s’est naturellement réveillé, stimulé par les avantages que peut produire immédiatement la navigation de ces rivières, et depuis un an on a fait de louables tentatives afin d’étudier les communications fluviales, d’une si grande importance pour les provinces du nord, Jujuy, Salta, Tucumán et Santiago del Estero. Il n’y a donc aucune difficulté d’importance pour la navigation de ce fleuve, les embarcations d’Orán et de Jujuy ne tarderont pas à venir le parcourir, et elles apporteront au Paraná les riches produits de cette si lointaine région de la république argentine, comme ceux de la province de Tarija18. »
25Deux ans après, Benjamin Villafañe entrevoyait un futur plein de promesses pour les produits d’Orán, en particulier ses bois précieux, pouvant s’acheminer en bateau à voile : « Depuis que le Bermejo est libre et qu’il est possible de le parcourir comme un quelconque chemin, le plus humble des gauchos pense se trouver au seuil d’un nouveau monde19. » Aráoz proposait quant à lui d’ériger un monument qui adresserait « au Congrès de 1852, libérateur de ces eaux, la postérité reconnaissante »20. En 1861, Félix de San Martín écrivait que les produits précieux de l’est de la Bolivie, comme la coca, le café des Yungas ou le cacao, dont l’excellente qualité était reconnue, trouveraient sans peine un marché à Buenos Aires, via le Bermejo :
« Santa Cruz, village qui a langui 300 ans dans son sommeil, est une région aussi vierge que fertile. Enfermés hermétiquement entre des villages sauvages qui les entourent de toutes parts, la seule relation que ces gens ont eue avec le monde est celle qui les obligea à escalader les Andes pour intégrer le corps d’une nation, la Bolivie. De ce côté-là, leur commerce butte contre deux ennemis formidables : la cordillère des Andes, et l’absence de demande21. »
26San Martín était persuadé qu’une fois supprimées les injustifiables droits de douane de Tarija et d’Orán, et signés quelques traités commerciaux, compte tenu de la navigabilité du Bermejo qu’il considérait très probable, l’économie du haut Bermejo serait florissante. En somme, lors de ce passage rapide du mercantilisme colonial au capitalisme moderne, les politiques progressistes qui encourageaient l’exploitation de nouvelles ressources, coïncidèrent avec la perspective novatrice proposée par la colonisation européenne (politiques parfois conduites par l’État), ainsi qu’avec les politiques conservatrices des secteurs dominants dans les provinces, qui consistaient à étendre vers l’intérieur du Chaco les frontières agricoles déjà établies. À ces dynamiques s’ajoutait l’objectif traditionnel d’augmentation du nombre de travailleurs disponibles. Cette troisième étape fut également celle de la fixation officielle, par traités internationaux, d’une grande partie des frontières entre États.
27La reconnaissance du Bermejo devint une entreprise commerciale. En 1854, Lavarello obtint l’appui du colonel Evaristo Uriburu et navigua le Bermejo jusqu’à son embouchure. Au même moment, l’anglais Thomas Page mandaté par le gouvernement étasunien, remonta la rivière (c’est-à-dire en direction est-ouest) jusqu’à Pampa Blanca, au sud d’Orán. L’année suivante, Uriburu mit une autre société de navigation sur pied, chargeant Lavarello de l’achat d’un bateau à Liverpool : totalement inadapté à la rivière, ce navire ne lui permit que d’atteindre La Cangayé où il dut faire demi-tour. La société attribuant la responsabilité de l’échec à Lavarello confia en 1855 une nouvelle exploration à José Ramón Nabea. Mais le pilote du navire qui obéissait aux ordres de Lavarello se débarrassa de Nabea, l’abandonnant à son sort aux alentours de Palo Santo. En 1860 et 1861 eurent lieu les expéditions du commerçant de Salta Prudencio Palacios et ses frères Emilio et Santiago. Aucun document connu ne permet d’en préciser le déroulement. En 1863 Lavarello organisa une nouvelle excursion, en association cette fois avec Ángel Basso. Le vapeur jeta l’ancre à Rivadavia. Il y resta cinq mois. Lavarello demanda à la justice sa saisie, mais en vain. Après l’échec de cette tentative, il dut rester à Salta et Basso termina la navigation. Parmi les explorateurs de cette époque figurent également l’anglais Hickman, un nommé Fontán (précurseur de Colonia Rivadavia), un certain Vinci, entrepreneur de l’industrie du bois, Felipe Saravia, etc. En 1870, le commerçant Natalio Roldán mit sur pied, à Buenos Aires, la Société de Navigation du Bermejo, embauchant le célèbre Thomas Page, qui parcourut la rivière en 1871. L’année suivant, Roldán entreprit une nouvelle exploration avec Castro Boedo, grâce à qui nous avons accès à ces informations22.
L’occupation militaire du Chaco
28La quatrième étape fut inaugurée par l’occupation militaire de la région. Paradoxalement, une fois soumis au contrôle de l’État argentin le Chaco subit une sorte de désertification planifiée. Dans le cas du Bermejo, ses rives furent consacrées à la culture du coton (à l’est) et de la canne à sucre (à l’ouest). Les nombreux indiens subsistant encore après les défaites et les migrations s’exilaient à leur tour vers les zones agricoles et industrielles du nord, et vers les centres industriels du centre-est du pays. La connaissance du fleuve était à la veille du XXe siècle aussi limitée qu’un siècle plus tôt. Dobson écrivait alors :
« Depuis quelques années, on rapporte que le Bermejo s’assèche. Ses eaux se seraient-elles distribuées vers un autre canal ? Auraient-elles dérivé vers ce bras appelé Teuco ? L’on connaît déjà très peu de choses du Bermejo, mais on sait encore moins du Teuco23. »
29L’expédition organisée en 1899 par la famille Leach, des grands entrepreneurs britanniques sucriers, avait pour objectif de répondre à cette question. Ils se convainquirent finalement de la non-navigabilité du fleuve.
30Nous ne pouvons analyser ici en détail les événements du XXe siècle. Toutefois, un panorama peut être esquissé en quelques lignes. Le siècle dernier fut, d’une certaine façon, celui des projets inachevés. Les gouvernements successifs, civils comme militaires, débordèrent de propositions, sans qu’aucune ne fût jamais concrétisée. Des études furent commandées, des organismes créés, des budgets attribués. Il y eut des fonctionnaires, des administrations, des frais de déplacements, des crédits. Mais tous ces actes n’allèrent jamais au-delà de l’étape prospective et des déclarations de bonnes intentions. Des commissions d’enquête technique furent envoyées sur le terrain, afin d’étudier la faisabilité de barrages, de canaux, d’équipements d’irrigation, mais rien de tout cela ne vit le jour. Les fonds alloués non seulement par l’État mais par divers organismes internationaux donnèrent lieu à de vifs conflits entre consultants, hommes politiques et fonctionnaires locaux.
31La navigation n’était désormais plus un axe prioritaire des projets. Il s’agissait désormais d’usines hydroélectriques, d’irrigation et de distribution d’eau potable, de réseau routier, ou encore de protection de la faune et de la flore. Un homme politique affirmait dans les années 1990 :
« La quantité de normes légales, d’accords interprovinciaux et internationaux, d’organismes créés spécialement et de recommandations appliquées au fil du temps, reflète les décennies et même les siècles de vie de ce projet. Un connaisseur du Bermejo est ainsi allé jusqu’à dire, non sans lyrisme, qu’au fil des années, le projet Bermejo est devenu une “fiction”24. »
Modèles de communication, d’échanges et d’occupation
32Les trois principales étapes définies plus tôt (à l’exception de la première, correspondant au début de la période coloniale) peuvent être synthétisées chacune par un schéma, qui met en évidence l’utilisation donnée aux espaces concernés.

XVIIIe et XIXe siècles : le Bermejo comme pont
33Pendant la première étape, correspondant à la seconde moitié du XVIIIe siècle et au premier quart du XIXe siècle, le Bermejo était pensé comme un pont potentiel entre deux économies mercantilistes qui n’étaient pas en concurrence : le nord-ouest argentin d’une part, et d’autre part la zone regroupant la province argentine de Corrientes et le Paraguay. Appelons la première CCO (circuit commercial de l’ouest) : elle était étroitement connectée à l’économie commerciale des mines du Haut Pérou (ECM) et au marché de bétail du Pacifique (MBP). Appelons la deuxième CCE (circuit commercial de l’est) : pour celle-ci, comme nous l’avons vu, le Bermejo ne présentait pas un intérêt direct puisqu’elle était directement liée, via le Paraná, aux espaces commerciaux d’exportation (ECEX). De ce fait la pression exercée sur le Bermejo provenait essentiellement de CCO. Les populations indiennes du Chaco (PI) avaient encore une certaine importance démographique et géographique, mais fournissaient de la main-d’œuvre bon marché à CCO et CCE.

Occupation spatiale
34Le grand V formé par le Chaco, dont le centre est le Bermejo, se trouvait entouré à la fin de la colonie par des fortins, prisons et missions à l’ouest et au sud, tandis que les rivières Paraná et Paraguay faisaient office de frontières naturelles à l’est. Le traumatisme des guerres d’indépendance et des guerres civiles, se prolongeant durant près de quarante ans (années les moins étudiées par l’historiographie), conduisit à l’abandon, voire à la régression de la maîtrise de l’espace frontalier.

Au XIXe siècle : le Bermejo comme canal
35Dans l’étape suivante ECM fut exclue de la configuration du fait de l’indépendance de la Bolivie et des guerres civiles (1811-1825). CCO tout en restant un circuit commercial lié à ECM et à MBP (en 1911, 25 000 bœufs transitaient encore jusqu’au port chilien d’Antofagasta25), devint un espace de production agro-alimentaire (EAA) grâce au développement de l’industrie sucrière. S’agissant d’exporter les excédents de production (malgré la croissance démesurée de la demande dans le marché interne) EAA dut se connecter à ECEX, en entrant en concurrence directe avec CCE. Celui-ci était devenu depuis les décennies 1820-1830 un espace agricole important, puis à partir du milieu du siècle, un espace agro-industriel (EAI) florissant producteur de coton et de maté en rapport direct avec ECEX. EAA se trouvait face à une alternative : la route terrestre vers les ports du sud-est avec comme intermédiaires obligatoires les villes de Córdoba et Santa Fe, ou bien l’ouverture du Bermejo comme canal de communication vers le Paraná. Cette deuxième option conduisit les producteurs et les commerçants à entreprendre les explorations décrites précédemment. Quant aux populations indiennes, elles souffraient une diminution significative avec les émigrations définitives et les massacres commis par les troupes et les colons occupant le Chaco.

Occupation spatiale
36La pression exercée sur la région fut multiple : recherche de travailleurs indiens, de ressources naturelles, expansion agricole, politiques de colonisation et d’immigration. Il s’agit de « l’époque dorée » des compagnies de navigation. Auparavant rivière limitrophe et disputée, le Bermejo était devenu, après les traités signés avec le Paraguay, un cours d’eau totalement intégré au territoire argentin.

Au XXe siècle : l’abandon du Bermejo
37Lors de cette dernière étape, la stratégie d’exploration du Bermejo prit fin, du fait (1) des problèmes techniques insolubles de navigation, (2) de l’inexistence de véritables stations de transit le long de la rivière, et (3) du prolongement du chemin de fer vers le nord-ouest. Les excédents d’EAA étaient conduits vers ECEX par train, marginalisant de ce fait la voie fluviale du Paraná. La convergence en V des circuits commerciaux modernes éludait le Bermejo. Sa population originaire disparaissait progressivement via l’émigration massive vers le centre-est industriel argentin. Dépourvu de toute fonction sociale, productive ou de communication, le Bermejo et ses rives connurent une désertification progressive. Les chemins de fer reliant Embarcación à Formosa, et Metán à Resistencia, étaient aussi peu fréquentés que des routes secondaires de terre. Aujourd’hui ces routes ont été asphaltées (routes nationales 81 au nord et 16 ou « transchaco » au sud) et sont parcourues par les camions du Mercosur et les touristes en direction du Brésil, mais elles ne font pour ainsi dire que traverser le désert. Le développement actuel de la culture de soja et la progressive déprédation de la forêt vierge contribuent à la croissance économique, mais pas au développement, car ils coïncident – et ce n’est pas un hasard – avec la paupérisation brutale des populations indiennes et créoles. Par ailleurs, l’existence d’une Commission nationale de la rivière Bermejo semble indiquer que l’État considère encore ce bassin comme un espace à explorer.

Occupation spatiale
38Le processus d’occupation de la zone du Bermejo est donc paradoxal. D’abord militaire, l’occupation fut ensuite le fait des entreprises, des colonies, des réductions et des missions. Mais à l’issue du processus la région est devenue plus déserte encore qu’auparavant. Les tentatives de navigation de la rivière de bout en bout furent abandonnées, au bénéfice d’entreprises plus partielles. Ceci coïncida avec la connexion du chemin de fer du nord-ouest argentin, via Córdoba et Rosario, avec le port de Buenos Aires. Privés de leurs moyens traditionnels de subsistance, les populations aborigènes vendaient leur force de travail ou migraient vers les grandes villes.
Conclusions
39Après un siècle de tentatives (si l’on accepte comme bornes chronologiques l’expédition de Fernández Cornejo à la fin du XVIIIe siècle et celle de la famille Leach à la fin du XIXe) le Río Bermejo avait, en tant que voie navigable et modèle de communication, rencontré un échec. Plusieurs causes peuvent être identifiées.
40D’abord il reliait le nord-ouest voire l’est de la Bolivie d’un côté, et le nord du littoral et potentiellement le Paraguay de l’autre : deux régions de plus en plus marginales pour l’Argentine du XIXe siècle. Buenos Aires n’avait ni l’intérêt ni les moyens nécessaires pour promouvoir le développement de ces voies alternatives de communication intérieure.
41D’autre part le développement de la navigation aurait affecté des intérêts bien établis, liés aux transports terrestres : il s’agissait au XVIIIe siècle et durant une bonne partie du XIXe des charretiers, liés aux fabricants de Tucumán et au bastion des transporteurs qu’était Córdoba. Dans le dernier tiers du XIXe siècle l’obstacle était surtout celui des chemins de fer et, par là, des puissants investisseurs étrangers.
42Pour ces deux raisons essentielles, les compagnies de navigation ne connurent ni prospérité ni continuité. Les subventions de l’État étaient insuffisantes et rares. Les deux grandes richesses offertes par les terres qui bordaient la rivière, c’est-à-dire la main-d’œuvre indienne et l’exploitation forestière, n’exigeaient pas de transport fluvial. Les indiens se déplaçaient à pied y compris pour leurs migrations annuelles ; les embarquer à bord des vapeurs aurait causé une hausse du coût du travail. Quant au commerce de bois, d’après les sources auxquelles nous avons eu accès, il se faisait en bateau à voile. Les compagnies présentaient cette activité comme une source de profit complémentaire. Mais il s’avère que, pour la période analysée, l’extraction de bois en des lieux aussi éloignés et accidentés était peu rentable. D’autant qu’il existait des forêts richement dotées plus proches des centres de consommation.
43Les attributs naturels de la rivière jouèrent également leur rôle, comme le montre aujourd’hui le fait que l’on y navigue que par segments. L’obstination et l’optimisme des entrepreneurs, démontrés lors des différents projets pour la rendre praticable, sont néanmoins admirables. De nombreuses expéditions semées de mésaventures donnèrent nonobstant lieu à un avis favorable quant à la navigabilité du Río Bermejo. Cependant, les photographies de carcasses de bateaux échoués et jamais récupérés peuvent conduire à la conclusion inverse.
44Les rives du Bermejo actuel, malgré leur diversité, continuent à afficher pauvreté, isolement, et pour quelques-uns seulement, activités lucratives. Dans le bassin du haut Bermejo survivent des économies paysannes de subsistance, côtoyées par une laisse d’anciens salariés après le retrait de compagnies (comme la pétrolière YPF26) lors de la vague néolibérale de privatisations des années 1990, et le développement des cartels agricoles, spécialement dans le soja, qui causent déboisement et désertification sans aucun bénéfice pour la région. Le cours central de la rivière abrite, ici et là, les populations indiennes les plus misérables et les plus ignorées du pays. Les médias montrent souvent des images dures et sensationnalistes, mais réelles, d’indiens souffrant de malnutrition et vivant dans des conditions préhistoriques. Autour du bas Bermejo la déforestation s’est aggravée avec les grandes « taches » sans végétation produites par l’élevage de bétail, notamment caprin. Les Tobas, de moins en moins nombreux, jadis considérés comme les maîtres braves et combatifs de la rivière, peuplent aujourd’hui les bidonvilles du grand Rosario et des alentours de La Plata.
45L’échec du Bermejo n’est peut-être, en somme, qu’un élément de celui du grand nord argentin dans son ensemble, encore aujourd’hui dépourvu d’intégration et de cohérence internes, subissant l’absence d’une politique d’État ambitieuse qui puisse le sortir de sa pauvreté et de sa marginalité chroniques.
Notes de bas de page
1 Reboratti C. A., El Alto Bermejo, Conflictos y realidades, Buenos Aires, La Colmena, 1998.
2 « Pendant longtemps, les frères Leach avaient envisagé d’envoyer leur production par le fleuve Bermejo et ainsi faire des économies vis-à-vis du fret ferroviaire de plus de mille miles » (Dobson A. A. G., A short account of the Leach Bermejo Expedition of 1899, with some reference to the flora, fauna and indians tribes of the Chaco, Buenos Aires, 1900, p. 7).
3 « Nous sommes convaincus du fait que les résultats recherchés seront atteints et que ces rivières, pour la plupart, seront naviguées, mais on ne se lassera pas de conseiller et encore de signaler ce principe comme une sentence : utilisez des petits vapeurs avec beaucoup de puissance, naviguez par les canaux naturels et ne dépensez pas un centime pour changer ou modifier le lit des rivières qui courent dans la partie basse du Chaco, car vous gaspillerez du temps et de l’argent, le sol est purement sablonneux, il n’y a presque pas de pente et de ce fait les crues et les grandes pluies déplacent le lit ; par ailleurs, faire des travaux hydrauliques c’est s’exposer à la triste réalité du fait que l’année suivante le fleuve passe a une demi-lieue voire plus des canaux ; la seule chose que l’on peut faire est de déplacer les obstacles locaux, mais acceptez ces rivières dans leur état actuel, ou ne les naviguez pas » (Fontana L. J., El Gran Chaco, Buenos Aires, Solar/Hachette, 1977 [1881]).
4 L’identité du premier « idéologue » de la navigation du Bermejo a donné lieu à un débat historiographique : J. A. Fernández Cornejo, ou le prêtre Francisco Morillo ? La querelle débuta entre les deux intéressés eux-mêmes, sous la forme de lettres et de rapports envoyés au Vice-Roi Ceballos. Par la suite, au XVIIIe siècle, Atilio Cornejo (descendant du premier) et d’autres historiens ont accusé le prêtre d’« usurpateur », présentant Fernández Cornejo, aspirant au titre de Marquis du Bermejo, comme le véritable entrepreneur et financeur de l’entreprise (Cornejo A., « La navegación del río Bermejo. Páginas olvidadas de su historia », Investigaciones y ensayos, Buenos Aires, ANH Argentina, no 26, 1979).
5 Né dans le Vice-royauté du Pérou, dans la vallée d’Arica, il passa l’essentiel de sa vie dans la région de Salta.
6 Fernández Cornejo A., Expedición al Chaco por el río Bermejo, Colección Pedro de Angelis, Buenos Aires, Plus Ultra, t. VI, 1970 (1790), p. 234. Selon l’historien E. Acevedo, il persistait encore en cette fin de XVIIIe siècle une « mentalité espagnole de conquête » consistant à dominer le fleuve pour priver les indiens de la pêche et de la chasse (Acevedo E., « El primer proyecto de navegación del Bermejo », Anuario de Estudios Americanistas, t. IX, Séville, 1952, p. 10).
7 Type d’agave.
8 Pelleschi mentionnait « l’immense sinuosité des rivières du Chaco, et en particulier celle du Bermejo, qui a une longueur de 320 lieues sur une distance géographique de 130 » (Pelleschi G., Otto mesi nel Gran Chaco, viaggio lungo del fiume Vermiglio, Florence, Arte Della Stampa, 1881, p. 247).
9 Siegrist N., « Un Informe de Baldomero Carlsen sobre la frontera del Chaco salteño », Folia Histórica del Nordeste, no 5, Resistencia, UNNE, 1984, p. 204.
10 Aráoz G., Navegación del Bermejo y viajes al Gran Chaco, Buenos Aires, Imprenta Europea, 1884, p. 87.
11 Cf. les notes de Walter Leach et William Paterson, dans Sierra e Iglesias, Un tiempo que se fue, Jujuy, UNJU, 1998, p. 249-316.
12 Les textes traitant des expéditions de la deuxième moitié du XVIIIe siècle sont nombreux. R. P. Lapa A. (franciscain), Diario exacto y fiel de los acaecimientos sucedidos en la entrada al Gran Chaco Gualamba et Diario de los acontecimientos sucedidos durante su viaje al Gran Chaco, 1775. Le premier texte est conservé dans les Archives Générales de la Nation (AGN) (intérieur, dossier 5, cas 10), et le deuxième fut publié par la Revista de la Biblioteca Nacional, 333-56, Buenos Aires, 1954, p. 477-499. R. P. Camaño J. SJ, Noticia del Gran Chaco (1778), édité et commenté par R. P. Guillermo F., Buenos Aires, 1955. R. P. Lapa A., Diario de su segundo viaje al Chaco, 1779, AGN (Documents de la Bibliothèque nationale, dossier 311, document 5100). R. P. Morillo F. (franciscain), Diario del viaje al río Bermejo (1780), collection Pedro de Angelis (CPA), Buenos Aires, 1836. Fernández Cornejo A., Diario de la primera expedición al Chaco (1780), CPA, VIII, Buenos Aires, 1970. Une première version fut publiée dans le Mercurio Peruano, no 12, Lima, 1795. Arias F. G., Diario y descripción de la expedición reduccional del año 1780 y 1781 al Gran Chaco, CPA, Buenos Aires, 1833. La deuxième partie de ce rapport, intitulée Segunda parte del diario general que concluye con una noción y descripción geográfica de toda la provincia del Gran Chaco Gualamba, sus cualidades y variedad de innumerables naciones que la habitan, est conservée par les AGN (Guerra y Marina, dossier 4, cas 6). Fernández Cornejo A., Expedición al Chaco por el río Bermejo (1790), CPA, VI, Buenos Aires, 1970 ; de Alós J., Informe al virrey Arredondo sobre el proyecto de poblar el Bermejo e Informe al ministro de Gracia y Justicia Eugenio de Llaguno sobre el poblamiento del Chaco (1790) ; et Xara O., Diario de navegación del Bermejo (1791), furent tous les trois publiés dans Revista Paraguaya, Asunción, 1899. De Azara F., Informe sobre varios proyectos de colonizar el Chaco (1799), CPA, VI, Buenos Aires, 1970. García de Solalinde N., Proyecto de colonización del Chaco (1799), CPA, Buenos Aires, 1836. Il existe également un document, non daté, signé De Haedo F., Octavo informe con las fortificaciones de los portugueses en las fronteras del virreinato del Perú, medios de internarse, de atacarlas, noticias de los ríos Pilcomayo, Bermejo y Salado, AGN (Documents de la Bibliothèque nationale, dossier 191, document 1989).
13 Santamaría D. J., « La puerta amazónica : los circuitos mercantiles de los ríos Madeira y Guaporé en la segunda mitad del siglo XVIII », Memoria Americana, no 2, Buenos Aires, 1993.
14 Santamaría D. J., « La guerra guaykurú : expansión colonial y conflicto interétnico en la cuenca del Alto Paraguay, siglo XVIII », Jahrbuch für Geschichte von Staat, Wirtschaft und Gesellschaft Lateinamerikas, no 29, Cologne, 1992.
15 Soria P., Informe del Comisionado de la Sociedad del Río Bermejo a los Señores Accionistas, Buenos Aires, 1831. La « Compagnie pour la navigation du Bermejo » s’appuyait sur plusieurs personnalités importantes de l’époque, comme Juan Martín de Pueyrredón, Dámaso Uriburu, Felix Frías, Manuel de Tezanos Pinto, John Parish Robertson, Aaron Castellanos, Joaquín de Achaval, et Facundo Zuviría.
16 Ibid.
17 Castro Boedo E., Estudios sobre la navegación del Bermejo y la colonización del Chaco, CEIC, San Salvador de Jujuy, 1995 (1873) ; Aráoz G., Noticia sobre la navegación del Bermejo, 1879 ; Solá J., Breve estudio del Chaco y Bermejo, 1880 ; Pelleschi G., Otto mesi nell Gran Chaco, 1881 ; Fontana L. J., El Gran Chaco, 1881, Buenos Aires, Solar/Hachette, 1977 ; Cominges J., Diario de la primera expedición al Chaco, 1882 ; Carranza Á. J., Diario de la expedición al Gran Chaco, 1884 ; Seelstrang A., Informe de la Comisión Exploradora del Chaco, Buenos Aires, Eudeba, 1977 (1876) ; Dobson A. A. G., op. cit. ; Siegrist N., op. cit.
18 Martín de Moussy V., « Navegación del Bermejo », Revista de Buenos Aires, t. XIX et XX, Buenos Aires, Imprenta y Librería de Mayo, 1869, p. 632-634.
19 Villafañe B., Orán y Bolivia a la margen del Bermejo, Buenos Aires, S/D, 1857, p. 13.
20 Aráoz G., op. cit., p. 201.
21 De San Martín F., Ojeada zoológica sobre el Oriente de Bolivia u sobre sus relaciones comerciales con la República Argentina, Buenos Aires, Imprenta del Comercio del Plata, 1861, p. 21.
22 Castro Boedo E., op. cit., p. 90-95.
23 Dobson A. A. G., op. cit., p. 14.
24 Daud R., El río Bermejo : aprovechamiento integral y múltiple, Buenos Aires, Imprenta del Congreso de la Nación, 1991, p. 22.
25 Huret J., De Buenos Aires al Gran Chaco, Buenos Aires, Hyspamérica, 1986 (1911), p. 237.
26 Yacimientos Petrolíferos Fiscales (compagnie argentine publique pour l’exploitation des hydrocarbures).
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