1805-2005. Le pâle soleil d’Austerlitz
La République, l’Empire et la plaie coloniale
p. 157-167
Texte intégral
1En décembre 2005, le bicentenaire de la bataille d’Austerlitz a occupé une surface médiatique exceptionnelle pour un anniversaire militaire. La commémoration fut a priori réussie si l’on s’en tient au nombre d’articles parus dans la presse. Mais c’est l’échec commémoratif qui préoccupa alors journalistes et hommes politiques. Les commentaires ne portaient en effet pas sur le discours scientifique, sur l’événement commémoré, mais sur l’importance accordée à la commémoration. Ainsi, la nature de la manœuvre française qui aboutit à l’écrasement de l’armée combinée austro-russe – la fameuse « manœuvre d’Austerlitz » longtemps enseignée dans les écoles militaires – était délaissée. S’agissait-il d’une offensive sur le centre comme l’affirme Napoléon ou d’une manœuvre ratée sur les ailes comme le laissent penser les sources ? La manœuvre du 2 décembre 1805 est-elle une « supercherie », un objet historique construit après les évènements1 ? Nul parmi les « passeurs de culture », journalistes et éditorialistes, n’a souhaité aborder ce débat.
2La technicité de la dispute stratégique peut sans doute l’expliquer : le public est à la recherche d’approches plus politiques de l’évènement. Pour autant, les médias ne se sont pas attardés sur les finalités géopolitiques du combat : Napoléon défendait-il un héritage révolutionnaire contre les Austro-Russes ou soutenait-il un nouvel impérialisme2 ? De même, la question de savoir si Austerlitz représente une date significative pour l’histoire de l’Empire ne fut pas posée en décembre 2005. Ce dernier débat est pourtant riche puisque la bataille est une victoire précaire – nullement fondatrice d’un nouvel ordre européen. 1805 n’est qu’une étape dans l’affrontement qui oppose la France révolutionnaire à l’Europe monarchique.
3Ce n’est donc pas l’objet, ni même la pertinence de la commémoration par rapport à la période napoléonienne qui ont occupé les esprits. En 2005, l’attention a porté sur le seul fait de savoir si la France avait assez commémoré le bicentenaire. La presse, à cette occasion presque unanime, a dénoncé la frilosité du gouvernement français3 : le miroir commémoratif du « soleil d’Austerlitz » paraissait à beaucoup un peu pâle. Les parlementaires de la majorité se sont émus et ont exigé des explications du gouvernement. Députés et sénateurs n’ont pas manqué d’opposer « la modestie »4 des cérémonies commémoratives d’Austerlitz avec le « faste exceptionnel » déployé par les Britanniques à l’occasion du bicentenaire de Trafalgar. Ils ont souligné que le porte-avion Charles-de-gaulle avait participé à la revue navale célébrant la plus grande défaite maritime française. En revanche, la plus grande victoire terrestre de la France aurait été occultée. D’une certaine façon, l’échec commémoratif de 2005, opposé aux réjouissances britanniques, raviverait de douloureux souvenirs. Le bicentenaire d’Austerlitz serait un Waterloo de la mémoire. C’est pourquoi parlementaires et journalistes ont regretté que Jacques Chirac et Dominique de Villepin, ce dernier passant pourtant pour un admirateur de Napoléon5, se soient (in-)opportunément trouvés en déplacement ce jour-là6. La tête de l’exécutif se serait soustraite au devoir national de mémoire.
4Pour les commentateurs, il fallait commémorer Austerlitz parce que c’était une victoire et par conséquent un motif de fierté nationale. En filigrane, à partir de la condamnation de « l’indifférence » gouvernementale, une définition de la commémoration s’est élaborée : son opportunité et son ampleur sont liées à la valeur intrinsèque de l’évènement – « l’évènement » étant compris comme une donnée immanente que l’historien est chargé de collectionner. La victoire militaire est donc un « fait important », de ce fait digne d’être rappelé à la mémoire collective. C’est aussi un fait positif, valorisant, de notre histoire. « Commémorer » est alors confondu avec « célébrer ». Selon ce point de vue, le bicentenaire d’Austerlitz, principale victoire militaire française, aurait dû être marqué par des festivités officielles. Pour autant la polémique de décembre 2005 sur l’inexistence des manifestations pouvait sembler artificielle puisque des cérémonies ont eu lieu, à Austerlitz-même et à Paris, place Vendôme. Les ministres de la défense et de la justice étaient présents. À titre de comparaison, en 2004, aucun ministre ne s’était déplacé pour les cérémonies commémorant le bicentenaire du sacre7.
5De plus, au cours de l’année 2005, rares sont ceux qui se préoccupent de la politique commémorative d’Austerlitz. Les réactions indignées sont donc largement postérieures à la date de la commémoration. Le réveil est pour le moins tardif. Il s’explique par l’offensive du philosophe Claude Ribbe et du collectif DOM contre la commémoration/célébration de Napoléon. En effet, le 30 novembre 2005 paraît le Crime de napoléon de C. Ribbe. Ce livre dénonce le rétablissement de la traite en 1802 et les massacres de Noirs dans les colonies. L’ouvrage établit une filiation, au moins symbolique, entre Napoléon et Hitler8. Le 3 décembre, le collectif DOM manifeste devant les Invalides pour dénoncer la « célébration » de Napoléon, criminel contre l’humanité selon une interprétation extensive de la loi Taubira de 2001. Éditorialistes, historiens et parlementaires ont immédiatement trouvé dans cette offensive médiatique la cause de l’échec commémoratif d’Austerlitz9. Ils ont souligné la tension existant entre les mémoires communautaires – celle des « indigènes de la République » – et une mémoire nationale mythifiée. Dans ce contexte, le gouvernement aurait renoncé au devoir de mémoire pour satisfaire ou ne pas heurter les intérêts particuliers de la communauté noire. Ainsi l’exécutif aurait démontré sa complaisance vis-à-vis de l’esprit de repentance – expression d’un masochisme français et d’une démission face aux pressions des lobbies. À cette occasion, la communauté médiatique a découvert les vertus de la célébration – en regrettant qu’elle n’eût pas lieu.
6Le bicentenaire d’Austerlitz offre un point de vue privilégié sur la mémoire napoléonienne en France et sur la mémoire militaire. Peut-on commémorer l’Empire ? Peut-on commémorer la guerre ? Pourquoi commémorer Austerlitz ? Mais grâce à Claude Ribbe, il offre également un point de vue sur la fabrique commémorative : commémorer Austerlitz, est-ce, comme le philosophe l’affirme, célébrer Napoléon ?
L’ambiguïté de la commémoration napoléonienne : faut-il commémorer Austerlitz ?
7Le statut de l’épisode napoléonien dans la mémoire nationale est encore très paradoxal10 : Napoléon est le fondateur de nombreuses institutions, toujours vivantes et actives, mais la République éprouve des difficultés à assumer le passé impérial et plus encore la date du 2 Décembre. En effet le 2 décembre 1804 est la date du sacre qui restaure la monarchie en France. C’est aussi un 2 décembre que Louis-Napoléon Bonaparte mène un coup d’État et met à mort la seconde République. Cette date est donc un contre-symbole républicain. Plus généralement, la IIIe République se construit, au moins jusqu’au début du XXe siècle, par opposition au Bonapartisme – synonyme de la dictature politique et de l’invasion (celles de 1814, 1815 et 1870). Les Bonaparte passent alors pour les assassins de l’idée républicaine, d’autant plus condamnables qu’ils ont tous deux défendu cette idée avant de l’abolir. Compte tenu d’une image globalement négative, quatre amalgames risquaient de transformer la commémoration d’une bataille en manifestation sulfureuse et dangereuse politiquement pour le gouvernement.
8Le premier amalgame est déterminant : la commémoration et la célébration sont couramment confondues. Avant décembre 2005, cette équivoque sémantique n’est pas dissipée. En effet, un an auparavant, la discrétion remarquée du gouvernement laissait entendre que la commémoration officielle du sacre de décembre 1804 aurait pu passer pour une célébration. L’espace commémoratif a donc été abandonné aux « napoléoniens »11. Cette délégation a semblé sage à l’époque puisqu’elle indiquait que la République renonçait à se féliciter d’une restauration monarchique.
9Le deuxième amalgame est plus factuel. Il consiste à identifier un événement à un homme, Austerlitz à Napoléon. Cette confusion a pour origine le mythe militaire de Bonaparte. Ce dernier, auteur de sa propre légende, a toujours souhaité se présenter comme l’unique responsable des victoires et a réécrit en ce sens l’histoire de ses batailles. L’objectif de ce travail sur le récit militaire était double. Il s’agissait d’une part de conforter une stature d’homme providentiel, de sauveur de la nation, et d’autre part d’imposer l’image d’une mécanique implacable de la victoire : Napoléon devait apparaître comme un général systématiquement victorieux. L’opération de propagande est couronnée de succès comme en témoigne la prudence des chefs de guerre européens, lorsqu’ils avaient à combattre l’Empereur. Ce mythe, qui attribue au génie du général en chef le mérite exclusif de la victoire, n’a jamais été nettement dissipé par l’historiographie et encore moins par l’opinion commune. La commémoration de la bataille d’Austerlitz, « chef d’œuvre » militaire, pouvait donc signifier la promotion de Napoléon – en tant que chef de guerre génial – même si cette exaltation occulte la réalité chaotique du champ de bataille et les limites fortes de tout commandement. Elle occulte également le débat sur la nature de l’événement militaire : que représente politiquement et diplomatiquement le 2 décembre pour l’Europe et pour la France ?
10Le troisième amalgame est relatif à la définition stratégique de la guerre offensive. Celle-ci est souvent confondue avec la guerre de conquête. Austerlitz étant en Moravie, il est a priori difficile de comprendre que Napoléon y défendait le territoire français. De ce point de vue, la bataille de Valmy, commémorée en septembre 198912, ne souffre pas de la même ambigüité. Sa localisation, en Champagne, indique immédiatement que l’armée française était en position défensive13. Selon toutes les apparences, Napoléon mène en 1805 une guerre de conquête moralement condamnable.
11Le dernier amalgame est classique dans la culture politique française. Il consiste à assimiler l’Empire à une dictature. Cette définition est sans doute exacte même si elle ignore la chronologie14 et les limites du pouvoir napoléonien. En somme, et d’après l’économie de ces associations d’idées, la commémoration d’Austerlitz en décembre 2005 pouvait correspondre à une célébration de la dictature et de l’expansionnisme. Par conséquent, la « frilosité » gouvernementale s’explique par les lieux communs de la mémoire républicaine. De ce point de vue, la commémoration était morte née, avant même que Claude Ribbe ne s’empare de l’affaire.
12Le gouvernement ne pouvait pas non plus totalement ignorer le fondateur du Conseil d’État, l’inspirateur du Code civil, le plus fameux général des armées françaises. Cela est d’autant plus vrai pour un gouvernement issu du gaullisme – un mouvement qui n’est pas insensible aux thèmes de l’homme providentiel et de la gloire militaire. C’est pourquoi « le soleil d’Austerlitz » pouvait difficilement ne pas figurer sur l’agenda officiel des « célébrations nationales » publié par le ministère de la culture. Notons toutefois que c’est au même titre que 90 autres anniversaires dont le centenaire de Bécassine. De même, si la ministre de la défense s’est rendue à Austerlitz-même le 2 décembre 2005, les conditions de sa visite et le sens de son discours sont ambigus et reflètent assez fidèlement l’embarras des institutions. Ainsi, d’après l’intéressée interrogée par le quotidien Pravo le 2 décembre, le déplacement en République tchèque « s’inscrit surtout dans le cadre d’échanges entre nos deux pays ». Michelle Alliot-Marie s’entretient, entre autres, de l’Europe de la défense avec son homologue tchèque. C’est à l’occasion de ce voyage officiel qu’elle est invitée par la Fondation de Gaulle à se rendre sur les lieux de la bataille. En somme, le déplacement de la ministre n’est pas directement lié à la commémoration, de sorte qu’il est impossible de prétendre que le gouvernement ait célébré Austerlitz. Pour autant, Michelle Alliot-Marie est présente sur les lieux, ce qui permet au ministère de la défense de répondre aux parlementaires de la majorité qu’Austerlitz n’a pas été oublié par le gouvernement gaulliste15. Le discours prononcé le 2 décembre devant le Monument de la Paix sur le plateau du Pratzen, traduit les mêmes précautions. La ministre évite soigneusement toute analyse ou tout commentaire de la bataille elle-même, « événement à la fois tragique et fascinant de l’histoire de l’Europe ». La commémoration « rend un juste hommage à tous ceux qui ont versé leur sang pour leur patrie ». Michelle Alliot-Marie développe donc le thème patriotique et sacrificiel convenu dans les commémorations militaires modernes. Elle conclut en évoquant la réconciliation européenne16, un lieu commun depuis 1984 et la commémoration de la première Guerre Mondiale orchestrée par H. Kohl et F. Mitterrand à Verdun. Il s’agissait alors de commémorer la guerre pour célébrer la paix retrouvée entre nations d’Europe et plus particulièrement entre la France et l’Allemagne. En renouant avec ce thème, Michelle Alliot-Marie évacue la tentation nationaliste, la glorification de la victoire de la France sur la Russie et l’Autriche. Elle ménage ainsi les partenaires d’aujourd’hui. En même temps, elle n’évoque pas la période napoléonienne et évite ainsi de provoquer de sulfureux commentaires politiques. En somme, le discours prononcé est général et allusif. Il vide de son contenu l’évènement commémoré au profit d’une déclaration consensuelle. Organisées par l’armée de terre, les cérémonies de la place Vendôme à Paris déclinent globalement les mêmes thèmes. La plaquette distribuée pour l’occasion adapte le message européen aux réalités militaires : « Les soldats de l’Empire ont agrégé au sein de la Grande Armée des soldats de toute l’Europe conquise. Aujourd’hui, l’armée de terre participe à des opérations dans le monde entier et construit avec ses 24 partenaires l’Europe de la Défense ». Parallèlement, la « fidélité » et l’abnégation des « légendaires grognards » sont rappelées17. De telles manifestations où la valeur « sacrificielle » est montée au pinacle incitent à penser que toutes les batailles peuvent être commémorées par la France, y compris les défaites. Il est probable que les protagonistes de cette commémoration à reculons – ministre, ministère, autorités militaires – s’attendaient à une critique classique de la part des détracteurs de l’Empire, critique sur le thème de la lutte contre le nationalisme chauvin et la dictature.
13Comme en 2004, la République a donc renoncé à commémorer trop ouvertement l’évènement napoléonien. Elle n’a pas souhaité coordonner les manifestations ou les susciter et abandonne la maîtrise des opérations aux organisations commerciales, aux maisons d’édition, aux associations de « reconstituteurs », au Souvenir napoléonien18 et aux seuls militaires19. La commémoration est donc réduite à ses aspects strictement militaires – un choix par défaut qui n’est en réalité pas exempt d’ambiguïtés comme le démontre la cérémonie du 3 décembre en République tchèque.
L’ambiguïté d’une commémoration militaire : faut-il commémorer la guerre ?
14Le gouvernement français, les intellectuels et jusqu’aux « napoléoniens » ayant renoncé de fait à livrer un message fort à l’occasion du bicentenaire d’Austerlitz, les « reconstituteurs »20 ont trouvé un champ politique ouvert. L’ont-ils occupé ?
15Le samedi 3 décembre21 2005, 3 500 « reconstituteurs », dont 10 % de Français22, ont « rejoué » la bataille devant 30 000 spectateurs. Le lendemain 2 500 participants se sont réunis devant le Monument de la Paix afin de se recueillir et rendre hommage aux victimes de la bataille. En effet, les « reconstituteurs » – tout comme d’ailleurs les napoléoniens – ont une culture de la clandestinité : ils doivent se prémunir contre l’accusation de bellicisme et de militarisme. C’est pourquoi, comme le rappelle « Projekt Austerlitz », l’entreprise organisatrice des cérémonies en République tchèque, il ne s’agit pas de célébrer la victoire française mais de rendre hommage aux morts des deux camps qui ont accompli leur devoir militaire23. Cette exaltation du sacrifice militaire prétend vider de son contenu polémique l’évènement. En réalité, elle est extrêmement ambiguë. Cet hommage signifie que le devoir est une vertu cardinale et que le sacrifice a un sens propre. La commémoration peut alors revêtir un double sens contradictoire. Elle peut mener à la dénonciation de la guerre comme « boucherie » et, partant, déboucher sur un pacifisme revendiqué – à l’image du pacifisme de l’entre-deux-guerres et à l’image du discours officiel développé depuis 1984 (le « plus jamais ça »). Mais elle peut aussi mener à une valorisation de l’éthique militariste du combattant autour des notions de discipline et de fraternité d’armes dont la force serait supérieure au sens politique du combat24. Or, la plupart des « reconstituteurs » récusent le pacifisme. C’est donc un message militariste qui est valorisé. Il n’est pas pour autant belliciste car les associations ne se prononcent pas sur les objectifs et l’opportunité de la guerre. Force est de constater que ce message est à la fois politiquement dangereux et scientifiquement limité. En effet, les « reconstituteurs » se cantonnent volontairement à l’analyse formelle de l’évènement militaire puisqu’ils esquivent la question du sens de la guerre, continuation de la politique par d’autres moyens. De plus, l’indifférence politique les conduit à mettre sur un même plan les objectifs des belligérants – la géopolitique encore révolutionnaire de Napoléon en 1805 et celle, impérialiste et contre-révolutionnaire, du tsar Alexandre. Cependant, cette absence affichée de contenu politique et l’ambiguïté qui en est la conséquence ne doit pas être analysée en des termes exclusivement idéologiques. Comme le rappellent les « reconstituteurs », le but premier de la cérémonie est, pour l’acteur de celle-ci, de revêtir des uniformes d’époque et de « jouer » la bataille. La dimension ludique est donc primordiale et transforme l’hommage consensuel aux morts en simple prétexte – rendu nécessaire par la présence d’au moins 25 nationalités.
16En somme, la commémoration des « reconstituteurs » est une cérémonie militaro-ludique, expression d’une société de consommation et de loisirs décomplexée25. Ces cérémonies proclament le vide politique ou multiplient les précautions pour éviter toute « récupération ». C’est ce qui explique le succès de « Projekt Austerlitz », succès dont Pierre Nora avait du reste énoncé la recette dans sa conclusion aux Lieux de mémoire en remarquant que la réussite d’une commémoration était inversement proportionnelle à sa charge politique26. Le creux politique est œcuménique et donc commercialement efficace – chacun étant en définitive renvoyé à son « opinion ». Embarras institutionnel, silence assourdissant des médias, prudence politique des « reconstituteurs », toutes les conditions étaient donc réunies, à la fin du mois de novembre 2005, pour assurer à Claude Ribbe et à l’association DOM un large succès médiatique.
La manœuvre d’un collectif antillais : attaque surprise et débordement
17La modestie de la commémoration officielle est-elle liée à l’offensive médiatique orchestrée par Claude Ribbe ? Cette offensive est-elle une actualisation de la critique républicaine du Bonapartisme ?
18Larousse a, à la fin du XIXe siècle, largement popularisé la dichotomie entre le Bonaparte républicain et le Napoléon liberticide. C. Ribbe appartient-il à cette tradition, comme le suggèrent les apparences ? Cette interprétation ne peut être soutenue pour deux raisons. Tout d’abord parce que le « crime de Napoléon » n’est pas la pratique despotique ou tyrannique du pouvoir mais le racisme génocidaire. Ce thème est ignoré par la tradition anti-bonapartiste républicaine. L’offensive contenue dans l’ouvrage a donc pris de court les analystes pour qui les critiques auraient dû porter, classiquement, sur la nature politique de l’Empire. La réponse historienne et universitaire a donc été tardive : il faut attendre mai 2006 pour que Thierry Lentz publie un ouvrage sur Napoléon et l’esclavage27, réfutant l’accusation génocidaire. D’autre part, Claude Ribbe présente Napoléon comme l’ennemi du genre humain – à la fois « raciste, antisémite, homophobe, misogyne, fasciste, antirépublicain qui détestait autant les Français du continent que les Corses ». Homophobie et misogynie mis à part, ces accusations relèvent d’un registre classique de la légende noire – celui développé par la droite contre-révolutionnaire. En effet, dès l’Empire, sous l’impulsion des caricaturistes et pamphlétaires britanniques, russes et espagnols, apparaît l’image monstrueuse d’un Napoléon « ogre » et « antéchrist ». Plus tard, Chateaubriand ou Maurras se plaisent à souligner que Bonaparte n’aimait pas les Français – puisqu’il était lui-même un étranger, un Corse. Napoléon est donc mis au ban de la communauté nationale et plus généralement au ban de l’humanité. En ce sens, ce personnage ne peut être le bénéficiaire d’une commémoration encore une fois confondue avec la célébration. Claude Ribbe actualise donc des lieux communs du XIXe siècle en exploitant des arguments inattendus28. La vacuité recherchée des cérémonies officielles de décembre 2005 a crée un appel d’air politique dans lequel le philosophe, maître à penser du collectif DOM, s’est engouffré. Les thèses « génocidaires » n’auraient probablement pas eu un écho retentissant si les institutions et les historiens n’avaient pas déserté le champ de bataille. Mais la cause de C. Ribbe a été également servie par la conjoncture législative et sociale.
19L’attitude ambiguë ou attentiste du gouvernement pouvait en effet s’expliquer par la conjoncture de la fin du mois de novembre 2005. Les évènements ont donné un relief particulier aux thèses de Ribbe et justifiaient toutes les prudences. Ainsi, dès le 21 novembre, le site Africulture fait état des cérémonies prévues pour le bicentenaire d’Austerlitz et annonce même la présence de Dominique de Villepin à la prise d’armes de la place Vendôme. Le 26 novembre, le collectif DOM dévoile la teneur du Crime de napoléon et lance une campagne contre « Napoléon le négrier ». Cette protestation intervient alors que l’article de loi relatif au rôle positif de la colonisation n’a pas encore été abrogé. Or, les activistes de la mémoire antillaise se sont émus de cette tentative de réécriture de l’histoire coloniale. S’assimilant étrangement à un peuple colonisé, ce qu’ils ne sont pas au sens strict, les Antillais manifestent alors massivement leur hostilité au projet de loi. Le ministre de l’intérieur Nicolas Sarkozy doit annuler un déplacement prévu aux Antilles de peur de susciter des troubles à l’ordre public. Dans un tel contexte, une commémoration par trop ostensible de Napoléon, criminel contre l’humanité, pouvait passer pour une provocation auprès des communautés africaines et antillaises29. En réalité, comme nous l’avons indiqué, il n’y avait pas de volonté de commémoration de la part du gouvernement français. Cependant, dans un climat de susceptibilité identitaire exacerbé, le simple doute sur les intentions de l’exécutif pouvait aviver les tensions. Les émeutes du mois de novembre 2005 dans les banlieues ont encore détérioré le climat social. Tous les éditorialistes se sont penchés à cette occasion sur la faillite ou les difficultés de l’intégration « à la française » et sur la nécessité de la réformer – étant entendu qu’il était implicitement admis que les « jeunes issus de l’immigration » constituaient une majorité parmi les émeutiers. La valorisation d’un « négrier » pouvait donc passer, au début du mois de décembre, comme une fin de non-recevoir et comme une exclusion supplémentaire. Encore une fois, l’anniversaire d’Austerlitz n’ayant été ni préparé, ni expliqué, seuls le message de C. Ribbe et les amalgames faisant de cette commémoration une célébration de l’oppression pouvaient être entendus.
20La commémoration de la bataille d’Austerlitz était un échec annoncé et prévisible pour des raisons institutionnelles et relatives à la nature-même de l’évènement militaire. Plus encore, l’adhésion populaire est un facteur déterminant de la réussite des commémorations. Ainsi, en juin 2005, la victoire de Trafalgar a été célébrée par la population britannique avec une relative ferveur. Le gouvernement s’était pourtant contenté d’organiser une « parade navale » avant la date anniversaire (la bataille de Trafalgar eut lieu en octobre 1805) et sans chercher à humilier ses alliés français – le Charles-de-gaulle étant le « capital ship » de la flotte internationale qui avait été réunie. Autrement dit, l’échec annoncé de la commémoration d’Austerlitz est celui de la mémoire napoléonienne, une mémoire qui suscite auprès de la population indifférence, ironie, hostilité ou, au mieux, attirance pour le folklore napoléonien. Le miroir commémoratif napoléonien n’est plus aussi chatoyant qu’au XIXe siècle. En revanche, la polémique autour d’un non-événement (la « célébration » d’Austerlitz) est incontestablement une victoire pour une mémoire particulière, communautaire, construite par le collectif DOM dont C. Ribbe est l’idéologue.
21On ne peut que souligner le succès remarquable de la stratégie mémorielle mise en œuvre par cette association qui a su exploiter l’ambiguïté d’une commémoration qui ne s’assumait pas en lui donnant un sens fort – sens que ni les institutions, ni les « passeurs de culture » n’avaient souhaité préciser auparavant. Cette opération médiatique impliquait nécessairement un amalgame radical entre la bataille d’Austerlitz et la politique coloniale de la France. Elle impliquait également une perspective « révisionniste » au sens premier du terme (Napoléon comme précurseur du nazisme). Cette entreprise n’était pas sans danger comme a pu le constater Claude Ribbe. En juin 2006, au terme d’une longue campagne auprès du ministère de la culture, il obtient de Renaud Donnedieu de Vabres un déplacement officiel en Savoie pour dévoiler une plaque en l’honneur du général Dumas30. À cette occasion, le philosophe et le ministre ont été conspués par des indépendantistes savoyards pour qui Dumas n’est que le bras armé de l’impérialisme français, coupable de massacres de civils. En apparence, deux mémoires communautaires se sont heurtées ce jour-là. En réalité, Claude Ribbe s’est retrouvé dans la situation des « napoléoniens » quelques mois plus tôt : représentant désormais une mémoire « officielle », matérialisée par une plaque commémorative, validée par la caution d’un ministre de la République, il subit les attaques verbales de groupes identitaires qui façonnent leur image en s’opposant aux « vérités institutionnelles ». Dans cette dialectique de la mémoire, les particularismes sont tour-à-tour exclus et intégrés dans le discours historique national. L’exécutif se réserve plus que jamais le rôle de l’arbitre, accordant en fonction de ses intérêts politiques du moment le droit d’inspirer des pans entiers de ce discours. L’historien, marginalisé, est désormais sommé de se plier aux aléas de la politique mémorielle dont il n’est plus le principal interprète. De la sorte, la puissance publique favorise une accumulation contradictoire de mémoires qui voue toutes les entreprises commémoratives à l’échec.
Notes de bas de page
1 Voir David Chanteranne et Renaud Faget, Austerlitz, Paris, Perrin, 2005.
2 À l’exception notable du journal télévisé de Jean-Pierre Pernault (le « 13 heures » de TF1) du 2/12/2005.
3 On peut citer entre autres : Jean des Cars, « La nouvelle bataille d’Austerlitz », Le Figaro, édition du 2 décembre ; Alain Duhamel, « Le désastre d’Austerlitz », Libération, 7 décembre ; Steven Englund, « Le soleil occulté d’Austerlitz », Le Monde, 2 décembre. Jusqu’au Canard enchaîné qui, dans deux brèves du 7 décembre, ironise sur la retenue du « bonapartiste » Villepin à propos d’Austerlitz.
4 Questions écrites de MM. les députés Claude Goasguen et Marc Le Fur (UMP) parues au JO le 6/12/2005 ; question écrite de M. le député Jacques Guillet parue le 13/12/2005 ; question orale au gouvernement de M. le sénateur Nicolas Alfonsi (RDSE - centre) parue le 16/12/2005 ; question écrite de M. le député Franck Gilard (UMP) parue le 3/01/2006 ; questions écrites de MM. les députés Philippe Folliot (UDF) et Jacques Remiller (UMP) parues le 31/01/2006 ; question écrite de M. le sénateur Hubert Haenel (UMP) parue le 20/04/2006.
5 Cette réputation est liée aux ouvrages écrits par M. de Villepin : Les Cent Jours ou l’esprit de sacrifice, Paris, Perrin, 2001 réédité en poche (coll. Tempus) en 2002 ; Le Soleil noir de la puissance, 1796-1807, Paris, Perrin, 2007 et La chute, ou l’Empire de la solitude, 1807-1814, Paris, Perrin, 2008.
6 Le Président de la République était le 2/12/2005 à Bamako (Mali) pour participer au sommet France – Afrique. L’absence du Premier ministre a semblé plus suspecte : il était à Amiens.
7 Messe à l’église de la Madeleine, à Paris.
8 De façon significative, la photographie utilisée pour la couverture de l’ouvrage représente Hitler devant la tombe de Napoléon aux Invalides.
9 « Et la France ? Elle se décommande, elle se fait toute petite, elle se fait excuser, elle se cache derrière son petit doigt. On aura beau dire que ce petit doigt était quand même son, ou sa ministre de la défense, c’est ainsi qu’on l’a compris et qu’on l ‘ a voulu. Et pourquoi ? Parce qu’un quidam a décidé, dans un pamphlet sans queue ni tête publié par les éditions Privé, que le Code noir préfigurait les lois de Nuremberg, et que Napoléon anticipait Hitler. Toujours cette manie d’aujourd’hui de ne juger l’histoire qu’en termes moraux et de plaquer sur le passé des grilles d’interprétation qui ne sont valables que pour le présent. » Pierre Nora, « Plaidoyer pour les “indigènes” d’Austerlitz », Le Monde daté du 12/12/2005.
10 Au sujet de la mémoire napoléonienne, deux parutions récentes : Annie Jourdan, Mythes et légendes de napoléon, Privat, 2004 et Sudhir Hazareesingh, La légende de napoléon, Tallandier, 2005.
11 Les « napoléoniens » sont des amateurs d’histoire et des collectionneurs spécialisés dans la période impériale. Ils ne se confondent pas avec les Bonapartistes, courant politique aujourd’hui quasiment éteint.
12 1989 a été préférée à 1992 pour des raisons pratiques. Il s’agissait de célébrer la même année la Révolution en tant que période, à l’exclusion de la Terreur. Voir le chapitre IX du présent ouvrage, par Julien Louvrier.
13 Le voyage de Marine et Jean-Marie Le Pen sur la butte du moulin de Valmy, en septembre 2006, pour s’approprier la mémoire de la bataille a provoqué des réactions indignées à gauche (contre-manifestation des jeunesses socialistes). Cette réaction en dit long sur le statut mémoriel de Valmy, une victoire à la fois républicaine et défensive, digne à ce titre d’être « célébrée » par les Républicains à l’exclusion de l’extrême-droite.
14 L’Empire de 1805 porte encore les traces, gommées difficilement par la suite, du républicanisme.
15 Le statut de la visite ministérielle à Austerlitz n’a jamais été précisé avec exactitude. Pour Jean des Cars, dans le Figaro, il s’agissait d’une « visite privée » ce que confirme indirectement la ministre interrogée par le quotidien tchèque. La réponse du ministère aux parlementaires français est à ce sujet invariable : « la ministre de la défense a participé personnellement, le 2 décembre dernier, aux cérémonies commémoratives du bicentenaire d’Austerlitz sur les lieux historiques de la bataille ». « Personnellement » est un terme relativement polysémique, qui autorise toutes les interprétations.
16 « Les adversaires d’hier sont les amis d’aujourd’hui. Les combats et les rivalités ont laissé la place à la réconciliation et à une paix durable entre les peuples européens », Michelle Alliot-Marie, Allocution du 2 décembre 2005.
17 « Austerlitz révèle (…) l’aptitude de nos compatriotes à se rassembler derrière de grands objectifs, le même chef et le même drapeau quitte à sacrifier leur vie », plaquette Austerlitz, 1805-2005, éditée par le SIRPA Terre.
18 L’association du Souvenir napoléonien organise en novembre 2005 un colloque sur les effets d’Austerlitz en Europe.
19 Les cérémonies de la place Vendôme sont suscitées par l’association des Saint-Cyriens (le 2 Décembre est la fête des élèves de Saint-Cyr), par l’état-major de l’armée de terre et par les prestigieuses enseignes commerciales sises sur la place.
20 Les « reconstituteurs » se définissent par leur loisir, qui consiste à reconstituer en uniforme les manœuvres, les batailles et la vie de camp des soldats d’époques historiques variées. Ils se distinguent des « marcheurs » qui sont des groupes de parade.
21 Date préférée au vendredi 2 pour réunir le plus large public possible.
22 Pour approcher le monde de la reconstitution impériale, voir un forum fréquenté par un grand nombre de passionnés : http://forum.napoleon1er.org.
23 « On n’a pas célébré la grande victoire de l’armée française (…) mais pour l’hommage des morts des deux armées ». L’hommage aux morts est souligné par la présence de prêtres à la cérémonie et par une bénédiction. Voir : www.austerlitz2005.com/fr/projektausterlitz.
24 Voir à ce titre les essais de Kageneck qui disculpent partiellement la Wehrmacht de toute implication dans l’élaboration de la solution finale en dissociant les nazis du monde militaire, « ceux qui font leur devoir » et se sacrifient au nom de la loyauté. August von Kageneck, Examen de conscience, Perrin, 1996.
25 Ce qui explique sans doute son succès en Europe centrale.
26 « Ce sont les commémorations sans objet qui ont été les plus réussies, les plus vides du point de vue politique et historique qui ont été les plus pleines du point de vue de la mémoire ». L’auteur cite l’exemple du « Millénaire capétien » commémoré en 1987, alors que la date de 987 « ne représente rien ». Les lieux de mémoire, « L’ère de la commémoration », tome III, p. 4696 et sq.
27 Thierry Lentz et Pierre Branda, Napoléon, l’esclavage et les colonies, Paris, Fayard, 2006.
28 C’est ce qui explique sans doute l’embarras de l’Action française en décembre 2005. Tout en affirmant ne pas se reconnaître dans l’épopée impériale, l’organe monarchiste aurait souhaité que l’on commémorât une victoire militaire française. Une façon sans doute de se démarquer de la communauté antillaise.
29 Communautés qui se sont exceptionnellement unies à l’occasion de l’affaire.
30 Claude Ribbe est le biographe de Dumas père dont il s’est fait l’ardent défenseur. En tant que général noir, il mériterait un hommage de la nation. Cet officier a entre autres dirigé une offensive française contre l’armée sarde en 1792. Il pénètre à cette occasion en Piémont, dont la Savoie est une province.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008