Avant-propos
p. 13-16
Texte intégral
1Il faut entendre par particularité physique, tout ce qui écarte un individu de la norme par rapport à l’humanité en général mais aussi par rapport à son groupe ethnique particulier. La notion peut donc inclure tout ce qui relève de la monstruosité, étymologiquement ce qui mérite d’être montré comme une curiosité – on songe au géant ou au nain par exemple – mais aussi ce qui est considéré comme un défaut, celui de l’aveugle privé de la vue, du sourd privé de l’ouïe, du muet privé de voix ; mais la notion peut s’étendre à la simple différence : couleur des yeux ou des cheveux par exemple, surprenante dans une population donnée mais qui ne le serait pas ailleurs.
2L’anomalie peut être congénitale, perceptible dès la naissance ou acquise à la suite d’un accident ou d’une maladie. Elle peut conférer un handicap ou un avantage : une beauté ou des dons exceptionnels constituent des particularités par excès aussi singulières que la laideur ou l’impotence le sont par manque. Elle peut résider aussi dans un simple comportement perçu comme inadéquat : le rire par exemple comme attitude du fou ou l’homosexualité, comme comportement déviant.
3L’attitude de l’humanité à l’égard de la différence a été variable au cours des âges. Ces particularités qui faisaient peur ont d’abord été jugées significatives, comme un signe envoyé par la divinité. Le monstre a souvent été considéré comme dangereux ou méchant. Aussi a-t-il été regardé avec méfiance et mis à l’écart. Le bec de lièvre qui enlaidit Sarn, l’héroïne de Mary Webb dans l’ouvrage du même nom1, est perçu comme la marque du démon. La rousseur est au Moyen Âge assimilée au feu de l’Enfer qui trahit la sorcière. Merlin né velu est considéré comme le fils du diable. Les enfants de Mélusine2 ont tous une anomalie physique révélant leur origine féerique. La queue de serpent de Mélusine la trahit lors de sa métamorphose hebdomadaire dans son bain. Ici la particularité physique révèle une nature hybride moitié humaine moitié animale, avec tout ce que cette nature sauvage peut avoir de bestial. La société a toujours censuré la différence même lorsqu’elle est minime, ainsi le gaucher fut-il longtemps contrarié3.
4Mais ces « défauts » ont également été perçus, parfois simultanément, comme révélateurs de pouvoirs surnaturels qui en seraient l’envers ou la compensation. À l’homme frappé de cécité furent prêtés des pouvoirs visionnaires ou bien c’est le don de prophétie qui est censé compenser le bégaiement4. L’écriture « sinistre » fut considérée comme l’écriture cryptée du génie5. Dès 1561, dans De utilitate adversis capienda, Cardan avait formulé une caractérologie où il analysait le paradoxe des réussites fondées sur des handicaps6.
5L’effroi ou l’admiration et parfois les deux à l’égard de particularités physiques ont donc souvent engendré la marginalisation de ceux qui en étaient victimes.
6Le romantisme qui réhabilita les maudits réagit contre cette attitude superstitieuse qui voulait que la laideur ou l’infirmité soient l’expression d’une malédiction en quelque sorte méritée car voulue par la divinité. La pitié supplanta alors la terreur : ainsi Victor Hugo décrit-il Quasimodo le bossu hideux de Notre Dame de Paris, comme un être généreux et sensible. Et l’homme qui rit (dans l’ouvrage du même nom), volé et défiguré par des bohémiens qui l’exhibent dans les foires, nous fait réfléchir sur le sort des malheureux qui divertissent les badauds du spectacle de leur misère.
7Les particularités physiques sont dès lors envisagées sous l’angle de la critique sociale. Critique de la guerre à l’œuvre dans l’évocation des « gueules cassées » de la grande guerre, ces hommes défigurés par d’horribles blessures qui montrent le degré d’inhumanité atteint par nos sociétés. Critique du racisme qui s’appuie sur des différences physiques démesurément amplifiées pour faire porter la réprobation sur un groupe social traité en bouc émissaire. Critique du capitalisme industriel avec son cortège de misères, l’alcoolisme, la prostitution, dénoncés par Zola ou Mirbeau qui évoquent les amputés, les paralytiques, les grabataires, les tuberculeux.
8Le fantastique et la science-fiction se sont emparés du thème pour en faire la caractéristique du héros : ainsi l’histoire de Peter Schlemihl7, l’homme qui a perdu son ombre, de Chamisso, devient-elle emblématique de la condition du paria. Cette fiction met en scène une particularité imaginaire interprétée comme le signe d’une malédiction, d’un pacte avec le diable. Le vicomte pourfendu d’Italo Calvino rejoint ce thème du double fantastique.
9Ce recueil regroupe des articles qui, de l’Antiquité grecque au Moyen Âge puis aux xix et xxe siècles, dans la littérature française, francophone, mais aussi étrangère (italienne, japonaise, américaine), ainsi que dans la peinture, étudient les rapports de la particularité physique et de la marginalisation sous ces différents aspects mythologiques, sociologiques et fantastiques.
Notes de bas de page
1 Mary Webb : Sarn, Grasset, 1930.
2 Voir l’ouvrage collectif : Mélusine moderne et contemporaine, s.d. A. Bouloumié, l’Âge d’Homme, 2001.
3 Pierre Michel Bertrand, Histoire des gauchers, « Des gens à l’envers », Imago, 2001.
4 Michel Beaujour, Miroir d’encre, Seuil, coll. « Poétique », 1980, p. 317.
5 Pierre Michel Bertrand, op. cit., p. 206.
6 Michel Beaujour, op. cit., p. 318.
7 Chamisso, Peter Schlemihl, Corti, coll. « Romantique », 1994.
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