Conclusion. Les seuils des villes capitales
p. 179-184
Texte intégral
1Au terme de deux jours d’échanges nourris, que faut-il retenir ? Dans son propos liminaire, Jean-Marie Le Gall, organisateur avisé de cette rencontre, avait tracé quelques voies rien moins qu’aisées. Combler en premier lieu un vide historiographique et chronologique entre une époque médiévale où la réflexion a déjà bien progressé sur le sujet et une large époque contemporaine – du second XVIIIe siècle au XXe siècle –, dont les travaux ont parfois imposé une grille de lecture réifiée et massivement référencée à des données démographiques, économiques ou culturelles ; indices qui ne sont pas nécessairement opératoires pour d’autres périodes. D’un point de vue problématique, ensuite, il s’agissait de se poser la question de l’identité de ces villes-capitales, de leur affirmation, de leur rapport à l’État ou au réseau urbain autrement que sur le mode téléologique. D’où la nécessité de se dessaisir d’une approche dont la géographie semblait, à son tour, avoir fixé les règles. Un appel à la déconstruction donc.
2Les hommes de la première modernité avaient déjà interrogé cette réalité existante ou en devenir. Des arbitristes, des chorographes (Maggini), des penseurs de la cité (Botero) voire des graveurs (Braun et Hogenberg), des lexicographes ont présenté, chacun à leur manière, des classifications parfois un peu énigmatiques pour l’observateur d’aujourd’hui et dressé des taxinomies singulières où Beaucaire, Wittenberg ou Exeter pouvaient être qualifiées de capitale chacune à sa manière.
3L’invitation scientifique à un changement de focale conduisait aussi à proposer à une analyse critique des éléments susceptibles d’identifier les discriminants dévolus à une capitale ; éléments dont la primauté varie selon les époques étudiées sans toujours privilégier nécessairement les fonctionnalités. Si la résidence des princes ou de la Cour, les implantations institutionnelles sont mises en avant pour le Moyen Âge, ce sont les activités économiques et l’importance démographique qui, on vient de le rappeler, semblent l’emporter durant la seconde modernité. Figures auxquelles les historiographies du XIXe siècle ont associé le lien quasi obligé entre l’affirmation de l’État-nation et celle de la capitale. Qu’en fut-il pour les XVIe et XVIIe siècles ?
4En dépit de l’appel liminaire à la suspicion légitime envers les correspondances devenues mécaniques entre capitale, poids du politique et impact de la population, par exemple, plusieurs communications ont toutefois montré que ces critères ne pouvaient être écartés systématiquement. Lieu de l’élection royale puis de l’installation de la Diète après 1572, Varsovie l’emporta alors sur Cracovie. Dans le même registre, la présence d’une cour fixe à Madrid après 1600 constitua un argument pour les arbitristes qui refusaient une nouvelle translation de la capitale à Valladolid. À son tour, le différentiel démographique qui se creusa entre la stagnation de Chambéry, autour de 4 000 habitants, et la croissance de Turin, affichant 15 000 puis bientôt 30 000 âmes, ne compta pas pour rien dans le choix de cette dernière comme capitale du Piémont.
5Avec justesse cependant, et à la sollicitation de son instigateur, durant ce colloque, nombre d’exposés ont mis en avant d’autres critères qui permettaient de différencier les villes capitales entre elles. Parmi ceux-là on retiendra les rituels princiers comme légitimation territoriale du pouvoir dont purent bénéficier Paris, Cracovie ou Londres, à travers les funérailles royales, Rennes, Cracovie et Londres encore grâce au couronnement mais nullement Reims. Ignorée souvent pour des périodes plus récentes, la place du religieux dans son rapport au politique revêt à son tour une dimension importante durant une première modernité où s’enracine la confessionnalisation. On relèvera à ce propos le lien étroit entre affirmation d’une capitale, environnement dévotionnel et organisation festives civico-religieuses. L’illustre la translation du Saint Suaire à Turin en 1578. L’arrivée puis l’installation de la relique autorise en effet les ducs de Savoie à édifier dans la ville un autre espace politico-religieux, à en tirer partie pour la dynastie et à contribuer ainsi à l’assise de la cité turinoise. Plus tardivement, et en lien avec l’offensive contre-réformée, la fête de la saint Jean-Baptiste à Naples permet de sceller une sorte de pacte politique entre la monarchie et le peuple1 tout en ne clarifiant pas totalement la question du statut exact de cette capitale ambiguë, périphérique et parasitaire, et pourtant seule grande ville de la péninsule à revendiquer cette dénomination. Le troisième élément essentiel propre à cette certification est à rechercher dans l’analyse attentive des contextes. Paris, en dépit d’apparences peut-être trompeuses, en fournit un modèle singulier au moins chez E. Vitelli qui dans son Commentaire sur les guerres civiles (1567) estime qu’elle n’est, à tout prendre, que l’une des quatre grandes places stratégiques du royaume, le disputant alors avec Lyon, Toulouse et… Troyes. On sait aussi que, durant les premières années du règne de Philippe III, l’un des arguments en faveur du maintien de la capitale à Madrid s’appuyait sur le contre exemple de la période médiévale de la reconquête pendant laquelle le déplacement fréquent de la capitale s’imposait en raison de la lutte contre les Musulmans. Rennes pour sa part, lors de la fin de l’indépendance du duché, a habilement joué des circonstances en se plaçant comme relais politique en faveur de la monarchie française, confortant ainsi une distinction disputée.
6Les interventions successives ont encore permis d’enrichir le cadre référentiel en dégageant d’autres éléments susceptibles de favoriser l’élection de villes capitales. Sans que cela soit le propre de celles-ci, la construction et l’entretien d’une mémoire, les mentions appuyées à un passé nécessairement prestigieux se retrouvent très fréquemment dans ce type de construction. Cette appropriation symbolique, donc idéologique, se fonde sur un héritage transmis, réinterprété, transposé successivement de Kiev à Moscou, de Moscou à Saint-Pétersbourg. Elle peut aussi s’établir sur une renommée à l’instar de Mexico qui, malgré son site insalubre, est choisie par Cortès soucieux de récupérer la dimension emblématique de la ville défaite. Les origines mythiques ou historiques s’inscrivent dans un tel schéma. Le recours aux filiations romaines et byzantines pour Moscou ou les racines troyennes de Paris le soulignent au même titre que les désignations plus historiques de Braun qui, dans son corpus, retient Huy ou Lübeck parce qu’anciennes capitales des Condrusiens pour l’une, des Vandales pour l’autre.
7Mais le pouvoir symbolique n’a de valeur opératoire que si l’autre, l’interlocuteur, le reconnait comme tel, sciemment ou non. Et c’est bien là un autre élément majeur dans la formation de l’identité des villes capitales. La lente assimilation du statut particulier qu’une cité peut détenir au sein d’un royaume ou d’une principauté de la part des communautés voisines se retrouverait probablement dans le cas de Florence grâce à l’influence de son poids économique ou à la place particulière qu’elle occupe dans l’armature urbaine de la Toscane. Mais, dans ce cas, agit tout autant, et de manière originale, sa capacité de médiation à l’endroit des villes peu à peu placées sous son autorité. Rennes, ville du couronnement ducal, face à la concurrence de Vannes et surtout de Nantes, se déclare ouvertement « capitale de la Bretagne », auto proclamation largement diffusée et soutenue après 1530 par les États et le roi lui-même.
8Le fractionnement apparent de ces diverses approches et la disparité des caractères authentiques ou controuvés qui soutiennent la désignation des capitales semblent aussi avoir été accentués par les spatialisations thématiques. En dépit de l’excroissance mexicaine et tout en s’inscrivant exclusivement dans le cadre d’une vaste Europe, le colloque a largement privilégié, et à juste titre, les domaines de la monarchie espagnole, ceux du Saint-Empire ou de la péninsule italienne. Obstacle synthétique supplémentaire pour ces territoires au sein desquels « trop de capitales tuaient la capitale » La multiplicité de ces angles d’attaque autorise néanmoins à avancer quelques enseignements, encore fragiles pour la plupart puisqu’objets potentiels de recherches ultérieures. On en privilégiera cinq.
9Le premier part d’un constat : celui de la diversité permanente des situations, initiée par les brouillages lexicaux mais aussi par les évolutions historiques des figures capitales que connaît la première modernité ; période pendant laquelle s’entrecroisent émergence, affirmation et déclassement des villes qui y prétendent. Diversité dépendante aussi des situations spécifiques attachées aux principautés considérées ou aux institutions qui régissent les systèmes de gouvernement. Pensons au Saint-Empire qui « n’a pas besoin de capitale » en raison de sa nature même, du rôle tenu par l’empereur élu dans le maintien d’un rapport de vassalité et d’un équilibre entretenu entre les centres dynastiques (Vienne ou Prague) et royaux (Aix, Ratisbonne) Deuxième point, les interventions ont aussi massivement confirmé la place essentielle du « politique » dans la reconnaissance de ces villes et ce, de plusieurs manières, parfois contradictoires et sans correspondance assurée avec le modèle de l’idéaltype wébérien. Généralement la « fondation » d’une capitale résulte d’un geste souverain (Madrid, Saint-Pétersbourg) pouvant créer une étroite association entre une dynastie et la ville élue (Cracovie) Florence fournirait pourtant le contre-exemple d’une capitale qui s’impose au duc. On rappellera dans cette perspective l’importance souvent décisive – mais pas toujours ! – de la résidence princière et son environnement curial (Moscou mais non Paris au XVIe siècle), l’établissement de conseils, d’instances judiciaires ou financières, le siège des institutions représentatives (Cortès ou Diète en Pologne mais non dans le Saint-Empire), suscitant en retour la forte présence d’une aristocratie qui peut constituer d’abord une confirmation et une justification du titre de capitale et non un élément fondateur. Au début du règne d’Henry VIII, Londres, étrangement absente de nos rencontres, ne compte pas moins de soixante-quinze hôtels aristocratiques laïques et ecclésiastiques.
10Repérée à Naples voire à Paris, cette empreinte nobiliaire ouvre sur une reconsidération des facteurs économiques, démographiques donc urbanistiques dans une recherche sur les villes capitales des XVIe et XVIIe siècles. En effet, cette présence stimule localement et irrégulièrement certaines productions et certains échanges, provoque souvent un renchérissement des denrées mais peut-être surtout modifie durablement les manières de consommer d’une partie des habitants. Le poids de plus en plus prégnant des maisons aristocratiques à Londres à la fin du XVIe siècle et au début du siècle suivant encourage non seulement l’essor des produits de luxe mais suscite la création en 1609 du New Exchange. Construit hors de la City, étalant les marchandises de plus de cent boutiques sur deux niveaux, il donne naissance au shopping, sorte de promenade commerciale réservée aux riches et offre ainsi à Londres une forme d’identité originale en renforçant sa spécificité majeure au regard des provincial towns. Les constructions nouvelles, les aménagements urbains, tout comme en certains endroits la militarisation de ces espaces stratégiques organisent un marché du travail et constituent autant de potentialités attractives pour une main-d’œuvre qui, dépeuplant les campagnes environnantes (telle la Castille au profit de Madrid), vient vivre dans la capitale, rapidement hypertrophiée (Madrid ou Naples), en butte à des difficultés journalières de police, devenant ainsi un lieu de paupérisation pour bien des populations migrantes.
11Toutefois, quatrième point, cette croissance urbaine ou l’établissement de fonctions culturelles (université, centre éditorial) souvent attachées à l’identité des villes majeures sont la plupart du temps davantage des effets induits intermittents dans le choix de la capitale que des causes premières de son élection. Ainsi, la présence d’une université à Nantes depuis 1460 ne fut en rien décisive dans sa rivalité avec Rennes. On notera ici l’exception de la revitalisation intellectuelle d’Édimbourg et donc sa confirmation de première cité d’Écosse lors de la restauration Stuart, soit près d’un siècle après la fondation de l’université décrétée en 1583 par Jacques VI.
12Enfin, même si cette thématique fut seulement effleurée pendant ces journées mais comme pourrait le montrer la place du politique ou celle du culturel, se dessinent incontestablement des évolutions et des scansions de plus en plus sensibles lors du dernier tiers du XVIe siècle. Dans maints territoires, on passerait alors d’une spatialité souvent incertaine et mouvante à l’organisation d’un lieu, c’est-à-dire d’un centre où le pouvoir établi souhaite exposer sa plus grande visibilité d’une manière ou d’une autre. C’est aussi la période où l’on assiste à une consolidation étatique favorisant des villes « qui sont le siège de l’autorité administrative et politique et l’image visible d’un pouvoir transcendant » (Roger Chartier). Evoqué nécessairement un peu en marge, Alexandre Le Maitre dans son ouvrage, De l’établissement des villes capitales2 ne fait que reprendre, en les synthétisant, les modifications constatées non pas seulement à Paris, Londres voire Madrid ou Lisbonne mais plus largement en France, en Angleterre ou en Espagne. « Dans les grandes monarchies, écrit-il, il faut établir une capitale des capitales, dite métropolitée », qui devrait posséder une triple fonction. Elle est le trône du souverain et donc inséparable des affaires de l’État ; un nœud central dans le système des échanges, « elle doit donner puisqu’elle reçoit et elle doit recevoir pour pouvoir donner » ; elle est le lieu de la gloire et de la tête de l’État3. Désormais, centre de la souveraineté par le bon vouloir du prince, de sa manifestation concrète et symbolique, la capitale devient encore le lieu intermédiaire d’une production et d’une redistribution de richesses, fonction elle aussi éminemment politique. Il y a là comme une sorte d’aboutissement après une élaboration lente, difficile chaotique, propre à chaque ville appelée à tenir ce rôle et à en conserver des caractéristiques devenues pour la plupart « irréversibles » pour reprendre l’expression d’une participante. C’est dans cette perspective que Richard Cantillon distinguera en 1753 la ville provinciale de la capitale : là où l’état s’y trouve, où le roi et son gouvernement s’y fixent, parce qu’elle est le centre des modes que les provinces perçoivent comme un modèle.
13Si Le Maitre établit son esquisse théorique en se référant implicitement à la France, alors que Cantillon pense d’abord à Londres, on a pu constater pendant ces deux jours de rencontres qu’il était vain de tenter d’établir une modélisation même si, pour le temps de la première modernité au moins, on peut tenir pour assuré qu’il convient de dépasser une typologie binaire entre des espaces nationaux (à mono capitale) et des espaces polycentriques. Avant de devenir des lieux stables et référencés pour les historiens et les… sujets, la capitale fut une réalité dotée d’une grande plasticité, inscrivant ses figures dans le champ de l’incertitude géographique, de la fragilité du symbolique et des contingences du politique.
Notes de bas de page
1 Campanelli M., « Espace sacré et espace urbain dans la Naples baroque », dans Dompnier B. (dir.), Les cérémonies extraordinaires du catholicisme baroque, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2009, p. 333-347.
2 Le Maitre A., La Métropolitée ou de l’établissement des villes capitales, Amsterdam, 1682.
3 Chartier R. (dir.), Histoire de la France urbaine. La ville classique, t. II : La ville classique, Paris, Le Seuil, 1985.
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