Capitale et idéologie impériale en Russie : De Kiev à Saint-Pétersbourg
p. 129-139
Texte intégral
1L’histoire des villes capitales de la Russie médiévale et impériale, Kiev, Moscou et Saint-Pétersbourg, celle de leur transfert, de leurs significations et des ruptures symboliques ou politiques qu’elles ont incarnées reflète l’évolution et les étapes de la construction de ce pays. En effet, ces centres politiques ont migré à plusieurs reprises au gré des luttes fratricides au Moyen Âge, de l’invasion mongole au XIIIe siècle, de la politique de rassemblement des terres ayant appartenu à la Rus’kiévienne mais également aux khans de la Horde d’Or par les grands princes de Moscou au cours des XIVe-XVIe siècles et enfin dans le contexte de rupture opérée par Pierre le Grand au début du XVIIIe siècle. À chaque fois, des conditions géographiques et politiques ou des décisions en matière de politique internationale ont présidé à ces transferts de capitale, menaces venues de la steppe, puissance financière et ambition politique de la dynastie moscovite ou volonté du tsar de rompre avec l’Ancienne Russie. La captation de l’héritage symbolique kiévien par Moscou et le rayonnement symbolique de cette dernière en tant que capitale à la fin du XVe siècle s’expliquent d’abord par la réunion des terres russes sous l’impulsion du grand-prince Ivan III (1462-1505), mais aussi par la chute de Constantinople en 1453 ainsi que la récupération par l’idéologie politico-religieuse moscovite de l’héritage byzantin manifeste dans l’expression consacrée de Moscou Troisième Rome. Les multiples significations de la fondation de Saint-Pétersbourg signalent à la fois la force du doublet Ancien/Nouveau dans la culture russe moderne et le désir d’occidentalisation du pays par Pierre le Grand. Les héritages historiques, culturel et symbolique sont captés lors de chaque transfert de capitale, en obéissant à une logique de rupture mais en utilisant des modèles inversés des temps antérieurs. Ces facteurs apparaissent dans la manière dont ces capitales sont vues et dont leur symbolique est en permanence réinventée, afin de légitimer, dans un premier temps, l’évolution d’une principauté russe vers un empire multinational reprenant le flambeau de Byzance, dans le cas de Moscou et, dans un second temps, celle d’un empire multinational résolument tourné vers l’Europe et renouant avec Rome, lors de la fondation de Saint-Pétersbourg.
2Pour évaluer ces transferts et les significations politiques de ces différentes capitales il faut les replacer dans la littérature politique contemporaine, dans les constructions architecturales qui les caractérisent mais aussi dans les rituels monarchiques qui s’y déroulent. Tout commence par la manière dont la ville de Kiev a engendré une mythologie, mais aussi dans la manière dont l’héritage de Kiev est devenu un enjeu entre Russes et Polono-Lituaniens à la fin du XVe siècle et entre Russes et Ukrainiens dans l’historiographie à partir du XIXe siècle, ces enjeux étant réactivés depuis l’éclatement de l’Union soviétique1. Le déplacement de Moscou à Saint-Pétersbourg renvoie quant à lui, au nouveau rôle que Pierre le Grand entend faire jouer à la Russie à l’orée du XVIIIe siècle.
La capitale de la Rus’
3La ville de Kiev est la capitale de ce que l’on appelle traditionnellement la Rus’ entre 980 et 1169, c’est-à-dire toutes les terres soumises au pouvoir des princes kiéviens depuis le règne de Vladimir (981-1015) jusqu’au déplacement de gravité du pouvoir politique vers le nord-ouest à la fin du XIIe siècle, puis l’invasion mongole au début du XIIIe siècle, qui signa la fin de cette première construction politique2. Géographiquement, la Rus’ de Kiev correspond, au plus fort de son expansion, aux territoires actuels de la Biélorussie, de l’Ukraine, exceptées les rives de la mer Noire et la Crimée, et de la Russie occidentale, rassemblant des tribus d’origines différentes. Il s’agit donc d’un « empire, partenaire puissant, doté de droits égaux, où s’épanouissaient commerce, vie urbaine, architecture et littérature3 », fondé sur une confédération de Slaves orientaux, de peuples nomades et de populations finnophones et baltophones, rassemblés sous le pouvoir des Riourikides, famille de guerriers-marchands varègues, originaires de Scandinavie. La capitale de cette constellation d’une dizaine de principautés, installée sur le cours moyen du Dniepr, à la limite méridionale des zones forestières, est le centre de gravité principal d’un espace qui se situe entre la mer Baltique et la mer Noire, sur une route commerciale, la route des « Varègues aux Grecs ». À sa tête donc, un grand-prince, qui exerce son pouvoir en se fondant sur un groupe d’aristocrates-guerriers qui le conseillent, la « druzhina4 ». Du point de vue religieux, la conversion au christianisme en 988 sous Vladimir finit de consolider l’ensemble et à l’inscrire dans l’univers byzantin, par l’emprunt du christianisme oriental qui lui offre une base idéologique solide et fait du souverain le maître de la sphère politique mais également de l’Église. Dès 998, une métropole orthodoxe est créée à Kiev, ainsi qu’une quinzaine de diocèses. Jusqu’au XIVe siècle, l’Église reste sous l’autorité canonique du patriarche de Constantinople. Les Xe-XIe siècles sont considérés comme un véritable âge d’or dans la conscience ukrainienne mais il est surtout un passé revendiqué dans la culture moscovite postérieure, à un moment où les princes de Moscou cherchent à rassembler le maximum de terres russes.
Moscou : héritière de Kiev ?
4Au cours des XIIe-XIIIe siècles, en raison du système de partages successoraux entre les frères de la dynastie princière, une mosaïque de principautés se constitue, et, malgré ce morcellement territorial, l’Église à continuer à incarner l’unité des « terres russes ». Le trône de Kiev devient alors l’enjeu permanent de luttes fratricides. Parmi les différentes principautés, celle de Vladimir-Souzdal dispute à Kiev le titre de grand-prince, afin d’égaler cette dernière. Elle finit par acquérir un statut privilégié dans l’organisation politique de ce qu’étaient les anciens territoires de la Rus’ de Kiev désormais contrôlés par les Mongols de la Horde d’Or. Et en son sein, à l’occasion de partages successoraux, naît la principauté de Moscou en 1276, lot du dernier fils d’Alexandre Nevski. Au cours des XIIIe-XVe siècles, Moscou agrège d’abord la principauté de Vladimir-Souzdal, puis toutes les principautés russes avoisinantes. Au XVe siècle, le passage de la succession en ordre collatéral entre les différents fils est supplanté par une transmission du titre de grand-prince et de l’ensemble du patrimoine terrien au fils aîné. Dès le règne d’Ivan III (1472-1505), la ville de Moscou est reconnue comme la capitale incontestée de la principauté de Moscovie.
5Cependant la ville de Moscou en était déjà la capitale religieuse. En effet, elle devient le siège du métropolitat en 1326, après que le siège de Kiev a été abandonné au moment des invasions mongoles et qu’il s’est déplacé de Vladimir sur la Kliazma vers Moscou en raison de la puissance et de la richesse grandissante de cette dernière. Moscou est donc capitale religieuse avant d’être capitale politique. Elle acquiert ce statut à partir de 1480 lorsque le grand-prince Ivan III libère les terres russes de ce que l’on appelle par une expression consacrée, le « joug mongol », mène une politique de rassemblement des terres correspondant à tout ce qu’avait été le patrimoine de Kiev et se présente désormais, comme le « souverain de toute la Russie » (Gosudar’vseia Rusi). Durant la fin du XVe siècle et la première moitié du XVIe siècle, les grands-princes de Moscou annexent les cités états de Novgorod (1478), de Pskov (1510), les principautés de Tver’(1485), de Riazan (1521), la ville de Smolensk (1514) et une partie de l’Ukraine. À cet ensemble viennent s’ajouter en 1552 et en 1556, les conquêtes de Kazan et Astrakhan, les deux villes principales des Mongols de la Horde d’Or, et des régions de la moyenne et basse Volga, qui n’avaient jamais appartenu à la Rus’ kiévienne. La ville de Moscou garde le statut de capitale d’une grande principauté russe héritière de la Rus’ kiévienne et désormais, d’un empire multiethnique et multinational.
6Les revendications moscovites d’un héritage kiévien commencent à émerger dans les années 1440-1450 et doivent être interprétées au prisme de la progressive conquête territoriale moscovite sur les terres grands-russiennes puis plus largement sur des terres habitées par des populations non-slaves, puis dans le contexte de la lutte de la Moscovie avec la Pologne-Lituanie pour les terres de l’ancienne Rus’ à partir des années 1490. La première étape de ce processus se situe au lendemain du concile de Florence (1438-1439) ainsi que de la chute de Constantinople en 1453 et il coïncide avec les débuts d’une élaboration idéologique moscovite, sur le rôle de Moscou dans l’histoire. En 1448, Basile II (1425-1462) organise la première élection locale du métropolite, rendant l’église russe autocéphale. À cette date, l’arsenal idéologique justifiant la politique d’expansion territoriale est encore très pauvre. Néanmoins, la politique ambitieuse de la dynastie princière et le soutien de monastères, comme celui de La Trinité Saint-Serge fondé au XIVe siècle par Serge de Radonège explique l’émergence de l’idée d’une prédestination de la ville de Moscou. C’est à partir des années 1480, dans des sources issues des milieux curiaux, comme la Vie de Dmitri Ivanovitch Donskoï qu’est développée l’idée d’une non interruption de la dynastie Riourikide depuis la fin du IXe siècle jusqu’à Dimitri Donskoï, grand-prince de Vladimir entre 1375 et 1390 et d’une translation entre Kiev et Moscou en passant par Vladimir et Souzdal5. Dans les années 1490, le trait est renforcé, lorsque les princes de Moscou revendiquent l’ensemble de la Rus’et spécialement l’héritage de Kiev dans la lutte contre la Pologne-Lituanie. Pour justifier ces revendications territoriales, est convoqué tout un arsenal de récits légendaires qui prennent forme et mettent en scène différents thèmes : transferts de regalia et dons de présents offerts par l’empereur byzantin à des princes moscovites, qui élèvent la Rus’au statut d’empire. Deux sources sont ici essentielles : l’Épître de Spiridon-Savva6 et Le Dit des princes de Vladimir7. Les deux textes, rédigés au début du XVIe siècle reprennent l’idée que Constantin X Monomaque, aïeul de Vladimir Monomaque, a offert au prince russe Vladimir des symboles du pouvoir impérial au XIIe siècle :
« Le tsar de Constantinople aimé de Dieu Constantin Monomaque prit conseil et adressa des envoyés au grand-prince Vladimir Vsevolodovich […] et il prit de son cou la croix vivifiante faite dans le bois de la croix sur laquelle le Christ a été crucifié. Il prit sur sa tête la couronne impériale et la plaça sur un plat un or. Il ordonna que la vaisselle en onyx dans laquelle l’empereur Auguste avait bu et une écharpe qu’il portait sur ses propres épaules, et un encensoir forgé en or d’Arabie, et de la myrrhe composée de nombreuses fleurs odorantes d’inde, et de l’encens et de nombreux autres cadeaux fussent envoyés au prince Vladimir Vsevolodovitch. Et ces cadeaux furent adressés à Vladimir Vsevolodovitch avec les paroles suivantes : “Accepte de nous, O prince mieux et aimant Dieu, ces cadeaux honorables, pour ta gloire et ton honneur et pour le couronnement de l’empire libre et autocratique8.” »
7L’empereur de Byzance aurait donc offert au prince Vladimir Monomaque au XIIe siècle les symboles du pouvoir : le sceptre, le globe et la couronne. Il est à signaler que ces symboles de pouvoir dits Monomaque sont utilisés lors de couronnement des souverains russes jusqu’à la fin de l’Ancien Régime. Le Dit des princes de Vladimir ainsi que certaines chroniques comme celle de Nikon, rédigée sous le règne d’Ivan le Terrible, reprennent également une légende faisant remonter les origines de la dynastie moscovite à l’empereur romain Auguste, son frère Prus se serait installé dans les territoires de la Russie du Nord-Est et aurait fondé la dynastie régnante des princes moscovites. Cette légende est reprise dès 1498, lorsque le prince Ivan III fait couronner son petit-fils Dimitri, mais également par Ivan le Terrible lors de son couronnement en 15479 et par les ordines de couronnement postérieurs, comme en atteste celui de la cérémonie consacrant Alexis Mihajlovich en 1645 :
« Et ils dirigent la Grande Russie, depuis le très grand premier grand-prince Rjurik, qui depuis César Auguste possède tout l’univers, et depuis le pieux et égal aux apôtres grand-prince Vladimir Svjatoslovich qui a illuminé la terre russe par le saint baptême et depuis le grand-prince Vladimir Vsevolodovich Monomaque, qui a pris en tant que plus grand honneur, la couronne tsarienne et le diadème du tsar grec Constantin Monomaque, c’est pourquoi il a pris ce nom de Monomaque, depuis lors tous les grands souverains des royaumes de Russie se font couronner de la couronne et cela jusqu’au grand souverain qui suit la loi et digne de louanges de mémoire bienheureuse et vraie ton grand-père le grand souverain, tsar et grand-prince Théodore Ivanovich, autocrate de toute la Russie, sur ce trône tsarien est resté sans troubles10. »
8Enfin une dernière source compilée dans les années 1556-1563, le Livre des degrés de la généalogie impériale vient compléter cet arsenal et, rompant avec la structure du modèle des chroniques traditionnelles, présente la vision idéale d’une échelle sainte que le pays grimpe en l’espace de quinze degrés depuis Vladimir de Kiev au IXe siècle jusqu’à Ivan IV au milieu du XVIe siècle. Dans cette source, tous les souverains précédents sont rétrospectivement désignés comme autocrates (samoderzhets), c’est-à-dire les maîtres absolus de l’ensemble du pays russe. Pour compléter cet ensemble de textes, il faut évidemment citer la très célèbre Épître adressée au grand-prince moscovite Basile III (1505-1533) en 1521 par le moine Philothée de Pskov et qui formule de manière lapidaire l’idée de l’héritage byzantin de Moscou par l’expression de Moscou Troisième Rome. En voici le passage le plus célèbre :
« Je te rappelle ce que j’ai écrit plus haut : Écoute et souviens-toi, Tsar très pieux, que tous les royaumes chrétiens se sont réunis dans ton royaume, que deux Rome sont tombées mais que la troisième est debout et qu’il ne saurait y en avoir une quatrième : ton royaume chrétien ne sera par nul autre remplacé11. »
9Moscou est donc présentée comme le dernier bastion orthodoxe à la fois contre les Latins refusant toute tentative d’union avec Rome, mais également contre les hérétiques qui se sont emparés de Byzance. Écrasante responsabilité, de la part de la Troisième Rome, séparée des « impurs », issue d’une angoisse eschatologique, car comme l’exprime Philothée, il n’y aurait pas de quatrième Rome. Cette doctrine explique également le ciment identitaire que représente dans la Russie moscovite l’identité confessionnelle.
10À côté de cet arsenal de textes, d’autres éléments viennent contribuer au statut de Moscou à la fois comme héritière de Kiev, de Byzance et rassembleuse de toutes les terres russes. En effet, une capitale, c’est la première ville de la principauté par sa démographie, mais c’est également un souverain qui y vit et qui y organise une vie de cour. C’est entre les règnes d’Ivan III et celui d’Ivan IV, soit entre la fin du XVe et le milieu du XVIe siècle, que le statut du souverain et le rituel qui y est afférant se transforment considérablement. En effet, sous l’impulsion de Sophie Paléologue, épouse d’Ivan III et nièce du dernier empereur byzantin accompagnée de clercs et de conseillers grecs, la cour change de mode de vie et plus généralement d’étiquette. Le grand-prince, désigné comme autocrate, doit désormais se comporter comme un être différent des autres, habiter un palais à part, le Palais aux Facettes, s’asseoir sur un trône surélevé en présence de ses courtisans ou des ambassadeurs étrangers, manger à une table également en hauteur lors des banquets, porter la pourpre et les regalia Monomaque, couronne, globe et sceptre de pouvoir. Tout en se disant gosudar « maître absolu », Ivan III conserve son titre traditionnel de grand-prince et c’est exclusivement dans ses contacts diplomatiques avec les Habsbourg qu’il cherche à se faire appeler « tsar ». La déclaration Ivan III à Nicolas Poppel, ambassadeur du Saint-Empire romain germanique qui lui proposait le titre de roi signale cette ambition : « Nous sommes souverains dans notre pays depuis les origines, depuis nos premiers ancêtres, et nous recevons notre investiture de Dieu, nos ancêtres, comme nous12. » Le titre de tsar renvoyant au cesar latin et donc à la fois à la notion d’imperator et à celle basileus byzantin, et le titre impérial n’étant alors reconnu qu’à l’empereur Habsbourg, la diplomatie moscovite n’y parvient pas. Néanmoins, les relations diplomatiques entre la cour moscovite et des envoyés européens ou venus de l’Est accentuent le caractère de capitalité de la ville. Sur un document de 1497 apparaît pour la première fois l’aigle bicéphale en tant que sceau russe13. C’est également dans cette même période qu’Ivan III fait couronner son petit-fils Dimitri selon le modèle byzantin de l’association au trône du vivant du souverain en titre. Au cours de cette cérémonie le discours du métropolite adressé au grand-prince qualifie ce dernier de « tsar orthodoxe ». Enfin, et ce n’est pas le moindre des changements, en 1547, Ivan IV se fait couronner pour la première fois en tant que tsar, premier couronnement russe accompagné d’un sacre. Cette cérémonie reflète la revendication à la dignité impériale. En effet, le titre de tsar, renvoie au basileus byzantin et la titulature tsarienne est enrichie de « tous les titres des princes limogés par son grand-père et son père, des souverains des territoires récemment conquis, et il présente toutes les futures revendications territoriales possibles, visant non seulement la Pologne-Lituanie et la Livonie, mais aussi la Crimée, le Caucase, le Nord-Est et des terres mal connues au-delà de l’Oural14. » Et après la conquête de Kazan et Astrakhan, Ivan IV y fait ajouter les titres de tsar de Kazan et d’Astrakhan. Le couronnement met évidemment en scène les regalia Monomaque qui attestent l’héritage kiévien et élèvent le souverain russe au rang d’autocrate mais aussi d’héritier de l’empereur byzantin.
11Moscou en tant que capitale se révèle également dans les chantiers architecturaux qui émaillent les XVIe-XVIIe siècles. À cette même période, la ville de Moscou et surtout le Kremlin connaissent des transformations considérables et attestent du changement de dignité du souverain. Les transformations se situent essentiellement à l’intérieur du Kremlin, cette forteresse entourée de murailles étant le véritable cœur politique et religieux de la ville de Moscou, mais également de l’ensemble de la Moscovie. Dans cet objectif, on fait venir de Venise l’architecte Aristote Fioravanti qui reconstruit la cathédrale de la Dormition dans les années 1470 sur le modèle de la collégiale de la Dormition de Vladimir et qui sert aux grandes cérémonies monarchiques, en particulier aux couronnements. La collégiale de l’archange saint Michel, érigée par Alevisio Lamberti da Montagna devient le sanctuaire des souverains moscovites et la collégiale de l’Annonciation sert désormais de chapelle privée aux monarques. Les deux premiers édifices sont largement inspirés de la Renaissance italienne et le dernier reprend l’architecture vieille-russe15. Le Kremlin désormais en pierre, ensemble architectural mêlant la Renaissance italienne et des traditions vieilles russes est le véritable siège politique et religieux de « Moscou Troisième Rome ». À cet arsenal d’influences, il faut ajouter l’héritage mongol qui se manifeste également et de plusieurs manières à Moscou. La chapka Monomaque, utilisée pour le couronnement d’Ivan IV, ornée de fourrures de zibelines et incrustée dans sa partie la plus pointue de pierres précieuses et rehaussée d’une croix a été fabriquée en Asie centrale et offerte par un khan ouzbèque au grand-prince moscovite Ivan Kalita au XIVe siècle. Le souvenir de la lutte entre les princes moscovites et les khans mongols reste essentiel dans la politique d’expansion de Moscou qui au XVIe siècle n’a de cesse de lutter contre les khanats de Kazan et d’Astrakhan, de Crimée et de Sibérie. C’est aussi après avoir pris Kazan et Astrakhan au milieu du XVIe siècle, qu’Ivan le Terrible est véritablement considéré comme « tsar » et cela malgré le couronnement dans les mentalités populaires russes telles qu’il est possible de les appréhender dans les cycles de chansons qui lui sont consacrées16.
12Moscou, en tant que capitale recèle une mémoire légitimante kiévienne et grand-princière, comme en atteste la nécropole dynastique de l’archange saint Michel, mais aussi byzantine par la captation du césaropisme mis en scène lors des couronnements et romaine à travers le principe de Moscou Troisième Rome. Cette notion reflète bien le lien entre le pouvoir politique et religieux faisant de la piété le trait principal de la puissance souveraine et soulignant l’orientation du modèle politique russe, inspiré du modèle byzantin. Si Moscou, renvoie à la deuxième Rome, elle renvoie aussi à la puissance impériale aussi bien byzantine que romaine, le tsar étant pensé comme l’héritier de Constantin et de César Auguste. La Troisième Rome renvoie également à la notion de Deuxième Jérusalem, souillée par la présence des impurs. L’idée duelle à la fois de Constantinople et de Jérusalem signifie d’un côté l’empire et le pouvoir et de l’autre la sainteté17. Le tsar assume donc après la chute de Constantinople le rôle de seul souverain du monde orthodoxe, dont le cœur est désormais Moscou.
La fondation de Saint-Pétersbourg : rupture et captations
13La fondation de Saint-Pétersbourg en 1703 et le transfert de la capitale en 1712 a signifié une rupture majeure dans l’histoire politique russe. Son nom, quatorze formes différentes dans la correspondance officielle datant de l’époque de sa création, en atteste18. Pierre le Grand lui-même utilisait fréquemment « Sankt-Peter-Bourkh » ou « Piter-Bourkh », adaptation russe du néerlandais pour signifier la ville de saint Pierre ou encore la sainte ville de Pierre. On trouve parfois la forme « Petropolis », ainsi dans un bas relief de 1703 figurant le port. Cette forme, même peu utilisée soumet l’idée la ville à la personne du monarque. La cité apparaît donc très dépendante de son créateur, mais elle bénéficie d’un patronage multiforme. Tout d’abord, celui de saint Pierre, symbolisé par la présence de clefs dans l’iconographie attachée à la ville. Ainsi, la porte de la forteresse Pierre et Paul comporte une statue de l’apôtre tenant deux grandes clefs dans les mains, et datée de 1703. L’assimilation de Pierre le Grand à saint Pierre participe de la rhétorique russe de l’époque, qui mêle constamment les strates politiques et spirituelles du discours. En 1722, Théophane Prokopovitch, remarquable théologien et fervent défenseur de l’œuvre de Pierre le Grand, dans l’une de ses célèbres homélies fait le lien entre la prise de la forteresse suédoise à l’origine de la fondation de la ville et l’ampleur de l’entreprise impériale, l’ouverture vers l’ouest ou la sacralisation de l’empire. La « clef », symbole de la ville ouvre donc au souverain les contrées septentrionales à conquérir et l’assimile à saint-Pierre qui avait reçu les clefs du royaume des cieux. Dans l’extrait qui suit, la référence à l’apôtre Pierre est explicite :
« Le 14 mai [1703], il plut à sa Majesté tsarienne d’examiner les rives de l’estuaire de la Neva et des îles et d’en trouver une convenable pour le bâtiment de la ville. Lorsqu’il s’avança jusqu’au milieu de l’île, il entendit un bruit dans l’air et aperçut un aigle qui planait et dont les ailes bruissaient ; il prit la baïonnette d’un soldat, découpa de bandes de gazon, les croisa, fit une croix de bois et, la plantant sur ces bandes, il lui plut de dire : “Au nom de Jésus-Christ, il y aura ici une église qui portera le nom des apôtres saint Pierre et saint Paul19.” »
14Pierre le Grand est également comparé au roi David qui avait pris la citadelle de Sion, ce qui permet d’assimiler Saint-Pétersbourg au temple de Sion ou à Jérusalem. Le patronage de saint André est également convoqué. Figure essentielle dans la culture russe pour son rôle légendaire dans la christianisation du pays, patron d’un Ordre créé en 1698 après la prise d’Azov sur les Turcs, saint André devint le symbole de la marine russe et ses reliques sont placées dans les fondations de la forteresse de Pierre et Paul. Dans les chroniques russes les plus anciennes, la présence supposée de saint André dans la région de Novgorod légitimait cet espace d’un point de vue religieux, validait transmission de la dignité sacerdotale à la ville nouvellement créée et transformait la construction de la forteresse Pierre et Paul en véritable acte des apôtres. Par ailleurs, en raison de la rupture avec le passé récent, la nouvelle capitale devait être légitimée par une temporalité remontant aux temps kiéviens, mais en évitant la référence Moscou, en établissant une filiation directe entre l’empire d’Orient et le nouvel empire russe. Pierre est ainsi qualifié de nouveau Constantin, l’un comme l’autre ayant vu en rêve l’annonce de la fondation d’une nouvelle ville et ayant donné son nom à celle-ci :
« Jadis de la même manière, Dieu avait fait voir en rêve au pieux tsar Constantin le bâtiment d’une ville en Orient. Le tsar Constantin le grand égal aux apôtres avait examiné les lieux pour fonder cette ville lorsqu’il avait examiné les lieux de Chalcédoine à Byzance par voie de mer il avait aperçu un aigle qui portait un werf et d’autres outils de bâtisseurs, qu’il avait déposés au pied du mur de la ville de Byzance. Le tsar Constantin le Grand avait bâti la ville en cet endroit et lui avait donné le nom de Constantinople20. »
15Dans cet extrait, la présence d’un aigle lors de la pose de la première pierre se réfère à un récit légendaire du XVe ou du XVIe siècle, portant sur la chute de Constantinople où Pierre est assimilé à Constantin et permet de faire réapparaître l’idée de la Troisième Rome. Saint-Pétersbourg est donc la capitale d’un nouvel empire héritier de Byzance. Enfin, la figure de saint Alexandre Nevski, vainqueur des Suédois en 1240 et des chevaliers teutoniques permet de justifier la conquête des terres sur les Suédois en Ingrie qui avaient appartenu à Novgorod. Ce patronage est symbolisé par la fondation puis la construction de la laure saint Alexandre Nevski en 1710-171721.
16La fondation de Saint-Pétersbourg offre à Pierre le Grand le rôle du monarque bâtisseur et démiurge, comparable aux souverains antiques. Lorsqu’il prononce son oraison funèbre en 1725, Théophane Prokopovitch met en scène cette ville sortie du néant : « N’est-ce pas toi qui nous a tout donné, non pas seulement cette cité, mais la Russie tout entière22. » La nouvelle capitale issue d’une table rase est bien identifiée ici à une Russie extraite des ténèbres et résolument nouvelle. Cette véritable renaissance s’accompagne de la naissance d’une nouvelle capitale, une ville idéale, symbole de l’expansion impériale et de l’ouverture à l’ouest et plus encore de la naissance d’un nouvel empire universel. Le mythe d’un peuple neuf et d’une Russie nouvelle-née participe de la culture politique du temps de Pierre le Grand, qui se construit sur des modèles structuraux inversés de la vieille culture23. En effet, apparemment en rupture avec Moscou, Saint-Pétersbourg se ferme aussi à la mémoire byzantine et s’ouvre plutôt à l’héritage impérial romain, la fondation de l’église de la forteresse Pierre et Paul pouvant être rapportée symboliquement à celle de la basilique Saint-Pierre à Rome. Mais véritable nouvelle ville impériale, elle est également perçue comme une nouvelle Moscou, dont la charge sacrale est désormais soumise à la raison de son souverain.
17Ainsi pour asseoir son statut de capitale religieuse et politique d’un empire à vocation universelle, Moscou qui n’était encore au XIVe siècle que la ville principale d’une principauté et soumise à l’autorité de son grand-prince, réquisitionne l’héritage de la capitale de la Rus’ médiévale et de l’empire byzantin par le biais de l’idéologie de la Troisième Rome, qui renvoie à la fois à l’idée de pouvoir et à celle de sainteté. Saint-Pétersbourg, créée dans un désert géographique et démographique, symbolise la soumission d’une société à son souverain, mais également l’effort de créer dans un espace une ville qui avait la mission de représenter une Russie nouvelle tendant à devenir un nouvel empire universel.
Notes de bas de page
1 Kappeler A., Petite histoire de l’Ukraine, traduit de l’allemand par G. Imart, Paris, Institut d’études slaves, 1997, p. 42.
2 Dans l’historiographie cette expression désigne généralement la période qui s’étend entre le IXe et le XVIIe siècle. Voir Kondratieva T., La Russie ancienne, no 3092, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1996, p. 8.
3 Kappeler, op. cit., p. 41.
4 Martin J.-M., Medieval Russia, 980-1584, Cambridge University Press, 1995, p. 4-13.
5 Pelenski J., « The emergence of the Muscovite Claims to the Byzantine-Kievan “Imperial inheritance” », dans Gasparov B. et Raevsky-Hugues O. (dir.), Chritianity and Eastern Slavs, vol. 1 : Slavic Cultures in the Middle Ages, California Slavic Studies, 16, University of California Press, 1993, p. 102-115 (repris dans The Contest for the legacy of Kievan Rus’, East European Monographs, Boulder, Columbia University Press, 1998, p. 117-129).
6 Spiridon-Savva, un clerc de Tver’ est mentionné pour la première fois dans les sources russes en 1476, lorsque venu de Constantinople en Lituanie, il avait appointé comme métropolite de Lituanie. Mal reçu par les Jagellons, puis emprisonné, il se rend en Russie, où il est mal reçu car les Moscovites acceptent mal sa prétention au métropolitat de Kiev et de toute la Russie. Il est alors relégué au monastère de Séraponte où il rédige l’Épître, vraisemblablement dans les années 1510, apparemment à la demande des autorités moscovites (Pelenski J., op. cit., p. 119).
7 Dmitrieva R. P., Skazanie o velikikh kniaziakh vladimirskikh velikija Rusii (Le Dit des princes de Vladimir), Moscou/Leningrad, 1955.
8 Ibid., op. cit., p. 162-165.
9 Gol’dberg A. L., « K istorii o potomkax Avgusta i o darax Monomaxa » (« L’histoire des descendants d’Auguste et des dons de Monomaque »), Istoricheskoe povestvovanie drevnej Rusi (La littérature historique de l’Ancienne Russie), XXX, Leningrad, 1976 ; Dmitrieva R. P., op. cit., p. 102-103 ; Bychkova M., « Obrjady venchanija na prestol 1498 i 1547 godov : voplochtchenie idei vlasti gosudarja » (« Les rituels de couronnement de 1498 et 1547. L’incarnation de l’idée du pouvoir du souverain »), Numéro spécial, actes du colloque : « Noblesse, État et société en Russie, XVIe-début XIXe siècles », Cahiers du Monde russe et soviétique, Paris, EHESS, 1993, vol. XXXIV, (1-2), p. 251-252 ; Schaub M. K., Pouvoir et sacralité du tsar. Les rituels de couronnement et leur symbolique, (Russie, 1498-1682), Paris, thèse de doctorat, EHESS, 1999, p. 256-266.
10 Nous avons ici traduit le Livre de parade du couronnement de 1645 (RGADA, dép. IV. rub. I, no 10, f. 1-67). Pour compléter cette édition nous avons utilisé l’ordo tel qu’il a été publié dans Drevnjaja Rossijskaja Vivliofika, t. VII, 2e éd., p. 234-303 (ici, p. 260).
11 Malinine V., Le moine Philothée du Monastère d’Eleazar de Pskov et ses épîtres, Kiev, 1901, p. 49-56.
12 Pamjatniki diplomaticheskix snoshenij drevnej Rusi s dezhavami inostrannymi (Documents diplomatiques de la Russie ancienne avec les pays étrangers), vol. 1, Saint-Pétersbourg, 1851, col. 12 ; Savva V., Moskovskie cari i vizantijskie vasilevcy. K voprosu o vlijanii Vizantii na obrazovanie idei carskoj vlasti moskovskix gosudarej (Les tsars moscovites et les souverains byzantins. Sur la question de Byzance dans la formation de l’idée du pouvoir impérial des souverains moscovites), Kharkov, 1901, p. 197 ; Raba J., « The Authority of the Muscovite Ruler », Jahrbücher für Geschichte Osteuropas, 24, 1976, p. 323.
13 Ce sceau fut vraisemblablement emprunté aux Habsbourg, l’historiographie ayant longtemps considéré qu’il s’agissait d’un emprunt à l’empire byzantin.
14 Giraudo G., « Car’, carstvo et termes corrélatifs dans les textes russes de la deuxième moitié du XVIe siècle », Da Roma alla terza Roma, Rome, 1983, III, p. 560.
15 Zabelin I. E., Istorija goroda Moskvy, 1990, [1905], Moscou, Stolica, p. 122-136 ; Schaub M.-K., « La scène du Kremlin : lieu de mémoire (1550-1650) », dans Demonet M.-L. et Sauzet R. (éd.), La ville à la Renaissance. Espaces-Représentations-Pouvoirs, G. Chaix (dir.), actes du XXXIXe colloque international d’études humanistes (1996), Paris, Honoré Champion, 2008, p. 38-43.
16 Perrie M., The image of Ivan the Terrible in Russian folklore, Cambridge, Cambridge University Press, 1987.
17 Lotman I. et Ouspenski B., « Moscou la Troisième Rome : l’idée et son reflet dans l’idéologie de Pierre Ier », dans Lotman I. et Ouspenski B., Sémiotiques de la culture russe, L’Âge d’homme, Lausanne, 1990, p. 77.
18 Les développements qui suivent reprennent le chapitre que W. Bérélowitch et O. Medvedkova ont consacré à la fondation de Saint-Pétersbourg (Bérélowitch W. et Medvedkova O., Histoire de Saint-Pétersbourg, Paris, Fayard, 1996, p. 22-40).
19 « Journal de la conception et de la création de la ville régnante de Saint-Pétersbourg », écrit sans doute après la mort de Pierre le Grand, cité dans Bérélowitch W. et Medvedkova O., op. cit., p. 22-25.
20 Journal, cité dans Bérélowitch W. et Medvedkova O., op. cit., p. 24.
21 Pour confirmer cette référence, en 1724, Pierre le Grand fait transférer les reliques du saint de la ville de Vladimir au monastère récemment édifié à Saint-Pétersbourg.
22 Cité dans Bérélowitch W. et Medvedkova O., op. cit., p. 37.
23 Lotman et Ouspenski, « La dualité des modèles et son rôle dans la dynamique de la culture russe jusqu’à la fin du XVIIIe siècle », dans Lotman I. et Ouspenski B., Sémiotique de la culture russe, traduit du russe et annoté par F. Lhoest, Lausanne, L’Âge d’homme, 1990, p. 44.
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