Conclusion. Jérôme Lalande en son siècle
p. 223-227
Texte intégral
1Cette biographie à plusieurs voix de Jérôme Lalande a permis de tracer une trajectoire scientifique incarnée dans des espaces sociaux distincts et adossée à des institutions déjà existantes, mais également ouverts sur des pratiques nouvelles et déployés dans des structures originales.
2Son inscription dans le champ astronomique, examinée des chapitres I à IV, met en exergue cette double aspiration au maintien des formes organisées stables et aux modifications substantielles des manières de faire. Les élèves que Lalande enrôle dans son « école sans statut » de l’Observatoire Militaire et du Collège de France reçoivent une formation astronomique in situ. Ils apprennent une pratique en scientifique en même temps qu’ils travaillent pour leur maître. La rigueur et l’uniformité des journaux d’observations permettent à Lalande de puiser dans cet imposant répertoire de données auquel il contribue parfois. Le réseau de formation d’élèves méridionaux que l’astronome met en œuvre avec son homologue toulousain Antoine Darquier illustre l’architecture centralisatrice du système pédagogique informel que Lalande met en place. En combinant le dépaysement de la peregrinatio academica et le travail astronomique collectif mis en place en Occident par Tycho Brahé, Lalande et Darquier parviennent à diversifier le recrutement des futurs savants tout en maintenant des rituels d’incorporation rigoureux. Il convient de noter que cette organisation centralisée et hiérarchisée de la formation des astronomes sert d’abord et avant tout les intérêts de Lalande ; il dispose d’une main-d’œuvre compétente capable de lui fournir un corpus important de données, puis, par la suite, de constituer des points d’appui dans une cité savante striée de nombreux réseaux parfois concurrents.
3Si l’École Militaire et le Collège de France constituent les deux places fortes du système lalandien, ces institutions ne sont pas au cœur du champ astronomique français. L’Observatoire de Paris, d’abord totalement contrôlé par les Cassini, ne s’ouvre à lui, temporairement, que sous la Révolution. Le Bureau des longitudes, en revanche, constitue un pôle stratégique majeur que Lalande investit et (re)définit. Soucieux de coordonner les capitaux humains, symboliques et instrumentaux, l’astronome trace les contours d’une institution articulant les exigences de l’État et celle de la science et se constituant en point nodal des observatoires français. Cette logique d’essaimage a pour objectif de contrecarrer la puissance de fait de l’Observatoire de Paris. La prise de contrôle du Bureau des longitudes par Laplace au début du XIXe siècle coïncide avec l’effacement progressif du système mis en place par Lalande. Ce dernier s’était efforcé de conjuguer l’efficacité d’une organisation hiérarchisée (incarnée par les Cassini) et la dynamique d’une pratique collégiale (prônée surtout par Delambre). Cette « contradiction fondatrice » illustre une nouvelle fois la capacité de Lalande à jouer des propriétés plastiques des formes institutionnelles stables pour y introduire des innovations structurelles principalement axées sur le travail d’équipe et les pratiques collectives.
4Le champ astronomique français des Lumières ne se résume pas aux observatoires, à l’Académie ou au Bureau des longitudes. Il s’étend jusqu’aux rivages des activités maritimes. La navigation mobilise les astronomes principalement à travers la production de tables permettant un repérage optimal des positions. Lalande, rédacteur de la Connaissance des tems de 1759 à 1772, puis de 1793 à 1807, cherche à étendre l’usage de la méthode des distances lunaires. L’Académie Royale de Marine propose à Lalande de traduire les tables anglaises du Nautical Almanach déjà disponibles. Le Ministère de la Marine argue de la non-conformité de l’entreprise au privilège d’impression pour l’interrompre. Il n’empêche, cet épisode révèle le souci de Jérôme Lalande de répandre, auprès des marins, une méthode d’observation performante et validée par la science. Préposé au perfectionnement de la marine depuis 1765, l’astronome s’investit surtout dans le suivi de ses élèves partis en expédition. Son Abrégé de navigation, paru en 1793, achève une attention soutenue aux articulations les plus efficaces entre les développements de l’astronomie et les pratiques maritimes. La conquête de positions institutionnelles dans ce secteur d’activité, offre à Lalande un point d’appui excentré mais non négligeable.
5La constitution d’un réseau étendu et solide de relations scientifiques décrite dans les chapitres V à VIII, est indissociable des positions successivement occupées par Lalande. Sa correspondance avec Euler, ébauchée lors de son séjour initiatique à Berlin, porte les traces des ambiguïtés et des tensions dont son déplacement était chargé. La méfiance des académiciens comme le soutien de Le Monnier inaugure la carrière de Lalande en même temps que sa relation avec Euler. Les échanges qui suivent témoignent des rapports respectueux que l’astronome français entretient avec son homologue berlinois : Lalande souligne ses innovations dans la Connaissance des tems et traque une erreur dans un mémoire d’Euler en s’opposant vivement à Le Monnier. Ce dernier épisode illustre le chemin parcouru par Lalande dans sa carrière académique : devenu un astronome reconnu, il peut se permettre de corriger, respectueusement, son mentor de Berlin et de se brouiller avec son premier soutien.
6La correspondance de Lalande, aussi étendue que variée, s’enracine parfois dans des relations de voyage. C’est ainsi que les échanges avec le savant britannique Nevil Maskelyne débutent après la visite de l’astronome français en 1765. Les lettres forment un corpus académique très professionnel. La discipline astronomique occupe l’essentiel de la correspondance : envoi d’éphémérides, communication de données observationnelles et interrogations au sujet de l’attraction des montagnes scandent les missives de Lalande et de Maskelyne. Les lettres nourrissent une vie savante qui ne se limite pas aux mémoires imprimés, ni aux ouvrages. Les correspondances innervent le champ astronomique, redoublent ou complètent les publications, formalisent et harmonisent les manières de faire. Toutefois, ces échanges se heurtent parfois aux susceptibilités des uns ou à la morgue des autres.
7La relation épistolaire que Lalande engage avec le Jésuite viennois Hell achoppe notamment sur la façon dont ce dernier fait parvenir ses observations du passage de Vénus effectuées dans le grand nord ainsi que sa définition des moments de vrai contact. Hell prend ombrage de cette critique sèche et abrupte. Lalande poursuit sa remise en cause des travaux de Hell en publiant un mémoire dans lequel il rejette ses observations La réplique du Jésuite signale une dissension extrême entre les deux savants. Le patient travail du très diplomate Wargentin permet une réconciliation a minima. Les enjeux de cette correspondance aussi animée que conflictuelle dépassent la seule sensibilité de Lalande et de Hell. Les lettres du Jésuite laissent entrevoir un profond ressentiment envers l’arrogance d’une science française dont Lalande est un représentant emblématique. La critique qui sourd à ce point d’incandescence épistolaire révèle des antagonismes nationaux que la bannière, en apparence unifiée, de la République des sciences, ne parvient pas à effacer.
8Les correspondances de Lalande reproduisent les hiérarchies sociales, scientifiques et symboliques dans lequel est pris l’astronome. Ainsi la comparaison de ses relations avec von Zach et Flaugergues montre combien Lalande sait jouer des rapports d’égalité et de subordination qui traversent le champ astronomique. Avec von Zach il échange des calculs, des observations et des ouvrages ; avec Flaugergues il peut se montrer pressent pour obtenir des données. L’un est un confrère, l’autre à peine un subalterne. L’espace des correspondances n’est pas homogène ; les lettres écrites et/ou reçues par Lalande tracent les lignes de force d’une économie épistolaire marquée par l’évolution de la carrière, centrée sur les canons de la discipline, modelée par les clivages nationaux et travaillée par des processus de hiérarchisation très puissants.
9Il ne saurait être question dans cette entreprise biographique de détacher Lalande de son siècle. Toutefois, les formes variées que prend le mouvement des Lumières, permettent, des chapitres IX à XI, d’envisager une perspective transversale sur la manière dont Lalande est façonné par son époque autant qu’il la façonne.
10La constitution du champ astronomique et la solidification progressive des repères disciplinaires n’empêchent pas un investissement scientifique et technique de Lalande bien au-delà de ses travaux de prédilection. Il n’est nul besoin d’invoquer ici une curiosité propre au savant. Les frontières qui, à partir du XVIIIe siècle, bornent les savoirs et les constituent en régions peu à peu autonomes ne sont pas figées. Ainsi, l’ouvrage de Lalande sur le Canal du Midi est d’abord une œuvre encyclopédique de son temps : Lalande prend soin de faire une description historique et technique qui allie souci d’exhaustivité et prudence à l’endroit de ses commanditaires. Le livre se veut un « rapport neutre », un inventaire détaché des tensions concernant le statut de propriété du Canal. Le style scientifique offre la sécheresse et l’impartialité nécessaire à cette ambition. En somme, Lalande ne se départit ni de l’écriture savante, ni de son souci de fournir une information pratique.
11Le voyage en Italie que Lalande effectue en 1765 constitue une sorte de rite culturel des Lumières. Les feux éteints d’une romanité désirée continuent d’alimenter l’imaginaire collectif. Déjà établi dans sa carrière l’astronome entreprend un périple d’agrément qu’il veut nourrir d’échanges intellectuels. Le compte rendu en 8 volumes qu’il fait de son voyage est marqué du sceau de l’encyclopédisme : exhaustivité bibliographique, systématisme des descriptions, synthèse méthodique. L’astronomie constitue un fil privilégié de la pérégrination italienne, les observatoires visités sont jugés à l’aune de leurs instruments et de leurs productions. C’est en quelque sorte un exercice appliqué de la pratique encyclopédique que Lalande décline dans une formule personnelle.
12L’implication maçonnique de Lalande opère sur deux fronts : d’une part il prend part à la révolution interne qui démocratise la maçonnerie au sein de la Grande Loge puis du Grand Orient, d’autre part, il participe à la création de la Loge des Neuf Sœurs. Une nouvelle fois, la trajectoire de Lalande est indissociable d’appuis institutionnels existants ou inédits. L’œuvre maçonnique de Lalande ne se réduit pas à un complexe exercice de bureaucratie spirituelle. L’article « Franc-maçon » qu’il rédige dans le Supplément de l’Encyclopédie permet de saisir sa position contrastée au sein de l’élite intellectuelle : son travail de savant est perceptible dans la mise à distance des légendes mais le ternissement de son image après l’affaire des comètes l’oblige à une certaine prudence. Parallèlement à son engagement maçonnique, Lalande revendique son athéisme. C’est ici toute la tension entre les cadres formateurs jésuites auquel Lalande reste loyal et le souci d’une pratique scientifique détachée des questions religieuses qui singularise son athéisme souvent moqué.
13Au terme de cette étude, la trajectoire de Lalande révèle des espaces sociaux investis, parcourus et transformés par le savant. Des frontières, des seuils, des règles, des normes et des droits d’entrée délimitent la géographie sociale de la vie scientifique et intellectuelle du XVIIIe siècle. À l’intérieur de ces espaces sociaux, des hiérarchies et des rapports de force structurent encore plus finement l’ordre des relations. En déplaçant dans des espaces sociaux distincts des manières de faire et de penser relativement identiques, Jérôme Lalande éprouve les forces sociales du XVIIIe siècle, s’y conforme, y résiste ou les étend. Dans un processus incessant d’actualisation réciproque, il exploite les dynamiques sociales et s’appuie sur les socles de stabilité. Il les façonne autant qu’il est façonné par eux. Cette dialectique du structuralisme génétique défini par Pierre Bourdieu1, nous a permis de saisir comment, en suivant le parcours d’un astronome, les pratiques sociales et scientifiques pouvaient s’incarner, se conjuguer et/ou s’opposer.
14Cette biographie n’est pas celle d’un astronome exemplaire qui incarnerait à lui seul les Lumières. Elle a cherché à déployer une trajectoire scientifique, aux formes complexes et méandriques, inscrite dans l’infini feuilleté des possibles d’une époque.
Notes de bas de page
1 Voir notamment Pierre Bourdieu, Choses dites, Paris, Éditions de Minuit, 1987.
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Jérôme Lalande
Ce livre est cité par
- Vandersmissen, Jan. (2017) Lalande's Geographical Conception of Africa: European Exploration and the Scientific Call of the Continent's « Inner Regions » on the Verge of the Revolutionary Era. Archives Internationales d'Histoire des Sciences, 67. DOI: 10.1484/J.ARIHS.5.117537
- Lémonon-Waxin, Isabelle. (2021) De la salle à manger au Collège royal : les espaces savants des collaboratrices en astronomie de Jérôme Lalande. Cahiers François Viète. DOI: 10.4000/cahierscfv.301
Jérôme Lalande
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