Siderus Latomorum. Lalande franc-maçon
p. 195-222
Texte intégral
1L’appartenance de Lalande à la franc-maçonnerie est généralement passée sous silence par ses biographes quand elle n’est pas tout simplement ignorée ; c’est le cas, il faut le reconnaître, de la plupart des maçons célèbres dont on ne découvre qu’ils appartinrent à l’Ordre que dans des dictionnaires spécialisés ; s’agissant de Lalande, cela ne tirerait pas à conséquences s’il n’avait été qu’un maçon ordinaire car l’on sait qu’ils furent fort nombreux au dix-huitième siècle : comme l’écrivait Marie-Antoinette à sa sœur : Tout le monde en est1 ; mais Lalande ne fut pas un maçon ordinaire puisqu’il participa à la fondation du Grand Orient, puis fut à l’origine d’une des loges les plus prestigieuses du dix-huitième siècle et qu’on lui doit l’article « Franc-Maçonnerie » du Supplément de l’Encyclopédie qu’on peut considérer comme la première histoire officielle de l’Ordre. Que le souvenir de l’astronome occupe la première place dans la mémoire collective se comprend : le rôle qu’il joue au Collège de France, à l’Académie des sciences puis au Bureau des longitudes, le justifie amplement – et ce recueil en témoigne ; en revanche, on s’étonne que le gros de ses biographes ne dise rien de son engagement maçonnique et qu’il ait fallu attendre Louis Amiable2, avocat, radical-socialiste et maçon de haut vol, pour que son rôle au sein du Grand Orient soit évoqué. Sans doute la conjoncture s’y prêtait-elle car la République laïque se mettait en place, et au-delà, Lalande apparaissait-il comme le prototype du citoyen qu’elle entendait instituer. Il demeure que sa biographie intellectuelle reste à écrire3.
L’entrée en maçonnerie – Cursus
2On ne dispose que de son propre témoignage : en 1805, Lalande indique qu’il est maçon depuis quarante ans4 ; son initiation remonterait donc à 1765. Il avait 33 ans alors. Membre de l’Académie des sciences depuis son retour de Berlin et vient de publier son traité d’astronomie (1764) ; il supplée Delisle au Collège de France. Il est un savant déjà reconnu. Il s’apprête à partir pour l’Italie. C’est en s’y rendant qu’il reçoit son viatique maçonnique, on suppose au cours d’une halte à Bourg-en-Bresse sa ville natale5. Une loge portant le titre distinctif de Saint-Jean des Élus y est en activité. Reconnue par la Grande Loge, le 4 novembre 1768, elle avait déclaré travailler depuis le 12 juillet 1759 sous l’autorité d’une mère loge indéterminée (de Lyon vraisemblablement). Elle comprenait à cette époque 21 membres, dont deux anciens vénérables, Jean-Claude-Alexis Martin, procureur au présidial de Bourg, et Claude-Marie Favier, avocat en Parlement et premier syndic de la ville de Bourg. Son vénérable en chaire était Pierre-Joseph Salazard fils, notaire royal. La loge fut reconstituée le 18 mai 1772, puis reconnue, le 2 décembre 1774, par le Grand Orient pour prendre rang dans l’histoire à la date du 4 novembre 1768. Tous ses membres appartenaient au cercle de relations de Lalande qui en les rejoignant, outre l’honneur qu’il leur faisait, témoignait de l’attachement qu’il éprouvait pour sa province. Avait-il été initié préalablement à Paris, avant son départ pour l’Italie ? C’est douteux, mais il est vrai que le nom de Lalande n’apparaît sur le Tableau de la loge de Bourg qu’en 1774, donc presque neuf ans après sa réception. Il est alors maçon confirmé, député de la loge auprès du Grand Orient qui vient de se constituer, et inscrit comme Maître ad vitam. Je reviendrai sur cette titulature. Ce qui étayerait l’idée d’une initiation parisienne est qu’en 1773, il est vénérable de la loge Des Sciences fondée vers 1766 par Helvétius. Sans doute huit ans avaient passé et Lalande avait-il l’âge maçonnique pour diriger une loge, mais le Tableau de 1776 des officiers du Grand Orient précise sous son nom : « Vénérable et fondateur de la L∴ Des Sciences, ci-devant existante à l’O∴ de Paris ». Autrement dit, un an après son initiation, à peine reçu apprenti, Lalande aurait participé à la fondation d’une loge quand la règle veut qu’elle ne soit confiée qu’à sept maîtres confirmés ! Si l’on maintient l’idée que Lalande a reçu la Lumière à Bourg, hypothèse qui me paraît la plus vraisemblable, il faut supposer qu’il aura été exalté à la maîtrise dans des délais assez brefs – ce qui était loin d’être alors exceptionnel – mais donne une idée du peu d’importance que l’on accordait à la progressivité maçonnique, ou, dit autrement, au contenu initiatique des grades : c’est la conjoncture qui en décidait. Toujours est-il que Lalande sera le dernier vénérable Des Sciences loge qui, d’après Gustave Bord6, ne fut régularisée par la Grande Loge de France qu’en 1771, après la mort d’Helvétius, le 26 décembre. Alain Le Bihan7 précise que les constitutions de la loge furent signées par Montmorency-Luxembourg, administrateur du Grand Orient, « au début de 1772 ».
3Cette complicité maçonnique avec Helvétius8 n’est pas indifférente : elle a une portée heuristique qui prolongeait l’expérience berlinoise de Lalande où la fréquentation des Philosophes le conduisit à l’athéisme. Un écho tardif, mais fidèle me semble-t-il, présente la loge Des Sciences comme une tentative pour détourner la maçonnerie des augustes fadaises qui constituent alors l’ordinaire des loges :
« Helvétius avait gémi plus d’une fois – lit-on dans un document dû à Théodore Juge9 – de voir les Loges négliger les sciences et les arts pour s’occuper exclusivement d’augustes fadaises : plus d’une fois il avait été peiné de voir les hommes de lettres et les artistes répandus ça et là dans les loges de l’O. de Paris. Helvétius, pour y remédier, conçut le projet de créer une Loge spécialement destinées à la culture des sciences, des arts et des belles-lettres. La Loge qui en naquit vécut ainsi durant 6 ans sans se rattacher ni à la Grande Loge de France alors agonisante, ni au Grand Orient de France qui s’éleva sur ses ruines et l’anéantit tout à fait. »
4Le propos est péremptoire : trop de loges négligent les connaissances utiles pour se consacrer à des niaiseries ; il est temps de rassembler en un seul lieu tous les frères à talents répandus dans les loges afin qu’ils ne se dégoûtent pas de ce jeu d’enfants joué par des adultes – selon la formule proposée par Beyerlé dans son De Conventu –, à quoi paraît se résumer la maçonnerie pour les frères les plus éclairés.
5La loge Des Sciences, dura peu, mais Lalande en tirera la matrice des Neuf Sœurs, loge qui connaîtra une toute autre histoire sur laquelle je reviendrai. En attendant, la carrière maçonnique de Lalande se poursuit. On a vu que sur le tableau de la loge de Bourg il était présenté comme maître ad vitam10. Cela ne signifie pas que les frères de Saint-Jean des Élus aient voulu faire de Lalande leur vénérable à vie ; il s’agit d’une titulature des hauts grades écossais qui correspond au XXe grade du rite de Perfection. Les Hauts-grades maçonniques, c’est-à-dire tous ceux qui s’ajoutent et complètent les trois premiers degrés d’Apprenti, de Compagnon et de Maître, sont gérés à l’époque de Lalande par une instance indépendante de la Grande Loge, mais composée de membres y appartenant, le Conseil des Empereurs d’Orient et d’Occident. Son rôle en apparence administratif était en réalité éminemment politique puisqu’il rassemblait des maçons éprouvés, anciens vénérables ou vénérables en exercice, le plus souvent placés à des postes de responsabilité au sein de la Grande Loge.
6Le Grand Orient de France, qui se met en place sur les « débris » de la Grande Loge de France dans les années 1772-1773, est présenté par la plupart des historiens comme la prise de contrôle du peuple maçonnique par l’aristocratie libérale et la bourgeoisie éclairée. Introduit en France dans les années 1725-1730, l’Art Royal fut d’abord dirigé par ceux qui l’avaient exporté, négociants ou émigrés jacobites. Mais assez tôt, on l’observe à Bordeaux, à Toulouse et à Paris en particulier, ces premières loges s’acclimatent, s’ouvrent à l’indigénat et le premier Grand maître, lord Derwentwater, est remplacé, en 1738, par le duc d’Antin à qui succèdera le duc de Clermont, prince du sang, en décembre 1743. Par sa durée, cette Grande maîtrise représente un moment essentiel de l’histoire de la maçonnerie française car c’est précisément après le décès de Clermont, en 1771, que la crise traversée par la Grande Loge accouchera (au forceps) du Grand Orient. Mais il est un point important, que Lalande est le seul à rappeler dans son article de l’Encyclopédie sur lequel j’aurai à revenir, c’est que Clermont fut élu par les Maîtres de loges, et non pas nommé comme ce fut le cas de ses prédécesseurs11. Plus singulier encore : il fut l’élu du tiers état maçonnique contre deux autres candidats de l’aristocratie, le prince de Conti et Maurice de Saxe (mais il n’est pas formellement établi qu’ils se soient présentés, même s’ils étaient en lice). Son élection, inaugurait une maçonnerie constitutionnelle, parlementaire, où le « peuple » maçonnique consulté, nommait son représentant. Nonobstant, on ne saurait s’exagérer l’irruption du principe démocratique en maçonnerie ; pour l’apprécier, il me paraît éclairant de mettre en regard l’« élection » du même comte de Clermont à l’Académie française en 1753, qui conduisit son Secrétaire perpétuel, Charles Pinot Duclos, un frère selon toute vraisemblance, à lui écrire cette lettre :
« Monseigneur, si vous confirmez par votre exemple respectable et décisif une égalité, qui d’ailleurs n’est que fictive, vous faites à l’académie le plus grand honneur qu’elle ait jamais reçu. Vous ne perdez rien de votre rang, et j’ose dire que vous ajoutez à votre gloire en élevant la nôtre. La chute ou l’élévation, le sort enfin de l’académie est entre vos mains. Si vous ne l’élevez pas jusqu’à vous, elle tombe au-dessous de ce qu’elle étoit. Nous perdons tout, et le prince n’acquiert rien qui puisse le consoler de notre douleur. La verroit-on succéder à une joie si glorieuse pour les lettres et pour vous-même ? Ce sont les gens de lettres qui vous sont le plus tendrement attachés. Seroit-ce d’un prince, leur ami dès l’enfance, qu’elles auroient seules à se plaindre12 ? »
7Duclos, habile courtisan, rappelle opportunément que l’égalité, à l’Académie comme ailleurs, n’est qu’une agréable fiction. Cependant Clermont fut un ami des lettres et l’actif protecteur des sciences utiles. Ainsi, il abritait en 1730 dans son Hôtel une Société des arts créée à l’instigation d’Henry Sully13, horloger de réputation, qui avait réuni dans sa maison du faubourg Saint-Germain « quelques habiles géomètres, mécaniciens et artistes » pour pallier les carences de l’Académie des sciences et faire en conséquence des sciences les auxiliaires des arts. Il créa même un prix destiné à récompenser les meilleurs artisans.
8Cela étant, on ne peut pas dire que le comte de Clermont se soit beaucoup investi dans la maçonnerie car son premier geste fut de déléguer son autorité à des substituts. Aussi l’histoire de sa grande maîtrise n’est-elle que celle d’une succession de crises, de scandales ; c’est alors, comme l’écrit Pierre Chevallier, que le Temple fut pour la première fois profané. Voulant résumer sa mandature, Jules Cousin (I, p. 169-172) reprend les têtes de chapitre du premier volume du Précis de Bésuchet14 sous le titre général : Le comte de Clermont grand maître de l’ordre maçonnique en France. Troubles de son administration15. C’est tout dire. Mais l’arbre ne doit pas cacher la forêt et sous de visibles désordres que des Substituts s’emploient à contenir ou à diriger, une pré-révolution est engagée opposant le Tiers maçonnique et l’aristocratie de l’Ordre qui au final se traduira par la victoire contestée du Grand Orient, contestée au point qu’il faudra attendre 1877 pour qu’il devienne une Puissance symbolique souveraine. Le différend portera d’abord sur la démocratisation du recrutement maçonnique, l’aristocratie du « sang » et de l’argent voyant d’un mauvais œil les roturiers se mêler d’Art Royal. Dans une note de police que Feydeau de Marville transmet à Maurepas, il est indiqué que le comte de Clermont « a projeté de nouvelles constitutions, tant pour les frères que pour les maîtres de loges. Il doit en éloigner tout ce qui n’est pas gentilhomme ou bon bourgeois. On dit que, sur ses avis, la police en a fait arrêter plusieurs qui exigeaient de l’argent des récipiendaires. Tout s’y fera désormais avec noblesse et dignité16. » Il s’agit d’abord de rester entre soi en écartant tout ce qui n’est ni gentilhomme, ni bon bourgeois. Voilà qui est clair. Et si l’on constate que les premières loges attirent indistinctement les nobles titrés, les bourgeois enrichis et tous les prébendiers de l’administration monarchique, hommes de lois, d’église et de lettres confondus, l’unanimisme social cesse quand l’on quitte l’espace feutré du Temple et chacun retrouve la place que Dieu lui a réservée ; d’aucuns se demandent alors si la tenue maçonnique n’a pas été un rêve car non seulement dans chaque ville assez tôt les loges s’opposent entre elles, mais à l’intérieur même du Temple, dans son adyton, des hiérarchies occultes s’installent. La multiplication des hauts grades est l’un des signes de la crise qui traverse alors la maçonnerie.
9On ne saurait dire que le comte de Clermont soit demeuré en reste puisqu’il monte, en 1754, un chapitre de hauts grades où l’on pratiquait une quinzaine de grades si l’on en juge par une correspondance qu’il échange avec le marquis de Gages, dont celui de Chevalier de l’Aigle, de Maître-Élu, de Chevalier Illustre ou Templier, ou de Sublime Chevalier Illustre. Dans ce système, qui essaimera en divers endroits d’Europe et où la Stricte Observance Templière allemande trouve son origine, le maçon devient un soldat du Christ et porte l’épée. Si sa durée fut brève – Ragon écrit qu’il ne tint pas plus de quatre ans – il fut cependant le point de départ des établissements supermaçonniques, dont le Conseil des Empereurs d’Orient et d’Occident fut l’expression la plus réussie puisqu’il domina l’Ordre jusqu’à la fondation du Grand Orient17.
10Lalande appartenait à ce Souverain Conseil. On peut s’en étonner si l’on s’en tient à ses origines roturières et à ses prises de position idéologiques ; mais son expérience de la maçonnerie jointe à sa position académique, son légitimisme proclamé, en faisaient, à l’égal de Pingré ou de l’abbé Rozier, qui occupèrent d’éminentes fonctions au sein de la Grande Loge, un intermédiaire indispensable et autorisé, entre l’ancienne maçonnerie dont les Maîtres de Loges parisiens se voulaient les conservateurs, la haute maçonnerie sur laquelle des Puissances indépendantes exerçaient leur contrôle, et une maçonnerie aristocratique, d’essence templière et franchement catholique. Cette maçonnerie, celle du Souverain Conseil des Empereurs d’Orient et d’Occident, auquel appartenait Lalande, regroupait la haute noblesse et la bourgeoisie fortunée. Quelques noms en donnent une idée : outre Anne-Charles-Sigismond de Montmorency-Luxembourg, duc de Luxembourg et de Châtillon-sur-Loing, pair et premier baron chrétien de France, brigadier des armées du roi, y appartenaient les princes de Condé, de La Trémoille, de Nassau, de Montbazon, de Pignatelli, Grand d’Espagne, etc., et les ducs de Coigny, de Lauzun ou de Fronsac – c’est-à-dire la fine fleur de la noblesse du temps18. Ce sont eux qui imposèrent Louis-Philippe-Joseph d’Orléans, à la tête de l’Ordre, à la mort du comte de Clermont, et qui lui firent signer, le 5 avril 1772, son acceptation comme Grand Maître de la Grande Loge, Grand Maître du Régime Écossais du Grand Globe Français et du Souverain Conseil des Empereurs d’Orient et d’Occident. Ce sont encore eux qui avec constance et habileté, entraînèrent le « peuple » maçonnique derrière le Grand Orient.
11Il leur fallait pour cela sinon contrôler les hauts grades maçonniques qui s’étaient multipliés et dépendaient de Puissances qui revendiquaient leur indépendance19, du moins les circonvenir. C’est dans ce but que le 26 juillet 1771, le Souverain Conseil des Empereurs d’Orient et d’Occident désigna quatre commissaires pour proposer à la Grande Loge une fusion qui avait été écartée en 1766. Lalande était membre de cette commission aux côtés des frères Gaillard (un des auteurs de la proposition de 1766), Labady, et le baron de Toussainct. Il convenait ensuite d’obtenir l’adhésion des Maîtres de Loge. La chose prit un certain temps pour des raisons extra-maçonniques sur lesquelles Pierre Chevallier a apporté toute la lumière. Ce que n’avaient pas vu les Empereurs est que la nomination de Louis-Philippe d’Orléans à la tête de l’Ordre ne pouvait qu’indisposer la Cour qui, comme le Frère, passé comte de Saint Florentin devenu duc de La Vrillère, secrétaire d’État de la Maison du roi, le fit remarquer, appartenait à l’opposition parlementaire (comme son prédécesseur Clermont, d’ailleurs). Il fallut donc temporiser. Les choses s’arrangèrent en décembre 1772 au terme de négociations entre Louis XV, le duc d’Orléans et le duc de Chartres20.
12Toujours est-il que ces quatre commissaires associés à quatre autres que nomma la Grande Loge travaillèrent sous l’autorité de Montmorency-Luxembourg qui les réunissait à son domicile (Hôtel de Chaulnes) et élaborèrent un projet de statuts ou de règlements qui sans s’affronter encore sur le terrain miné des hauts grades proposa une véritable révolution dans l’administration de l’Obédience en ne reconnaissant pour Maîtres de loge que ceux qui auraient été régulièrement élus pas l’assemblée de leurs frères. En supprimant l’inamovibilité des maîtres un nouveau pli était donné à l’Ordre qui pouvait maintenant se présenter comme le corps représentatif de la maçonnerie21. Lalande et les sept autres commissaires participèrent aux réunions auxquelles prirent part l’abbé Rozier (député des loges de Lyon, Bordeaux, Metz, Montauban, Toulouse, etc.), le docteur Guillotin (député des loges d’Angoulême, Montauban, Toulouse), et beaucoup d’autres ; ils participèrent donc à toutes les discussions, et parvinrent à surmonter les divisions, ce qui devait conduire à la mise en place de la Grande Loge Nationale, alias Grand Orient de France.
13Cette histoire complexe, troublée, qui voit l’établissement du Grand Orient est succinctement rapportée par Lalande dans l’Encyclopédie où il se contente de rappeler l’installation de « M. le comte de Clermont » le 22 octobre 1773, comme Grand-Maître d’un Ordre qui, après une assemblée générale, avait placé à la tête de son administration des « maîtres de loges aussi zélés que lettrés » ce qui a eu pour effet de donner à la « maçonnerie une nouvelle consistance » (p. 361). On remarquera que dans le Mémoire destiné aux maçons, Lalande est plus disert. Après avoir évoqué les troubles qui avaient agité la Grande Loge, troubles qu’il paraît circonscrire à l’action de « quelqu’un de ceux qui la composoient » – on pense à Lacorne et aux « Maîtres » parisiens –, il ajoute, comme si tout s’était naturellement passé :
« En 1772, les Députés de toutes les LL∴ des Provinces, qui avoient été convoqués, s’assemblèrent avec les Députés des LL∴ de Paris, mirent à leur tête, le T[rès] I[llustre] F[rère] Duc de Luxembourg, en qualité d’Administrateur-Général, procédèrent régulièrement au choix d’un G[rand] M[aître] élurent le S[érénissime] F[rère] Duc de Chartres, donnèrent une nouvelle forme à l’Administration & élevèrent le G[rand] O[rient] tel qu’il subsiste aujourd’hui. »
14Et Lalande apporte ces précisions qui n’avaient pas leur place dans l’Encyclopédie :
« Il y eut plusieurs séances très-nombreuses & très-bien composées22 à l’Hôtel de Chaulnes sur les boulevards : on y a dressé de nouveaux Statuts, on a remédié aux abus en rendant sur-tout les Maîtres de L∴ amovibles & éligibles à la pluralité des voix. On y a nommé de nouveaux Officiers pour régir l’Administration & ces opérations ont été terminées en 1773, le jour de la S. Jean d’Été, par une Fête superbe que le T[rès] I[llustre] F[rère] Duc de Luxembourg donna au G∴ O∴. On n’avoit point encore vu à Paris de Fête Maçonnique plus solennelle & plus brillante. Depuis ce tems le G∴ O∴ de France qui est resté le corps représentatif de la Maçonnerie en France, tient ses Assemblées rue du Pot-de-Fer Faux-bourg S. Germain » (p. 99-100).
15C’est Lalande qui en qualité de Grand Orateur23 prononcera le discours de prise de possession de ce local24 qui n’était autre que l’ancien noviciat des jésuites…
16Au moment où Lalande écrivait ce texte, l’affaire était conclue si je puis dire, et le Grand Orient légitimement installé. Mais les opposants de l’ancienne Grande Loge qui pourtant avaient consenti et s’étaient ralliés à l’opération menée par Luxembourg, se réveillaient en prenant conscience du nouveau pli que prenait la maçonnerie ; cependant, malgré quelques tentatives de Labady qui n’accepte pas d’avoir été écarté de la charge de Grand Officier, Montmorency conduit avec efficacité la politique engagée et les dissidents rassemblés sous le titre de Grande Loge de Clermont ne seront qu’une poignée et rejoindront le Grand Orient en fin de siècle. Le tout n’alla cependant pas sans concessions réciproques, et de l’idée Templière qui animait les Empereurs, le Grand Orient ne conserva que le symbole d’une maçonnerie unifiée.
17Jérôme de Lalande25 fut donc l’un des acteurs de cette révolution maçonnique qui, ainsi que l’a fortement souligné Pierre Chevallier, n’est pas sans analogie avec celle qui bouleverserait la France en 1789 :
« Sans vouloir instituer une comparaison qui serait excessive avec les États généraux de 1789, on ne peut pas, cependant, ne pas remarquer les analogies qu’explique un état d’esprit commun. Dans les deux cas, il s’agit de faire disparaître des barrières et des privilèges. Dans l’Ordre maçonnique, ce sont les Maîtres de Paris qui sont les privilégiés, les aristocrates, et ce à quoi les invite le duc de Luxembourg, c’est à une nuit du 4 août au cours de laquelle on leur demande d’accepter le principe démocratique de l’élection pour les offices de l’atelier. La résistance des Maîtres de Paris du 15 mars au 7 avril 1773 n’est pas sans préfigurer les tergiversations des deux Ordres privilégiés avant la réunion au tiers état et la formation de l’Assemblée Nationale le 17 juin 178926. »
18Sans parler de répétition générale, l’introduction du principe démocratique en maçonnerie, explique que les maçons qui furent nombreux dans les assemblées révolutionnaires n’aient pas été pris de court quand la question se posa de généraliser le modèle27.
L’article « Francs-Maçons »
19L’idée de faire le point sur l’histoire de la maçonnerie répond aux incertitudes que connaît l’Ordre quand le comte de Clermont s’apprête à gagner le Ciel ; dans une circulaire portant la date du 20 octobre 177128 la Grande Loge déplorait l’absence d’une histoire de l’Ordre :
« Cet ouvrage intéressant – était-il dit – nous manque absolument, et qui ne contribuera pas peu à modifier la multitude des grades supérieurs, qui rebutent les vrais Maçons, par la diversité de leur objet et de leurs fins, doit être celui de tous les Frères instruits : c’est pourquoi nous les invitons de (sic) joindre leurs lumières et leurs connaissances avec les nôtres, en nous faisant passer, franc de port, à l’adresse du Secrétaire des Provinces, le fruit de leurs réflexions, en même temps que l’origine de leurs respectables loges, et ce qu’ils auront appris de l’établissement des autres. / Les frères qui adresseront des mémoires concernant l’ouvrage que nous nous proposons de faire, devront les écrire ou faire écrire à mi-marge, afin de n’être pas obligé de faire copier ce qu’il y aura à prendre ; en même temps que cette forme procure la facilité d’y joindre des observations et des renvois. »
20Outre les conseils pratiques qui devaient permettre une meilleure exploitation des données, on notera que ce souci historiographique n’est pas dépourvu d’arrière-pensées car la connaissance précise des établissements maçonniques du royaume, de leurs titres, aurait nécessairement pour effet d’écarter de nombreuses loges dont les systèmes maçonniques étaient le fruit de la cupidité des marchands du Temple qui, tels le chevalier Beauchaîne, vendaient des diplômes à la suite des armées ! Mais tous n’étaient pas de ce type et les chapitres d’Arras, de Marseille, de Bordeaux, de Toulouse, n’étaient pas plus illégitimes que ceux reconnus par la Grande Loge. Le templarisme du chapitre de Clermont n’avait jamais appartenu à la tradition nationale depuis la condamnation de Jacques de Molai ! J’ignore si la Chambre des Provinces recueillit de nombreux matériaux, mais s’ils ont existé on peut penser que Lalande les aura connus. Quoi qu’il en soit, on voit que le Mémoire de Lalande répond au souci que ses amis au sein de la Grande Loge avaient de fixer une histoire29, autrement dit, de justifier une politique.
21La contribution de Lalande se présente sous la forme d’une entrée qui remplace, en 1777, l’article « Francs-Maçons » de la première édition de l’Encyclopédie où un résumé de celui de la Cyclopaedia de Chambers (1741)30 avait été publié. Michel Chomarat le donne dans son très utile recueil ; on comprend à sa lecture que la contribution de Lalande est d’une tout autre nature, mais qu’elle s’écrit dans l’esprit qui était déjà celui de Chambers (lui-même franc-maçon)31 : l’hypothèse d’une double origine de la maçonnerie est avancée (1. Elle aurait été fondée par des maçons métaphoriquement entendus – des hommes versés dans l’art de construire ; ou, 2. par des maçons opératifs). Elle est fort développée, présente dans tous les pays ; ses adeptes disent qu’elle remonte à l’époque de la construction du temple de Salomon. « Tout ce qu’on peut pénétrer de leurs mystères ne paroît que loüable, & tendant principalement à fortifier l’amitié, la société, l’assistance mutuelle, & à faire observer ce que tous les hommes se doivent les uns aux autres32. » Lalande est animé en effet par la même prudence et sans contredire le propos de Chambers, en l’étayant, il le gauchit au point de nous livrer un texte assez différent qui, en tout cas, fixera pour longtemps le cadre de l’histoire de la maçonnerie française. Michel Chomarat se demande ce qui a poussé Diderot à publier un tel texte. Je crois que Diderot n’y est pour rien et qu’en 1777 il s’était déjà éloigné de l’entreprise encyclopédique. Au reste, depuis le début, elle avait été une affaire de libraires. Sans revenir sur son histoire mouvementée33, je crois qu’on peut dire que, passé le premier tirage qui s’étend de 1751 à 1765 pour le texte, où l’autorité intellectuelle de Diderot joue à plein, ses reprises seront d’abord l’affaire de commerçants du nombre desquels se détachera l’imposante figure de Panckoucke qui, avant que la Méthodique reprenne l’ensemble sous une forme thématique, s’engagera dans la réalisation des « suppléments » dont Jaucourt avait dès le tome VII (article « Gergenti ») indiqué qu’ils étaient prévus. C’est ainsi qu’il fut à l’origine de l’édition in-folio de Genève et celle in quarto de Genève et Neuchâtel. Sans entrer dans le détail des tractations qui vont conduire Panckoucke à prendre langue avec de Felice qui avait eu la même idée, avec Robinet également (un frère), l’accord (discuté) avec Diderot, la brouille de 176934, toujours est-il que les Suppléments où l’on trouve l’article de Lalande paraissent alors, et que Diderot n’y est pour rien. En revanche, Charles-Joseph Panckoucke y est pour beaucoup qui, comme Suzanne Tucco-Chala35 l’a démontré dans sa thèse, fut l’efficace propagateur de l’encyclopédisme quand, pour diverses raisons36, Diderot s’en était détaché. Lalande aura donc cédé aux instances de Panckoucke très introduit dans les milieux éclairés, cependant je crois que le texte fut d’abord rédigé à l’intention des maçons du Grand Orient – ou qui se proposaient de le rejoindre –, l’État du Grand Orient de France37, dont c’était la première année de parution (et qui ne durera pas très longtemps) ayant pour fonction à la fois d’informer les Frères tout en leur offrant un support et de préciser la « philosophie » de l’institution qui venait de se mettre en place en rappelant son histoire. En le faisant bénéficier de la publicité que lui offrait Panckoucke, le Grand Orient et Lalande gravaient sur le marbre l’histoire officielle de la maçonnerie. Cela explique à mes yeux la remarque de l’éditeur qui précède l’article et que personne à ma connaissance n’a reproduite, qui, après avoir donné la version Chambers de la première édition, ajoute cette précision : « Voilà ce que contenoit l’ancienne encyclopédie sur les francs-maçons ; mais M. de la Lande a réparé ce défaut d’instruction, par un article curieux qu’il a inséré dans le supplément, & que voici. »
22L’auteur de cette précision aurait pu parler d’un article intéressant, informé corrigeant le laconisme du premier ; non : il écrit curieux. Curieux peut s’entendre de différentes manières. Mais pris substantivement il désigne une chose rare, inhabituelle. Je retiendrai cette acception qui conduit à penser que l’article de Lalande rapporte tout à la fois une histoire peu ordinaire de la maçonnerie, unique en son genre et, de surcroît, conduite avec science. L’appréciation est juste car il s’agit de la première histoire de l’Ordre maçonnique qui se présente comme telle. Sans doute peut-on lui découvrir des précédents, mais tout ce que l’on trouvait jusque-là était de l’ordre de la légende. D’ailleurs Lalande qui n’ignore pas ces textes y renvoie de manière allusive et reprenant les traditions les plus accréditées il les présente comme de pures suppositions38 ; il faut ajouter que le « caractère de cette institution étant un secret inviolable, il n’est pas étonnant qu’on ignore son origine plus que celle de tout autre établissement ». Cette précaution prise, il reprend les légendes : « les uns la font remonter aux Croisades, ainsi que l’Ordre des Templiers » (p. 90). « On croit que les chrétiens dispersés parmi les infidèles […] », etc. La reconstruction du Temple détruit par les infidèles, ajoute-t-il, pouvait être leur objet, et c’est peut-être de là que vient leur dénomination de maçons ; peut-être, poursuit-il, que les termes d’architecture dont ils font usage leur vient-il de là. Il paraît même que l’épithète substantivée Francs vient de ce que les Français, plus que d’autres, furent de zélés maçons. Mais rien n’est moins assuré car les Anglais prétendent que la maçonnerie est plus ancienne encore et remonte à un établissement signalé vers 914 sous le roi Athelstan qui, ayant fait venir des maçons de France et d’ailleurs – et par maçons il faut entendre des opératifs –, leur accorda des franchises, le droit de s’associer et de se constituer en Grande Loge en 926. Cette version de la légende est empruntée aux Constitutions d’Anderson qui datent de 1723 et demeurent pour nous le texte fondateur de la maçonnerie ; cependant, ce n’est pas à cette édition que se réfère Lalande, mais à un tirage largement postérieur daté de 1767 dont je n’ai pas connaissance39. Peu importe, ce qu’il faut retenir c’est que Lalande semble ignorer qu’il a été revu dans une perspective « noachite » en 1738 ; en un mot, que la maçonnerie anglaise a corrigé l’ouverture latitudinaire de la première version en accentuant sa coloration chrétienne. Reste que ce silence est peut-être tout simplement le résultat d’une ignorance – ce qui souligne la faible diffusion des Constitutions au dix-huitième siècle ; on remarquera par ailleurs, qu’aucune des Grandes Loges qui se constituent en Europe alors ne se réfère à ce texte canonique, ce qui me paraît indiquer de manière topique que la maçonnerie est comprise avant tout comme une association fraternelle dont le but est de s’associer40. Dit, en d’autres termes, qu’elle est une coquille vide sans but idéologique bien défini41. Au reste c’est par cette définition que s’ouvre l’article de Lalande qui présente l’Ordre ou la Société comme « la réunion de personnes choisies, qui se lient entre eux [sic]42 par une obligation de s’aimer tous comme frères, de s’aider dans le besoin, de s’animer aux vertus, sur-tout à la bienfaisance43, & de garder un secret44 inviolable sur tout ce qui caractérise leur Ordre » (p. 84).
23Ce qui intéresse au premier chef Lalande c’est la naissance et le développement de la maçonnerie continentale et principalement française. Il fait donc peu de cas des légendes qui courent sur son origine et ne retient de ses « secrets » que leur aspect purement conventionnel ; la littérature de « révélation » ne dévoile aucun des arcanes de l’Ordre, car quand bien même « ces Livres contiendroient quelque chose des mystères des Maçons, ils ne pourroient servir à ceux qui ne le sont pas » ; en effet, précise Lalande, ils consistent « en une manière de se reconnaître » et s’accompagnent de « circonstances qu’on ne sauroit apprendre dans un livre ». Cela revient à dire que mots, signes, attouchements, qui font les délices de la littérature people, ne sont que le supplément d’une expérience initiatique (d’agrégation à un groupe, « expérience » codifiée par un rituel) qui, par définition, est vécue : « Celui qui n’auroit pas été reçu dans une L∴, ignoreroit la principale partie des pratiques de la Maçonnerie, il seroit bientôt reconnu & chassé au lieu d’être traité en Frère » (p. 89). Dont acte.
24Je ne puis entrer dans le détail d’un texte qui est devenu l’une des sources de l’historiographie maçonnique ; l’exposé est prudent et Lalande se retranche derrière les faits sans prendre clairement parti. Le Grand Orient est alors en place, mais mal assuré – on sait qu’il faudra toute l’habileté et la persévérance de Montmorency-Luxembourg pour l’imposer. Lalande, Grand Officier de la nouvelle structure sait que tout peut encore basculer, que la grande loge de Clermont et les Maîtres parisiens évincés peuvent encore retourner la situation : il sait aussi que sa position au sein de la nouvelle obédience est fragile. Sa notoriété d’homme public le dessert plus qu’elle ne l’avantage. Sa popularité depuis l’affaire de la Comète est impure ; on le brocarde et les maçons eux-mêmes s’en mêlent. Personne ne l’épargne. On le respecte sans doute, mais très irrespectueusement. J’ajoute que dans ces années (1770-1776), il n’a pas encore fait profession publique d’athéisme et ne mange pas encore d’araignées. Au pont Neuf, il passe pour astrologue. Si l’on joint à ce tableau sa laideur assumée et son incorrigible vanité, on comprend que sa personnalité contrastée le rend vulnérable.
25La création de la loge Les Neuf Sœurs illustre parfaitement la situation. Depuis Amiable, le nom de Lalande, chevillé à celui d’Helvétius, est associé à celui de la loge. Ce n’est que justice, encore qu’on oublie de citer le nom des autres membres fondateurs. Personne ne se souvient de Cordier de Saint-Firmin, de Changeux, de Robin, de Cubières, de Fallet, de Cailhava, de Garnier ou de Parny. Si tous eurent leur importance dans leur temps, leur mémoire s’est perdue et seuls quelques spécialistes de la culture des Lumières sont en mesure d’attacher à leur nom une œuvre quelconque. Mais il est un point important sur lequel personne n’a insisté mais dont le frère Juge se fait l’écho dans l’historique de la loge : lorsqu’elle se créa, au lieu de demander immédiatement au Grand Orient de la reconnaître et de l’inscrire dans sa correspondance, elle « aima mieux – écrit-il – demeurer neutre entre les deux pouvoirs rivaux, et quelques années s’écoulèrent sans qu’elle se rattachât à l’un ni à l’autre parti ». On doit donc penser que la loge existait déjà avant sa création officielle au printemps 1776 depuis quelques années. Cela nous reconduit en 1774, voire en 1772. Ou, pour prendre une date symbolique, à la mort d’Helvétius dans la mouvance du salon d’Auteuil45. Elle s’inscrivait comme on l’a vu dans le prolongement de celle Des sciences dont elle fut la reprise sous un autre nom. Les IX Sœurs en résultèrent. Cependant ses fondateurs s’en tinrent à une stricte neutralité quand le moment était venu de choisir et de prendre soit le parti du Grand Orient, soit celui de la Grande Loge. Faut-il cependant se fier à Juge qui signale la « prudence » des Frères ? Amiable en parle à plusieurs endroits de sa monographie, mais il lui reproche de ne pas citer ses sources. Sans doute, mais cela n’invalide pas le propos. Louis-Théodore Juge, membre du dernier carré des IX Sœurs reconstituées, animateur du Globe (maçonnique), devait avoir de bonnes sources, il connaissait les frères fondateurs de la loge encore présents lors de la reprise. Il paraît donc clair que la neutralité observée par Lalande et ses amis est le signe que la victoire du Grand Orient n’était pas assurée et que mieux valait alors s’en tenir à un prudent attentisme46.
26L’histoire ultérieure de la loge prouve qu’une fois la structure grand’orientale relativement stabilisée le statut de la loge ne fut pas moins précaire : on lui reprocha d’abord son titre distinctif47, puis, à l’occasion de la pompe funèbre organisée à la mémoire de Voltaire on lui fit grief d’avoir forcé l’initiation d’une profane dans sa loge d’adoption48 ; à chaque fois il fallut toute l’énergie, toute la détermination de Bricaire de la Dixmerie pour éviter la démolition des IX Sœurs. Autant dire que le choix académique qui avait été celui de ses fondateurs, puis la réception de Voltaire, suscitaient de vives oppositions au sein du Grand Orient naissant ; la personnalité contrastée du patriarche de Ferney, le combat qu’il avait mené contre l’Infâme, son mépris affiché des « pauvres maçons49 », cristallisaient les résistances et les plus conservateurs (je pense à Bacon de la Chevalerie) comprenaient que sa réception aux Neuf Sœurs équivalait à une révolution maçonnique. L’Ordre prenait un tour qui le reconduisait à ses origines séculières, latitudinaires, andersonniennes en un mot ; il tournait le dos aux « augustes fadaises » dont la crédulité et la superstition des petits maîtres l’avaient chargé sous la mandature du comte de Clermont. Significativement, Diderot et d’Alembert devaient être reçus en même temps que Voltaire, et s’ils se récusèrent, il reste qu’intellectuellement ils avaient franchi le pas : le symbole demeure entier. La tradition encyclopédique à laquelle renvoyait Ramsay en 1737 pénétrait dans le Temple. Les Lumières un temps obscurcies par l’esprit de secte reprenaient leur place dans le Panthéon maçonnique50. L’aventure n’allait durer qu’un temps car la Révolution allait changer la donne ; si la Société Nationale des Neuf Sœurs51 qui se crée en 1790 ne se confond pas avec la loge, la présence massive de frères dans cette structure profane prouve que la culture des arts, des lettres et des sciences ne se confondait pas avec la maçonnerie qui, dans sa formule générale, n’a pas d’autre objet que la philadelphie et la philanthropie.
Lalande athée : un hapax maçonnique ?
27L’athée ne fait jamais bon ménage avec quiconque : Socrate fut condamné à boire la ciguë pour impiété et Galilée interdit parce que ses observations contrariaient la cosmologie mosaïque. Lalande savait ce qu’il pouvait en coûter lorsqu’on se déclarait athée. Il se reconnaît comme tel, quand la Révolution a passé, que Robespierre a été décapité ; à un moment où l’église établie est en pleine décomposition. Sans doute personne n’ignore dans son entourage qu’il s’est converti à la religion des Philosophes, mais c’était bien porté dans le salon d’Auteuil et dans les milieux avancés. Y compris en maçonnerie, par esprit de tolérance52. Lalande fut un Galilée socratisant.
28D’après son propre témoignage, je l’ai déjà noté, il apprit l’athéisme à Berlin. La fréquentation des Philosophes fut pour lui une illumination : « […] transporté dès l’âge de 19 ans (en 1751) à l’école du roi de Prusse et des philosophes dont il était environné, j’appris à m’élever au-dessus des préjugés53. » Il y fréquente en effet des esprits aussi libres que La Mettrie, d’Argens, Maupertuis, Algarotti, qui pour n’être pas toujours matérialistes (Maupertuis était plutôt phénoméniste) développaient un pyrrhonisme frayant la voie à l’hétérodoxie. Fêté par les Philosophes, Lalande fut reçu à l’Académie. Son discours de réception, très conventionnel, ne dit rien de l’enthousiasme philosophique qu’il se reconnut postérieurement ; mais il était tout jeune il est vrai. Si la réponse de Maupertuis témoigne de l’intérêt qu’il prend aux recherches menées dans sa patrie d’origine et souligne l’importance de la mission de Lalande tout en justifiant le choix de Berlin pour mesurer la parallaxe de la lune et déterminer la figure de la terre54, elle ne nous dit rien de la conversion philosophique de Lalande. C’est Delambre qui la rapporte :
« Lalande […] passait les nuits dans son observatoire, les matinées chez Euler, sous la direction duquel il étudiait l’Analyse, et la soirée avec Maupertuis, d’Argens, Lamettrie et les autres philosophes du roi de Prusse. Dans ces conversations il puisa des principes qui, sans doute, parurent assez étranges à l’élève et au partisan des jésuites ; il les goûta cependant et finit même bientôt par les adopter ; et quand par la suite je lui reprochais cette sorte de défection, il me répondait : Que j’avais de fausses idées et que l’incompatibilité n’était pas telle qu’on l’imaginait entre les doctrines des deux écoles. Mais s’il modifia sa croyance, il ne changea du moins rien à sa conduite habituelle ; de retour à Bourg, il plaida plusieurs causes pour complaire à son père dont l’ambition n’était pas d’avoir un fils académicien ; il continua d’être le compagnon de sa mère dans tous ses exercices de piété55. »
29Ce témoignage est confirmé par ce que Lalande écrit de lui-même dans les premières pages de son Supplément au Dictionnaire de Maréchal :
« J’aime la religion, parce qu’elle met dans les mains de ses ministres des moyens de contribuer au bonheur de l’humanité. Un bon curé est un trésor. Mais les prêtres ont horriblement abusé de leur empire ; ils doivent pardonner quelque inquiétude à leur sujet. Les massacres effroyables et multipliés que l’histoire des juifs et celle des chrétiens nous rapportent, autorisent ces inquiétudes ; mais nous ne craignons plus leur fureur, nous pouvons leur pardonner. Dans mon voyage d’Italie, j’ai fait voir mon respect pour la religion. Le pape Clément XIII (mort en 1789), qui m’aimait beaucoup parce que j’étais adorateur des jésuites, et qui connaissait mes opinions philosophiques, fit des efforts, en 1765, pour me convertir ; mais il ne put obtenir du ciel la grâce efficace pour moi. »
30Et de poursuivre : « Monge me disait devant le grand Bonaparte que j’étais un Athée chrétien ; je lui dis : mon athéisme est le résultat de mes méditations sur l’univers ; mon christianisme est le fruit de mon expérience sur les hommes. » Et, in fine il ajoutait : « Je ne désire pas que mes raisonnemens contre Dieu aient une grande publicité : j’en fais imprimer un petit nombre pour les adeptes. » C’était exactement la position de Voltaire qui tout en déclarant la guerre à l’Infâme, fit construire une chapelle à Ferney avec cette inscription provocante : Deo erexit Voltaire ; de Voltaire qui avait recueilli le père Adam après l’expulsion de la Compagnie du royaume et faisait régulièrement ses Pâques sans oublier de le faire savoir urbi et orbi. Monge voyait juste lorsqu’il parlait d’athée chrétien : l’oxymore est moins rhétorique qu’il n’y paraît car dans l’apologétique chrétienne l’athéisme n’est qu’une forme avortée de l’orthodoxie. On peut s’en assurer en parcourant les Athei delecti du père Hardouin56 qui, sans redouter le paradoxe, considérait qu’Arnaud, Nicole, Thomassin, Régis et Pascal étaient de redoutables athées ! Il est vrai qu’ils étaient jansénistes et qu’Hardouin s’était déjà signalé en proclamant que les grands classiques (Virgile, Horace) de l’antiquité n’étaient en vérité que des apocryphes compilés par d’obscurs moines du XIIe siècle ! Sans verser dans de tels excès, Marin Mersenne, le fidèle correspondant de Descartes signalait dans ses Questiones in genesim que Paris comptait plusieurs milliers de déistes – ce qui sous sa plume voulait dire d’athées ! Ces aberrations, trahissent la mentalité obsidionale à la fois cause et conséquence de la réaction post-tridentine qui tentait désespérément de concilier la raison et la foi au moment même où la science moderne se constituait.
31Lalande disjoint donc l’athéisme spéculatif de la morale pratique et ne voit pas d’inconvénient à ce que l’on soit croyant de bouche et athée de cœur ; que l’on suive les prescriptions de l’église pour les affaires de la vie courante et celles de la raison pour celles de l’esprit. On se tromperait en criant à l’inconséquence, car en fidèle disciple de Voltaire Lalande pense qu’il faut une religion au peuple. L’athée (vertueux, raisonnable) peut faire l’économie du Rémunérateur-Vengeur parce qu’il trouve en lui la force susceptible de le détourner des préjugés et le conduire selon les lois de la raison. Il appartient à l’élite de ceux qui pensent. Lalande reprend la tradition libertine de l’athée vertueux fortement thématisée par Bayle57, continuée par Du Marsais58, incarnée par Wolmar dans la Nouvelle Héloïse et dont Wimpfen venait de brosser un portrait « maçonnique » aux couleurs de la Stoa chrétienne dans le Manuel de Xéfolius59 – ouvrage publié en 1788 sous la fausse adresse Au Grand Orient.
32L’athéisme de Lalande se ressent de ses origines familiales et culturelles ; une mère très croyante respectant à la lettre les prescriptions du curé ; des maîtres jésuites, savants, mondains et serviteurs de Rome. Il n’aura manqué à Lalande que la grâce efficace (c’est lui qui l’écrit) pour se joindre à eux. Berlin consomme la rupture sans entamer chez lui le respect qu’il a pour la religion, sa liturgie et sa morale, ni l’admiration que lui inspirent ses maîtres, à commencer par le père Béraud60, puis Castel avec lequel il correspondra pendant son séjour en Prusse61, enfin le père Tholomas, qu’il eut en rhétorique, dont il partagera l’animadversion pour d’Alembert. « J’aime la religion – écrira-t-il –, parce qu’elle met dans la main de ses ministres des moyens de contribuer au bonheur de l’humanité. Un bon curé est un trésor62. » Ou encore, parlant nommément des jésuites cette fois :
« La retraite, la frugalité, le renoncement aux plaisirs, faisoient de cette société le plus admirable assemblage de science et de vertu ; je les ai vus de près, c’étoit un peuple de héros pour la religion et l’humanité ; la religion leur donnoit des moyens que la philosophie ne fournit pas. À quatorze ans je les admirois, je les aimois, au point de demander mon admission, et je regrette encore de n’avoir pas persisté dans cette vocation, que l’innocence et le goût de l’étude m’avoit donnée63. »
33Sans insister sur la réserve que lui inspire maintenant la philosophie (le texte s’écrit en février 1800), on comprend que ce qui le fascine chez les jésuites et constitue à ses yeux la clef de leur magistère tient à « l’admirable assemblage de science et de vertu » qui leur procure l’autonomie qui, avant que Kant n’en tire sa morale, lui paraît être la source de la véritable sagesse.
34Le matérialisme est la vérité de l’athéisme. Tout est matière et mouvement ; la pensée n’est qu’une affaire d’organisation, de degrés et la différence n’est pas grande entre le cerveau de Newton et celui d’un crétin, d’ailleurs, à la fin de sa vie, Newton crétinisa. L’existence de fous qui raisonnent parfaitement prouve qu’un rien dans la distribution de la matière médullaire modifie le comportement de l’homme ; aux yeux de Lalande, l’expérience du sommeil nous reconduit quotidiennement vers cette fragilité ontologique : « Quand je vais me coucher – observe-t-il – ce moment augmente mon mépris pour l’espèce humaine. Je vais être huit heures comme un végétal inanimé : si je fais des rêves, ils me montreront le mouvement irrégulier, bizarre, fou, de mes organes matériels, et m’empêcheront d’admettre rien de plus dans mon chétif individu64. » L’humaniste franc-maçon doute de l’Homme ; un pessimisme anthropologique le taraude. Lalande a une conscience aiguë de la fragilité de la condition humaine : la vertu est sa seule ressource s’il ne veut pas sombrer : c’est ce que lui ont appris ses maîtres jésuites. L’idée de Dieu est inutile au sage, Lalande l’écrit à Roederer : « J’ai vécu avec les plus célèbres Athées, Buffon, Diderot, d’Holbach, d’Alembert, Condorcet, Helvétius ; ils étaient persuadés qu’il fallait être imbécille (sic) pour croire en Dieu65. »
35Mais il n’y a pas que des grands esprits et eux-mêmes ne sont pas à l’abri d’un dysfonctionnement médullaire : on a vu l’exemple de Newton, il y a aussi celui de La Harpe ou encore de Delisle de Salles qui s’est fourvoyé dans une défense de Dieu66, puis de Naigeon, de Piis67, de François de Neufchâteau – et de tant d’autres ! La vertu doit être canalisée, soutenue, entretenue. Cette nécessité est peut-être à l’origine de la Société des Hommes sans Dieu que Lalande fonde avec Sylvain Maréchal sous le Directoire68. Elle se présente comme le pendant athée69 de la théophilanthropie de La Réveillère qui est alors la religion quasi officielle. Il s’agit bel et bien d’une contre religion laïque, développant une dogmatique et une pastorale qu’encadre une sévère liturgie. On parlerait de nos jours d’une association développant une spiritualité laïque – cela revient au même70. Ce sera un échec ; cependant cette tentative d’asseoir l’athéisme et de lui donner pignon sur rue à l’instar des cultes reconnus, témoigne du souci pédagogique de Lalande qui, malgré ses hautes fonctions (Institut, Collège de France), n’hésite pas à se mêler au peuple pour l’instruire quand la plupart des Philosophes y avaient renoncé (désespérant d’y parvenir comme on le remarque chez Diderot71). Terre ou Ciel : tel est le dilemme permanent des astronomes-philosophes qui scrutent l’empyrée : il leur arrive parfois de perdre pied.
Finis latomorum ?
36L’athéisme de Lalande n’a pas été pris au sérieux par ses contemporains ; on peut lire dans l’Ami des lois du 23 floréal an VII (1797) au chapitre des Variétés : « On ne croit pas plus à l’athéisme de Lalande qu’au christianisme de La Harpe : ces deux hommes sont mus par l’amour de la singularité et le désir d’occuper les cercles par leurs ridicules querelles72. » C’est aussi le sentiment de la pseudo-Créqui73 et de Madame de Genlis74 qui avait la dent dure dès qu’il s’agissait des Philosophes. En amont, le témoignage de Cassini IV, avec qui il avait eu de sérieux démêlés, me paraît topique :
« Non ; Lalande n’était point athée. […] Il ne voulait que se singulariser, faire parler de lui. Faisons-nous tous athées, disais-je à mes confrères, et Lalande deviendra dévot. Il avait été élevé dans les meilleurs principes chez les Jésuites. Il aimait ses anciens maîtres, ne pouvait supporter qu’on dît du mal d’eux, et les défendait envers et contre tous. Il était lié avec beaucoup d’ecclésiastiques qu’il aimait et estimait. Il allait quelquefois à la messe, même au sermon ; il voyait beaucoup son curé, entre les mains duquel il versait d’abondantes aumônes75. », etc.
37Finalement, Eymery résume parfaitement l’état moyen de l’opinion dans son Dictionnaire des Girouettes lorsqu’il écrit à l’entrée « Lalande » :
« Fameux astronome, qui composa dans la révolution un dictionnaire des athées, où il mit lui-même son nom, et écrivit dans les journaux des articles en faveur de l’athéisme. Il n’en fit pas moins, à la tête de l’institut, lors du couronnement de l’empereur, un discours au pape, sur les avantages et le bonheur qu’avait produit la religion chrétienne (Moniteur)76. »
38Sans doute, mais c’était faire peu de cas du distinguo que Lalande, Maréchal et bien d’autres faisaient entre la morale évangélique de l’Église et la politique des prêtres ; Lalande y insiste dix fois, et on lui faisait un mauvais procès en lui reprochant d’admirer ses maîtres Jésuites ou les pasteurs éclairés de l’Église de Rome. C’était oublier que lorsqu’il eut à subir à l’Institut l’oukase de Napoléon77, il plia sans céder, demeurant la tête haute quand ses collègues non seulement se désolidarisaient de lui, mais, avec une bassesse inouïe, oubliant toute dignité, manifestaient publiquement leur allégeance à celui qui venait de les insulter. C’était pour Lalande comme un rêve éveillé qui, en effet, pouvait le conduire à mépriser les hommes !
39On avance souvent des raisons psychologiques pour expliquer l’athéisme de Lalande ; ce genre d’explication a ses limites. Pour dire brutalement les choses, la « folie » de Kant n’empêche pas la Critique de la raison pure, pas plus que celle de Nietzsche Zarathoustra ou le Gai savoir. Et que dire alors des mathématiciens « fous » comme Cantor par exemple qui sur le tard pensait que Shakespeare était le pseudonyme de Roger Bacon et publia plusieurs brochures dans ce sens ? Le recours à la psychologie en matière d’histoire procède souvent de la dénégation. En diabolisant Lalande on se débarrasse à peu de frais de la contradiction qui est au cœur de la foi car elle suppose toujours un abandon de soi, une hétéronomie subie et/ou assumée. Au terme de la Nuit obscure Saint Jean de la Croix disparaît en Dieu et ce n’est pas vrai que des seuls mystiques. En vérité, Lalande ne croyait ni en Dieu, ni en diable et, avec ses maîtres du dix-huitième siècle, faisait sienne la devise d’Horace : Odi profanum vulgus & arceo78. Il n’était sensible qu’à la rationalité du réel ; le reste lui paraissait ressortir du sentiment, du préjugé, du spontané, du pré-réflexif – attitudes qui ne se valent pas, j’en conviens, mais sont d’un autre ordre.
40Sa longue carrière maçonnique79, le zèle qu’il y déploie, sa prudence aussi, accompagnèrent une vie académique, scientifique d’une grande richesse ; la variété de ses travaux, qui sont loin de se résumer à l’astronomie, s’inscrit dans le cadre de cette grande encyclopédie du savoir qui fut le rêve des Lumières ; cependant, à la différence d’un Diderot qui y répandait tout son enthousiasme – il voulait que l’enkuklios paideia fût vivante –, Lalande et les Idéologues qui suivirent s’en tinrent à l’architectonique de la science en se détournant du « contenu » des choses, de leur « saveur » (sapere). Le goût des ruines, des antiquités, du passé en général ne s’impose que lorsque le présent ne se suffit plus à lui-même, que l’avenir est incertain. Si l’on voulait résumer d’un cliché ce moment qui voit la chute de Robespierre et se poursuivra jusqu’à la césure impériale au moins : Lalande mange des araignées, leur trouve un goût d’amande mais ne dit rien de leur toile80.
« Le spectacle du ciel paraît à tout le monde une preuve de l’existence de Dieu. Coeli enarrant gloriam Dei. Je le croyais à dix-neuf ans ; aujourd’hui je n’y vois que de la matière et du mouvement. On me dit souvent : mais vous, qui contemplez le ciel, la lune et les étoiles, comment n’y voyez-vous pas l’Être Suprême ? Je réponds : je vois qu’il y a un soleil, une lune et des étoiles, et que vous êtes une bête81. »
41Lalande n’a pas le don de double vue, il n’est pas non plus ventriloque. Le savant dit (lumen naturale) ce qu’il voit et prend acte de l’éternel silence de l’univers infini.
42Au soir de sa vie, Lalande prononce un discours en loge. Il nous propose un bilan :
« À mesure que j’ai fait des progrès dans la Philosophie, dit-il, la Maçonnerie m’est devenue plus précieuse, puisque son objet est de réunir les hommes au culte des vertus qui font son bonheur. » Sans doute la Révolution a-t-elle été le théâtre de bien des excès, mais Lalande « n’en excuse pas moins ceux que les idées de liberté, de régénération, de patriotisme et d’égalité, ont enflammés […]. Ces idées étaient celles de la perfection de l’espèce humaine, et des idées si sublimes devaient séduire même des hommes sages. Mais le malheur de notre condition est d’aller toujours au-delà du terme : ce sont les lois du mouvement qui nous entraînent […]82. »
43Il est vrai que le discours se poursuit par une marque d’allégeance à l’Empereur, mais précisément, venant de Lalande, l’allusion ne manquait pas de piquant, car que pouvait valoir une flatterie de la part d’un savant vertueux qu’on avait amené à résipiscence ? Car Lalande n’a pas baissé la garde. En 1807, il revient aux Neuf Sœurs ; la loge a repris force et vigueur l’année précédente après son sommeil pendant la Révolution. Un témoin raconte :
« Il prit la parole et s’exprima avec force et onction. Son discours parut empreint d’une tristesse mêlée de découragement : c’était le retour d’une âme sensible vers le passé dont le présent n’avait pas acquitté les promesses, et vers des espérances de philosophie et de liberté qui étaient loin de s’être réalisées. Il prononça même avec amertume le nom d’un membre de cette L∴ (François de Neufchâteau) à l’initiation duquel il avait présidé et qui avait abandonné la cause sacrée de la liberté pour les brillants hochets de l’Empire83. »
44Le 4 avril 1807 « quoi qu’il prévit que son dernier moment allait arriver, on ne l’entendit pas demander les derniers secours à la religion, et il expira. » C’est l’abbé Glaire qui le rapporte84. Cependant on sait par le faire-part rédigé par son neveu Michel Lefrançois, que des obsèques religieuses furent célébrées en l’église Saint Benoît, dans sa paroisse. Les avait-il sollicitées alors qu’il avait refusé l’extrême onction ? On ne sait. Toujours est-il que le doyen des athées se retrouvait dans la clôture chrétienne comme Monge l’avait prophétisé naguère. Les Frères des Neuf Sœurs se contentèrent de prélever son cœur qui fut conservé dans les locaux du Grand Orient jusqu’au 6 avril 1852, date de son inhumation définitive au Père Lachaise85.
Notes de bas de page
1 Vogt d’Hunolstein, Correspondance inédite de Marie-Antoinette, Paris, 1864, p. 95, lettre de février 1781. Pour la discussion relative à l’authenticité de cette lettre on se reportera à mon livre, Hiram Sans Culotte ? Franc-maçonnerie, Lumières et révolution. Trente ans d’études et de recherches, Paris, Champion, 1998, p. 149-150. Début du texte : « Je crois que vous-vous frappez trop de la Franc-maçonnerie pour ce qui regarde la France ; elle est bien loin d’avoir ici l’importance qu’elle peut avoir dans d’autres parties de l’Europe, par la raison que tout le monde en est […]. »
2 Louis Amiable, Le Franc-maçon Jérôme Lalande, Paris, Charavay Frères, 1889, brochure in-8° de 56 pages. Il s’agit de la reprise d’un discours prononcé dans la loge Le Matérialisme scientifique les 7 novembre et 3 décembre 1888. Je donne des indications biographiques sur Amiable dans mon introduction à la réédition de sa monographie sur les Neuf Sœurs (Louis Amiable, Une Loge maçonnique d’avant 1789. La R∴ L∴ Les Neuf Sœurs [Paris, 1897]. Reprint augmenté d’un commentaire et de notes critiques par Charles Porset, Paris, Édimaf, 1989). On trouvera aussi quelques renseignements dans la brochure Un géant méconnu. Jérôme Lalande, Franc-Maçon des Lumières, Bourg-en-Bresse, Cercle philosophique et culturel Jérôme Lalande, 2007. Mais, outre qu’il me paraît exagéré de faire de Lalande un géant, les auteurs de la plaquette font comme s’il avait été l’un des instituteurs du Rite Écossais Ancien Accepté qui ne se développe qu’à partir de 1804, alors qu’on sait qu’il n’y fut pour rien, même si comme tous les dignitaires du Grand Orient (et quelques profanes dans la foulée) il fut reçu 33e. Cette fraude pieuse transforme l’ouvrage en un plaidoyer pro domo totalement déplacé.
3 L’ouvrage récent de Simone Dumont, Un astronome des Lumières. Jérôme Lalande. Préface de Jean-Claude Pecker de l’Académie des sciences, Paris, L’Observatoire de Paris, Vuibert, 2007, est le premier à ma connaissance qui réserve une place à l’engagement maçonnique de Lalande. Mais son auteur suit Amiable sans faire état des travaux parus depuis un siècle : il est vrai que son véritable objet porte, comme le titre l’indique, sur Lalande astronome.
4 « De tous les plaisirs que la Maçonnerie m’a procurés depuis 40 ans […] il ne peut y en avoir de plus précieux que la réunion brillante dont je suis aujourd’hui l’occasion et le témoin […] », Discours prononcé par le T∴C∴F∴ Lalande, aux Loges réunies de l’O∴ de Lyon, le 18.e jour du 6.e mois 5 805 [18 août 1805]. Le Discours est reproduit par Michel Chomarat (Jérôme Lalande, Écrits sur la Franc-Maçonnerie, présentés par Michel Chomarat. Préface d’Alain Gros, Centre Culturel de Buenc, 1982), il est extrait du Procès-verbal et autres pièces d’architecture de la Séance des Loges régulières de l’O∴ de Lyon, réunies sous la Présidence du R∴ F∴ Lalande, le 18.e jour du 6.e mois 5805, à Lyon, Imprimerie des FF∴ Pelzin et Drevon, An 1805, BM de Lyon, 350384, p. 7-11.
5 Voyage d’un Français en Italie, en 1765-1766, Nouvelle édition, Yverdon, 8 vol., I, xliij, 1769 : « En partant de Paris au mois d’Août, l’on passe d’abord à Lyon, qui est à 96 lieues de Paris […] ». Bourg est sur le trajet.
6 Gustave Bord, La Franc-maçonnerie en France des origines à 1815. Les ouvriers de l’idée révolutionnaire (1688-1771), Paris, Nouvelle Librairie Nationale, [s.d.] [1908] (Reprint, Genève, Slatkine, 1988), p. 385.
7 Alain Le Bihan, Loges et Chapitres de la Grande loge et du Grand orient de France. Loges de province, Paris, Bibliothèque nationale, 1967 (Nouvelle édition, Paris, Éditions du Comité des travaux Historiques et scientifiques, 1990), p. 269.
8 Sur Helvétius franc-maçon on se reportera à Gordon R. Silber, « In Search of Helvetius’ Career as a Freemason », Eighteenth Centuries Studies, 15, 4 (summer 1982), p. 421-441, ainsi qu’à la notice que je lui consacre dans Le Monde maçonnique des Lumières en Europe et dans les Amériques. Dictionnaire biographique, qui doit prochainement paraître chez Honoré Champion (Paris).
9 Bibliothèque National de France (BnF), FM2 89, f° 109 ; texte de L.-Th. Juge repris par D.-M. Potier dans l’Annuaire de 5 838 de la L[oge] des Neuf Sœurs, Paris, 1838, p. 15
10 Le Bihan, op. cit., p. 48, note, avec renvoi à BnF, FM1 110 et FM2 182. Voir aussi, Philibert Le Duc, « Les anciennes loges de Bourg », Le Monde maçonnique, septembre 1861, p. 297-313, et mars 1862, p. 666-675 ; Gustave Bord, op. cit., p. 412. L’intitulé exact du grade est : Vénérable Grand Maître de toutes les Loges, Souverain Prince de la Maçonnerie, Grand Maître à vie [ ad vitam ]. Il paraît tiré du Discours de Ramsay si l’on en juge par les questions posées à l’impétrant : « Q. Pourquoi les loges bleues s’appellent-elles loges de Saint-Jean de Jérusalem ? R. Parce qu’à l’époque des Croisades, les Parfaits maçons, Chevaliers et Princes communiquèrent leurs mystères aux Chevaliers de cet Ordre » (p. 165), « […] leur bravoure leur valut l’estime des Chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem, au point que le général de leur Ordre et tous les Grands Officiers résolurent d’être admis aux secrets de la maçonnerie. » (p. 167). Ce catéchisme est tiré du Manuscrit Francken (version de 1783. Présentation et traduction de Georges Lamoine, Toulouse, SNES Éditeur, 2007) qui date des années 1771 (détail des versions et discussion par Alain Bernheim [ pseudonyme Eliah ben Ramin], « Rite écossais Ancien et Accepté », Humanismes, 1995, no 220-221, p. 124-137). Il passe pour être la version anglaise du rite de Perfection en usage à l’époque de Lalande, lequel rapporté en France par de Grasse Tilly qui l’avait pratiqué à Saint-Domingue où Étienne Morin l’avait acclimaté, deviendra la matrice du Rite écossais ancien accepté en 1804. Sur les conditions très suspectes de son come back on se reportera à l’article décisif d’André Doré, « Le concordat maçonnique de 1804 et l’introduction en France du Rite Écossais Ancien Accepté », Vérités et légendes de l’histoire maçonnique, Paris, Édimaf, 1991, p. 141-190. Voir aussi Paul Naudon, Histoire, Rituel et Tuileur des Hauts Grades Maçonniques. Le Rite Écossais Ancien et Accepté, 3e édition entièrement revue et augmentée, Paris, Dervy, 1978, [1966], p. 326-327 ; et, surtout, Claude Guérillot, Le Rite de Perfection, Paris, Guy Trédaniel, 1993, qui donne également une traduction du Francken.
11 Alain Le Bihan, « Un témoignage direct de l’élection du Comte de Clermont en 1743 », Renaissance traditionnelle, no 131-132, juillet-octobre 2002, p. 208-216.
12 [Jacques Brengues], Correspondance de Charles Duclos (1704-1772), Saint-Brieuc, 1970, p. 50.
13 D’Alembert ne dit rien de cet illustre parrainage dans l’article qu’il consacre au comte de Clermont dans l’Histoire de l’Académie ; en revanche il insiste sur cette association des arts et des sciences, « projet grand, mais trop vaste », « cinq ou six académies » ne suffisant pas à en remplir l’objet, projet « raisonnable » tant qu’il s’agissait « de marier, pour ainsi dire, chaque art mécanique à la science dont cet art peut tirer des lumières », mais projet absurde quand on se propose d’« accoler chacun de ces arts à la partie des belles-lettres » avec laquelle on imagine qu’elle a le plus de rapport : par exemple, le brodeur à l’historien… (Œuvres, III, 1, 1821, p. 680). Détails dans Jules Cousin, Le comte de Clermont, sa Cour, ses maîtresses, Paris, Académie des bibliophiles, I, 1867, p. 109-110, qui signale que la Société ne bénéficiait pas de la caution ministérielle. On consultera sur la personnalité du comte de Clermont les pages caustiques que lui consacre Sainte-Beuve dans ses Nouveaux lundis, 1897, [1885], XI, [novembre 1867], p. 113-173. Pierre Chevallier les résume et les complète dans son Histoire de la Franc-maçonnerie française, Paris, Fayard, 1974, I, p. 109 sq. On notera que Jean-André Lepaute, protégé de Lalande, décrit minutieusement les travaux de Sully dans son Traité d’horlogerie […], Paris, Samson, 1767 (Reprint, Sala Bolognese, Aldo Forni, 1980).
14 Cousin donne la référence suivante : Précis chronologique de la Franc-maçonnerie en France, titre approximatif qui renvoie au Précis historique de l’Ordre de la Franc-Maçonnerie depuis son introduction en France jusqu’en 1829, suivi d’une Biographie des membres de l’ordre les plus célèbres par leurs travaux, leurs écrits, ou par leur rang dans le monde, depuis son origine jusqu’à nos jours et d’un choix de Discours et de Poésies par J[ean].-C[laude] B *** [Bésuchet de Saunois]. Paris, Rapilly, 1829, 2 vol., où l’on trouve exposés, année après année, les fastes de la maçonnerie ; Cousin reprend littéralement les passages qui concernent la grande maîtrise de Clermont (sources, tome I, aux dates indiquées).
15 Ce titre n’apparaît que dans la Table des matières.
16 « Journal du lieutenant de police Feydeau de Marville (1744) », Nouvelle Revue Rétrospective, sixième semestre (Janvier-Juin 1897), [15 mars 1744], p. 115.
17 Jean-Marie Ragon, Orthodoxie maçonnique, Paris, Éditions Dentu, 1853, p. 127-128. Un autre organisme concurrent se mit en place, le Souverain Conseil des chevaliers d’Orient. Je passe sur le détail de cette histoire complexe qui reprend en miroir tous les clivages de la société d’ancien régime.
18 Tous appartenaient à la loge Saint-Jean de Montmorency-Luxembourg (créée en 1762) dont Amédée Britsch donne la composition en 1772 (p. 230 no 1) in La maison d’Orléans à la fin de l’ancien régime. La jeunesse de Philippe-Égalité (1747-1785) d’après des documents inédits, Paris, Payot, 1926.
19 Ou se contentaient d’exister sans rien revendiquer du tout. Détails dans Daniel Ligou (dir.), Histoire des Francs-maçons en France (1725-1815), Toulouse, Éditions Privat, 2000, p. 115-120 – le développement est de D. Ligou.
20 Pierre Chevallier, op. cit., I, p. 157. Détails sur cette période de l’histoire maçonnique p. 151-210.
21 « Le Grand Orient de France sera composé de la Grande Loge et de tous les Vénérables en exercice, ou députés des loges tant de Paris que des provinces qui pourraient s’y trouver lors de ses assemblées […]. Le Grand Orient de France ne reconnaîtra désormais pour vénérable de loge, que le Maître élevé à cette dignité par le choix libre des membres de la loge » (Le Bihan, Loges et chapitres, cit., p. 89).
22 Bésuchet, op. cit., I, p. 53, cite ce passage et précise que les assemblées furent secrètes. Il reproche en conséquence aux huit commissaires de n’avoir pas informé la Grande Loge des décisions qu’ils prenaient : « Ces simples mandataires du premier corps de l’état maçonnique se crurent omnipotents. La grande loge ne sut pas ou n’osa pas révoquer des procureurs qui outre-passaient ses ordres, et elle en fut bientôt punie ». « En administration, comme en politique, il faut de la fermeté. Le pouvoir qui fléchit ne tarde pas à tomber » – commente Bésuchet. Le compte rendu des quinze séances est repris d’après les papiers de Chef-de-bien dans Benjamin Fabre [F. Guiraud], Un initié des Sociétés Secrètes supérieures. Franciscus Eques a capite galeato, 1753-1814. Préface de Copin-Albancelli, Paris, La Renaissance Française, chap. IV, 1913, p. 175-187. Le tout a été publié par Arthur Groussier, Constitution du Grand Orient de France par la Grande Loge Nationale, Paris, 1931.
23 Lalande est nommé Grand Officier de la Chambre d’administration au titre d’Orateur le 14 juin 1773. Il est présenté comme vénérable de la loge Des Sciences ainsi que je l’ai déjà signalé supra. Liste in Fabre, 1913, op. cit., p. 194.
24 Bésuchet, op. cit., I, p. 58 et II, p. 156.
25 La particule est chez Lalande à géométrie variable et disparaît ou réapparaît selon la conjoncture. Il aurait adopté la forme de La Lande, ou Le Français de Lalande, lors de son premier séjour à Paris, vers 1748. Ses origines roturières sont bien connues. Voir Simone Dumont,op. cit., p. 10 et sq.
26 P. Chevallier, op. cit., I, p. 166.
27 J’observe par ailleurs que l’essentiel de la « littérature » maçonnique se compose, en plus de recueils de chansons, d’innombrables rituels et, surtout, de Règlements de Loge. On peut penser que les maçons qui avaient passé leur vie à codifier leurs assemblées fraternelles, s’étaient fait la main depuis et ne furent pas pris de court quand il fallut rédiger les Cahiers de doléances ou donner une Constitution au pays !
28 Alain Le Bihan, Francs-maçons et ateliers parisiens de la Grande Loge de France au XVIIIe siècle (1760-1795), Paris, Bibliothèque Nationale, 1973, (« Mémoires et Documents publiés par le Ministère de l’Éducation Nationale, XXVIII »), p. 75.
29 L’histoire, c’est bien connu, n’est jamais écrite que par les vainqueurs. Mais les vainqueurs d’hier ne sont pas nécessairement ceux de demain… Que le Grand Orient ait triomphé des dissensions qui paralysaient la Grande Loge est une évidence. Mais il ne faut pas oublier que le Grand Orient, sous un autre nom, était un des courants (comme on dirait aujourd’hui) de la Grande Loge qui rassemblait la bourgeoisie éclairée et l’aristocratie libérale. D’ailleurs il éclatera comme tel à l’épreuve de la révolution populaire même si l’on retrouve parmi les « terroristes » d’authentiques maçons comme Couthon, Chaumette, Romme (lié à Lalande pendant la Convention) et Marat, etc.
30 Première édition en deux volumes in folio, Londres, 1728 ; la dernière est publiée par Rees, à Londres, 1788-91, en 5 vol. in-fol. (d’après le Manuel du libraire et de l’amateur de livres de Jean-Charles Brunet, Paris, Firmin Didot, I, 1860, p. 1761). Sur le rapport Diderot/Chambers, on se reportera à John Lough, « The Encyclopédie and Chambers Cyclopaedia », Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, 185, 1980, p. 221-224.
31 Ephraïm Chambers (1680 ?-1740) aurait appartenu à la Richmond Lodge (cf. W. J. Songhurts, Quatuor Coronatorum Antigrapha. Masonic Reprints of the Quatuor Coronati Lodge no 2076, [London, 1913], X, p. 22.
32 Encyclopédie, VII, 1757, p. 281.
33 Les deux premiers volumes de Supplément parurent chez Marc-Michel Rey à Amsterdam en juillet 1776 ; les volumes suivants en 1777 chez le même éditeur. Jean-Baptiste Robinet en fut à la fois le responsable et le principal rédacteur. On se reportera à George Watts, « The Supplément and the Table analytique et raisonnée of the Encyclopédie », The French review, vol. XXVIII, no 1, oct. 1954, p. 4-19; Raymond Birn, « Rousseau and the Supplément à l’Encyclopédie, 1771 to 1777 », Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, 29, 1964, p. 119-142; Kathleen Herdesty, The Supplément of the Encyclopédie, The Hague, Martinus Nijhoff, 1977 (Archives internationales d’histoire des idées, no 89); Robert Darnton, The Business of Enlightenment. À Publishing History of the Encyclopédie, 1775-1800, Cambridge, Mass., London, Harvard University Press, 1979, [trad: L’aventure de l’Encyclopédie, Paris, Perrin, 1982 (Chap. I, p. 21-48)] ; Anne-Marie Chouillet, « Les signatures dans le Supplément de l’Encyclopédie », Recherches sur Diderot et l’Encyclopédie, 3, octobre 1988, p. 152-158 ; Madeleine Pinault, L’Encyclopédie, coll. « Que sais-je ? » (no 2794), Paris, Presses Universitaires de France, 1993, p. 89-102.
34 Lettre à Sophie Volland du 31 août 1769 : « […] Réjouissez-vous. Me voilà enfin tout à fait débarrassé de cette édition de l’Encyclopédie, grâce à l’impertinence d’un des entrepreneurs. Ce petit Panckoucke, enflé de l’arrogance d’un nouveau parvenu et croyant pouvoir en user avec moi comme il en use apparemment avec quelques pauvres diables à qui il donne du pain bien cher s’ils sont obligés de digérer ses sottises, s’est avisé de s’échapper [se mettre en colère] chez moi ; ce qui ne lui a point réussi du tout. Je l’ai laissé aller tant qu’il a voulu ; puis me levant brusquement, je l’ai pris par la main ; je lui ai dit : M. Panckoucke, en quelque lieu du monde que ce soit, dans la rue, dans l’église, en mauvais lieu, à qui que ce soit, il faut toujours parler honnêtement. Mais cela est bien plus nécessaire encore, quand on a parlé à un homme qui n’est pas plus endurant que moi et qu’on lui parle chez lui. Allez vous faire f…, vous et votre ouvrage. Je n’y veux point travailler. Vous me donneriez vingt mille louis et je pourrais expédier votre besogne en un clin d’œil, que je n’en ferais rien. Ayez pour agréable de sortir d’ici et de me laisser en repos. Ainsi voilà, je crois, une inquiétude bien finie », Œuvres complètes, Édition R. Lewinter, Paris, Le Club Français du Livre, VIII, 1971, p. 892-893.
35 Suzanne Tucoo-Chala, Charles-Joseph Panckoucke et la librairie française, Pau, Marimpouey Jeune, Paris, Jean Touzot, [Thèse, 1970], 1977. Voir aussi, George B. Watts, « Charles Joseph Panckoucke, “l’Atlas de la librairie française”, Studies on Voltaire and the Eighteenh Century, LXVIII, Genève, Institut et Musée Voltaire, 1969, p. 67-205, et p. 118-128. La Méthodique n’a jamais été étudiée pour elle-même : or il s’agit de l’entreprise éditoriale la plus importante de la fin du dix-huitième siècle. Loin d’être la reprise de celle de Diderot et d’Alembert, elle est une œuvre nouvelle. Une équipe internationale vient de se constituer sur ce thème à Montréal (UQAM - Canada) sous la direction de Josiane Boulad-Ayoub et Paule-Monique Vernes. Cf aussi les actes du colloque de Genève (17 au 17 mai 2001), L’Encyclopédie méthodique. Des Lumières au positivisme, textes édités par Claude Blanckaert, Michel Porret, Fabrice Brandli, Genève, Librairie Droz, 2006.
36 Voir mes articles, « Figures de l’encyclopédie », Le Siècle de Voltaire. Hommage à René Pomeau, Oxford, II, 1987, p. 719-733 ; « L’encyclopédisme et la question de l’ordre : réflexions sur la lexicalisation des connaissances au XVIIIe siècle », L’encyclopédisme. Actes du colloque de Caen, 12 au 12 janvier 1987 sous la direction d’Annie Becq, Paris, 1991, p. 253-264.
37 Ancêtre des revues maçonniques. À usage interne. Lancé en 1776, il s’arrête en 1784, et reparaît de 1804 à 1807.
38 La thèse d’une origine ancienne, voire antédiluvienne, de la maçonnerie est évidemment celle de tous ceux qui l’arriment à une métahistoire compatible au prix d’une chronologie souple avec la Révélation. Elle fera le fonds de tous les écossismes. Il est intéressant de remarquer que le marquis de Chef-de-bien d’Armissan, membre de la XIIe classe des Philalèthes et instituteur du Rit Primitif (dit de Narbonne), revient, dans une lettre qu’il adresse en 1784 à Savalette de Langes, sur ce crédo : « Le Livre des Constitutions, imprimé par les soins de la Grande-Loge de Londres – lui écrit-il –, mes recherches continuelles depuis quinze ans, et la conversation des plus zélés maçons des différentes parties de l’Europe, m’ont forcé de renoncer à l’opinion que je nourrissais avec fanatisme sur l’antiquité prodigieuse de la Maçonnerie. Enfin, j’ai dû voir le vide des illusions dont je m’étais bercé à cet égard, et aujourd’hui, je suis intimement, et de bonne foi, convaincu que l’Ordre des Francs-Maçons est d’institution très moderne », Benjamin Fabre, [F. Guiraud ], Un initié des Sociétés Secrètes supérieures. Franciscus Eques a capite galeato, 1753-1814. Préface de Copin-Albancelli, Paris, La Renaissance Française, 1913, p. 124 et sq. C’était l’opinion de Lalande.
39 Qu’il présente comme seconde édition – ce qui est inexact : « On nomme des Commissions pour examiner un Manuscrit d’Anderson, sur les Constitutions de l’Ordre, & l’on en ordonna l’impression le 17 janvier 1723. La seconde édition est de 1723 » (p. 95).
40 On se reportera avec profit à l’article de John Bartier, « Les Constitutions d’Anderson et la Franc-maçonnerie continentale », Revue de l’Université de Bruxelles, 3-4, 1977, p. 281-309, qui, après avoir recensé les traductions du texte constate que son influence fut au dix-huitième siècle (et j’ajouterais au dix-neuvième) à peu près nulle. Commentaires dans mon Hiram Sans-Culotte ?, op. cit., p. 291-292, où je signale que la chape andersonienne, si je puis m’exprimer ainsi, a été levée en 1930 par Mgr Jouin, anti-maçon et antisémite notoire qui en rééditant le texte oublié pensait mettre à la disposition des lecteurs de la Revue Internationale des Sociétés Secrètes dont il était le directeur le texte subversif des fondateurs de la maçonnerie ! Il existe deux traductions des Constitutions au XVIIIe siècle : celle de Louis-François de La Tierce et celle de Jean Kuenen ; détails dans la bibliographie du Dictionnaire de la franc-maçonnerie, sous la direction de Daniel Ligou. Édition revue, corrigée et augmentée par Charles Porset et Dominique Morillon, Paris, Presses Universitaires de France, 2006, p. 1305. Il existe plusieurs traductions récentes (Ligou, 1990), ou reprints (Romillat 1993 et 2002, avec commentaires historiques) du texte.
41 C’est ce vide que s’emploiera à combler Augustin Cochin dans ses différents livres sur la « machine » maçonnique, livres qu’on avait oubliés, mais que François Furet a, non sans arrières pensées, remis au goût du jour. Voir mon article, « Les Francs-maçons et la Révolution. (Autour de la “Machine” de Cochin) », Annales historiques de la Révolution française, no 279, janvier-mars 1990, p. 14-31. On notera que cette absence de finalité, cette finalité sans fin comme dirait Kant, témoigne pour beaucoup de la sublimité de la maçonnerie et de son caractère ésotérique qui, prosaïquement compris, conduit à penser que sous le voile de Saïs elle cache d’inavouables projets – ce qui me paraît douteux. Ce que l’on sait en revanche, c’est que la maçonnerie fut au dix-huitième siècle orthodoxe en matière de politique et de religion ; mais au vrai, c’est à ces seules conditions qu’elle pouvait exister, singulièrement dans une France qui vivait en régime de Révocation. Cependant, elle participe au mouvement général de laïcisation du sacré qui caractérise la modernité depuis la Réforme. Lalande qui se présente comme athée, on y reviendra, signale discrètement cette évolution dans une note consacrée aux Cérémonies & Coutumes religieuses de Picard [Cérémonies et coutumes religieuses de tous les peuples du monde, représentées par des figures dessinées par la main de Bernard Picard (sic) avec une explication historique […], par Antoine-Augustin Bruzen de la Martinière, Antoine Banier et Jean-Baptiste Le Mascrier, Amsterdam, J.-F. Bernard, 1723-1743, 10 vol. Le tome IV porte sur les anglicans, les quakers, les anabaptistes ; dans une Dissertation sur les Sectes mystiques il donne une longue note sur les Francs-maçons (1736), p. 251] – passage qu’on ne trouve pas dans la version de l’Encyclopédie. Picard est le premier à ma connaissance qui parle de manière suivie des maçons au détour de la somptueuse série grand in-folio qu’il consacre aux coutumes religieuses, et c’est dans cet ouvrage que l’on trouve la célèbre planche XXXV qui représente les Free-Massons ; d’ailleurs Lalande l’évoque et y renvoie, p. 96. Son commentaire est destiné à réfuter toutes les « accusations ridicules hasardées contre eux » ; « Qui pourroit les soupçonner – commente Lalande – d’être des libertins, des athées, des factieux, en voyant qu’ils comptent parmi eux, des Rois, des Princes, des Seigneurs d’un mérite distingué, & des Ecclésiastiques revêtus des plus hautes dignités de l’Église Anglicane ? ». Un tel constat méritait une explication : « Le célèbre Auteur de cet Ouvrage ignoroit sans doute que la Maçonnerie en France peut se glorifier d’avoir parmi ses Membres des hommes du premier Rang, dans tous les États ». Lalande aurait pu se contenter de préciser qu’en France il en allait de même, à ceci près que l’Église catholique y remplaçait l’Anglicane. Mais Lalande maintient une certaine indétermination, et se contente de préciser qu’on trouve en France des maçons qui sont du premier rang dans tous les états. Bref, si je comprends bien Lalande, en France on ne reçoit en maçonnerie que les meilleurs représentants de tous les « ordres » de la société, sans se soucier de leurs croyances politico-religieuses. C’était assurément l’esprit des Neuf Sœurs, mais il serait exagéré de généraliser…
42 Le texte de l’Encyclopédie donne « entr’elles », p. 357.
43 Cette phrase que je souligne n’apparaît pas dans l’Encyclopédie.
44 « silence » dans l’Encyclopédie.
45 Amiable (Une loge maçonnique., op. cit., p. 14) pense que les nombreuses charges de Lalande de 1771 à 1776, le retinrent de créer alors les Neuf Sœurs : « […] absorbé par des occupations multiples, il manqua, pendant plusieurs années, de loisirs pour donner suite au projet qu’il avait combiné avec Helvétius. Il s’abstint d’ailleurs de faire reconstituer son ancienne loge des sciences. Ce ne fut que quatre ans après la mort de son ami qu’il put enfin fonder la nouvelle loge encyclopédique, grâce à l’encouragement et à l’aide qu’il reçut de sa veuve. »
46 Bricaire de La Dixmerie présente les choses à sa façon dans son Mémoire pour la loge des Neuf Sœurs (1779) ; il écrit en effet : « Nous n’obtînmes qu’avec peine ce qu’on accorde sans nulle difficulté à tant d’autres. Notre état fut longtemps précaire ; nos constitutions ne vinrent que tard. Nous élevions un temple ; mais il nous a fait imiter l’exemple du Zorobabel : il nous fallait tenir la truelle d’une main et l’épée de l’autre. » Cité par Louis Amiable, Une Loge maçonnique d’avant 1789, op. cit., p. 18.
47 « Qui le croirait ? Le nom des Neuf Sœurs formait le principal obstacle à notre admission. Certainement ce nom n’existe pas dans le calendrier ; mais nous observâmes qu’une l… maçonnique n’était pas une confrérie de pénitents », Bricaire in Amiable, op. cit., p. 19. J’étudie ce titre distinctif dans « Pourquoi les Neuf Sœurs ? », Renaissance traditionnelle, no 131-132, juillet-octobre 2002, p. 282-288. On notera qu’à cette époque Lalande n’occupe plus que des fonctions honorifiques au sein du Grand Orient. A-t-il été marginalisé ?
48 Mémoires secrets, 22 mars 1779 (XII, p. 323-324) : « Le grand orient est la mere-loge de toutes les loges de franc-maçons de France ; elle en a la police & la haute justice. En conséquence un frere [Bacon de la Chevalerie] y a dénoncé cette des Neuf-Sœurs à l’occasion de la derniere fête du cirque & des désordres qui y sont arrivés : il a été décidé que cette loge seroit démolie, le vénérable, le frere la Lande, interdit pour six mois, tous les freres pour quatre-vingt-un jours, & le frere abbé Cordier de St. Firmin pour 81 mois. Cette loge ne veut point acquiescer à cet arrêt, & menace de faire schisme. » ; le 29 mars, « Frere de la Lande, le vénérable de la loge des neuf sœurs & autres officiers, ont demandé à être introduits au grand orient, & se sont plaint du jugement illégal rendu contr’eux, sans avoir été entendus ; on a eu égard à cette réclamation, & il y a eu sursis » ; 10 mai 1779 (XIV, p. 48) : « L’affaire de la loge des neuf sœurs est toujours en train, sans avancer beaucoup ; cependant on attend incessamment un mémoire, dont est chargé le frere la Dixmerie. Il a été agité dans une délibération s’il seroit ostensible aux profanes : on est convenu que le délit prétendu ayant été commis dans une fête publique, tout Paris, étant imbus de ce procès, il falloit désabuser tout Paris, & conséquemment le composer de façon à pouvoir être lu de tout le monde. M. de la Lande, le vénérable, homme pusillanime & craintif, n’a pas voulu adhérer à cette délibération ; il s’est retiré & a fait schisme ». Rappelons que le prétexte de cette affaire qui suit la pompe funèbre de Voltaire, est l’initiation lors d’une tenue d’adoption de Mme de Kauly qui aurait été reçue contre son gré. Amiable (p. 103 et sq.) en donne tous les détails qui permettent de comprendre aisément que Bacon de la Chevalerie tire les ficelles. Prudent mais sibyllin, Bricaire de La Dixmerie écrit page 24 de son Mémoire : « La journée du 9 mars ne fut que le prétexte du coup qu’on a voulu nous porter. La cause réelle nous en est parfaitement inconnue. Elle existe peut-être dans les replis du cœur humain ».
49 Voir l’article « Initiation » des Questions sur l’Encyclopédie (1771), septième partie.
50 Dans un texte de 1779, Lalande rappelle que Voltaire qui « avoit toute sa vie traité cet Ordre avec dérision » fut reçu en maçonnerie « la dernière année de sa vie ». Il ajoute : « nous avons lieu de croire que, s’il eut vécu encore quelque tems, sa plume féconde auroit donné au public une bonne histoire de la Franche-maçonnerie. » Je veux bien le croire, mais pour sûr, elle n’aurait pas été édifiante. Dans la suite du texte Lalande déplore qu’on ait reçu dans l’Ordre « des personnes qui n’étoient pas destinées à y entrer, & qui malheureusement pour elles ont été privées d’une bonne éducation ». D’où les augustes fadaises, le symbolisme de carrefour et la manie fort répandue d’expliquer l’obscur par le ténébreux. (Abrégé de l’histoire de la Franche-maçonnerie, précédée et suivie […] d’un Essai sur les mystères et le véritable objet de la confrérie des Francs-maçons, auquel on a joint un recueil complet des chansons […], in Chomarat, op. cit., Londres, 1779, p. 34).
51 Voir ce que j’en dis dans mon commentaire d’Amiable, op. cit., p. 82-93, et l’étude très complète de Jean-Luc Chappey, « La Société Nationale des Neuf Sœurs (1790-1793). Héritages et innovations d’une sociabilité littéraire et politique », in Philippe Bourdin et Jean-Luc Chappey (dir.), Réseaux & sociabilité littéraire en Révolution, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2007, p. 51-85.
52 Contrairement à ce qu’il adviendra sous la troisième République, les maçons sont au dix-huitième siècle orthodoxes en matière de religion même si les rituels se laïcisent et l’esprit nouveau gagne les loges. Très significativement, on recommande aux Frères dans le Livre d’Or de la loge Les Amis réunis, « De promettre de respecter au moins exterieurement la religion que l’on professe, de s’interdire toute plaisanterie tendante à la tourner en dérision, de ne se livrer même à aucune discussion sur cette matiere qu’avec des personnes sures […] » (Archives nationales, 177 AP-[1-3]). Précaution qui en dit long sur l’orthodoxie de certains Frères ! Vue d’ensemble dans le recueil collectif édité par moi-même et Cécile Révauger, Franc-maçonnerie et religions dans l’Europe des Lumières, Paris, Honoré Champion, 1998 (nouveau tirage, 2007).
53 « Supplément au Dictionnaire des Athées », in Dictionnaire des athées anciens et modernes par Sylvain Maréchal, deuxième édition […], Bruxelles, 1833, p. 17.
54 Histoire de l’Académie royale des Sciences et Belles-Lettres de Berlin, Année MDCCL, Berlin, 1752, « Discours de M. de Lalande », p. 9-14 ; « Réponse de M. de Maupertuis », p. 15-20 (et dans ses Œuvres, III, Lyon, 1768, p. 330-342). L’intervention de Lalande est précédée de l’Éloge de La Mettrie qu’on attribue à Frédéric II… Sur Maupertuis, voir, Pierre Brunet. Maupertuis. I. Étude biographique, chap. IV, p. 135-138, et II. L’œuvre et sa place dans la pensée scientifique et philosophique du XVIIIe siècle, Paris, 1925, chap. V, p. 165-206. Évoquant l’influence de la lune, Maupertuis dit dans sa réponse : « Pendant que les Philosophes admirent & calculent les effets réels de cet Astre, le Peuple lui attribue des influences imaginaires ; consulte ses Aspects sur l’administration des Remèdes dans ses maladies, sur l’Économie de son Bétail, sur le tems où il doit semer ses Grains, ou tailler ses Arbres. Les Personnes Augustes devant qui j’ay l’honneur de parler sont trop éclairées, pour que je croye devoir dire combien ces prétendus effets sont peu fondés : Il est plus à propos d’expliquer le but de vos Observations », p. 15-16. Cette remarque est peut-être à l’origine de la précision qu’on trouve dans l’Abrégé d’astronomie (1764, I, xx) de Lalande, où, sans céder à la superstition, il avance une explication physique de la lunatique ambiante : « La Météorologie […], a certainement un rapport bien essentiel & bien immédiat avec la santé du corps humain. Il est très-probable que l’Astronomie y seroit d’une utilité sensible, si l’on étoit parvenu, à force d’observations, à trouver les influences physiques du Soleil & de la Lune sur l’atmosphère & les révolutions qui en résultent. Galien avertit les malades de ne pas se mettre entre les mains des Médecins qui ne connoissent point le cours des astres, parce que les médicamens donnés hors des tems convenables, sont inutiles ou nuisibles… » On sait que Lalande s’imposait une médecine « naturelle » (du jogging avant l’heure) et, peut-être, astrale (ou, à tout le moins, « atmosphérique »)… C’est ce qui ressort de la notice que lui consacre Delambre, dans la version longue qu’on peut lire dans son Histoire de l’astronomie au XVIIIe siècle, publiée par M. Mathieu, Paris, 1827, p. 568 : « Lalande était d’une complexion assez faible ; il a pourtant joui d’une santé généralement assez bonne. Un travail forcé lui avait causé, en 1767, une jaunisse et un dépérissement qui lui faisait craindre une dissolution prochaine, à laquelle il se résignait avec tranquillité. L’exercice du cheval lui rendit la santé. La diète, l’eau, les longues courses composaient toute son hygiène. Il ne fut que trop fidèle à ce système. Attaqué depuis trois ans d’une phtisie pulmonaire, il sortait tous les jours seul, à pied, par les temps les plus rigoureux ou les plus humides, quoique, dans l’état d’épuisement auquel il était réduit, ces courses fussent pour lui aussi pénibles qu’elles étaient dangereuses. »
55 Ibidem, p. 549.
56 Jean Hardouin (1683-1729) « l’un des hommes les plus érudits, mais les plus singuliers qui se soient fait un nom dans les lettres […]. Il ambitionna une de ces réputations que le paradoxe donne toujours : il l’obtint, mais elle préjudicia à celle dont tant d’ouvrages sérieux l’avaient mis en possession. » Le recueil de ses « hérésies » philosophico-littéraires se trouve dans ses Opera varia, 1733 (p. 1-258) pour les Athei, et 280-327 pour son Pseudo-Virgilius, p. 328-352 pour le Pseudo-Horatius. Les journalistes de Trévoux désavouèrent leur confrère (qui d’ailleurs s’était rétracté) dans la livraison de septembre 1733, p. 1677-1678, de leur journal. Bibliographie dans Augustin et Alois de Backer, Bibliothèque des écrivains de la Compagnie de Jésus, I, Liège, 1853, p. 372-385.
57 Voir Alan Charles Kors, Atheism in France 1650-1729, Princeton, Princeton University Press, 1990, I. The Orthodox Sources of Disbelief, p. 18 et sq.; Maria Luisa Lussu, Bayle, Holbach sull’ateo virtuoso, Genova, ECIG, 1996. Vue d’ensemble dans Georges Minois, Histoire de l’athéisme. Les incroyants dans le monde occidental des origines à nos jours, Paris, Fayard, 1998.
58 Le Philosophe [circa 1716] : Text an interpretation, Éditions H. Dieckmann, Washington University studies, Saint-Louis, 1948 ; Œuvres de Du Marsais, Paris, Imprimerie de Pougin, 1797, An V, 7 vol. , VI, p. 23-41, [Éditions M.-E.-G. Duchosal et C. Millon] ; voir également, dans le même volume, p. 1-21, « De la Raison ».
59 Charles Porset, « Bonheur et Harmonie. Le Manuel de Xéfolius et la question du bonheur », La question du bonheur et l’expression de la douleur dans la littérature et la pensée françaises. Mélanges offerts à Corrado Rosso. Édités par C. Biondi, etc., Genève, Droz, 1995, p. 477-500. L’article sert de Préface à ma réédition du Manuel de Xéfolius, Paris, Édition Libris, 1997.
60 Lalande en fait l’éloge dans sa Bibliographie astronomique (1800) où il donne un « Tableau des jésuites mathématiciens-astronomes, de 1750 à 1773 », p. 446-540. Notice dans le Dictionnaire de physique, I, 2, 1793, p. 184-186 (par MM. Monge, Cassini, Bertholon etc. dans l’Encyclopédie méthodique) qui signale qu’outre Lalande, Béraud forma Bossut, Montucla et Fleurieu. On peut ajouter avec Dumas : « Le P. Béraud fit, sur la grande éclipse du 25 juillet 1748, des observations qui déterminèrent son élève Lalande à se livrer entièrement à l’étude de l’astronomie. Mais le P. Béraud pensait que Dieu explique le Monde et que le monde le prouve : il lisait le nom du Tout-Puissant écrit sur le front des étoiles. » (Histoire de l’Académie royale des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Lyon, par J.-B. Dumas, Lyon, Giberton et Brun, I, 1839, p. 39 ; biographie et bibliographie, p. 268-270 [liste des manuscrits de Béraud conservés à l’Académie]). Béraud, assurément, avait un don de double vue… Sur le rayonnement de Béraud, voir Élisabeth Badinter, Les passions intellectuelles. II. Exigence et dignité (1751-1762), Paris, Fayard, 2002, p. 38-47 et index.
61 Louis-Bertrand Castel (1688-1757) est une figure pittoresque de l’intelligentsia jésuitique qui, par certains traits ressemble au père Hardouin. On ne retient en général de son œuvre (importante) que son invention du clavecin oculaire qui a focalisé les sarcasmes de ses contemporains. Voltaire le qualifiait de Don Quichotte des mathématiques. Il exerçait son magistère au Journal de Trévoux où il avait remplacé le père Tournemine (l’un des maîtres de Voltaire) qui en fut le directeur pendant quarante ans ; Castel fut aussi Censeur royal. Anti-newtonien, il était prompt à repérer le spinozisme, autant dire l’athéisme, là même où ses confrères en orthodoxie ne le soupçonnaient pas. Le détail de sa correspondance avec Lalande ne devrait pas manquer d’intérêt. On trouvera de précieuses indications dans l’article documenté de Laurence L. Bongie, « J.-J. Lalande : standard clichés and the private man », Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, 123, 1974, p. 388-389.
62 Supplémens pour le Dictionnaire des athées, p. 17 (dans le Dictionnaire des athées anciens et modernes, par Sylvain Maréchal. Deuxième édition augmentée des Supplémens de J. Lalande ; de plusieurs articles inédits, et d’une notice nouvelle sur Maréchal et ses ouvrages, par L. B. L. Germond, Bruxelles, Chez l’Éditeur, 1833).
63 Le Bien Informé, 15 pluviôse an VIII, p. 3, col. 2.
64 Supplémens pour le Dictionnaire des athées, éd. cit., p. 12.
65 Ibidem, p. 16.
66 Cf son Mémoire en faveur de Dieu, Paris, Chez J.-J. Fuchs, An X de la République, [1802], dont le Dictionnaire des Athées est le prétexte.
67 Voir les Supplémens pour le Dictionnaire des athées, éd. cit., aux entrées concernées.
68 Voir la brochure intitulée : Culte et Lois d’une Société d’hommes sans Dieu, L’An Ier de la Raison, VI [1797] de la République française, in-16, 64 p., (reprint, Paris, Éditions d’Histoire Sociale, 1967 ; exemplaire numérisé à la BnF). Recension dans le Spectateur du Nord, 1797, troisième trimestre. Détails dans Jules et Edmond de Goncourt, Histoire de la société française sous le Directoire, Paris, Éditions Dentu, 1855, p. 244 ; Albert Mathiez, La théophilanthropie et le culte décadaire. Essai sur l’histoire religieuse de la révolution (1796-1801), Paris, Félix Alcan Éditeur, 1903, p. 285-287.
69 L’article LXXIII précise cependant que la Société SD « n’admet aucun individu Athée, c’est-à-dire, le Scélérat qui nie un Dieu, dans l’espoir de l’impunité. Prêtre, ou son pere. Noble. Domestique. Pensionné d’un prince. Lettré de cour. », op. cit., p. 46. Je vois dans cette exclusion de l’athée une précaution oratoire. Sinon, ce serait une pure inconséquence.
70 Voir mon article, « Non possumus ! Notes conjointes sur la loi de 1905 et la spiritualité laïque », Joaben, no 5, juillet 2006, p. 61-112.
71 Voir Roland Mortier, « Diderot et le projet d’une philosophie populaire », Le Cœur et la raison, Oxford, Voltaire Foundation, 1990, p. 209-221.
72 Alphonse Aulard, Paris pendant la réaction thermidorienne et sous le Directoire, Paris, Cerf-Noblet-Quentin, IV, 1900, p. 110.
73 Souvenirs de la marquise de Créquy [Créqui] (1710-1802), Paris, Librairie de Fournier Jeune, VII, 1836, p. 293 et 296.
74 Mémoires inédits de madame la comtesse de Genlis sur le dix-huitième siècle et la Révolution françoise, depuis 1756 jusqu’à nos jours, Paris, Ladvocat, V, 1825, p. 180-181. Voir aussi son ouvrage Les Athées conséquens, ou Mémoires du Commandeur de Linanges, Paris, Imprimerie et Librairie de C. J. Trouvé, 1824, et enfin, ses Dîners du baron d’Holbach dans lesquels se trouvent rassemblés, sous leurs noms, une partie des gens de la cour et des littérateurs les plus remarquables du XVIIIe siècle, Paris, Chez C. J. Trouvé, 1822. Madame de Genlis appartenait à la maçonnerie d’adoption.
75 J.-F.-S. Devic, Histoire de la vie et des travaux scientifiques et littéraires de J.-D. Cassini IV, […], Clermont (Oise), Chez Alexandre Daix imprimeur, 1851, p. 405-407. Comparer avec ce qu’écrit Fayolle dans sa revue, Les quatre saisons du Parnasse ou choix de poésies légères depuis le commencement du XIXe siècle, troisième année, 1807, p. 282-283.
76 Dictionnaire des girouettes, ou les contemporains jugés par eux-mêmes […], par une Société de Girouettes, Pars, Alexis Eymey, 1815, p. 221-222.
77 Voir l’article d’Aulard, « Napoléon et l’athée Lalande », [1902], Études et leçons sur la révolution française, quatrième série, 1904, p. 303-316, qui cède parfois à l’effet oratoire. Sur l’attitude de ses collègues de l’Institut souscrivant à la statue monumentale de l’empereur « jusqu’à parfait payement », voir l’article cité de Laurence Bongie, qui conclut, p. 384 : « Philosophy, under the Old Regime, had rarely suffered such indignity. »
78 Je hais la foule vulgaire et l’écarte (Horace, III, 1). La formule conclut le Mémoire de Lalande (Chomarat, op. cit., 103).
79 On a vu qu’il était Orateur de la Chambre d’Administration au moment de la constitution du Grand Orient. C’est à ce titre que, le 4 août 1774, il prononça le discours d’inauguration lorsque le Grand Orient s’installa rue du Pot-de-Fer dans l’ancien noviciat des jésuites. Il fut ensuite, second et premier Surveillant de cette même Chambre d’Administration. En même temps, il fut l’un des commissaires nommés par le Grand Orient pour la révision et la rédaction des Statuts et règlements (5 juillet 1773), pour le règlement disciplinaire des trois Chambres (17 juillet 1773), pour le secrétariat et la correspondance (12 août 1774), pour le traité d’union à conclure avec les Directoires écossais (24 mai 1775) ; pour la rédaction des grades, c’est-à-dire l’établissement des rituels (24 mai 1776). Le 24 mai 1776, il fut nommé Officier honoraire du Grand Orient. C’est alors qu’il se lança dans l’aventure des Neuf Sœurs dont il devint le premier Vénérable. Voir Amiable, Une loge maçonnique, éd. cit., p. 18-20.
80 L’aranéophagie de Lalande a une fonction pédagogique. Il veut prouver par-là que la terreur que les araignées nous inspirent est de l’ordre du préjugé. On en a beaucoup ri ; du moins est-il un des rares à prêcher d’exemple. Conférer L’Aranéologie, Paris, 1797, p. 141-142, de D.-B. Quatremère-Disjonval.
81 Supplémens pour le Dictionnaire des athées, op. cit., p. 11.
82 « Discours prononcé par le T∴ C∴ F∴ Lalande, aux Loges réunies à l’O∴ de Lyon, le XVIIIe jour du 6e mois 5 805 », in Chomarat, op. cit., p. 8-9.
83 Melchior Potier, « Histoire de la Loge des Neuf-Sœurs, Orient de Paris, depuis sa fondation en 1776, jusqu’en 1836 », Le Globe, 12 décembre 1839, p. 385 ; repris dans l’Annuaire de 5838, p. 21).
84 Encyclopédie théologique, XIII, 1841, p. 460.
85 Marcel Gourson, « Les tribulations post-mortem de Jérôme de Lalande », Les Nouvelles Annales de l’Ain, no spécial Jérôme de Lalande, [1985], p. 147-149.
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