Le « Voyage d’un François en Italie »
p. 183-194
Texte intégral
1En 1765, au faîte de sa gloire, Jérôme Lalande sacrifie à la pratique culturelle phare du siècle des Lumières : le voyage en Italie. Ce périple donne naissance à un ouvrage en huit volumes in-12 et un atlas, paru en 1769, dont tous les voyageurs se muniront pendant près d’un siècle. Les spécialistes actuels de la littérature de voyage du XVIIIe siècle le tiennent pour un modèle du genre. En quoi l’astronome Lalande était-il la personne appropriée pour prendre en charge semblable entreprise ? Quel portrait nous dresse-t-il du monde savant italien ? Comment est-il parvenu à acquérir une renommée durable dans un domaine apparemment si éloigné de ses préoccupations professionnelles ? Telles sont quelques-unes des questions auxquelles les lignes qui suivent tenteront d’apporter un début de réponse.
Le voyage en Italie dans la carrière de Lalande
2De sa première biographe, la Comtesse de Salm, nous tenons que Lalande désirait se rendre de l’autre côté des Alpes depuis longtemps par « amour pour les arts et l’antiquité1 ». Lorsqu’il quitte Paris en 1765, sa position de savant institutionnel est solidement établie : il a été élu associé astronome à l’Académie des sciences en 1758, il s’est illustré, aux côtés de Clairaut et de Mme Lepaute, par les calculs prédisant le retour de la comète de Halley, l’Académie l’a chargé de la rédaction de la Connaissance des temps depuis 1759, il est professeur au Collège de France depuis 1761, il a centralisé les observations du passage de Vénus et sa volumineuse Astronomie (1764) vient de paraître. Ses voyages à Berlin (1751) et à Londres (1763) ainsi que la réputation acquise par ses travaux et ses écrits lui ont permis de rencontrer ou de correspondre avec tout ce que l’Europe compte de savants.
3Si Lalande avait effectué son périple avant de bénéficier de cette aura, il n’aurait sans doute pas eu l’opportunité de rentrer en contact avec la « société de gens de lettres » qu’il se glorifie d’avoir fréquenté tout au long de ses déplacements. Et nous aurions perdu l’une des spécificités de ce Voyage d’un François en Italie sur laquelle nous nous attarderons dans la troisième partie de notre propos.
4Lalande n’est plus un jeune homme – il a trente-trois ans – et il est donc difficile de le croire animé par des fins éducatives comme cela pouvait être le cas pour nombre d’aristocrates accompagnés de leurs précepteurs. En homme des Lumières, il entend mener « la collecte des faits et l’enquête sur les hommes et les choses », pour reprendre les termes de Daniel Roche2. Mais il ne se contente pas de « l’œil expert3 ». Il recherche aussi « échanges sociaux et intellectuels » et « légitimation des positions4 ». En effet, nous constaterons que Lalande ne s’arrête pas à la seule accumulation d’observations – fût-elle encyclopédique – mais qu’il marque les lieux visités de son empreinte et prend part à la vie savante locale. Le voyage d’agrément présenté par la Comtesse de Salm se double donc d’une expédition scientifique sur laquelle nous concentrerons notre intérêt. Ainsi écrit-il au Père Louis Lagrange, astronome à l’observatoire de Brera : « Le désir que j’ai de voir l’Italie, ne fait que croitre de jour en jour. Les bontés du P. Boscovich augmentent l’Espérance que j’ay d’y etre bien reçû, et d’y avoir des agrémens5. » Courrier qui laisse penser que Lalande n’a rien laissé au hasard et qu’il a posé des jalons pour des entrevues fructueuses. Dans la correspondance entre les Pères Lagrange et Boscovich, nous trouvons trace des préparatifs de la venue de l’académicien français, déjoués par une arrivée inopinée, non conforme à la date escomptée… : « Je ne vous parlerai pas de la visite tout à fait imprevûe que je reçûs de M. De la Lande le 21 de ce mois […] Voilà un Événement qui dérange furieusement toutes nos mesures et nos plans de réunion6. » Témoignage précieux du passage de Lalande qui, pour sa part, se révèle fort avare de marqueurs de temps et d’indications sur ses rencontres. Signe également de la hâte du voyageur décrite par l’auteur de son éloge funèbre, son élève Delambre, qui précise : « le Voyage d’Italie, qu’il fit comme en courant7 ».
Un art consommé de la compilation
5Fidèle à la méthode qu’il emploie dans tous ses écrits de diffusion, Lalande débute son ouvrage par une revue bibliographique des descriptions de l’Italie à l’usage du voyageur qui ont cours lorsqu’il entreprend son propre « Grand Tour ». Comme il l’a constaté pour les traités d’astronomie, il note que les ouvrages de ses prédécesseurs sont « défectueux et incomplets8 ». Lalande se sent donc investi de la mission de pallier ce manque. Mais la lecture assidue des guides majeurs le met en état d’en citer les passages les plus marquants, de combler les vides et de se garder des défauts constatés dont il établit une liste : l’Anglais Burnet est protestant et dresse un portrait caricatural des jésuites et autres ecclésiastiques. Ses compatriotes Wright et Sharp se laissent aller à la mauvaise humeur, voire à la calomnie et l’injure. Les lettres de Madame du Boccage sont, quant à elles, amusantes et pleines d’esprit, mais elles demeurent insuffisamment approfondies. Au contraire de ces exemples à ne pas suivre, Lalande reconnaît sa dette vis-à-vis de l’abbé Gougenot9 qui a fait le voyage en 1755 en compagnie du peintre Jean-Baptiste Greuze (1725-1805), et lui a confié son manuscrit. Lalande confesse y puiser « tous les jugemens en matière de Peinture, de Sculpture et d’Architecture10 ». Quand les avis divergent, il les met en parallèle avec ceux d’un autre voyageur célèbre en son temps, Charles-Nicolas Cochin (1715-1790), graveur et illustrateur, auteur d’un Voyage d’Italie ou recueil de notes sur les ouvrages de Peinture & de Sculpture qu’on voit dans les principales villes d’Italie, paru en 1758. Autre manuscrit aujourd’hui célèbre et dont Lalande a obtenu communication, celui du Président de Brosses11 dont il dit avoir été « très-satisfait ». Le concurrent le plus direct de Lalande est l’abbé Jérôme Richard qui publie chez le même éditeur Desaint une Description historique et critique de l’Italie en 1766. Lalande prétend ne pas l’avoir lu en détail pour ne pas se laisser influencer.
6Avant de quitter la France, Lalande a également dressé, à partir de ses lectures, un inventaire de tous les hommes de lettres et de sciences importants afin de ne passer sous silence aucun des personnages qui comptent : « La recherche que j’ai faite avec soin des meilleurs Livres d’Italie, m’a mis à portée de connoître presque tous les bons Auteurs qui s’y trouvent actuellement12. »
7Doté d’un excellent esprit de synthèse, perceptible dans ses notices de la Connaissance des temps par exemple, Lalande ne se perd pas dans les détails insignifiants. Conscient de cette qualité, absente chez certains de ses devanciers, il écrit non sans malice : « Je ne suis ni assez Antiquaire ni assez Naturaliste pour entrer dans le détail minutieux des inscriptions effacées, ou des brins d’herbe qui tapissent les vallons d’Italie13. » Ce qui ne l’empêche pas de décrire par le menu la moindre église ou le moindre palais visité, les exemplaires les plus caractéristiques de la flore et de la faune locale et de s’attarder sur la nature de tous les terrains. D’autant qu’il a bénéficié, pour ce qui est de la minéralogie, d’une source sûre : les mémoires de l’académicien des sciences Jean-Etienne Guettard (1715-1786) – Lalande orthographie « Guétard » – qu’il semble avoir abondamment mis à contribution. Guettard lui est redevable de collectes de minéraux effectuées à son profit puisque Delambre nous raconte : « Ainsi, en 1755, il parcourut la Bresse et le Bugey pour rapporter à Guettard les échantillons de toutes les substances qu’il y put observer14. »
8Notre recherche ne nous a pas permis de découvrir d’éventuelles aides à la rédaction passées sous silence par Lalande. À défaut de mieux, nous nous satisferons de la bibliographie dont il fait lui-même état.
« Ce qu’il y a de mieux et de plus exact »
9C’est à Chateaubriand, lecteur assidu du guide de Lalande, que nous empruntons le titre de cette partie. Le sous-titre très développé du Voyage – « l’Histoire et les Anecdotes les plus singulières de l’Italie, et sa description ; les Mœurs, les Usages, le Gouvernement, le Commerce, la Littérature, les Arts, l’Histoire naturelle, et les Antiquités ; avec des jugemens sur les Ouvrages de Peinture, Sculpture et Architecture, et les Plans de toutes les grandes villes d’Italie » – nous renseigne parfaitement sur les différents aspects passés en revue à chaque escale. Il est en tout point conforme aux prescriptions de Jaucourt à l’article « Voyage » de l’Encyclopédie : « Ainsi le principal but qu’on doit se proposer dans ses voyages, est sans contredit d’examiner les mœurs, les coutumes, le génie des autres nations, leur goût dominant, leurs arts, leurs sciences, leurs manufactures & leur commerce. »
10Comme l’écrit Daniel Roche, tout voyageur suit des « chemins balisés […] ; des étapes convenues et cartographiées mentalement15 » : la Savoie, les Alpes, Turin, Milan, Bologne, la Toscane, Naples et Pompéi, puis la remontée vers Venise et le retour à Gênes, pour ne citer que les principales escales. Lalande ne fait pas exception à la règle. De plus, il adopte un plan type pour rendre compte de la visite de chacune des villes traversées. Il débute par un chapitre historique très étoffé qui lui tient beaucoup à cœur. « J’ai toujours réuni l’Histoire à la description des pays dont j’ai parlé », signale-t-il dans son introduction. Nous ne sommes guère surpris de cette démarche qui est également celle qu’il adopte dans ses ouvrages d’astronomie. Vient ensuite l’évocation des quatre points cardinaux de la ville avec tous leurs monuments et les œuvres d’art qui s’y trouvent. Lalande s’attache alors à fournir le maximum de détails sur la population et l’administration. Nous apprenons que les habitants de Turin sont au nombre de « 76 mille, sans compter 1 400 Juifs ou hérétiques » mais Lalande s’attarde également sur des caractéristiques locales plus anecdotiques : « les femmes y sont bien faites, et ont beaucoup de gorge : elles ont le teint pâle, cependant les Dames de mettent point de rouge à Turin, non plus que dans le reste de l’Italie16. » Après ces considérations sur les mœurs et usages, Lalande s’intéresse à l’État des sciences. Puis il décrit les monnaies, les poids et mesures et le commerce, avant de visiter les environs puis de quitter la ville et de se rendre à la destination suivante.
11L’expérience initiatique par excellence est le passage des Alpes. Aussi n’est-il pas surprenant de voir Lalande débuter son ouvrage par une évocation de la montagne aux accents rousseauistes : « Rien ne prête plus aux réflexions du Philosophe que ces lieux solitaires où il peut méditer sur ce qu’il voit, sans distraction et sans trouble, dans le silence de la nature17. » Comme la plupart des voyageurs, Lalande emprunte le passage du Mont Cenis, praticable en toute saison, et se réjouit de ne peser que 110 livres, réduisant ainsi le nombre de porteurs à trois. Auparavant, Lalande s’est alourdi d’une livre de minerai de plomb, prélevée dans les mines de Modane à l’intention de ses collègues chimistes. Il consacre ensuite l’intégralité du chapitre II à un inventaire de toutes les méthodes de mesure de la hauteur des montagnes. Ce chapitre et le suivant, consacré aux lucioles, sont des cas d’espèce. Les informations scientifiques seront, par la suite, diluées dans les chapitres consacrés aux différents lieux visités.
12Chacun des huit volumes du Voyage est doté d’une table des chapitres et le tome VIII se conclut par une « table des matières », autrement dit un index fort précieux, comportant par exemple une entrée « observatoire » dressant l’inventaire suivant : Bologne, Brescia, Florence, Milan, Naples, Parme, Pise, Turin.
13Le hasard du parcours lui fait découvrir pour débuter le plus important des observatoires d’Italie, celui du collège de Brera à Milan où officie son correspondant le Père Lagrange dont il vante naturellement les mérites astronomiques et pédagogiques. La description des instruments lui donne l’opportunité de louer l’habileté du fabricant français Canivet, qu’il a contribué à faire connaître en Italie, et de l’horloger Lepaute. La correspondance avec le père Lagrange laisse même supposer que Lalande a servi d’intermédiaire pour des achats. Grâce au « P. Boscovich qui en a donné le plan, qui en a fait exécuter le modele, & qui a présidé à la construction », l’observatoire de Milan est « un des plus commodes, des plus solides, des plus ingénieusement disposés & des mieux assortis18 » que Lalande connaisse. Toujours très préoccupé du financement des instruments et des observatoires, il nous apprend que, si l’ordre des jésuites a été le principal contributeur, Boscovich y a été de ses propres deniers.
14À Bologne, deux types de lieux de sciences suscitent l’intérêt de Lalande : d’une part ceux où se fait la science en marche, d’autre part ceux qui recèlent les traces d’un passé glorieux. Ainsi s’arrête-t-il naturellement à l’observatoire de la Specola dont il nous gratifie d’une description précise en stipulant, comme pour Milan, l’origine de l’argent. Ici, c’est le pape Benoît XIV qui a puisé dans sa cassette pour doter l’endroit d’instruments performants. Mais Lalande consacre également une longue notice à la méridienne de Cassini, sise dans la cathédrale. Bien qu’il reconnaisse qu’elle ne présente pas les avantages de la méridienne de Saint-Sulpice conçue par Le Monnier, il y attache une haute valeur symbolique en raison des travaux de Cassini sur le Soleil : « On peut dire que cette Méridienne a fait époque dans l’Histoire du renouvellement des Sciences19. » Lalande se rend même aux palais Malvasia où Cassini effectua ses premières observations car « un étranger va voir avec plaisir des lieux aussi célèbres dans l’histoire des sciences20 ».
15Florence est caractérisée par la taille exceptionnelle de ses instruments. Avec les 277 pieds de son gnomon, la méridienne est « le plus grand instrument d’Astronomie qu’il y ait au monde21 ». Quant à l’observatoire, il renferme « un quart de cercle mural, de dix pieds de rayon, le plus grand qu’il y ait actuellement dans aucun observatoire de l’Europe22 ».
16Mais, tandis qu’à Milan, Bologne et Florence, Lalande salue la grande qualité des travaux des astronomes affectés aux observatoires qu’il visite, il se fait très critique sur l’astronomie développée à Pise. Pourtant l’Université y a investi de grosses sommes pour faire venir, notamment de Londres, une instrumentation remarquable. Peine perdue selon Lalande puisque Perelli et son aide Zloppe « procureront à l’Astronomie, quand ils en voudront prendre la peine, des observations utiles23. »
17Partout Lalande est ébahi par l’équipement des observatoires y compris au collège des jésuites de Naples où il découvre « un Télescope garni d’un micrometre objectif pour mesurer les diametres apparens des planetes, exécuté à Londres, invention nouvelle que je ne m’attendois pas à trouver au fond de l’Italie24 ». Une pointe d’envie est perceptible dans la description de l’instrumentation de chacun des lieux visités.
18La tentation est grande pour notre astronome de « mettre la main à la pâte ». Il y cède à plusieurs reprises, refaisant les calculs de la méridienne du couvent de Saint Amboise de Milan pour en constater les erreurs, ou se livrant à quelques expériences de physique, en compagnie du professeur bénédictin du cabinet de physique de Padoue. Quelques indications de dates nous sont même fournies. Ainsi, lors de la visite de la méridienne de Florence, Lalande a « observé le 28 juin 1765, la distance au zénith des bords du Soleil, 20 deg. 12’15” & de 20 deg. 45’9”25 ». Et, à Pise, où il émet de fortes réserves sur le zèle du mathématicien du lieu, Lalande s’empare des boussoles pour reconnaître « le 21 octobre 1765, que l’inclinaison de l’aiguille étoit de 73 degrés au-dessus de l’horizon du côté du Midi26. »
19Avant de nous concentrer sur les contacts avec les « gens de lettres » qui font, à nos yeux, tout le suc de ce Voyage, nous devons dire quelques mots de la rencontre marquante avec le Pape. À mots couverts, Lalande nous laisse entendre qu’il a bénéficié d’une audience du souverain pontife. Sans fausse modestie, il précise que : « la maniere aimable dont il reçoit les étrangers, marque la bonté de son cœur, & les distinctions qu’il témoigne à ceux dont le savoir ou la réputation lui sont connues, font honneur à son esprit27. » À la lecture de la deuxième édition de l’Astronomie, datée de 1771, nous apprenons que l’escale à Rome fut l’occasion d’une tentative infructueuse pour faire sortir le Dialogo de Galilée de l’Index des livres prohibés. L’argument fondamental de Lalande tenait dans la disparition, dans l’édition de 1758, des livres soutenant la thèse héliocentrique. Mais il se vit répondre que le cas de Galilée, consécutif à un procès, ne relevait pas de la règle générale. Le Voyage ne mentionne pas cette intervention dont nous aurions sûrement eu le récit si elle avait été couronnée de succès28.
20La liste est longue de toutes les personnalités croisées lors des étapes du voyage. Il serait fastidieux de la dresser, d’autant que la plupart des savants cités nous sont aujourd’hui inconnus. Retenons la rencontre « à Parme en 1765 » avec « M. l’Abbé de Condillac, célèbre par les meilleurs ouvrages de Métaphysique qui aient paru en France depuis long-temps, sur l’origine des idées, sur les sensations, sur les animaux29 ». Condillac a été appelé en 1758 par Louise-Elisabeth de Parme, la fille de Louis XV, pour y exercer la fonction de précepteur du jeune prince Ferdinand, à la grande satisfaction des encyclopédistes qui voient en Parme un laboratoire de leurs idées en matière d’éducation30. À son retour à Paris, Lalande rendra compte de la manière dont Condillac s’acquitte de sa mission.
21Sa vie durant, Lalande porte intérêt aux femmes qui s’adonnent à la science. C’est avec Nicole-Reine Lepaute qu’il a effectué les calculs pour la prédiction du retour de la comète de Halley. Et il sera à l’origine de la carrière astronomique de deux autres dames : sa fille naturelle Amélie qui épousera son « neveu » Michel et contribuera avec lui au catalogue d’étoiles, ainsi que Madame du Pierry, son amie de cœur rencontrée en 1779, à qui il dédiera l’Astronomie des dames (1786). À Bologne, Lalande aurait aimé présenter ses hommages à Maria Gaetana Agnesi pour qui il professe une grande admiration. Mais la grande mathématicienne « a abandonné les sciences pour vivre dans la dévotion & la retraite ; elle a même la foiblesse d’éviter les étrangers & les Mathématiciens, qui se feroient un plaisir de la connoître31 ». Heureusement, Lalande a plus de chance avec Laura Bassi qui « remplit avec distinction une place de Professeur » à Bologne : « cette savante fait chez elle des cours de Physique expérimentale, & j’ai eu le plaisir d’assister à ses expériences32. »
22C’est au tome VIII que Lalande nous dresse enfin le portrait de celui qu’il considère comme le plus grand savant italien vivant. Après avoir longtemps enseigné au Collège Romain, Boscovich a dû se retirer à Pavie et Lalande a « vu avec peine des talens supérieurs comme les siens, concentrés dans cette petite ville33 ». Lalande dresse un tableau de tous ses travaux, en fait un vibrant éloge avant de souligner la profondeur de leurs liens : « il faut l’avoir connu & avoir voyagé avec lui, pour savoir combien il a de génie, combien son caractère est aimable, sa conversation intéressante, & ses idées sublimes dans tous les genres34. » Grâce à la correspondance entre le père Lagrange et Boscovich, nous comprenons l’allusion. Boscovich a fait route avec Lalande de Rome à Naples.
Guide ou carnet de voyage
23Le voyage en Angleterre de 1763 n’était pas du tout de même nature que le voyage en Italie. Lalande se rendait à Londres, pour une courte durée, afin d’y examiner la quatrième horloge marine de Harrison, résolvant le problème des longitudes en mer. L’équipée outre-Manche est relatée dans un journal de voyage35 très personnel, recensant avec maints détails les auberges dans lesquelles il fait escale, les invitations auxquelles il se rend, la moindre dépense, et naturellement toutes les personnes rencontrées, sans oublier les petits « potins » sur la vie privée de ses collègues académiciens. Le périple en Italie donne naissance à un objet éditorial fort différent. Voilà pourquoi la comparaison la plus pertinente n’est pas le journal de voyage en Angleterre mais bien plutôt les articles rédigés pour l’Encyclopédie méthodique. Même souci d’exhaustivité et d’objectivité, même désir de compter pour la postérité. Aussi convient-il aux yeux de Lalande de bannir toute trace du sujet voyageur, au grand dam de l’historien des sciences qui peine à trouver des indices de rencontres et d’échanges savants. Des carnets de notes prises sur le vif ont sûrement servi de support à la rédaction ultérieure mais Lalande n’en fait pas état. Sa préface ne laisse pas percer d’interrogation sur la forme que doit revêtir l’ouvrage. Les réserves émises sur les lettres de Mme du Boccage nous semblent un signe du rejet par l’auteur des formes composites qu’il n’a jamais pratiquées, même dans son ouvrage d’astronomie destiné aux dames.
24Une décennie après Lalande, un savant au renom comparable au sien, Jean Bernoulli, choisit la forme épistolaire pour livrer au public ses impressions de voyage. Mettant ses pas dans ceux de son illustre devancier, il a sous les yeux, à tout moment, son exemplaire du Voyage36 qu’il doit à coup sûr annoter puisqu’il nous apprend dans ses Lettres sur différens sujets qu’il vient « d’envoyer à M. de la Lande un MS. de 300 pages in folio, contenant des remarques sur son Voyage d’Italie, pour en employer ce qu’il jugera à propos dans la nouvelle édition que son libraire a annoncée37 ». Si ce manuscrit existe encore, son étude et la comparaison avec l’édition de 1786 du Voyage seraient passionnantes. Notre propos ici est uniquement de mettre en avant la différence formelle entre le Voyage de Lalande et les Lettres de Bernoulli, malgré la parenté évidente des deux périples. Les deux voyageurs ont fréquenté les mêmes endroits, les mêmes savants et notables, assisté à des spectacles dans les mêmes salles. Ils se sont extasiés devant les mêmes œuvres d’art. Mais Bernoulli privilégie le côté vivant du journal, nous dévoilant des aspects de sa vie quotidienne et nous rapportant les circonstances de ses visites et rencontres.
25Ce n’est pas le dessein de Lalande qui recherche un lectorat bien plus vaste, une utilité plus pratique et une gloire plus durable. Raisons qui lui font adopter la forme d’un guide dans lequel il se propose de passer en revue, de la manière la plus complète qui soit, tous les aspects qui peuvent retenir l’attention du voyageur, sans s’appesantir outre mesure sur ceux auxquels il est le plus sensible ni passer sous silence ceux qui l’intéressent le moins. Du reste, la curiosité tous azimuts que manifeste Lalande nous donne l’illusion – en est-ce une ? – que tout le passionne. Et puis, pour satisfaire la soif éventuelle de savoirs complémentaires, il pratique la méthode des renvois, chère aux concepteurs d’encyclopédies, et en tire satisfaction : « Ce sera un mérite dans mon Ouvrage que de mettre mes lecteurs à portée de recourir aux sources où chacun peut trouver toute espece de connoissance38. »
26Le projet, mené à bien, est donc parfaitement ancré dans son siècle, celui des Lumières. Certains chercheurs le considèrent même comme marquant la fin d’une époque, avant l’avènement des journaux romantiques de voyage, faisant la part belle aux impressions personnelles39.
27Si Lalande se garde de trop laisser transparaître ses sentiments, il ne résiste pas toujours au plaisir de l’anecdote piquante, dont il assaisonne toute sa prose y compris astronomique. Ainsi nous apprend-il que
« Un des grands obstacles qu’on ait trouvé à élever l’observatoire de Milan, est venu de la part d’un Couvent dont les Religieuses se plaignoient d’être dominées du haut de cet observatoire, jusques dans l’intérieur de leurs cellules […] on eût pû répondre à ces bonnes sœurs, que rien n’est si aisé que d’avoir des rideaux aux fenêtres, & que dans un jardin ne doit se passer rien qui ne puisse être vu de tout le monde40. »
Chateaubriand, Stendhal et les autres
28L’utilisation pertinente de sources variées, la rencontre avec l’intelligentsia italienne, le souci permanent d’exactitude et d’objectivité font du « Voyage en Italie » de Lalande « le guide de voyage le plus important publié au XVIIIe siècle », une « Bible », une « véritable Encyclopédie », pour reprendre les termes d’Elisabeth et Raymond Chevallier41. Chateaubriand et Stendhal42 ne manqueront pas de consulter leur « Lalande » lors de leur propre voyage, et d’en chanter les louanges. « Ce n’est pas trop mal pour un astronome qui mangeait des araignées » écrit le premier dans ses Mémoires d’Outre-Tombe43.
29Pourtant la concurrence est rude puisque pas moins de 86 « Voyages en Italie » sont publiés entre 1761 et 178044. Nombre d’auteurs adoptent le modèle préconisé par Maximilien Misson (1650 ? - 1722) dont le Voyage d’Italie « réimprimé tant de fois […] est encore entre les mains de tout le monde45 ». Comme chez Bernoulli ou le président de Brosses, il s’agit de celui des lettres fictives envoyées par le voyageur à un correspondant imaginaire. Souvent écrites plusieurs années après le retour, ces lettres ont une fâcheuse tendance à enjoliver les souvenirs. Ainsi que l’écrit de Jaucourt dans l’article Voyageur de l’Encyclopédie, « d’ordinaire les voyageurs usent de peu de fidélité. Ils ajoutent presque toujours aux choses qu’ils ont vues, celles qu’ils pouvoient voir ; & pour ne pas laisser le récit de leurs voyages imparfait, ils rapportent ce qu’ils ont lu dans les auteurs, parce qu’ils sont premièrement trompés, de même qu’ils trompent leurs lecteurs ensuite. » En bon scientifique, Lalande sait se garder de cet écueil et confronter ses sources écrites avec la réalité du terrain. Il ne sombre jamais non plus dans l’érudition pointilleuse qui caractérise les écrits des amateurs d’antiques qui sillonnent les routes d’Italie. Enfin, il choisit la sobriété formelle comme il le fait dans toute sa production écrite, se méfiant des « ornements étrangers » (dialogues, métaphores…).
30Lorsqu’il prononce à l’Institut l’éloge de son maître, Jean-Baptiste Delambre se concentre naturellement sur son œuvre scientifique. Ce qui ne l’empêche pas de consacrer quelques lignes au Voyage en Italie :
« il ne s’est pas amusé, comme tant d’autres voyageurs, à donner carrière à son imagination, ou à faire de l’esprit sur cette contrée […] Il a voulu donner aux voyageurs un guide sûr, un répertoire fidèle, et c’est ce qui a fait le succès de ce livre, où l’on trouve encore un tableau soigné de l’état des sciences en Italie46. »
31Insistons à nouveau, pour conclure, sur le fait que le Voyage d’un François en Italie est publié à un moment de la carrière de Lalande où celui-ci a acquis une grande habileté dans la compilation et l’utilisation de sources multiples. La méthode a fait ses preuves dans les écrits astronomiques qu’il livre au public au même moment. Sa plume précise sera mise, peu de temps après, au service de l’entreprise encyclopédique dont le Voyage possède certains des caractères. Pourtant, malgré le désir d’objectivité, le personnage Lalande dévoile des traits de sa personnalité : son goût prononcé pour l’histoire et notamment l’histoire des sciences, ou son intérêt profond pour les femmes de sciences, par exemple. Ainsi parvient-il à composer une œuvre singulière, d’une grande rigueur scientifique, mais dénuée de la sécheresse qu’on pourrait craindre dans pareille entreprise. Peut-être est-ce l’une des clefs du succès du Voyage.
32En dépit de sa parenté structurelle et formelle avec le reste de ses travaux destinés au grand public, Lalande considère le Voyage comme une parenthèse qu’il convient de refermer car « je n’ai que trop de regret d’avoir dérobé un si long temps à des études plus sérieuses & plus utiles47. »
33Regrettons, avant de refermer à notre tour la parenthèse, qu’il ne nous ait pas été loisible de pénétrer plus avant la « fabrique » de Lalande. Notre étude s’est appuyée presque exclusivement sur le texte du Voyage lui-même. Une exploration plus poussée des archives et correspondances nous livrerait bien d’autres secrets. Nous ne pouvons que l’appeler de nos vœux.
Notes de bas de page
1 Comtesse de Salm, « Éloge historique de M. de la Lande », Magasin encyclopédique, vol. 2, no 6, 1810, p. 288-325.
2 Daniel Roche, Humeurs vagabondes, Paris, Fayard, 2003, p. 12.
3 Ibid.
4 Ibid., p. 697.
5 Lettre de Lalande au Père Lagrange du 6 janvier 1765, citée dans une lettre du Père Lagrange au Père Boscovich du 22 janvier 1765. Remerciements à Guy Boistel qui me l’a communiquée.
6 Lettre du Père Lagrange au Père Boscovich, 29 juin 1765.
7 Discours prononcé par M. Delambre Secrétaire perpétuel de la première Classe de l’Institut de France, aux obsèques de Joseph-Jérôme de Lalande, le lundi 6 avril 1807, p. 8.
8 Jérôme Lalande, Voyage d’un François en Italie, Paris, Desaint, vol. 1, 1769, p. i.
9 Louis Gougenotde Croissy (1719-1767), magistrat passionné d’art, membre honoraire associé libre de l’Académie royale de peinture et de sculpture.
10 Ibidem, p. xiij.
11 À la suite d’un voyage effectué en 1739-1740, Charles de Brosses (1709-1777) rédige vers 1755 des Lettres familières écrites d’Italie dont il communique le manuscrit à ses amis. Elles seront publiées à titre posthume en 1799. Elles sont aujourd’hui considérées comme exemplaires de la littérature de voyage du XVIIIe siècle et bénéficient, à ce titre, de rééditions récentes et d’études universitaires approfondies.
12 Ibidem, p. 195.
13 Ibid., p. vj.
14 Éloge historique de M. De Lalande, Prononcé dans la séance publique de la classe des Sciences mathématiques et physiques de l’Institut, le 4 janvier 1808, par M. Delambre, secrétaire perpétuel, p. 9.
15 Daniel Roche, op. cit., p. 697.
16 Jérôme Lalande, Voyage d’un François en Italie, t. I, op. cit., p. 180.
17 Ibidem, p. 2.
18 Ibid., p. 326.
19 Ibid., t. II, p. 22.
20 Ibid., t. II, p. 113.
21 Ibid., t. II, p. 184.
22 Ibid., t. II, p. 323-324.
23 Ibid., t. II, p. 494-495.
24 Ibid., t. VI, p. 226-227.
25 Ibid., t. II, p. 186.
26 Ibid., t. II, p. 494.
27 Ibid., t. V, p. 217.
28 Pour des informations complémentaires sur la position de Lalande concernant l’affaire Galilée, voir Maurice A. Finocchiaro, Retrying Galileo 1633-1992, University of California Press, 2005.
29 Ibid., t. I, p. 490.
30 Pour plus de détails sur le préceptorat de Condillac, voir Élisabeth Badinter, Les passions intellectuelles, vol. III, Paris, Fayard, 2007, p. 85-86, p. 136 et suivantes. Auguste-Guy de Kéralio, sous-gouverneur du jeune prince, évoque lui aussi la visite éclair de Lalande dans une lettre au père Frisi.
31 Jérôme Lalande, Voyage d’un François en Italie, t. I, op. cit, p. 370-371.
32 Ibid., t. II, p. 117.
33 Ibid., t. VIII, p. 447.
34 Ibid., t. VIII, p. 448.
35 Publié par Helene Monod Cassidy, The Voltaire Foundation, Oxford, 1980.
36 Bernoulli a aussi emporté l’ouvrage de Cochin auquel il fait régulièrement référence parallèlement à Lalande.
37 Jean Bernoulli, Lettres sur différens sujets, écrites pendant le cours d’un voyage par l’Allemagne, la Suisse, la France méridionale et l’Italie, tome III, Berlin, Decker, 1779, p. 2.
38 Jérôme Lalande, Voyage d’un François en Italie, t. I, op. cit., p. vj.
39 Tel est le point de vue des auteurs du parcours thématique « Voyage en Italie » du site Gallica.
40 Ibid., p. 327-328.
41 Élisabeth et Raymond Chevallier, Iter Italicum. Les voyageurs français à la découverte de l’Italie ancienne, Belles Lettres, Slatkine, 1984.
42 « Stendhal dit avoir acquis à Livourne en 1814, 4 volumes du Voyage en Italie de Lalande », précise Gilles Bertrand dans La culture du voyage, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 211.
43 François René de Chateaubriand, Mémoires d’Outre-Tombe, tome III, livre XXIX, chapitre VII, Paris, Garnier, p. 216.
44 Chiffres dus à Boucher de la Richarderie, cités par Daniel Roche, op. cit., p. 34.
45 Jérôme Lalande, Voyage d’un François en Italie, t. I, op. cit., p. xvij.
46 Éloge historique de M. De Lalande, Prononcé dans la séance publique de la classe des Sciences mathématiques et physiques de l’Institut, le 4 janvier 1808, par M. Delambre, secrétaire perpétuel, p. 17.
47 Ibid., p. xviv.
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