Jérôme Lalande et le Canal du Midi : un savant au service de son temps ?
p. 171-182
Texte intégral
1Lorsque Jérôme Lalande (1732-1807) publie son ouvrage Des canaux de navigation et spécialement du canal de Languedoc1, en 1778, avec l’approbation de l’Académie, il est un astronome déjà célèbre et pleinement reconnu par la communauté savante de son époque2. Là est sans aucun doute le premier paradoxe de cet ouvrage, pour nos esprits pétris de spécialisation du début du XXIe siècle. C’est un livre à la fois d’ingénieur et d’historien, fait par un astronome professionnel de premier rang et qui se présente lui-même comme un professeur de mathématiques ! Ce serait oublier bien rapidement l’esprit du siècle des Lumières, d’une connaissance ouverte et systématique, portant le regard de la raison sur toutes les questions naturelles et humaines (figure 1).
2Même s’il ne participe pas à l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, publiée entre 1751 et 1772, fondatrice d’un vaste et célèbre mouvement intellectuel, Lalande a été un collaborateur important des ouvrages à vocation encyclopédique immédiatement postérieurs, qui en prolongent la diffusion et contribuent au succès de son état d’esprit. De nombreux articles de Lalande se trouvent par exemple dans les Suppléments de l’Encyclopédie (1776-1780), contemporains de sa vaste enquête sur les canaux. C’est enfin un auteur important de l’Encyclopédie méthodique qui paraît quelques années après, au tournant du siècle.
3Les sujets abordés par Lalande encyclopédiste et homme des Lumières expriment bien l’esprit de l’époque. Outre la prééminence de ses articles d’astronomie, il met ses compétences et sa plume au service d’autres domaines, techniques notamment. Il publie par exemple des synthèses sur les différents métiers de la papeterie, de la cartonnerie et du cuir ; il s’intéresse de près à la navigation maritime et intérieure et, dans ce cadre, tout particulièrement aux canaux. Il s’est personnellement impliqué dans le projet d’un Canal de Bresse, reliant sa ville natale de Bourg-en-Bresse à la Saône, mais qui ne fut réalisé que sur quelques kilomètres, à son départ à Pont-de-Vaux (Ain). Il apparaît aussi comme philosophe, au sens du terme à l’époque ; ici un savant reconnu affichant son amour de la raison et, surtout dans la seconde partie de sa vie, son appartenance active à la franc-maçonnerie et un athéisme avoué, pour ne pas dire militant. Ce dernier point lui valu l’inimitié personnelle de Napoléon, alors que le savant voyait en Bonaparte une incarnation possible du souverain éclairé3. Nous savons qu’il ne fut pas le seul ! C’est lui qui rédigea par exemple l’article sur la franc-maçonnerie dans les Suppléments de l’Encyclopédie, en 1777, quelques mois avant son ouvrage sur les canaux.
4Nous avons présents tous les éléments pour comprendre pourquoi Lalande a rédigé cet ouvrage traitant Des canaux de navigation et spécialement du Canal de Languedoc. Il s’agit d’une description raisonnée et exhaustive, non plus de la Nature elle-même mais de l’action raisonnable de l’Homme sur la Nature, en l’occurrence de Riquet et de ses compagnons et, finalement, de bien d’autres bâtisseurs de canaux dans l’espace du Monde comme dans celui du temps de l’histoire humaine. Lalande passe spontanément de son projet de vulgarisation de l’astronomie à celui de la diffusion d’une science de l’aménagement du territoire. Les méthodes de travail et de rédaction ne sont finalement pas très différentes ; les pratiques de réseau sont identiques, d’autant qu’il était en relation suivie et de longue haleine avec le groupe des astronomes toulousains lié à l’académie de la ville. Entre amateurs savants et élèves du grand maître parisien, auxquels sont confiés les calculs et la mise en forme, il s’agit d’une pratique scientifique attachée tant à un désir de connaissances qu’à une sociabilité des élites régionales4. Rassemblé autour du richissime receveur des impôts, Antoine Darquier, ce groupe savant est par exemple fréquenté par Garipuy père puis par son fils, qui se présentent volontiers comme des astronomes mais qui sont surtout les ingénieurs du canal pour le compte des États de la province ! Garipuy sera à la fois le guide, le conseiller et le relecteur de Lalande.
5L’ouvrage est dédié justement aux États généraux du Languedoc, qui sont loués dans une introduction spécifique « A nos seigneurs des États généraux de la Province de Languedoc », célébrés pour « l’entreprise la plus hardie et la plus étonnante que les hommes aient exécutés, et le premier exemple de la jonction des mers…5 ». Dès les premières pages, nous sommes dans le contexte de l’époque, héritage direct des données géopolitiques de sa construction, entre la province, l’administration royale et la famille des Riquet qui en a dirigé la construction et qui l’exploite encore dans le cadre d’un fief d’Ancien Régime.
6Dans les différentes parties traitant des autres canaux. Lalande nous indique lui-même avoir eu recours aux meilleures sources, c’est-à-dire à des collaborateurs généralement sur place et ayant eux-mêmes une situation de responsabilité leur permettant de bien connaître le canal étudié. Il cite notamment les ingénieurs des Ponts et Chaussées : Perronet, de La Veyne, également MM. Béguillet, Aubry, Céard ; l’ouvrage de Linguet : Les canaux navigables, Bélidor enfin6.
7L’exergue du livre « Veniet classis quocumque vocarit Spes Lucri7 », indique clairement la vocation marchande des canaux, destinés à permettre aux bateaux de se rendre là où ils ne peuvent naturellement aller, afin de développer les activités de transport et d’en tirer profit. C’est bien une évocation de la réussite du Canal du Languedoc, telle qu’elle se présente à l’orée du dernier quart du XVIIIe siècle, au moment de la rédaction du livre, après presque quatre-vingt-dix ans d’usage continu8. Toutefois, au moment de la décision de le construire, la raison commerciale est insérée dans une série de raisons géopolitiques et stratégiques qui ont probablement primé dans l’esprit du roi et de ses ministres. Il s’agit en premier lieu d’éviter à la flotte française, commerciale mais aussi militaire, de transiter par Gibraltar et de contourner l’un des ennemis historiques de la royauté française : l’Espagne. Ces arguments stratégiques ont manifestement joué un grand rôle dans la décision, à laquelle Colbert contribue de manière décisive.
8L’un des paradoxes de cet ouvrage est qu’il est le premier à véritablement décrire de manière exhaustive les nombreux ouvrages d’art hydrauliques du canal, alors presque centenaire et fort célèbre. Seul Bélidor, dans sa fameuse Architecture hydraulique, entreprise en 1739 et plusieurs fois rééditée au XVIIIe siècle, avait donné quelques éléments techniques à propos de cet ouvrage.
9Les principaux documents alors présents dans le public cultivé étaient pour l’essentiel des cartes produites au moment de la construction, les textes administratifs constitutifs du canal, de sa propriété et de sa gestion, et un jeu sur le thème du canal et expliquant sa construction, par l’un des ingénieurs ayant travaillé avec Riquet : François Andreossy (1681). Lalande s’en étonne et dit avoir voulu combler cette lacune d’information : « Je me fis un devoir de tout examiner, de tout écrire9. »
10Après une longue préface retraçant les raisons de la construction de cet imposant ouvrage hydraulique, alors le plus grand chantier de génie civil jamais réalisé en Europe, l’auteur entreprend un historique du projet, puis une description détaillée du canal et de son système alimentaire. Il indique l’avoir longuement visité, une première fois en 1773, puis une seconde fois un peu plus tard, en compagnie des ingénieurs en charge de sa gestion et de son contrôle (figure 2).
11Toutefois, un quart seulement du livre est finalement consacré au canal du Languedoc, que Lalande évite d’appeler royal, ce qui est pourtant sa dénomination officielle, sans doute pour faire plaisir à ses commanditaires languedociens, et que la Révolution baptisera « Canal du Midi », pour ne faire référence ni au roi ni à la province d’Ancien régime… Une grande partie de la pagination est en fait réservée à une très vaste histoire générale des canaux, en France et dans le monde.
12Lalande agit dans l’esprit des Lumières, en ingénieur éclairé qui nous livre une véritable compilation de l’aménagement du territoire par les voies navigables tant dans un espace géographique étendu au monde connu qu’au cours des âges de l’histoire. C’est un ouvrage typique de la période, véritablement écrit dans un esprit encyclopédique, où descriptions techniques et chroniques historiques et administratives se côtoient sur un pied d’égalité. L’idée générale est bien de dresser un tableau du progrès humain, au sens ou Condorcet le théorisera quelques années après10, dans un domaine précis, et de le rendre accessible à des lecteurs cultivés mais non spécialistes.
13Le livre de Lalande donne corps à l’argumentaire de la célébrité du canal du Languedoc, depuis sa création dans le dernier tiers du XVIIe siècle, en le comparant aux autres canaux existants. Il s’agit bien d’un saut qualitatif dans la maîtrise des techniques hydrauliques et d’un saut d’échelle vers des dimensions gigantesques pour l’époque : 180 km de canal creusé sur 20 m de large, 100 écluses, 55 ponts-canaux, un barrage de 800 m pour une retenue de 6 millions de mètres cubes, etc.
14L’imprimé est d’un style impeccablement maîtrisé, livrant une très belle image du XVIIIe siècle et du progrès. En rester à la « Merveille de l’Europe », comme il fut alors dit et comme le suggère le beau livre de Lalande, est cependant réducteur. Le détour par les archives s’impose11, et il est en effet révélateur d’enjeux importants et de luttes autour du canal, à propos de sa gestion et de sa propriété, dépassant largement l’explicite du livre, finalement bien lisse.
15La figure triangulaire des origines et de la construction du canal est toujours bien présente à l’époque où écrit Lalande. Pierre-Paul Riquet a construit le canal et, près d’un siècle après, ses descendants le gèrent en gagnant apparemment de très gros bénéfices, 640 000 livres en 1770. Nous sommes alors à plein dans la dynamique d’un « beau XVIIIe siècle » de l’économie languedocienne, en partie grâce au canal, formidable axe de communication entre le Haut et le Bas Languedoc, plus largement entre la côte méditerranéenne, le Lauragais, la région toulousaine et l’Aquitaine.
16Louis XIV et Colbert avaient largement ouvert le trésor royal pour assurer son financement (plus de 17 millions de livres au total), tout en contraignant les États du Languedoc à en faire autant, à côté du futur propriétaire, Riquet, dont la réelle fortune personnelle n’était cependant pas à l’échelle du projet12. Le rapport de force entre le pouvoir central et la province n’avait cessé depuis, notamment via la prise de contrôle technique du canal par les ingénieurs locaux, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Les usagers du canal, de plus en plus nombreux, avaient aussi fait pression sur les États du Languedoc pour d’une part envisager des améliorations techniques, des biefs complémentaires, d’autre part pour obtenir des Riquet une baisse significative du tarif.
17Bref, une tension très vive existait alors entre les différentes parties, ainsi que des négociations à propos du changement de statut de propriété du canal, de l’évolution souhaitée de ses tarifs, comme de nombreux projets techniques pour le compléter et l’améliorer, notamment à Toulouse pour le bief de Brienne, à Carcassonne pour faire passer le canal en ville, à Narbonne pour l’embranchement de la Robine, et à Béziers pour régler le délicat passage de l’Orb. Des négociations avaient commencé en 1764 entre la famille des Riquet et la Province. Un protocole d’accord avait même été signé quelques années après, et le principe du rachat voté par les États. Il fallait d’une part lancer les travaux jugés indispensables, d’autre part assurer les financements à partir d’une base provinciale.
18L’étude de Lalande apparaît précisément à ce moment-là. Elle prend du coup une signification que le texte imprimé seul ne laisse que peu percevoir. C’est tout simplement l’inventaire objectif et rationnel des biens en jeu dans les négociations financières en cours, par un expert a priori neutre et à la réputation scientifique hors de doute.
19Au sein d’un long historique du projet puis de sa construction, préludant à la description technique du canal et de ses ouvrages, Lalande aborde de manière juridique la question de la propriété et des possibilités de revente13. Il indique, d’après des sources que nous ne connaissons pas, un vif débat au moment des actes de 1666, dans l’entourage du roi, à propos de la vente du fief du canal et du droit de propriété accordé à Riquet. Fallait-il ou pas céder la propriété d’un canal aussi important à un particulier ? Finalement, différentes raisons se conjuguent pour l’emporter en faveur de Riquet seul. La première :
« Il fut décidé qu’un ouvrage qui demandait tant d’attention, d’habileté et de dépense, ne pouvait être abandonné sans de très grands inconvénients, aux soins et à la régie publique, et qu’il était plus sûr d’en confier la conduite et d’en accorder la propriété perpétuelle et incommutable à un Particulier intelligent, qui pût le maintenir par une vigilance continuelle, et qui eût intérêt à le faire, comme étant sa chose propre14 »
20Il résultait d’une telle vente, dans l’esprit du roi, un gage de travaux bien faits et bien entretenus, sur la longue durée. Lalande rappelle que, finalement, l’édit royal érigea le canal et ses annexes territoriales en « bien propre, non domanial, et non sujet à rachat par vente, revente, etc., mais à la charge de l’entretien perpétuel du Canal par l’Acquéreur15 ». Le péage est également vendu par le biais de l’acte royal établissant le fief.
21Une autre idée, plus en filigrane mais bien présente, est de soustraire l’entretien du canal aux aléas du niveau des finances royales comme de celles des États du Languedoc, et de lui éviter les retournements de priorités budgétaires publiques au grè de la conjoncture politique16. Comme on le sait, ces questions ne furent pas minces durant la seconde partie du règne de Louis XIV, période où s’acheva dans d’importantes difficultés techniques et financières la construction du canal. Le lien financier devient direct et il est en principe stable dans la solution de propriété choisie : le péage finance l’entretien comme le fonctionnement, sous le contrôle des ingénieurs, et le bénéfice restant est la rémunération du propriétaire. Un troisième argument est alors prudemment évoqué par Lalande : le développement du trafic doit d’une manière mécanique en abaisser le coût d’usage, pour le plus grand bien des transports en Languedoc.
22L’auteur, toujours dans son langage parfaitement maîtrisé, s’en tient aux faits entourant l’édit de 1666, mais il s’agit d’un véritable commentaire juridique et financier à destination de ses contemporains sur la situation du canal, en vue du rachat éventuel par les États du Languedoc, pour le moins d’un réajustement des tarifs du péage. Lalande ne s’attarde pas et, surtout, il ne formule explicitement aucun lien ni aucune allusion aux questions brûlantes qui agitent ses contemporains. C’est sans doute la conception qu’il se fait, à ce moment-là, de l’action publique du savant, de l’objectivité de son discours. Il glisse immédiatement au point suivant de l’adjudication du fief en faveur de Riquet. Son propos n’est qu’historique…
23Celui-ci s’arrête très précisément au procès-verbal de réception des travaux de 1684, après avoir longuement décrit les fastes des premières navigations, dont on sait cependant qu’elles révélèrent des imperfections hydrauliques notables. Comme si tout était achevé à ce moment-là, l’auteur entre dans la « Description des principales parties du Canal17 », sous forme de sous-chapitres successifs, aux titres et aux contenus techniques précis : longueur du canal, forme du canal, définition des écluses…, nombre des aqueducs…, déversoirs, épanchoirs…, rigoles qui alimentent le Canal..., bassin de Saint-Ferriol18, etc. De nombreuses planches techniques accompagnent cette partie, donnant une description très complète des composantes et des caractéristiques de l’ouvrage, dans sa version achevée qui n’est toutefois pas celle de 1684 comme le laisse entendre très explicitement le texte de Lalande (figures 3 et 4).
24À l’époque de la réception officielle du Canal, celui-ci est encore un prototype, certes formidable et particulièrement impressionnant pour l’époque, mais un prototype encore loin d’un niveau d’usage et de gestion hydraulique satisfaisant. Nous savons qu’il fallut d’importants travaux de « parachèvement », confiés à Vauban à partir de 1686 et à l’ingénieur Antoine Niquet, pour le rendre effectivement navigable, dans des termes propres à satisfaire continûment les besoins économiques régionaux. Le « parachèvement » ne se termina qu’en 1694, alors que les dettes des héritiers de Riquet et la situation financière du canal sont au plus mal19.
25Le chapitre iii décrit « l’Itinéraire du Canal, avec le détail de toutes ses parties20 ». Le début du chapitre est formé de deux tableaux, l’un des principales écluses et plans d’eau qui scandent le linéaire, l’autre des lieux et des objets remarquables rencontrés au fil du voyage, avec l’indication précise des distances, pour un total de 122 446 toises. La seconde partie de ce chapitre reprend la description des ouvrages techniques, à la suite du précédent. Il s’agit là essentiellement de la partie du canal allant de Cette21 à Carcassonne, avec une attention particulière pour les ports.
26Le chapitre iv est consacré aux « Dépenses, administration et régie du Canal22 ». Toujours aussi lisse dans son propos, Lalande passe très rapidement sur les coûts effectifs de construction comme d’entretien. « On a dit et imprimé plusieurs fois, que le Canal du Languedoc avait coûté 13 millions, d’autres ont dit 17,5 millions23 ». Il glisse toutefois qu’avec l’évolution du cours de l’argent, la dernière hypothèse, dont on sait aujourd’hui qu’elle est la bonne, serait équivalente à 33 millions de livres tournois. Une somme colossale, assez loin des pourparlers en cours entre les États et les héritiers de Riquet. Sur les travaux et l’entretien, le texte est d’un laconisme qui confine à la langue de bois :
« Depuis un siècle, on y fait une multitude de dépenses d’amélioration ; mais il serait impossible de pouvoir rien donner de précis sur l’article de la dépense, non plus sur celui de l’entretien et du produit ; on assure seulement qu’il en coûte près de 100 000 écus par année pour les réparations, mais qu’il produit le double, ce qui prouve l’utilité de ce canal pour le commerce de la France24. »
27Un peu plus loin, il précise quand même que : « En 1750, on estimait [à] 788 mille livres les améliorations faites [depuis la fin des travaux de construction]25. »
28Lalande ne veut manifestement pas donner prise à une polémique sur ces points financiers, alors au cœur des débats sur le rachat éventuel par les États du Languedoc, sur les travaux d’amélioration en cours et sur la baisse réclamée du péage. Son style se veut scientifique, nous dirions aujourd’hui objectif, à propos d’une situation où les partis-pris des acteurs sont vifs. La suite du chapitre est consacrée à l’examen technique, point par point, du fonctionnement du péage et du fonctionnement journalier du canal et de son entretien. Il rappelle aussi les importants travaux de réfection qui ont été nécessaires au canal : le réaménagement du passage du Libron, le réservoir de Saint-Ferréol par exemple.
29Le chapitre v est assez curieux, tant par son titre « Anecdotes diverses pour l’histoire du Canal de Languedoc depuis sa construction jusqu’à présent26 » que par sa structure chronologique qui remonte avant la réception du canal pour se poursuivre jusqu’au temps du récit de Lalande. Il s’agit d’une sorte de chronique des événements climatiques, des inondations en particulier qui affectèrent les travaux puis l’usage du canal. C’est à ce sujet que Lalande aborde les questions liées à la conception initiale du canal et à une nécessaire révision importante de certaines de ses composantes hydrauliques. Le diagnostic est parfaitement clair, mais il est anonyme :
« On s’était contenté, lors de la construction du canal, de barrer les lits des rivières […] qu’il devait traverser, […] pour en recevoir les eaux ou les rejeter dans des contre-canaux. […] Ces précautions que l’on croyait suffisantes […] trompèrent la prudence de ceux qui les avait employées : les eaux troubles de ces rivières que le canal recevait lors des inondations le comblaient peu à peu et interrompaient la navigation27. »
30L’intervention de Vauban, à partir de 1686, que l’on sait avoir été décisive dans ce travail de reconception d’une partie des ouvrages hydrauliques et de refonte d’un certain nombre d’autres, dont le barrage de Saint-Ferréol, est traitée presque sous forme d’anecdote : il s’agit d’un « témoignage de M. de Vauban » rapporté en quelques lignes28. Toutefois, Lalande a bien compris de quoi il s’agissait, car il conclut : « [Le roi] approuva les ouvrages proposés dans ce Mémoire et ordonna en conséquence qu’ils seraient construits moitié de ses fonds, moitié de ceux de la Province29. » C’est bien peu pour un programme de « parachèvement » qui dura de sept à huit ans et impliqua des chantiers de génie civil et des constructions des plus notables.
31Cette faiblesse dans la vérité historique, d’un ouvrage par ailleurs extrêmement bien documenté et rédigé avec un grand sérieux, interroge. Les descriptions des travaux du parachèvement ne sont pas absentes, car nous les avons vues intégrées dans les chapitres consacrés aux monographies techniques des ouvrages d’art, mais elles ne sont jamais indiquées comme telles. De ce fait, le lecteur pense qu’elles sont issues directement des travaux de Riquet et de ses héritiers familiaux. Il n’en est rien. La longue durée de la construction puis du début de l’exploitation du canal est marquée par une prise de pouvoir croissante des ingénieurs du roi sur le terrain technique, au dépend de Riquet et de ses héritiers. Si, au début des travaux, le chevalier de Clerville, ingénieur du roi, est un interlocuteur amène de Riquet et de ses hommes, dont certains de haute valeur technique comme Andréossy, il en va tout autrement à la fin de sa vie et plus encore après sa mort, ses descendants directs n’ayant pas la même envergure technique et entrepreneuriale que lui. Un partage des rôles est alors intervenu, de fait : les héritiers Riquet gérant le péage et le trafic, les ingénieurs du roi prescrivant et dirigeant les travaux. Antoine Niquet est l’ingénieur qui dirigea effectivement le parachèvement et qui continua, bien au-delà, jusqu’en 1726, à superviser techniquement le canal30. C’est peut-être cela que Lalande cherche à masquer, en raison de son commanditaire : la puissance et le rôle des ingénieurs du roi, constitués au cours du XVIIIe siècle en de puissants corps civils et militaires au service direct du pouvoir central. Entre-temps, nous savons que les États du Languedoc ont précisément renversé cette tendance au sujet du canal, par l’intervention croissante des ingénieurs de la Province, les Garipuy notamment, et la prise à leur compte d’une série de travaux complémentaires et de projets que Lalande n’oublie surtout pas, mais qu’il traite complètement à part, de manière délibérée.
32Derrière le beau texte des Lumières, nous trouvons bien un savant au service des enjeux de son temps, et ici précisément d’un commanditaire qu’il veut à la fois encourager dans son intérêt pour le Canal et prévenir des limites possibles de son intervention. Signalons que le rachat en question, au moment de l’écriture du livre, n’aura pas lieu, conformément à l’avis indirect donné par Lalande sur son impossibilité juridique et sur le montant exorbitant d’investissements qu’il représente. Toutefois, les États prendront bien à leur charge un ensemble important de travaux entre la fin des années 1760 et la Révolution31, ceux que Lalande décrit dans son chapitre vi, « Petits canaux exécutés ou projetés en Languedoc32 ». Ce chapitre est assez curieusement détaché de la première partie du livre, consacrée au Canal du Languedoc, pour en faire le début d’une volumineuse seconde partie dédiée aux « Canaux de navigation exécutés ou projetés dans les différentes provinces de France et dans les pays étrangers33 ». Il s’agit d’une vingtaine de chapitres rédigés souvent par des collaborateurs, qui compilent les principaux faits alors connus du passé et du présent des canaux de navigation, de l’Antiquité au XVIIIe siècle.
33Plus largement, Lalande essaie de documenter une question délicate : combien coûte réellement un grand canal à point de partage, comment le construire et comment fonctionne-t-il ? En effet, c’est une période où l’on envisage d’équiper la France et différentes régions européennes de canaux, mais avec crainte car, si le modèle est bien le Canal du Languedoc, tout le monde redoute les difficultés techniques, ainsi qu’un coût exorbitant des travaux comme de l’entretien.
34Il s’agit donc d’un canal modèle, impeccablement décrit par Lalande comme synthèse magistrale des connaissances hydrauliques et des pratiques professionnelles européennes à la fin du XVIIe siècle. Un tel bien illustre simultanément des valeurs d’innovation technique et de monumentalisme architectural ; c’est un ensemble unique qui présente un moment exceptionnel de la maîtrise des techniques hydrauliques de grande échelle en Europe. Assez bien préservé, notamment dans sa partie centrale et pour son système alimentaire, le Canal du Midi a été inscrit en 1996 sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco. Il a été le premier canal à recevoir cette prestigieuse reconnaissance et il est, à ce jour, le seul bien en France l’ayant obtenue pour sa valeur universelle exceptionnelle en tant que patrimoine technique.
Notes de bas de page
1 Jérôme Lalande, Des canaux de navigation et spécialement du canal du Languedoc, Paris, Vve Desaint, 1778, réédition Toulouse, APAMP 1996, Grenoble, Euromapping 2008.
2 Jean-Claude Pecker, « L’œuvre scientifique de Joseph-Jérôme Lefrançois de Lalande, 1732-1807 », in J.-C. Pecker, E. et R. Chevallier, J. Martinent, A. Gros et M. Gourson, Jérôme de Lalande, Bourg-en-Bresse, Les nouvelles Annales de l’Ain, 1985, p. 1-30.
3 Denis Guedj, La révolution des savants, Paris, Gallimard, 2004.
4 Simone Dumont, Jérôme Lalande un astronome des Lumières, Paris, Vuibert/Observatoire de Paris, 2007.
5 J. Lalande, op. cit., Première Préface, p. i.
6 Ibidem, Préface, p. viii et ix.
7 Citation attribuée à un certain Juven, peut-être Juvénal, poète et moraliste latin (vers 55 – vers 140 après JC).
8 L’édit royal autorisant la construction est de 1666 ; une première mise en eau expérimentale eut lieu en 1681, quelques mois après le décès de P.-P. Ricquet son concepteur et entrepreneur.
9 Ibid., Préface, p. viii.
10 Marquis de Condorcet, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, Paris, Dubuisson, 1794, (ouvrage posthume rédigé en 1791-92).
11 Les archives du Canal du Midi disposent d’un bâtiment en propre, entièrement dédié au canal, établi au début du XIXe siècle, à la direction actuelle de Voies navigables de France, 2 Port Étienne, Toulouse.
12 Michel Cotte, Le Canal du Midi, « Merveille de l’Europe », Paris, Belin-Herscher, 2003 ; il s’agit au final d’un cofinancement à trois partenaires.
13 Dans sa formation initiale, Lalande avait étudié le droit, et il a un moment envisagé une carrière juridique avant de se lancer dans l’astronomie.
14 J. Lalande, op. cit., p. 11.
15 Ibidem, p. 11, italiques par Lalande.
16 Ibid., p. 11-12.
17 Ibid., p. 27-55.
18 Aujourd’hui Saint-Ferréol.
19 M. Cotte, op. cit.
20 J. Lalande, op. cit., p. 55-99.
21 Sète aujourd’hui.
22 Ibidem, p. 99-110.
23 Ibid., p. 99.
24 Ibid.
25 Ibid., p. 107 ; somme en dehors des travaux de parachèvement, bien entendu.
26 Ibid., p. 110-124.
27 Ibid., p. 111.
28 Ibid., p. 112.
29 Ibid.
30 M. Cotte, op. cit.
31 Ibidem.
32 J. Lalande, op. cit., p. 127-140.
33 Ibidem, p. 125-552.
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