1L’espace intellectuel qui se déploie dans l’Europe moderne1 dessine, à partir du XVIII^e siècle, une géographie des échanges aux formes multiples et aux fines ramifications. Une métaphore court alors parmi les clercs : la République des Lettres. Daniel Roche remarque que cette expression désigne « pour l’essentiel la conscience d’appartenir à une communauté de commerce intellectuel, fondée dans des références et des images communes, porteuses du même idéal de transparence et de progrès, mais aussi l’ensemble des réseaux culturels différenciés qui participent de cette communauté2 ». Quelle est la place des sciences dans cet espace cognitif et matériel ? Comment s’affirme, s’organise et se structure la communauté des savants à l’échelle de l’Europe moderne ? Irène Passeron, René Sigrist et Siegfried Bodenmann proposent d’utiliser l’expression « République des sciences » comme catégorie d’analyse permettant « d’appréhender les modes de circulation qui font résonner les différentes formes de saisie des savoirs et leur assignation à des domaines de compétence en concurrence3 ». Jérôme Lalande s’est très tôt intégré à cette République des sciences. Ces premiers faits d’armes en France et à Berlin mettent en lumière les processus d’incorporation d’un jeune savant à l’espace intellectuel et scientifique européen du XVIII^e siècle. La République des sciences est structurée par des académies – ses points nodaux en quelque sorte –, elle est irriguée par des voyages et déploie un réseau dense de correspondances. C’est cette dernière forme d’échanges savants que décrivent les chapitres de cette deuxième partie. L’activité épistolaire de Jérôme Lalande permet non seulement de le situer dans la cartographie savante des Lumières, mais elle fournit également de précieuses indications sur la circulation des informations, les sociabilités lettrées, la publicisation des résultats, l’importance des correspondances dans les controverses.

2Daniel Roche a montré l’importance de la correspondance savante au XVIII^e siècle :

« Le rôle des échanges épistolaires est l’une des traditions qui organise le plus fortement la notion même de « République des Lettres », assure l’historien. C’est un élément indispensable de la circulation des informations et écrire des lettres, en recevoir, y répondre constitue l’une des tâches principales des érudits et des savants. Le commerce des postes permet de rester en contact et de transmettre comme de réceptionner savoirs et nouvelles4. »

3La circulation des écrits et la transmission des informations donnent corps à une communauté dont les membres sont disséminés sur le territoire européen, elle délimite, « un espace […] d’échanges et de transactions symboliques et matériels5 ». Car avec les lettres ce sont des observations, des brochures et des livres qui circulent mais également des soutiens, des reproches, des exclusions, des faveurs et des honneurs. L’économie des échanges à laquelle Lalande contribue dans le domaine astronomique, définie un réseau de valeurs qui trament et définissent la République des sciences jusque dans ses évolutions.

4À Berlin, le jeune Lalande fait l’expérience de l’internationalisation des échanges savants : confronté à Euler, Voltaire ou Maupertuis, il vise – et obtient - la qualité de membre de l’Académie de Berlin. Sa correspondance future engramme ici les fruits de contacts directs et répétés. Le voyage est également à l’origine des liens entre Lalande et Maskelyne. Lorsque l’astronome français se rend en Angleterre en 1753, il rencontre Short et Maskelyne, se rend à la Society of Arts et à la Royal Society of London. Les échanges de missives avec Maskelyne prolongent ces premiers contacts savants. Les correspondants, français et étrangers, de Lalande décrivent l’affirmation savante de Lalande en même temps qu’une géographie astronomique actualisée : Antoine Darquier à Toulouse, Ximenes à Florence, Poczobut à Vilnius, Hell à Vienne, Boscovitch à Rome, Deluc et Mallet à Genève. L’accumulation progressive du capital symbolique de Lalande lui permet, notamment à la fin de sa vie, d’être sollicité par des correspondants prestigieux : c’est ainsi que le baron von Zach prend contact avec lui en mars 1792 et entame une abondante correspondance.

5Dans le tissage épistolaire du réseau scientifique de Jérôme Lalande, la Connaissance des temps joue un rôle considérable : la publication centralise les observations, attire les correspondants et draine une grande quantité de missives savantes. C’est ainsi que la correspondance avec l’astronome Flaugergues est initiée en 1788, par des envois réguliers au périodique que publie Lalande. Plus globalement, les échanges d’observations, les comparaisons de résultats, les relevés de positions nourrissent les lettres reçues et envoyées par Lalande. S’y ajoutent et s’y mêlent bien souvent les derniers bruissements des mondanités savantes.

6Les réseaux épistolaires que Lalande forge au XVIII^e siècle s’inscrivent dans une économie matérielle bien spécifique : l’écriture des lettres, leur expédition, les documents qui les accompagnent, les intermédiaires auxquels elles sont confiées supposent une gestion complexe et quotidienne6.

7Les chapitres qui suivent donnent un aperçu des échanges épistolaires de Lalande en proposant de saisir à la fois le contenu des lettres, les valeurs qu’elles véhiculent, mais aussi les dispositifs concrets dans lesquels elles s’insèrent. Une portion de la République des sciences se dessine dans le feuilleté encré de ces missives échangées.