Introduction. Jérôme Lalande, une biographie à plusieurs voix
p. 11-16
Texte intégral
1Notre ouvrage vise un public intéressé par les questions d’histoire de l’astronomie, en même temps qu’un lectorat peut-être moins spécialiste, mais soucieux de comprendre comment s’incarne une trajectoire savante dans un siècle des Lumières où émergent des interrogations très actuelles sur la place de la science dans la société et le rôle des scientifiques dans l’espace public.
2Très tôt intégré aux cercles académiques français et étrangers, Jérôme Lalande devient rapidement une figure incontournable de l’astronomie du XVIIIe siècle. À l’écart de l’Observatoire de Paris, au moins jusqu’à la Révolution, il construit néanmoins ses réseaux, formalise les pratiques de ses élèves à l’École Militaire et Collège Royal, s’intéresse à la navigation, revendique son athéisme et n’hésite pas à nourrir les débats les plus polémiques. Jérôme Lalande constitue donc un objet d’étude biographique particulièrement intéressant. La biographie constitue cependant un genre historique très souvent critiqué. Parce que les objections méthodologiques sont nombreuses et fondées, il convient, à l’aube de cet ouvrage consacré à Lalande, de les examiner avec attention et de proposer une approche biographique pertinente.
3Jean-Claude Passeron a pointé les deux principaux obstacles du récit de vie. Le premier est une utopie d’exhaustivité « qui fonde son impression de compréhension dans l’immédiateté ». Les événements s’enchaînent en un flux (trop) cohérent et (trop) pertinent. L’historien et le sociologue n’ont plus qu’à s’effacer devant l’évidence d’une vie dont la chronologie, pourvu qu’elle soit foisonnante, s’impose comme principe explicatif supérieur. Il n’est dès lors plus question de proposer des typologies ou des cadres d’intelligibilité plus généraux. L’illusion d’une vie rendue à sa totalité par le seul récit (aussi long et saturé soit-il) n’en constitue pas moins un écueil que nous prendrons soin d’éviter en indiquant que la présente biographie de Lalande ne se veut pas exhaustive et qu’elle n’est en rien un exercice définitif sur la vie d’un savant du XVIIIe siècle.
4Le deuxième risque que courent les biographes est exactement inverse : perdre l’individu et sa trajectoire singulière dans les ombres surplombantes d’une structure (e.g. la société, le contexte) qui s’imposerait à tous et rendrait anecdotiques les idiosyncrasies. Réduits à de simples données statistiques, rendus anonymes dans des courbes de moyennes, les biographés deviennent des « marqueurs interchangeables », susceptibles de perdre leur « identité personnelle1 ». Lorsqu’on entreprend de retracer la trajectoire de Jérôme Lalande, ces deux écueils méthodologiques (i.e. l’exhaustivité comme clé d’interprétation et le structurel surplombant) bornent l’horizon des analyses. Il serait en effet aisé, dans l’optique d’une biographie totale d’accumuler les travaux scientifiques de Jérôme Lalande, de les adosser à l’ensemble de ses positions institutionnelles et de relever les moindres anecdotes à son sujet pour en tirer un récit de vie dans lequel le feuilleté infini d’une existence jamais totalement épuisée fournirait un bien pauvre arrière-fond épistémologique. Il serait tout aussi facile de considérer Jérôme Lalande comme un savant des Lumières, fondus dans une masse compacte et quasi-uniforme de scientifiques pétris d’idées neuves et défenseurs d’une nouvelle manière de comprendre le monde.
5Pierre Bourdieu a pointé un autre piège, inhérent à la biographie et qui rejoint ceux dégagés par Jean-Claude Passeron. En supposant a priori le sens d’une vie, le biographe risque de sélectionner « en fonction d’une intention globale, certains événements significatifs » et d’établir « entre eux des connexions propres à leur donner cohérence […]2 ». Dans le cas de Lalande, le danger serait de mettre uniquement en exergue les stratégies qu’il met en œuvre pour intégrer les grandes institutions scientifiques du XVIIIe siècle (e.g. Académie de Berlin, Académie des Sciences, Collège de France) ou pour créer lui-même des espaces savants innovants (e.g. le Bureau des longitudes). Dès lors, on sculpterait, dans un matériau très friable, un Lalande bâtisseur, tacticien habile, utilisant ses réseaux de relations pour occuper ou dégager des positions institutionnelles valorisantes et gratifiantes. Certes Lalande fut un stratège capable de mobiliser pour sa cause, mais il serait historiquement faux de le réduire, par une tentation psychologiste inconséquente (i.e. Lalande ne serait motivé que par la gloire et les honneurs) à ce rôle d’entrepreneur de lui-même échafaudant des plans de conquête. On mesure là les effets désastreux d’un excès de sens donné à certains événements, certains épisodes d’une vie dans le but de produire un récit cohérent qui tiendrait moins du travail historique que du roman.
6Précisément, la proximité du genre biographique avec la littérature peut, comme le note Bernard Pudal, « encourager, qu’on le veuille ou non, des appropriations tendanciellement contradictoires avec le projet scientifique d’objectivation3 ». La fiction offre le confortable avantage de pouvoir éclairer toutes les zones d’ombre d’une vie. L’histoire que nous proposons de Jérôme Lalande comporte au contraire des béances que les archives ne peuvent combler. L’insatisfaction d’une analyse rendue fragile par l’inconnu ou l’incertain est le prix à payer pour éloigner la tentation romanesque. Il convient de noter que le « pacte fictionnel » est solidaire d’une dérive empathique. Christophe Prochasson a, dans un récent ouvrage aux propositions toniques, insisté sur la difficulté pour les historiens de se départir d’une identification (ou d’un rejet) de l’individu étudié4. Même en s’imposant une stricte et sévère neutralité méthodologique, il semble en effet impossible d’échapper aux affects et de prétendre à une pure objectivité5. Il convient de prendre acte de cette irréductible tension entre le biographe et le biographé. Dans le cas de Lalande, sa réputation comme sa renommée, ont construit, de son vivant et après sa mort, des discours tissés d’anecdotes souvent douteuses qu’il est nécessaire d’analyser (i.e. qui les énonce, quels sont ses liens avec Lalande) et de déconstruire6. Il s’agit donc, sans ignorer le péril empathique, de mettre à distance les récits contemporains ou post-mortem relatifs à Lalande, en les historicisant, en les replaçant dans le jeu des relations que l’astronome avait mis en place avec ces auteurs plus ou moins bien intentionnés à son endroit. La question n’est pas de savoir si Lalande était bon ou méchant7, mais pourquoi et par qui il fut désigné comme tel.
7On mesure donc, à la lumière de ces mises en garde méthodologiques, les difficultés et les risques qui pèsent sur le projet biographique que nous proposons. Peut-on trouver des éléments suffisamment solides pour honorer un « pari biographique8 » ? Quels points d’appuis épistémologiques pouvons-nous mobiliser ?
8Plusieurs travaux, dans la lignée de Pierre Bourdieu et de sa théorie du champ, fournissent des outils particulièrement pertinents pour engager la biographie d’un astronome du XVIIIe siècle9. Yves Gingras suggère de dépasser la tension inopérante en sciences sociales entre individu et société. Il s’agit plutôt d’étudier « la socialisation progressive » du biographé, « qui est à la source des dispositions acquises sous la forme de structures mentales et de schèmes de perception et d’évaluation et même de plis corporels (hexis) acquis au cours de l’existence10 ». En portant une attention soutenue aux parcours de l’individu étudié dans les différents champs, c’est-à-dire les espaces sociaux relativement autonomes dans lesquels les pratiques indexent les positions occupées11 (successivement ou simultanément), il est possible de restituer l’ensemble des aptitudes et des contraintes, incorporées12 tout au long de la vie et qui constitue l’horizon des possibles et des capacités, en un mot l’habitus13. « Penser la biographie comme trajectoire sociale, résume Yves Gingras, a pour effet de concevoir l’agent de façon relationnelle et non plus substantielle […]. Cela invite à présenter les caractéristiques des espaces parcourus dans lesquels s’engendrent des pratiques […]. » Cette perspective est particulièrement féconde lorsqu’on étudie le parcours de Jérôme Lalande. Il est en effet possible de retracer dans sa formation (notamment à Berlin), dans son travail à l’Observatoire de Paris, dans ses activités d’enseignement ou bien encore dans son engagement au sein des instances maritimes, les structures et les évolutions de chacun des champs traversés. En suivant une trajectoire complexe, arrimée à de nombreuses institutions, immergée dans une multitude de réseaux (qu’ils soient ou non scientifiques), nous tenterons de saisir comment Lalande a incorporé des éléments de la réalité sociale de son temps. Nous interrogerons donc la variété des expériences socialisatrices de l’astronome et la diversité des champs sociaux traversés14.
9Toujours dans une perspective héritée des travaux de Pierre Bourdieu, nous exploiterons les analyses de Giovanni Lévi sur la biographie pour comprendre l’empreinte de Lalande sur les structures qu’il intègre et dans lesquels il travaille et s’exprime. L’historien italien a souligné que l’articulation d’une trajectoire individuelle et de son contexte laissait entrevoir ce dernier « comme rigide, cohérent » et servant de « toile de fond immobile pour expliquer la biographie15 ». En redéployant la notion trop vague de contexte et en considérant plutôt la multiplicité des champs sociaux parcourus, on peut dire, à la suite de Giovanni Lévi, que les biographies décrivent trop souvent des individus prisonniers des champs dans lesquels ils s’expriment mais qu’il est très rarement fait mention de leur capacité à les performer. Nous admettrons donc, avec Lévi, qu’« aucun système normatif n’est […] assez structuré pour éliminer toute possibilité de choix conscient, de manipulation ou d’interprétation des règles de négociation16 ». La biographie permet donc de mettre à jour les libertés interstitielles propres à chaque champ. C’est ainsi que nous étudierons comment Lalande s’efforce de déléguer ses observations afin de se consacrer à d’autres travaux moins routiniers ou encore comment il crée ex-abrupto un système décentralisé de formation d’astronomes. Ce jeu avec les structures du champ astronomique produit de nombreuses transformations internes : ainsi la délégation des travaux laborieux à des agents moins qualifiés ou en formation constituera, après Lalande, une question majeure de l’astronomie au XIXe siècle.
10Ces quelques pistes théoriques servent de trame à une biographie à plusieurs voix, chacune explorant des aspects distincts mais voisins de la trajectoire de Jérôme Lalande, saisie dans sa complexité, sa diversité et ses contradictions. Nous proposons une biographie qui vise à saisir les formes incorporées de socialisation des champs traversés par Lalande. Nous porterons, parallèlement, une grande attention aux transformations que Lalande parvient à opérer dans ces mêmes champs.
11L’ouvrage s’organise en trois parties. La première décline l’implication de Lalande dans le champ astronomique du XVIIIe siècle. Nicolas Lesté-Lasserre saisit, dans le chapitre « Lalande et l’observation : l’œil du cyclone », l’activité concrète d’observation du savant. Dans le chapitre « Parcours initiatiques... », Jérôme Lamy examine l’organisation pédagogique que Lalande met en place avec l’astronome toulousain Antoine Darquier pour former ses élèves. Jean-Marie Feurtet évoque, dans le chapitre « Lalande, père fondateur et premier patron du Bureau des longitudes », le travail institutionnel qu’effectue Lalande pour créer le Bureau des longitudes à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle. À l’articulation du champ astronomique et du champ de la marine, Guy Boistel retrace l’engagement constant de Jérôme Lalande pour l’édition de la Connaissance des temps ou pour son investissement institutionnel dans ses fonctions d’expert auprès de l’Académie de Marine. La deuxième partie de l’ouvrage décline le travail épistolaire de Lalande tout au long de sa vie. En prenant appui sur ses missives, les auteurs mettent en exergue la solidité du réseau lalandien en même temps que son positionnement au sein de l’Europe savante. Jacques Gapaillard analyse la correspondance avec Euler en soulignant le poids de leur première rencontre lors du séjour de Lalande à Berlin au début de sa carrière. Per Pippin Aspaas examine, dans le chapitre « Le Père Jésuite Maximilien Hell et ses relations avec Lalande », les échanges nombreux entre Lalande et le jésuite Maximilien Hell au sujet de la parallaxe solaire. Simone Dumont et Suzanne Débarbat parcourent, dans le chapitre « Deux correspondants du vieil astronome Lalande... », la correspondance de Lalande avec Honoré Flaugerges, et celle jusqu’ici inédite, avec l’astronome de Gotha Franz-Xaver von Zach. La troisième partie détaille l’implication de Lalande dans les questions de son temps. Michel Cotte étudie, dans le chapitre « Jérôme Lalande et le Canal du Midi... », le travail d’ingénierie hydraulique de Jérôme Lalande lorsqu’il publie son ouvrage sur le canal du Midi en 1778. L’astronome se livre à une discussion serrée du coût d’un tel ouvrage et, in fine, de sa validité économique. Colette Le Lay éclaire, dans le chapitre « Le “Voyage d’un François en Italie” », un épisode peu connu de la vie de Lalande : son voyage en Italie en 1765-66. L’itinérance européenne est un lieu commun de la République savante du XVIIIe siècle, mais le compte rendu qu’en fait l’astronome témoigne d’un souci constant d’une description synthétique en même temps que d’une véritable politique réticulaire visant à étendre sa sphère de sociabilité. Enfin, Charles Porset analyse, dans le chapitre « Siderus Latomorum : Lalande franc-maçon », le parcours franc-maçon de Lalande en même temps que la construction d’une image (négative et polémique) d’un défenseur de vaines spéculations athées.
Notes de bas de page
1 Jean-Claude Passeron, « Biographies, flux, itinéraires, trajectoires », Revue Française de Sociologie, vol. 31, no 1 janvier-mars, 1990, p. 5.
2 Pierre Bourdieu, « L’illusion biographique », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, no 62/63, 1986, p. 69.
3 Bernard Pudal, « Biographie et biographique », Le mouvement social, no 186, janvier-mars 1999, p. 5.
4 Christophe Prochasson, L’empire des émotions. Les historiens dans la mêlée, Paris, Éditions Demopolis 2008, p. 72.
5 Ibidem, p. 91.
6 Sur la renommée comme construction historique, voir Bernard Guéné, Du Guesclin et Froissart. La fabrication de la renommée, Paris, Taillandier, 2008.
7 Selon l’heureuse expression de Christophe Prochasson, L’empire des émotions. Les historiens dans la mêlée, Paris, Éditions Demopolis 2008, p. 88.
8 François Dosse, Le pari biographique. Écrire une vie, Paris, La Découverte, 2003.
9 Pierre Bourdieu, « Le champ littéraire », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, no 89, 1991, p. 3-46 ; Pierre Bourdieu, Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Le Seuil, 1992 ; Pierre Bourdieu, « Quelques propriétés du champ », in Questions de sociologie, Paris, Éditions de Minuit, 1984, p. 113-120.
10 Yves Gingras, « Pour une biographie sociologique », Revue d’Histoire de l’Amérique française, vol. 54, no 1, 2000, p. 125-126.
11 Pierre Bourdieu, « Le champ littéraire », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, no 89, 1991, p. 3-46.
12 Bernard Lahire, L’homme pluriel. Les ressorts de l’action, Paris, Nathan, 2001, p. 224.
13 Pierre Bourdieu, Le sens pratique, Paris, Éditions de Minuit, 1980, p. 87-109.
14 Deux œuvres importantes ont montré la fécondité de cette approche : l’étude, par Norbert Elias, de la trajectoire de Mozart, marginalisé au sein de la société de cour mais désireux d’être reconnu par la noblesse. (Norbert Elias, Mozart, Sociologie d’un génie, Paris, Le Seuil, 1991) ; l’analyse des premières recherches de Michel Foucault par José Luis Moreno Pestaña, met en évidence les hésitations du jeune philosophe à l’aube de sa carrière entre le champ de la psychologie, dont les questionnements coïncident avec des inquiétudes personnelles, et le champ philosophique plus à même d’offrir une position scientifique stable et reconnue (José Luis Moreno Pestaña, En devenant Foucault. Sociogénèse d’un grand philosophique, Bellecombe-en-Bauges, Éditions du Croquant, 2006).
15 Giovanni Lévi, « Les usages de la biographie », Annales E.S.C., no 6, novembre-décembre 1989, p. 1331.
16 Ibidem, p. 1333.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Jérôme Lalande
Ce livre est cité par
- Vandersmissen, Jan. (2017) Lalande's Geographical Conception of Africa: European Exploration and the Scientific Call of the Continent's « Inner Regions » on the Verge of the Revolutionary Era. Archives Internationales d'Histoire des Sciences, 67. DOI: 10.1484/J.ARIHS.5.117537
- Lémonon-Waxin, Isabelle. (2021) De la salle à manger au Collège royal : les espaces savants des collaboratrices en astronomie de Jérôme Lalande. Cahiers François Viète. DOI: 10.4000/cahierscfv.301
Jérôme Lalande
Ce livre est diffusé en accès ouvert freemium. L’accès à la lecture en ligne est disponible. L’accès aux versions PDF et ePub est réservé aux bibliothèques l’ayant acquis. Vous pouvez vous connecter à votre bibliothèque à l’adresse suivante : https://0-freemium-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/oebooks
Si vous avez des questions, vous pouvez nous écrire à access[at]openedition.org
Référence numérique du chapitre
Format
Référence numérique du livre
Format
1 / 3